La maisonnette
par
Blanche ROUSSEAU
À Henry Maubel.
PAR taquinerie, on lui disait :
– Vous ne la connaissez plus, votre maisonnette !
– Si, si, disait-il, je m’en souviens bien... Elle est basse, avec de petites fenêtres claires ; deux pommiers sont de chaque côté... » Il traînait les paroles avec extase, et l’on voyait passer ce qu’il disait dans ses prunelles. Les pommiers, en avril, alors qu’ils sont tout roses et sentent bon, et ces petites fenêtres ouvertes dès le matin.
On avait des visions de village ancien, dans des odeurs de trèfle ; de soirs doux où les cloches usées accrochent des paroles tremblantes aux buissons du chemin, tandis que les petits enfants, chantent de vieux noëls.
– Les petits enfants jouent sur le seuil », disait le vieux, et on les voyait, avec leurs petites jupes relevées, danser des rondes en se tenant par la main.. – Quand il avait beaucoup parlé on lui disait : « Mais, grand-père, pourquoi donc songer toujours à votre maisonnette ? On vous a mis sur un beau chemin pour aller vers un pays nouveau. Il y a là mille choses que vous ne connaissez pas et que vous aimerez. Allez-y donc, grand-père ! »
Mais lui, secouant sa tête de vieux rêveur :
– ... Non, non », disait-il, « c’était plus beau là-bas. Les roses y sont grandes comme la main. Les chemins du jardin bordés de buis et semés de sable blanc. Dans la maison, les petites chambres ont un pavement rouge qu’on lave tous les jours ; dans chacune d’elles il y a un bon Dieu. – Quand j’étais petit, je disais mes prières devant le bon Dieu et je voyais par la fenêtre le marronnier tout vert ou plein de neige... Je voudrais bien le voir encore, et le noyer qui se penchait au-dessus du mur...
Il s’éloignait ainsi dans son idée fixe ; à ceux en qui il avait foi, il confiait tout bas comment souvent il avait voulu s’en aller vers ce pays nouveau dont chacun lui parlait, et que, toujours, la maisonnette l’avait égaré de sa route. Il était parti vers elle par des chemins inconnus où il errait depuis des ans, se reprenant, parfois, pour retourner vers le monde mystérieux qui ne l’attirait pas, et dont il se détournait vite ; maintenant qu’il était très vieux, il n’avait plus la force de s’essayer encore et se fatiguait à s’en aller en arrière, par ces sentiers embrouillés où ses pieds buttaient sans cesse ; mais il pensait à son repos, là-bas, dans le jardin de la maisonnette, sous les feuilles du marronnier, au coin du chemin bordé de buis... Quand on entend jaser les enfants au dehors, et que les insectes bourdonnent à vos oreilles dans une odeur de pommes... Les après-midis immobiles, dans le vieux fauteuil qui l’attend, où la fumée bleue de sa pipe monte en spirales vers le ciel d’autrefois et que le coq chante, et que celui du voisin répond... Et voir passer sur la route des femmes avec leurs paniers d’œufs où le soleil pleut une eau d’or, et on entend la voix de l’instituteur dire : b-a, ba, en cadence au bruit des fléaux dans les granges... Les hirondelles passent comme des flèches ; les cris d’oiseaux, avec le caquètement des poules et le chevrotement de quelque chèvre là-bas, se mêlent et s’épandent dans les feuillages... Le vieux dort un peu ; ceux qui passent le regardent avec de bons yeux francs, par-dessus le mur bas... Il s’éveille, sourit... on cause de la moisson... Une vache beugle, et, sous un coup de vent tiède, on entend soudain frissonner tous les arbres... Il est quatre heures ; la ménagère moud le café du goûter... l’eau chante dans la bouilloire...
Le vieux rit béatement ; il ne sent plus les pierres de la route. Ah !... Ah !... Aah !... Sa voix tremble au fond de sa gorge, elle chatouille comme un petit oiseau, et il passe les doigts dans sa barbe blanche... Il fait si chaud qu’il a peine à se tenir, et puis, ses souliers sont usés. – Là-bas on fait de bonnes chaussures ; il s’achètera des bottines à clous comme celles qu’on lui mettait, au temps de l’école, et qu’il ôtait pour se baigner les pieds dans le ruisseau... Il y avait aussi là Félix et Auguste, deux bouts d’hommes aux cheveux en broussailles ; on s’asseyait à trois au bord de l’eau claire qui reflète des dentelles de feuillage ; on la faisait clapoter et jaillir sur les jambes en pluie de gouttelettes ensoleillées ; les papillons venaient voleter sur leurs menottes... eux fermaient les yeux, un peu, chatouillés de la chute lente d’une goutte au long du mollet... et par la fente des paupières s’apercevaient les maisons du village dans leur nids de bois et de prairies, les toits rouges, ou ceux de chaume qui accrochent des rayons et luisent comme une lune. – L’eau sautille avec de petits cris sur les pierres : tri... tri... tri... ; l’herbe est toute chaude ; un grelot de grillon sonne claire dans le silence.
