L’enchanteur

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jean-Marie ROUGÉ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le Seigneur des Roches-Tranchelion, au pays chinonais, dit un soir à son page Jehan de Cravant : « Je sais ta tristesse profonde, enfant chéri des muses, jongleur de rimes d’or, tu aimes ma fille, Aude, mais tu n’es qu’un de ces troubadours que René d’Anjou fit venir de Provence... Or, je ne puis te donner ma fille, car tu n’es riche qu’en jolies chansons... »

Et Jehan de Cravant, ayant entendu parler d’un enchanteur nommé Orfons qui vivait en forêt de Loches et faisait merveilles, changeant la haine en amour, la pierre dure en or fin, le pauvre en riche, décida d’aller voir le célèbre devin.

Il partit un matin avec sa viole vibrante, son cœur plein d’espérance et son escarcelle bien légère. Quelque moine passant ou bien quelque chevaucheur de grands chemins, à moins que ce ne fut mendiant-voyageur, lui avait indiqué la route à prendre...

Le voilà dans la forêt. Il suit une sente parmi les grands bois. Des chênes énormes, fatigués d’être vieux, élevaient leurs branches avec des gestes lassés. Quelques bouleaux aux feuilles frileuses tremblaient au moindre vent et des ormeaux, velus comme des bêtes, s’étiraient difformes.

Dans la forêt, le silence le plus profond régnait maintenant. Sur le sentier, Jehan entendait à peine ses pas. Il s’arrêta, étonné du silence, quand tout à coup, il perçut derrière lui un bruit de bois sec que l’on brise. Il se retourna et vit un vieillard squelettique à demi vêtu d’un manteau noir... Cet être étrange cassait toute branche morte ou brindille tombée... Le bruit de ce travail, dans la forêt silencieuse, était terrifiant.

À la vue du troubadour intrigué, le casseur de bois mort disparut comme une vision sous la chênaie...

Après quelques instants de marche, Jehan s’arrête. Devant lui, sur le front rugueux d’une « truisse » de chêne, un oiseau à tête humaine le regardait puis il s’envolait après avoir fixé de ses yeux perçants celui qui troublait le calme des bois.

Le troubadour allait continuer sa route quand du tronc d’un chêne, une femme de toute beauté, Sylvine de la forêt, se présenta au jeune énamouré. Elle portait un long manteau couleur feuille morte et ses pieds se chaussaient de légers sabots fleuris de digitales.

« Où vas-tu, jeune voyageur, dans ces bois enchantés ? sans doute, te diriges-tu vers mon maître le devin d’Orfons ? Mais prends garde, la forêt est pleine d’embûches... Garde-toi du Grand Dragon qui hante ces lieux, c’est la Grand Goule que Lusignan, prince de Jérusalem, n’a pu occire encore... »

Ce disant, la vision disparut.

Glacé d’épouvante, cette fois, le jongleur de belles rimes continua cependant sa marche vers l’enchanteur Orfons, suprême espoir pour son bel amour.

Maintenant, le troubadour marchait avec méfiance, quand soudain un vol lourd s’abattit sur la chênaie. Horreur ! C’était, bête redoutable, le Grand Dragon aux ailes rouges et aux écailles bruissantes. Alors, tout tremblait dans la forêt ; les herbes baissaient la tête et les arbres étaient secoués comme par la tempête... Jehan de Crevant fut transi de peur, mais en se signant, il offrit la protection de son amour à la Madone... Aussitôt le monstre s’enfuit et le voyageur se trouva bientôt devant l’enchanteur Orfons. Mais au lieu de rencontrer le faiseur de merveilles, il ne vit qu’un vieux mendiant assis sur un tronc d’arbres. Il allait lui parler quand celui-ci l’apostropha en ces termes : « Ta prière à la Vierge a détruit mes enchantements, mais je lis dans ton avenir ; sois heureux ! Sincère dans ton amour, tu n’as pas craint les embûches de la forêt mystérieuse, aussi, tu épouseras la fille de ton seigneur, celle que tu aimes. »

 

 

 

 

Jean-Marie ROUGÉ, Histoires du jardin

de la France, Mame, 1943.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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