Ziem, prince de Trébizonde
par
G. et M. ROUSSEAU
AU moment où les armées russes enlèvent Erzeroum et attaquent Trébizonde, on se rappelle volontiers celui qui en fut le souverain éphémère, ami et allié des chrétiens et des Français, dont la vie fut étrange et la fin tragique. Fils aîné de Mahomet II, de sinistre mémoire, il se nommait Ziem-Amour, eu langue arabe, dont on a fait : Zizim.
Sous son énorme turban de mousseline, ce jeune homme avait, si nous nous en rapportons à l’exactitude d’un portrait sur bois rarissime, la physionomie douce, le nez et le visage longs, les yeux à fleur de tête. Son costume, naturellement d’une lourdeur splendide, était enrichi de pierres précieuses, et il portait un triple rang de perles autour du cou et des épaules.
Ziem passait pour un esprit cultivé et lettré, n’ayant aucune ressemblance avec son terrible père ni avec son frère Bajazet : l’Éclair, le Foudroyant.
Jamais, comme le premier, il n’aurait jeté à la mort cinquante, soixante, quatre-vingt mille hommes, pour la possession d’une ville ou d’une forteresse, ni fait massacrer plus de vingt mille de ses prisonniers à la fois, et il ne passait pas, comme le second, de trop longues heures à table, en face de flacons de vin de Chypre et de Chiraz.
Guerrier quand il le fallait, ce jeune homme s’était adonné aux lettres, il connaissait les langues, et mortes et vivantes : latine, grecque, italienne et française ; il rédigeait les annales de son pays, écrivait l’histoire de son père, d’un style ampoulé et fleuri, inventait de ces contes où il est dit : « Il y avait autrefois, en Perse... ou à Bagdad... ou en Chine... un roi bon, juste et sage, ami de ses sujets et craint de ses ennemis » ; il aurait pu, sans se tromper, narrer les aventures des « Trois espions ». Ziem, avec des qualités très réelles, se montrait simple et crédule et manquait de prudence, même pour mieux servir ses amis.
Il regardait, et avec raison, les chevaliers de Rhodes comme des braves dont on peut désirer l’alliance, et, d’autre part, connaissait les ambitions de son père et ses projets sur l’île. Mahomet, ayant conquis Constantinople, Trébizonde, Sinope, Brousse et Négrepont, voulait réduire à jamais les chrétiens et, comme le souhaitait son devancier Bajazet, mener boire son cheval dans le bénitier de Saint-Pierre de Rome, et se parer du titre de souverain des deux mondes et des deux mers...
Le siège de Rhodes étant secrètement résolu, Ziem en prévint par une lettre le grand maître des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, Pierre d’Aubusson, figure austère et qui devait illustrer le siège qu’il occupait. Il lui offrait son amitié, et choisit pour émissaire un Grec, Démétrius Saphan, qui passait pour sorcier et qui n’était qu’habile. Mais il représentait un peu ce magicien des « Mille et une Nuits », capable de frotter la lampe merveilleuse, et de faire surgir l’esclave de cette lampe. Entre autres talents, il avait celui de dessiner fort bien. Il accepta la mission et partit.
Le grand maître, peu candide, le reçut, non sans honneur, tout en réservant sa réponse, car il dépendait du Saint-Siège, et une alliance, même avantageuse, avec l’infidèle lui répugnait. L’épître de Ziem et les cadeaux qui l’accompagnaient ne présageaient rien de bon.
Vers le même temps, d’ailleurs, débarquait à Rhodes un jeune homme, né dans l’île, Antonio Melligale, de bonne famille, et riche autrefois, mais qui avait dévoré son patrimoine, comme l’enfant prodigue de l’Évangile. Prétendait-il s’amender ? Pierre d’Aubusson n’avait pas la charité crédule. Il le fit surveiller de près.
