Les trois sonneurs

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jean-Marie ROUGÉ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans la rue Colbert qui fut autrefois une partie de la Grande rue de Tours, près de l’ancien carroir des « Patenostres d’or », un logis élève ses trois pignons. Suivant une très vieille légende, ce fut la maison habitée par trois frères, les Trois Sonneurs, chargés du soin des cloches à l’église Saint-Julien. En ce sanctuaire, suivant le conte, trois cloches étaient... Chaque sonneur avait la sienne et chaque cloche sa voix. L’une était tendre, l’autre grêle un peu, la troisième plus alerte. À l’aîné, la plus vieille ; au cadet la plus faible et le troisième gardait pour lui celle dont le son était clair. Les trois cloches, comme les trois sonneurs, vibraient à l’unisson. Ils en faisaient de joyeux carillons pour les baptêmes, de belles envolées aux mariages et aussi de mélancoliques sonneries aux obsèques des paroissiens !

Les trois carillonneurs étaient considérés comme gens probes et dignes artistes, quand un jour, le plus jeune des sonneurs, s’étant marié, délaissa sa cloche et son clocher. Les deux autres remplacèrent au mieux leur frère absent, mais hélas, l’aîné mourut. Alors, une seule cloche à Saint-Julien allait-elle se faire entendre ? Le dernier des trois sonneurs vieillissait très vite, attristé et solitaire, heureux, seulement, quand les trois garçons de son frère, quoique jeunes mais déjà sensibles à la musique des cloches, venaient, admiratifs, surprendre leur oncle aux heures mystiques des Angelus. Matin et soir et à midi, le vieux sonneur ne comptait-il pas les degrés de pierre et les « rollons » de l’échelle conduisant au faîte du clocher ? Là, d’un bras fatigué, il essayait de faire vibrer les trois cloches, les unes après les autres... Il leur parlait doucement et elles lui répondaient d’une voix de plus en plus lente...

Un jour, mélancolique et lassé plus que de coutume, le sonneur s’était assis sur une grosse pierre près des cloches. Il regardait leurs robes et redisait leurs noms pour la centième fois. Il évoquait les donateurs, les parrains, les marraines et tous ceux pour qui la voix des cloches avait parlé, chanté, prié et parfois pleuré..., puis le vieux songeait tristement. « Ce soir, c’est Noël... ! qui donc carillonnera la minuit bénoni ? Toi, ma bien-aimée, chanteras-tu Nau-Nau comme un petit enfant ? » Et s’adressant aux autres cloches : « Vous, mes amies, répandrez-vous dans l’air les naïves chansons des noëls d’autrefois ? »

Ayant longuement songé, le vieux sonneur s’endormit et, dans son sommeil, il vit en rêve trois anges qui, de leurs ailes, faisaient passer un frisson vibrant sur l’airain sonore.

Or, quand il se réveilla, près de lui, ses trois neveux mettaient en branle les cloches pour annoncer la fête. Tout heureux de cette vision, le vieux sonneur referma les yeux et, dit la légende, il se rendormit pour toujours,... son âme s’envola au ciel portée par les carillons de Noël.

 

 

 

Jean-Marie ROUGÉ, Histoires du jardin

de la France, Mame, 1943.