L’épine noire
par
Jean-Marie ROUGÉ
Patrice venait d’être ordonné prêtre par le Thaumaturge des Gaules, mais la cérémonie n’avait point revêtu la magnificence qu’elle eût pu comporter, car elle eut lieu, non pas dans une basilique, mais parmi les grottes des pêcheurs de Loire.
En effet, dans le tuffeau creusé par les hommes du néolithique, un couvent avait été installé aux abris sous roche, là même où saint Gatien, premier apôtre de la Touraine, avait fui les persécutions. C’était Marmoutier, le moutier de Martin.
« Patrice, avait dit Martin, dès lors, tu te dois à la Chrétienté ; va, fonde non loin d’ici une réunion de fidèles et choisis le pays. »
Et Patrice, le futur évêque saint Patrick, apôtre d’Irlande, partit, obéissant.
C’était l’automne. La Loire laissait divaguer parmi des grèves un flot lent, mais qui, dans son sommeil, cachait des réveils soudains et sans merci.
Le fils spirituel de Martin suivait un sentier le long du fleuve. À gauche, presque dans un même val, coulaient la Loire et le Cher. Vers la droite, sous les rochers, des pêcheurs d’aloses et de saumons s’abritaient.
Pendant qu’il marchait, suivi d’un serviteur, Patrice contemplait d’un côté las barques amarrées ou bien les bateaux en pleine Loire, et de l’autre, il entrevoyait des roches creuses où des filets séchaient. Au seuil de ces grottes se trouvaient des femmes, des enfants et des vieillards.
« Que la paix soit avec vous ! » dit Patrice en avançant vers les inconnus qui, curieux, le regardaient. Et ceux-là ne répondirent rien. Le prêtre passait, sans que même on fît attention à ses longs vêtements.
Déconcerté par cette indifférence, mais fidèle aux enseignements de son maître, Patrice continua le chemin.
Des ruisseaux déversaient leurs eaux dans la Loire, et plus d’un fut passé presque à pied sec par le jeune voyageur, qui comptait les distances au nombre de ses pas, depuis le monastère de Martin. Enfin, lassé de la route, Patrice s’arrêta à l’ombre d’un bois.
Qu’allait-il faire dans ce site nouveau pour lui ?
Il avait dépassé la pile romaine dédiée aux cinq guerriers inhumés en ce lieu et bientôt il serait aux terres de l’Armorique.
La civilisation romaine subsistait encore dans ce pays, mais les hordes barbares en avaient, tel un ouragan destructeur, jeté bas les derniers remparts.
Une falaise de tuffeau s’élevait à quelque distance de la Loire. Devant cette muraille de calcaire quelques huttes étaient bâties autour des ruines d’une villa construite à l’instar des maisons champêtres du Latium.
Aux pêcheurs de Loire, dans cette agglomération, s’ajoutaient les chasseurs des forêts voisines et quelques colons laboureurs.
Au-dessus de la falaise un bois épais s’étendait, affaiblissant le vent du nord et les rayons du soleil. Il régnait dans ces lieux une température d’une douceur presque orientale ; aussi les Romains y avaient-ils importé quelques-uns de leurs fruits et de leurs fleurs.
Patrice, en respirant l’air si doux de cette contrée, se sentit épris d’elle. Il s’arrêta et, ayant élevé son âme vers le puissant et miséricordieux Créateur, il pensa qu’il était digne d’évangéliser ces lieux au nom du Christ et du benoît saint Martin...
L’automne est maintenant venu mourir dans les couchants glorieux du soleil empourpré. Les pêcheurs d’aloses et de saumons ont amarré leurs barques, et dans les grottes, sur la pierre familiale, furent allumés de grands feux.
Les chasseurs ont repris leurs randonnées dans les forêts et rapporté l’ours brun des cavernes et l’auroch des bois.
Patrice a construit son église, qui est d’abord une simple case couverte de chaume ; et, vivant parmi les pêcheurs, il les a évangélisés petit à petit, mais l’hiver ayant gonflé les eaux perfides et effeuillé les arbres des rives, Patrice est venu s’abriter aux profondeurs des grottes.
Le prêtre a déjà converti au culte chrétien de nombreux païens qui adoraient des pierres et des arbres qu’ils considéraient comme sacrés, mais, après avoir détruit ces vestiges de la superstition, les nouveaux fidèles de Patrice, au renouveau de l’hiver, revinrent aux anciens dieux.
Il faut à ces païens un fait qui les étonne et domine les forces prétendues d’Odin et de Teutaës !... L’heure est venue pour Patrice de montrer sa puissance, et l’on raconte qu’une idée lui vint alors : il convoque les gens des cavernes à une réunion dans le bois sacré qui regarde la Loire, et, après les avoir exhortés à délaisser les pratiques d’une fausse croyance, il leur propose une gageure.
« C’est l’hiver, leur dit-il ; aucun arbre ne fleurit.
– Nous le savons, dirent les païens.
– Eh bien ! ajouta Patrice, voici mon bâton de pèlerin... Il est fait d’une épine sauvage ; je le fiche en terre et, si, vers le plein hiver, il prend racine et fleurit, que direz-vous de moi et de mes croyances ?
– Nous vous écoutons.
– Si ce bâton fleurit en plein hiver et chaque hiver ensuite, croirez-vous en la puissance de mon Dieu ?
– Nous y croirons... mais, clamèrent les visiteurs... mais... nous attendons le fait. »
Or, voilà que vers Noël, à l’heure de la Nativité, dans les grottes des tuffeaux ligériens, une grande nouvelle se répandit : le bâton de Patrice a pris racine et vient de fleurir.
Depuis cette époque, il existe en Touraine une paroisse appelée Saint-Patrice, et depuis aussi, paraît-il, une aubépine, rejeton du bâton de l’apôtre d’Irlande, fleurit quand la sève de tout arbre sommeille.
Jean-Marie ROUGÉ, Histoires du jardin
de la France, Mame, 1943.