Tout autre était un troisième voyageur qui apparut. C’était un Allemand, géomètre de son état ; il s’appelait Georges Frapant, ou, plus brièvement, Maître Georges ; il se présentait comme un personnage tout simple, tout uni, aimant la nature et aussi les maisons bien construites et les remparts solides. Volontiers, il s’attardait à les contempler, du lever au coucher du soleil. En réalité, ces intrus étaient des renégats à la solde de Mahomet.
Démétrius avait surpris la bonne foi de Ziem et si quelque serviteur du grand maître avait fouillé les escarcelles, il y aurait découvert trois plans différents, mais également bons, des défenses du dernier boulevard de la chrétienté.
Leur besogne terminée, ces espions disparurent, et Pierre d’Aubuisson commenta et résuma la lettre du prince, telle qu’il la comprenait.
– Très chers Frères, dit-il à ses chevaliers, dans un langage militaire et sobre, l’ennemi est aux portes ; l’ambition de Mahomet n’a plus de bornes ; sa puissance est formidable ; ses soldats sont innombrables, ses capitaines excellents, ses trésors immenses : cela est destiné contre nous. Il a juré notre perte ; j’en ai des avis sûrs, ses troupes sont déjà en mouvement. Voilà l’occasion de faire paraître votre courage contre les ennemis de la foi, dans cette guerre sainte ; Notre-Seigneur Jésus-Christ sera votre chef.
Passant de la parole aux actes, il prit aussitôt les dispositions nécessaires à la résistance, car elle devait être désespérée. De Rhodes dépendait le salut, de l’Italie d’abord, et de l’Europe chrétienne ensuite.
On coupa les arbres et les orges vertes, et les églises tombèrent en même temps que les maisons de plaisance.
Du haut du mont Saint-Étienne, un guetteur, comme l’annonciateur antique, devait avertir de l’apparition des voiles ennemies. Les religieuses, dans leurs couvents, avaient réuni des femmes juives et infidèles qui ne voulaient pas tomber entre les mains des Turcs, pour qu’elles aidassent à la défense commune, cousant des sacs, préparant des vivres, chargeant des chariots de pierres qu’elles mèneraient aux murailles sous la conduite des abbesses.
On était dans l’attente et dans l’anxiété, quand, soudain, la trompette de la sentinelle retentit ; la grosse cloche du palais des chevaliers et trois coups de canon y répondirent.
Cent soixante vaisseaux de haut bord, des felouques, des galères et des galiotes s’avançaient en ligne de bataille portant au moins cent mille hommes et la plus formidable artillerie du siècle. C’était le soir du 23 mai 1480.
Les chevaliers, l’épée à la main, se jetèrent à l’eau, sans hésiter, pour empêcher le débarquement. Ils n’y parvinrent qu’à demi, et les bombardes, tirées à terre, furent installées au pied du mont Saint-Étienne, où les infidèles se retranchèrent, avec la célérité qui leur était propre. Dans cette première rencontre, Démétrius fut tué.
Les Chroniques de l’ordre appellent cela une « escarmouche ». Les Rhodiens devaient en voir bien d’autres...
Maître Georges connaissait chaque point de la place. Il savait que l’artillerie du grand maître était dissimulée dans des massifs d’orangers et de citronniers, et il jugeait que la tour Saint-Nicolas était bonne à surprendre.
Ildérim Pacha, gendre de Mahomet, dirigeait les attaques, disposant d’un nombre prodigieux de canons, commandant les spahis à la bannière rouge, les Turcopoles à l’étendard jaune, les Piédès (fantassins) en veste brune, en bonnet blanc garni d’une écumoire et dont les chefs portaient les titres peu glorieux de premier cuisinier, deuxième cuisinier, premier écumeur, deuxième écumeur. Frapant, jouant toujours son vilain rôle, se posa en déserteur et, franchissant les remparts, se fit ouvrir une des portes et se présenta devant Pierre d’Aubusson.
