Le lézard vert

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jean-Marie ROUGÉ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En son castel de Blanche-Épine, dans la grande salle, le haut et puissant seigneur attend anxieux.

Assis sur une bancelle, l’oreille tendue, il écoute...

Le vent seul mugit dans la cheminée. Une girouette grince, et le chemin de ronde, tout là-haut, résonne, au pas rythmé du veilleur.

Soudain, levé au bruit d’un vagissement lointain, le seigneur disparaît rapide, cependant qu’une lourde portière retombe derrière lui.

C’est une tapisserie ancienne. Elle représente une dame vêtue suivant la mode du XVe siècle. La dame porte sur la main gauche un petit lézard vert qu’elle caresse de la droite. Or, en retombant, la tapisserie, à ce moment-là ne reprend plus sa pose rigide. Elle s’agite..., on dirait qu’un vent léger la remue... et... des fils qui la tiennent emprisonnée, la dame se détache peu à peu. Ses pieds, ses mains se meuvent. Le petit lézard qu’elle tient, frétille, joyeux. Il tourne en sa tête minuscule des yeux verts comme émeraude...

À cet instant, une foule emplit le château. Serfs, marchands, bourgeois et clercs, ceux de cape et ceux d’épée s’en viennent dans la grande salle disant : « Noël ! il est né un fils à notre maître ! »

Tout le monde se bouscule. La dame de la tapisserie, devenue soudain une personne vivante, descendue au milieu de la multitude, sourit à tout venant. Un vieil abbé murmure en la regardant à la dérobée.

« Ma vue baisse car je n’ai point encore vu, ici, cette dame. »

Le capitaine des piquiers s’approche galamment ; mais la garde de sa rapière s’accroche au cordon bleu d’un moine de Saint-Martin...

Des pages chuchotent... L’un d’eux, s’avançant vers la dame, s’écrie joyeux :

«  Oh ! le joli petit lézard ! »

Et le petit lézard qui a pris une apparence de vie réelle, soudain, roulant des yeux très doux, suit la robe de la dame et descend au carreau de la salle.

« Morbleu ! tuons cet animal ! propose un vilain.

– Tu ne donneras pas la mort à cette gente beste, non, foi de Landry ! » dit un page.

Et le page Landry, déjà, tient prêt son gantelet de cuir pour en frapper le manant sanguinaire, quand le seigneur de Blanche-Épine passe le seuil de la grande salle.

La tapisserie, lors, reprend sa pose rigide. Le vieil abbé et le capitaine se regardent avec stupeur... Dans l’assistance inquiète on entend ce propos :

« Nous voyons double.

– Jésus-Maria !

– Par trois cents pipes de vin Saumurois !

– Notre dame des Anges !

– Mais les tapisseries ne marchent pas ! dit Landry.

– Le vin de cette année est d’un bon cru, ajoute le capitaine des piquiers.

– Il trouble l’œil, mais, nom d’une pertuisane, il réjouit cordialement le cœur.

Bonum vinum laetificat cor hominis, reprend l’abbé en riant.

– C’est une fée, murmure le vilain.

– Voyons, dit Landry, approchons, faisons au lézard mignon mille caresses. »

La tapisserie s’entrouvre, cachant la petite bête aux yeux émeraude.

Le seigneur de Banche-Épine, radieux, apparaît à ses sujets. Il est précédé de deux héros d’armes. Après eux, marche une vieille matrone tenant en ses bras un poupon emmailloté et coiffé d’un petit hennin au bourlet de fin duvet d’oies poitevines.

« Loyaux servants ! dit le seigneur, à vous tous, salut et réjouissance ! Or donc voici Gontran mon fils, né d’hui ; après que muera de mon chef la vie, il sera votre maître ! »

Lors, prenant le nouveau-né, il vient le présenter à l’assistance, et, l’élevant jusqu’à la hauteur de sa barbe, il l’enveloppe dans un coin de la tapisserie juste à l’endroit où le petit lézard reçoit les caresses de la dame...

« Qu’une bonne fée veille sur l’enfant de notre seigneur puissant, » dit le vilain tout bas.

Et, après avoir relu des mains d’un majordome fouaces beurrées, casse-muses et casseroles, l’assistance quitte la grande salle et s’éparpille aux quatre coins du domaine seigneurial... La tapisserie reprend sa pose rigide.