Un homme passe et, tout de suite, le vieux l’arrête pour lui parler de là-bas...
– ...Vous ne connaissez pas ? Une maisonnette pas très haute... Mon Dieu ! on n’est que des paysans !... Vous tournez à droite, une route avec deux gros chênes aux coins, tout creux, énormes, même que les enfants ont creusé, dans le tronc, des niches pour des saintes vierges... Les fenêtres sont petites, toutes claires comme si elles riaient, ouvertes dès le matin... Les enfants beaux et gras, avec des joues comme des framboises ; ils viendront vous regarder en mordant dans leur tartine... Vous n’y avez pas été ? Vous ne pouvez pas me dire le chemin ? Je suis vieux, voyez-vous, la tête ne va plus... Pourtant je me rappelle bien...
Alors ses yeux s’illuminaient ; il grandissait, une lumière lui tombait sur le front, et la procession des vieux rêves paisibles commençait lentement dans ses prunelles :
– ... Si jolie, notre maisonnette ! À chaque an on blanchit sa façade ; elle est sur la route comme une bonne vieille sans dents ; on voit son grand âge ; mais toujours si propre : Un nid d’hirondelles s’est accroché au toit : on dit que c’est du bonheur... Tous les Christ luisent par les fenêtres ouvertes, et par la porte ouverte vous verrez le jardin, au fond du petit corridor, avec ses lys jaunes et les ronds de pensées dans le gazon. – Tenez, je les ai devant moi... Les soirs de mai on entend la voix du curé dire des prières en latin tandis que l’orgue ronfle et que les enfants chantent : Marie, notre mère adorée... Des fois un hanneton dégringole d’un arbre, et des papillons volent dans les choux...
Les paroles s’éteignaient une à une, comme si elles se fussent endormies dans son cœur... Il restait longtemps, le regard vague, avec le petit oiseau au fond de la gorge : ah... aah...
Mais, si le passant faisait mine de partir, vite, il le rattrapait par la manche, avec l’idée de revoir des choses lointaines.
– Attendez donc !... ne vous en allez pas encore... vous n’êtes pas si pressé. Je vous parlais des lys ; on en a mis dans un vase bleu, le jour de ma première communion. – J’étais fier ; ma maman m’avait dit que c’était à cause de moi... J’avais des bottines vernies qui craquaient, un livre de prières à l’agrafe d’argent. – C’était par un beau jour, du soleil plein le jardin et des oiseaux à ne pas s’entendre. Il avait plu la nuit, le chèvrefeuille pleurait des larmes d’argent... Nous avons aussi un chèvrefeuille, je ne vous l’ai pas dit ?... les abeilles nichaient là-dedans, par milliers... Et puis un noisetier rouge qui regarde par-dessus le mur... Des roses grandes comme la main... »
Les doigts dans sa barbe, il partait, les mots retombés au fond de l’âme, oublieux de celui qui l’écoutait ; il partait vers sa maisonnette, ses lys et son noisetier, infatigable et sans se rebuter, une vague sonnerie de cloches dans les oreilles, en bas de lui, l’image du tout petit qu’il était, le jour de sa communion, avec la cire du cierge qui coulait sur ses mains et ses bottines vernies... Et la chute d’un hanneton, frôlements de feuilles, vieilles voix de vieilles gens mortes, autour de sa tête blanche.
Parfois, pourtant, il lui venait de la curiosité :
– Voyons », disait-il, « est-ce vraiment si beau, ce pays ?
– Ah ! grand-père ! oui, c’est beau ! Il y a des champs, des champs énormes, et des fleurs rares qu’il faut savoir trouver... Les maisons sont superbes ; pourvu que vous travailliez un peu, on vous en ouvre les portes et vous pouvez prendre ce que vous aimez ; les arbres sont étranges.
– Oui, oui », faisait-il, « les arbres, les pommiers... » il regardait au fond du chemin... « un pommier de chaque côté, les fleurs roses à y mordre... Cela rit au soleil...
Et qu’y a-t-il encore ?
– Tant de choses, grand-père ! – Des oiseaux au plumage éclatant et des fruits d’une saveur exquise ; sur la route est une poussière d’or où le pied enfonce... Et, plus on avance dans ce merveilleux pays, plus les arbres sont grands, les fruits savoureux, les oiseaux splendides et de voix adorable... On dit que nos enfants en verront plus que nous et nous les amenons au seuil pour qu’ils aillent plus loin, et leurs enfants iront plus loin encore. Un pays de chants glorieux, grand-père, où le travail est doux et la récompense belle.