Interrogé sur sa situation présente, il jura qu’il était resté chrétien, quoique au service du sultan, feignit un cuisant remords et le désir de réparer ses fautes en rendant service aux chevaliers. Les questions et les réponses se croisaient. L’Allemand dépeignit les forces turques comme dépassant ce que l’on pouvait se figurer : troupes de vétérans, canons appelés « basilics » ou « doubles », mesurant dix-huit pieds de longueur, portant des boulets de deux et trois pieds de diamètre ; les mortiers, furieuses machines infernales, lançaient des pierres d’une grosseur prodigieuse.
Quelques-uns des Frères qui l’écoutaient le crurent de bonne foi, mais le grand maître, étant monté sur un des remparts, reçut coup sur coup des flèches adroitement lancées, et portant ce billet : « Défiez-vous de maître Georges ! »
C’était la manière de correspondre du prince Ziem. On mit donc maître Georges sous la garde de six soldats qui ne le perdirent de vue, ni le jour ni la nuit, de sorte que, devenu incapable d’agir, il assista, témoin oculaire mais paralysé, à cet effroyable bombardement qu’il n’avait que trop bien annoncé.
Les volées de mitrailles se succédaient, abattant, détruisant, incendiant. Pierre d’Aubusson, après avoir accepté le service généreux des femmes, comme on l’a vu, les fit toutes mettre en sûreté, ainsi que les enfants, dans l’intérieur de la ville. Et, après cette préparation d’artillerie, les assauts se précipitèrent le jour et la nuit, à la lueur des pots à feu, du naphte enflammé, des grenades et de la mousqueterie qui éclataient.
Le bruit devint bientôt si terrible que les habitants en vinrent à supplier le grand maître de rendre l’île. Il fit déployer son grand étendard, le prit à la main, ayant à sa droite un religieux de Saint-François, Antoine Fradin, qui excitait à la résistance, il se jeta à la tête de ses ennemis.
Il fut blessé, mais non grièvement ; ses chevaliers, d’ailleurs, faisaient une bonne besogne, et l’île de Rhodes défendue pied à pied, point par point, vit enfin céder ses agresseurs. Les pertes des Turcs devinrent telles, qu’Ilderim, n’osant poursuivre cette lutte, fit embarquer les siens, dans un désordre général, avec autant de honte que de désespoir.
Ce siège mémorable avait duré trois mois.
Mahomet II ne devait pas survivre à cette défaite. On dit que son intention était de faire étrangler, bel et bien, son gendre et ses capitaines malheureux, puis il réfléchit que la conquête de l’Égypte serait peut-être une bonne manière de recouvrer sa gloire. Il porta le nombre de son armée à trois cent mille hommes, et il en prenait le commandement lorsque, dans une bourgade de Bithynie appelée Teggiar Tzair, il fut saisi de douleurs d’entrailles aiguës qui l’enlevèrent, le 3 mai 1481. Sur le tombeau de ce terrible conquérant, on grava ces douze paroles turques : « Je me proposais de conquérir Rhodes et de subjuguer la superbe Italie. »
Selon toute vraisemblance, Ziem, l’ami des chrétiens, devait succéder à son terrible père et porter noblement le titre de souverain d’Andrinople, de Constantinople et de Trébizonde. Mais ses sympathies mêmes le rendaient suspect. Il s’éleva contre lui une conspiration de palais, une révolte de janissaires. On prétendit que, né alors que son aïeul Bajazet Ier vivait encore, Mahomet n’était que prince et non sultan, raison puérile pour l’écarter d’un trône, qu’il tenta néanmoins de défendre, les armes à la main. On lui offrit une province comme compensation, avec des revenus ; il répondit :
– Je veux un royaume, et non de l’argent.
Il y eut plusieurs combats dans les environs de Brousse. Ziem, vaincu, erra, dit-on, toute une nuit, parmi les cèdres et les sycomores d’une forêt. Au lever du jour, il prit un parti qui lui faisait honneur : celui de se confier loyalement aux chevaliers de Rhodes et de se remettre entre leurs mains.