 

 

*

*    *

 

Depuis la naissance de Gontran, vingt fois, les chênes ont entendu pleurer le vent d’hiver dans leurs rimées. Autant de fois, les giroflées ont fleuri les murs, et les nénuphars les douves du château.

Le seigneur de Flanche opine et sa darne dorment dans leur caveau, sous l’autel de Saint-Bauld, dans l’église du village... Et leur fils Gontran, seul porteur du nom et du blason, continue la vie de ses pères dans l’antique castel... Le page Landry est devenu l’écuyer de Gontran, et, malgré le temps qui fane tout, la vieille tapisserie, la dame et le lézard sont toujours d’un aspect aussi jeune.

Souvent le soir, seul avec Landry, Gontran songe à son père mort au combat, transpercé de part en part par la lance du sieur de la Bellerage, ennemi juré de la lignée de Blanche-Épine...

Parfois aussi, le jeune seigneur et l’écuyer regardent la tapisserie où sont tissés le petit lézard et la darne immobiles...

 

 

*

*    *

 

Un soir, devant les souches flambant dans l’âtre Gontran et Landry se chauffent au retour d’une journée de chevauchée passée à courre le cerf. Gontran somnole, Landry dans un parchemin lit à haute voix un récit de chevalerie. Tout est muet autour d’eux.

Ainsi, un silence pareil avait jadis précédé la naissance de Monseigneur, pense Landry. Un vieux chien aveugle bâille et s’étire devant le feu... les oribus pétillent, le château dort ; mais, subitement, l’écuyer entend un petit bruit semblable à celui que fait un rat en grignotant une vieille noix...

Landry fouille du regard tous les coins de la salle. Dans le grand coffre et sans la table, rien ne remue. Bientôt ses yeux se portent sur la tapisserie : le lézard a quitté sa place accoutumée... Il est descendu au bas de la tenture. Rapide, avec ses dents fines, il défait la tapisserie. déjà, les deux chausses brodées de la dame ne sont plus, la petite bête s’attaque à la cordillère et mordille le coin de l’escarcelle...

Landry se frotte les paupières. En frétillant, le petit lézard sans cesse donne, de-ci, de-là, des coups de dents. Les longues tresses de la dame y passent, puis la Barge arrondie... Le lézard mord les lèvres roses, puis les grands yeux...

Landry se lève précipitamment. Ce geste fait choir sa bancelle. Gontran s’éveille... Le petit lézard vient défaire le dernier fil de la tapisserie, il s’évanouit avec elle en regardant Landry une fois encore...

À ce moment précis, la porte de la salle s’ouvre brusquement, toute grande. Vingt soldats s’élancent, les épées bisses, sur Gontran sans armes...

Le lévrier aveugle qui se chauffait au foyer est passé au fil du glaive, il expira dans un rauque aboiement...

Le sieur de Bellerage, éclairé par des torches, entre aussitôt.

Gontran, tes hommes t’ont trahi ce soir. Ton père est mort par ma lance. Toi, le fer chaud et le bûcher t’attendent ! »

Et, la corde au cou, mains et pieds liés, un bâillon à la bouche, Gontran et Landry sont descendus au cachot le plus obscur et le plus humide, dans la tour nord du château.

 

 

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Un escalier en pierres usées conduit à la prison. Aucun rayon de lumière ne pénétra si bas. L’eau suinte des murs ; sur le sol gisent quelques pierres. Gontran et Landry garrottés sont jetés là comme des bêtes à demi-mortes. Une porto en bois bordé de fer grince sur sas gonds rouillés. Deux gros verrous entrent avec un bruit strident dans l’épaisseur du mur énorme. Los prisonniers bâillonnés sont étendus sur le dos...

Peu à peu, ils reprennent connaissance d’eux-mêmes... Ils désespèrent de se voir et de s’entendre. Ils veulent agir : leurs membres restent inertes. Ils écoutent, et leurs sanglots seuls répondent à leurs pensées...

Subite, une petite lueur verdâtre, assez comparable à colle d’un de ces vers luisants qu’on entrevoit, l’été, au soir, dans les champs au bas des buissons et des blés, sur les feuillas et les mousses, apparaît à leurs yeux grands ouverts dans le vide noir...

La lueur va et vient de l’un à l’autre, sans vaciller. Elle semble comme une petite lanterne, au loin, perdue la nuit par les chemins... Soudain Landry sent son bâillon craquer, et ses liens se desserrent. Il se lève, défait les attaches et le bâillon de son maître. Dans les bras l’un de l’autre, ils se jettent pour y pleurer.

