Les âmes
par
Blanche ROUSSEAU
HUIT heures sonnèrent, et en même temps, un chien hurla dans la campagne.
« Déjà huit heures !... » En ma tête lasse – Dieu sait pourquoi ! – j’entendis l’écho loin d’une bonne voix de grand’mère ; je m’assis près du foyer noir et tâchai de songer à des choses de maintenant...
À côté, les enfants riaient et jouaient : « Tante Louise !... Tante Louise !... » Ils vinrent frapper la porte de leurs petits poings, et puis, lassés de mon obstination, ils retournèrent à leurs jouets.
Ici, tout était silencieux : la lampe agonisait... en moi chantonnait toujours la vieille voix lointaine,... et je ne pouvais songer à des choses de maintenant.
Je fis pourtant tous mes efforts et, pour empêcher mes yeux de regarder autour de moi les vieux murs de jadis, je pris ma tête dans mes deux mains ; les doigts devant les prunelles je m’appliquai désespérément à concentrer mes idées sur un seul point... Peine perdue ! Je vis ma nourrice câline et sa rude voix de paysanne me disait : « Louisette, si vous êtes bien sage, je vous mènerai à la kermesse. » Et je vis le petit coin du salon où on me mettait en pénitence... Et la pelouse où je m’étendais pour rêver... Le maréchal-ferrant frappe sur son enclume : toc... toc... qu’on est doucement ainsi dans l’herbe ! toc... toc... Avec ces abeilles qui bourdonnent, comme de petites fées, au-dessus de mon front... toc... toc... le ciel est bleu, tout bleu, tout bleu ; un petit nuage flotte, et les abeilles bourdonnent... toc... toc...
– Louise !... Mais viens donc !
Une main tâtonnait autour de la clef. Doucement je me glissai vers l’autre porte et je descendis au jardin.
Il faisait calme et doux... La lune ronde brillait, au milieu d’un fourmillement d’étoiles... Elle éclairait tout le jardin et les marches du perron qu’elle faisait blanches et lumineuses...
Les arbres étaient pensifs et las, ainsi que des vieillards... les fleurs immobiles... Il faisait mystérieux, très clair et sans un bruit ; la pelouse scintillait comme une mer.
Rien n’avait été changé : Voici bien le vieux banc où il venait s’asseoir, et voici bien la plate-bande de pensées... Je fis quelques pas dans l’allée principale, examinant chaque chose... Oui, tout était comme jadis... même le ciel, toujours bleu et constellé ; même les roses, même les cailloux du chemin... Voici le lys tigré que nous avions planté ensemble et la corbeille de géraniums... Et voici la touffe de myosotis au pied de l’acacias, et le mur couvert de vigne-vierge... Jusqu’aux toutes petites araignées qui grimpaient le long des mêmes feuilles... jusqu’à la grenouille verte qui s’effaroucha en me voyant... Rien n’avait été changé.
Je m’assis sur le banc.
C’était le vieux jardin où j’avais joué tout enfant, et la maison dont je sortais était la vieille maison où s’étaient écoulées mes premières années, où mon père était mort l’an dernier... Je ne voulus pas songer à cela, c’était trop navrant ! mais, ainsi que tantôt, ma volonté fut impuissante, et mes pensées s’en allèrent à la débandade dans le passé, faisant revivre Père, avec son geste spirituel, ses vestes de velours, et ses belles mains blanches toujours tachées de couleurs... Il chanta d’anciens airs : « Trois jolis tambours... revenaient de la guerre... » Il jeta sa palette... Il prit son lorgnon, rit, gronda. Et je me promenai avec lui, et nous allâmes, côte à côte, par une ruelle où courait un ruisseau, bordée de mûriers et d’arbustes sauvages, où le soleil glissait par fines traînées.
De la maison venaient des voix ; des petits pieds coururent dans le vestibule : « Tante Louise !... » Les enfants me cherchaient : on s’inquiétait peut-être ? N’importe ! je ne pouvais m’en aller... J’écoutai quelques instants... les bruits cessèrent.
Il faisait frais et sain ; les lueurs d’étoiles et de la lune baignaient mon front et mes mains... La nuit était lumineuse et douce, nuit de rêve et d’amour... Et c’était étrangement troublant, ces corolles fermées qui dormaient dans une lueur blanche, la mer scintillante de la pelouse et ces arbres, à l’aspect de vieillards. Une angoisse indicible se glissa dans mon cœur et le serra, comme une main.
À mesure que le temps fuyait, cette angoisse grandissait, se précisait jusqu’à prendre une forme, devenir quelqu’un. Toute impression heureuse s’évanouit, comme si mon âme m’eût quittée brusquement pour s’en aller errer par les anciens chemins... Je voyais la nuit lumineuse et le ciel pointé d’or... J’entendais les bruits familiers, les miaulements d’un chat sur le mur, les frôlements des feuilles, la voix lointaine d’un violon... Je voyais, j’entendais, mais je ne sentais rien, rien que la douleur et la désillusion qui chuchotaient dans une allée lointaine...
« Te souviens-tu de ton vieux Père ? » Te souviens-tu comme il chantait pour t’endormir et qu’il te berçait dans ses bras ? Te souviens-tu qu’il te faisait sauter sur ses genoux et qu’il te portait sur son épaule pour te faire voir son “grand tableau” ? Tout cela est fini... Il est mort... Cela ne reviendra jamais ! »
Je me levai du banc avec un lourd soupir et je m’avançai d’un pas lent dans une nouvelle allée.