Après bien des difficultés, après avoir couru de nouveaux et continuels dangers, il fit partir sa femme et ses enfants pour l’Égypte, et écrivit au grand maître plusieurs lettres, dont une seule arriva. Il lui demandait de lui envoyer un vaisseau pour le recueillir et le conduire à Rhodes.
Proscrit, errant, sans asile, de village en village, déguisé quelquefois, pourchassé, il gagna enfin le bord de la mer et aperçut, avec la joie du naufragé, une galère basse et alerte à deux mâts, à triple rang de rameurs ; elle était armée et portait le pavillon écarlate de la religion.
Et bientôt, il distingua le manteau et la croix de l’Ordre du bailli qui la commandait. En arrière de ce navire, on en voyait d’autres, naviguant sous les auspices du grand prieur de Castille, don Alvarez de Zuniga.
Cependant, Ziem, sur le rivage, entendait déjà le galop des chevaux des spahis de Bajazet lancés à sa poursuite. Leurs turbans se pressaient les uns contre les autres. Leurs cimeterres brillaient au soleil.
Une petite barque se trouvait, à propos, cachée entre les rochers. Le prince s’y jeta et, à force de rames, put « nager » du côté de la caravelle. Tandis que ce frêle esquif dansait sur la crête des vagues, fidèle à une ancienne et romanesque habitude, il saisit un arc, le banda et lança vers la terre une lettre destinée au Foudroyant. Elle contenait ces lignes :
« Le roi Ziem au roi Bajazet, son frère inhumain :
« Dieu et notre grand prophète sont témoins de la honteuse nécessité où tu me réduis de me réfugier chez les chrétiens. Après m’avoir privé des justes droits que j’avais à l’empire, tu me poursuis encore, de contrées en contrées, et tu n’as point de repos que tu ne m’aies forcé, pour sauver ma vie, à chercher un asile chez les chevaliers de Rhodes, les ennemis irréconciliables de notre auguste Maison. Si le sultan, notre père, eût pu prévoir que tu profanerais ainsi le nom si glorieux des Ottomans, il t’aurait étranglé de ses propres mains. Mais j’espère qu’à son défaut le ciel sera le vengeur de ta cruauté et je ne souhaite de vivre que pour être témoin de ton supplice. »
Celte épître irritée n’était pas absolument d’accord avec le caractère tolérant de son auteur, et on peut croire qu’il dissimulait par politique ses sentiments pour les chrétiens.
Bajazet pleura en lisant le message ; cet élan de sensibilité aurait pu laisser Ziem incrédule. En attendant, le prince prenait pied et avec quelle joie, sur la galère envoyée à son secours, et où Don Alvarez de Zuniga l’accueillit selon les règles graves et pointilleuses de la politesse castillane. Puis il fut conduit à Rhodes où il trouva Pierre d’Aubusson.
On le logea à « l’Auberge Française ». Le grand maître le faisait marcher à droite.
– Non, dit Ziem, il ne convient pas au captif de prendre la place d’honneur sur son patron.
– Seigneur, répliqua alors le vieux militaire, les captifs de votre sorte tiennent le premier rang partout. Plût à Dieu que vous eussiez à Constantinople autant de pouvoir que vous en possédez dans Rhodes !
On lui servit ensuite un grand dîner auquel assista un chanoine de Vérone, Matthieu Bosse. Le prince exilé ne lui produisit point l’effet que l’on pourrait croire. Il le trouva laid et mal fait, gauche dans ses gestes, avec un regard oblique, et insensible, enfin, à l’excellente musique italienne, destinée à le réjouir.
En revanche, Ziem prit un plaisir presque enfantin aux tours, aux gambades et aux chansons d’un petit acrobate turc, que les chevaliers laissaient jouer et sauter parmi eux. Tout cela paraissait primitif et un peu sauvage.