Bientôt un léger bruit, un grignotement se fait entendre. Les deux hommes écoutent, penchés sur le sol. Le bruit s’étend, ils avancent les mains dans la direction du petit bruit qui redouble d’intensité. Gontran et Landry touchant la muraille, une grosse pierre se détache, puis d’autres tombant, salpêtrées. Un filet de jour dans le cachot glisse, pareil à une aurore. C’est une lumière faible et diffuse, mais les prisonniers entrevoient, parmi les débris tombés, l’amorce d’un souterrain...

Avec leurs doigts, à tour de rôle, pendant longtemps, ils agrandissent l’orifice. Landry, le premier, passe sa tête par le trou béant : les épaules de l’écuyer détachent encore : quelques pierres... Après de longues heures, en rampant, ils arrivent au grand jour. Gontran et Landry se trouvent à l’ombre d’un vieux chêne vert poussé sur un tertre au milieu d’un bois profond... Un cheval et une mule, tous les deux harnachés, broutent près de là. Les enfourcher et fuir, pour eux, fut facile...

 

 

*

*    *

 

Depuis ils marchent... Ayant traversé landes, prés, vallons et coteaux, en évitant villages et chaumières, les voilà exténués, près d’une fraîche rivière.

Une forêt voile l’horizon sur les côtes voisines. Vers la gauche, une butte aride et toute blanche domine la contrée. Descendus de selle, Gontran et Landry font boire leurs montures à l’eau claire qui gazouille.

« Qu’allons-nous devenir, mon pauvre écuyer ?

– Retourner sur nos pas ; c’est l’esclavage et la torture !

– Rester ici, sans pain, c’est la mort...

– La faim nous gagne et je n’ai pas même un sol tournois en mon justaucorps déchiré !

– Dormons, dit Landry. Le sommeil porte conseil et répare les forces... »

Avec leurs bridons, les montures sont attachées à de vieux troncs. Alors Gontran et l’écuyer s’endorment sur la prée...

Gontran ronfle, exténué. Landry rêve. Il revoit en songe la tapisserie du château de Manche-Épine, il retrouve la dame et le lézard, et, dans le sommeil, il invoque la dame mystérieuse comme une fée secourable.

Il lui semble que le petit lézard lui parle, et que la dame lui adresse un sourire... Dans le rêve, le lézard lui dit :

« Landry, tas as l’âme compatissante pour tes frères inférieurs, les animaux.. Je me souviens, tu les aimes. Aussi, la fée-verte leur protectrice et ma maîtresse, a-t-elle voulu te récompenser, toi et ton seigneur. Le jour de la naissance de Gontran, la fée Émeraude qui habite loin des hommes méchants, depuis des siècles dans la tapisserie de Blanche-Épine, a relu ton maître dans un pan de sa robe. Elle a veillé sur lui... pendant que je surveillais ta destinée. La fée Verte, celle qui protège les coccinelles, les libellules, les grillons et les lézards dont je suis roi, m’a donné l’ordre de vous servir...

« C’est moi qui, grignotant la tapisserie hier au soir, ai sauvé vos deux existences. En vous trouvant endormis Bellerage vous eût pourfendus...

« Je suis la lueur du cachot, le guide mystérieux du souterrain. J’ai tranché vos liens et rompu le bâillon. J’ai conduit votre évasion. J’ai coupé sous mes dents les entraves des deux montures qui, ce matin, se trouvaient sur vos pas.

Maintenant, la fée Émeraude veut faire plus... Suis-moi, ma maîtresse puissante l’ordonne ! »

« Morbleu ! s’écrie en s’éveillant le seigneur Gontran, qui diable me chatouille le nez ?

– Tiens, dit Landry, c’est, c’est... le petit lézard...

– Écrase-le, morbleu ! ajouta Gontran...

– Déplaisir ne vous fasse, messire, mais point ne ferai ce meurtre. Suivons plutôt le lézard. »

Ils prirent, en effet, la trace des petites pattes sur le sable mouillé. Bientôt, ils furent dans une caverne creusée dans la butte calcaire.

Ils y trouvèrent un repas préparé et un grand coffre plein d’or...

Dans la suite du temps, sur le tertre, le seigneur Gontran fit élever le château, qu’au pays de Touraine on nomme Montrésor.

 

 

 

 

Jean-Marie ROUGÉ, Histoires du jardin

de la France, Mame, 1943.

 

 

 

 

 

 

 

 

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