– Oui, oui », faisait encore le vieux... « un pays de grand soleil... Chez nous les petits moutons descendent dans la nuit grise ; ils dévalent la colline en bêlant... Les oiseaux dorment parfois, quand le ciel est bien chaud. – Et vous y avez été, vous, dans ce pays ? »
– Non. Ceux qui y ont été n’en reviennent pas. – Là, on ne peut s’arrêter ni retourner en arrière... On est poussé en avant, toujours, par une main invisible... Des choses de chemins lointains s’entrevoient à chaque tournant de route et toutes les nuits des étoiles brillent au ciel. On mène les enfants vers les étoiles ; on les révère de ce qu’ils en approcheront plus que leurs pères... Il faut ouvrir les yeux grands, dans ce pays ; les aveugles sont conduits au dehors, sur des routes qui ne mènent nulle part, où ils s’égarent et meurent... Moi, pour arriver là, je marche de nuit et de jour et rien ne me fatigue. – Dur est mon chemin, mais je vois, au loin, les cimes des premiers arbres et les étoiles qui brillent comme des feux de joie.
– Oui, » disait le vieux, « moi non plus, rien ne me fatigue. »
El il repartait, songeur, vers la maisonnette.
Il alla ainsi tant que ses jambes furent assez vaillantes et ses yeux assez clairs, s’égarant de jour en jour, plus loin de la maisonnette.... Il avait, plus que jamais, la manie de dire les mêmes choses et racontait sans cesse son départ de là-bas ; il disait volontiers comment on l’avait fait partir, bien petit encore, et comment il se retournait toujours pour regarder derrière lui... Et comment la maisonnette, d’abord, était si proche qu’il pouvait, par les fenêtres, voir les tables de l’intérieur et le rouge du pavement... Puis, comment elle s’était rapetissée, les pommiers, deux bouquets roses, et le chemin, un grand ruban jaune entre eux deux. – Au bout d’une colline il l’avait vue pour la dernière fois, un joujou d’arche de Noé, un papillotement de couleurs claires, dans ses prunelles, que les larmes avaient effacé. – Deux pas encore, et elle n’était plus là...
– Je la reverrai », disait-il obstinément, « je la reverrai !
... On ne lui parlait plus maintenant, du beau pays où chacun se dirigeait... Il était trop vieux et trop cassé. – La mort le prendrait un de ces jours... Elle le prit un soir doux, dans la chute du soleil couchant.
Il avait bien marché ce jour-là, et ses jambes tremblaient comme des jambes molles. – Il essaya de se raffermir, mais ne sut... Sa tête ballottait aussi.
– Qu’est-ce que cela ? » pensa-t-il, et il s’assit au bord du chemin, sur un talus de petites pâquerettes roses, car c’était en avril.
Comme il était ainsi, un peu de pluie tomba, mais il ne le sentit pas. – Cela mit seulement une fraîcheur, pleine d’odeurs jeunes, autour de lui. – Il la huma, pensant : c’est comme là-bas ! »... Les pluies d’avril qui faisaient choir les pétales des fleurs des pommiers et le parfum du chèvrefeuille aux larmes d’argent ! – Il glissa sur le dos, béatement : Ah !... aah !... Le ciel rougeoyait entre ses paupières mi-closes. – La maisonnette passa, tout illuminée, avec une majesté étrange, et elle était dans une musique faite du bourdonnement des abeilles et de la voix de l’instituteur : b-a, ba. – Alors, il se souvint aussi d’une vieille chose qu’il avait oubliée, une phrase que disait sa grand’mère en lui coupant son pain : « Mon fi, priez le bon Dieu. » La grand’mère, l’instituteur, la maisonnette, les abeilles et le chèvrefeuille, et les offices du mois de mai, et le caquètement des poules, et le frisson du feuillage, et l’homme qui lui parle par-dessus le mur. – vite, vite, vite, – « Mon fi, priez le bon Dieu. » Et le vieux pensa :
– On dirait que je m’en vais ?
Il s’en allait, et il le sentit tout de suite. – Vite, vite, vite, la mort aux talons. – Le ciel devait être d’or, là-haut, mais il ne pouvait plus rien voir. – Alors, il se laissa aller, à la dérive, se croyant redevenu tout petit enfant et que sa maman allait le prendre entre ses bras... « Maman ! Maman ! » Il l’appela de sa vieille voix chevrotante... Oh ! qu’il devait faire bon, là-bas, dans ce soir paisible où les vieux s’asseyent aux portes pour voir sauter les petits enfants ! – L’époque des hannetons qu’on attachait au bout d’un fil pour les faire bourdonner dans la classe... Ils bourdonnent, ils cognent les murs au tic-tac de l’horloge... le soleil crève d’or le plafond blanc... Oh ! qu’il devait faire doux, à cette heure, écouter le silence des arbres endormis, bleuté par les voix des petits moutons mélancoliques qui descendent la colline, et puis, voir toutes choses s’endormir au son des dernières cloches... les femmes rentrer une à une dans leurs maisons... Et, s’étant couché dans un bon lit de paysan... ramener le drap jusqu’au menton... et s’endormir, s’endormir...
– Tiens ! » pensa tout-à-coup le vieux, « si j’avais été, pourtant, dans ce pays ?... »
Mais, tout de même, quand il mourut, ce fut la maisonnette qu’il vit dans ses prunelles.
Blanche ROUSSEAU, Nany à la fenêtre, 1897.