La générosité des Frères de l’Ordre ne laissait pas de devenir dangereuse. En recevant chez eux le sultan de Trébizonde, dépossédé et transfuge, ils s’exposaient à ce que ses ennemis vinssent le chercher dans l’île, en jetant toute la flotte ottomane sur les côtes.
Pierre d’Aubusson donna cela à entendre à Ziem, et Ziem le comprit. Il était certainement l’allié des chrétiens, mais un allié futur, alors que, comme il l’espérait, il recouvrerait la couronne. C’était l’Orient ouvert à la foi... Seulement trop de hâte devenait présomptueuse.
Après avoir réfléchi, le grand maître offrit à son hôte un asile – non une prison, comme on ne l’a que trop prétendu, – dans son pays, dans les domaines de sa famille, en Marche, entre l’Auvergne et le Limousin, lui proposant de le confier pour le voyage à son propre neveu, Guy de Blanchefort.
Avant son départ, Ziem écrivit et signa, néanmoins, trois actes qui l’engageaient, lui et son jeune fils Amurat : le premier laissant Pierre d’Aubusson absolument libre de conclure la paix avec le sultan ; le second déclarant que, s’il quittait Rhodes, c’était par sa propre volonté et non par celle des chevaliers ; le troisième, enfin, jurant que si lui ou Amurat recouvraient la couronne, ils promettaient une amitié inviolable, une paix constante, aux chrétiens et aux chevaliers de Rhodes, leur rendant toutes les villes, toutes les terres, toutes les forteresses qu’il avait prises à la religion.
D’autre part, Bajazet, ayant su que son frère allait s’embarquer, envoya, à la hâte un émissaire porteur d’une somme de 45 000 ducats, destinée à payer la « pension » de Ziem. Il aurait voulu que le grand maître s’engageât à le retenir captif et à faire sanctionner cette injustice par le Saint-Siège, demande repoussée aussitôt avec mépris. Pierre d’Aubusson congédia l’ambassadeur, et le prince et Blanchefort quittèrent l’île.
Personne moins que ce chevalier ne rappelait l’élégance raffinée des Orientaux, mais l’honneur, la franchise, la droiture étaient peints sur son visage, irrégulier, hâlé par le vent de mer. Une barbe et une chevelure en broussaille, un nez court, une bouche large, un regard ferme composaient une physionomie de laquelle on pouvait dire comme plus tard à propos de Kléber : « Il avait l’air si militaire qu’on devenait brave en le regardant. »
La grande galère de la religion prit à son bord les voyageurs et leur suite. Elle gagna les côtes de la Provence, ayant évité les corsaires barbaresques, et aborda sur un point dont on ignore le nom.
Puis, pour Ziem, commencèrent des pérégrinations terrestres. Un certain mystère les entourait. On usait de prudence. Il fallait aller lentement, car les mauvais esprits – il s’en trouve dans tous les siècles, – étant donnés des religieux et un infidèle, jugeaient que les religieux étaient des geôliers et le musulman un captif.
On s’arrêtait parfois dans des auberges de campagne, parce que les villes devaient être évitées. Ces hôtelleries, vastes bâtiments aux toits plats, composés de différents corps de logis disparates, avec un seul étage, ou même un rez-de-chaussée, une cour plantée de mûriers – ordonnance de Louis XI, – un jardin rempli de plantes potagères, aux allées bordées d’oseille, de fraisiers, d’œillets blancs et roses, de reines-marguerites et de tournesols, paraissaient sans doute singulières et pauvres à l’Oriental habitué aux palais de marbre, de jaspe et de lapis, au milieu des parterres ombragés et splendides. Aussi montrait-il une humeur douce et mélancolique.