Celle-ci était toute bordée de résédas, des deux côtés, de résédas verts qui embaumaient... Ainsi, dans la lumière de lune, c’étaient des résédas de ciel, des résédas de paradis, avec un parfum mystérieux et doux jusqu’à la défaillance. C’était bien ceux de jadis, mais avec quelque chose de plus qui flottait aussi dans les buissons et les petits cailloux, sous chaque brin d’herbe et dans chaque corolle... Je me baissai pour en cueillir, mais il me sembla qu’ils avaient un peu de mon âme partie, dans leurs feuilles, et que c’eût été m’en arracher des lambeaux... Je me relevai, et mon âme partie continua de flotter dans les résédas de paradis avec ce quelque chose de doux et de mystérieux qui était aussi dans les arbres et sur tout le jardin.
J’allais dans mon Passé par les chemins solitaires... Chaque pas me menait plus loin... Chaque pierre foulée était un an fini... J’allais avec mon père, avec ses yeux, son sourire, son front mort... Parfois, son souffle me frôlait... il disait : « Me voici » d’une voix de tombe... Et, quand je me tournais, nerveuse et oppressée, j’avais l’impression d’une chose impalpable s’évanouissant à mon côté, comme si un être, infiniment léger, se fut enfui dans un peu de vent...
Je marchais, ainsi qu’un automate, dans les chemins rayés d’argent... Entre deux fleurs, un ver luisant brillait, et sur lui, point étincelant, ce quelque chose d’insaisissable était aussi et l’enveloppait avec mon âme... Mon âme, mon âme ! qui donc la retenait ainsi loin de moi ? Je l’entendais pleurer, dans la nuit silencieuse... Je l’appelais et je la plaignais... « Ô mon âme ! en toi aussi s’étend la nuit... ma pauvre âme jeune et vieillie ! par ta blessure ouverte le sang coule comme d’une source ! » Et, dans la lune indifférente, je cherchais des rayons d’espoir.
Des pensées vagues flottaient en moi, tandis que j’allais ainsi... je songeai à la mort... je songeai au mystère de toutes les vies humaines, infinité de parcelles d’amour éparses par le vaste monde, silencieuses ou éclatantes, pauvres, oubliées, méconnues... tant diverses et tant semblables !... Où donc s’en allaient ces pauvres étincelles, une fois le corps inerte ? Était-ce à la source infinie conçue par Tolstoï ? Ou bien devaient-elles errer, feux-follets solitaires dans les endroits chéris, durant l’éternité ?... Oui, ce devait être ! Il me sembla qu’un grand soleil déchirait du brouillard, et mon cerveau en fut illuminé. Je compris tout.
Ce qui flottait, insaisissable, c’était l’âme de mon père... Elle était dans les plantes qu’il avait aimées, dans les résédas, sur le ver luisant... Elle était comme une brise, sous les brins d’herbe et dans les buissons... dans les vieux arbres tristes et les chemins anciens. Mais, non plus sa bonne âme vivante, mais un fantôme qui s’était accroché à la mienne et la tenait d’une étreinte désespérée... Et l’âme disait :
– « Nous venions nous asseoir ici lorsque j’étais ton père et que je vivais... voici le chemin où nous venions ensemble... voici les fleurs que nous avons plantées... Nous ne planterons plus de fleurs !... Nous n’irons plus par les chemins ! fini ! fini ! fini !... » Et mon âme sanglotait.
Pendant des jours et des ans, des ans et des siècles... pendant ces temps infinis qui furent trente minutes, les âmes allèrent, côte à côte, dans les vieilles allées, ne parlant plus, mais se regardant et disant, parfois, l’une à l’autre : « Est-ce bien toi ?... » Elles allèrent sous la lune et sous les étoiles blanches comme autrefois les corps avec leurs esprits vivants... De loin, je les regardais, avec l’angoisse de ne pouvoir les saisir et les emporter. Et l’âme de mon père chantait une vieille chanson, une naïve petite chanson d’amour dont les notes frêles tremblotaient en s’évanouissant dans les branches... Cela me serrait le cœur.
– « Combien de temps cela va-t-il durer ?... Combien de temps !... »
Dans un mouvement brusque, je me heurtai au tronc d’un arbre. Un arbre sec, mince, tout tordu et courbé, d’une allure simple et résignée tel qu’un vieux paysan qui se serait longtemps penché vers la terre... Il me sembla l’entendre parler, dans un patois mystérieux.,., dire des choses très tristes... Je lui répondis : « oh ! vous avez rai- » son ! oh ! la vie est bien longue !... » Dans ses branches presque nues, deux pâles étoiles luisaient, comme des yeux pleins de larmes... Et, tout au bout d’un chemin profond, les âmes, immobiles, se regardaient toujours.
Alors, ce fut si triste et si épouvantable, que mon corps tressaillit... Vite, dans l’inconscience, je hâtai mes pas vers la maison, piétinant les fleurs, m’écrasant aux arbres, avec cette seule idée : fuir loin d’ici !... Là-haut les étoiles passaient comme une gerbe d’étincelles, et cela dansait devant mes yeux fous...
Je sentis alors dans une lutte atroce mon âme haleter et se débattre et s’arracher à l’autre qui suppliait... Je gravis, en courant, les marches du perron, et quand, palpitante, je me retournai vers le jardin : sous le ciel profond d’où tombait la lumière, dans l’or pâle de la lune et les parfums des fleurs, je vis l’âme abandonnée qui me regardait fuir.
Blanche ROUSSEAU, Nany à la fenêtre, 1897.