Cependant, les autres voyageurs se réunissaient dans la salle pour causer. Comme dans les contes de Chaucer, il y avait là des moines, des marchands, des paysans, quelquefois un chevalier historien : le sire de Comines, un écrivain : Georges Chatelain, des porteurs de dépêches faisant « la poste aux lettres », invention toute nouvelle.
Ziem, dans cette assemblée, aurait pu, lui aussi, narrer ses aventures peu banales ; il passait pour un intellectuel, et il trouvait vraiment dans les lettres un adoucissement aux chagrins de sa vie. Mais l’esprit caustique, le scepticisme des théories des « Cent Nouvelles Nouvelles » injustement attribuées à Louis XI, et dues, en réalité, à la plume d’Antoine de la Salle, précepteur de Marguerite d’Anjou, n’étaient guère propres à fortifier l’âme dans l’infortune, non plus que les romans du Petit Jehan de Saintré, de Pierre et de Maguelonne, de Gérard de Nevers. Pour Guy de Blanchefort, il ne fallait pas lui demander autre chose que son psautier et le « Rosier des guerres ».
Il exécutait honorablement les ordres qu’il avait reçus, et il ne tarda pas à s’enfoncer avec son pupille dans les montagnes, âpres et rudes, les rochers couverts de bruyères et les plaines où poussait un maigre blé noir, de son pays natal. Parfois un pont de bois étroit et branlant, jeté sur un torrent, arrêtait la caravane. Ziem voyageait en litière bien fermée ; il craignait le froid et détournait son visage pour ne pas voir le ciel bas et rigoureux.
L’aridité du sol, l’aspect des forêts, la rareté des châteaux, la forme des masures aux murs de terre glaise, dont la toiture écrasée disparaissait sous la mousse et la joubarbe, lui paraissaient tristes et assez effrayants. Il n’ignorait pas que, pendant de longs mois, la neige couvrirait presque toute la terre et que les loups se montraient jusqu’aux abords des misérables hameaux, que la nourriture était pauvre et frugale : pain noir, châtaignes bouillies, citrouilles et fèves, volailles maigres, gibier saisi sous les haies par les braconniers, truites pêchées dans les rivières et carpes dans les étangs à la faveur de la nuit et en secret.
La tour de Bourgneuf (aujourd’hui Bourganeuf), où Blanchefort le fit entrer au terme de son voyage, ne présentait ni un lieu de plaisance ni une prison. Cette forteresse du pays, massive et belle, d’une grande hauteur, était capable d’arrêter l’ennemi. Ses propriétaires ne lui en demandaient pas davantage. On l’avait bien meublée, cependant ; une tapisserie précieuse tendait les appartements. Elle existe encore ; on admire, au musée de Cluny, ses feuillages fantaisistes, d’une nuance bleuâtre, encadrant une figure symbolique, celle d’une femme coiffée d’un hennin, qui caresse une licorne blanche.
Il y avait des arbres autour du château, quelques fleurs sur les fenêtres, et, comme Ziem n’était pas un détenu et que sa famille vint le rejoindre, les simarres de soie claire, les sandales de cuir ponceau brodées d’or, les turbans des petits Asiatiques se montrèrent entre les troncs rugueux des chênes, les écorces des sapins et les branches légères des bouleaux.
Mais le sultan sans couronne, l’exilé, ne pouvait s’habituer à sa nouvelle vie.
Son caractère fermé et triste ne manquait ni d’énergie ni d’initiative. Il ne se croyait pas destiné à végéter et à mourir dans un coin reculé d’une vieille province française, entre une ville ignorée et une commanderie religieuse. En vain, les habitants, les gens de campagne, les soldats le regardaient-ils avec un intérêt non dépourvu de sympathie, l’appelant entre eux familièrement : le « sultan Zizim ». Le prince s’ennuyait, s’inquiétait, voyait les années se succéder avec une sourde impatience. Puis, ayant mûri une idée, il la soumit au chevalier de Blanchefort, d’un ton qui ressemblait à un ordre.
C’était le roi de France qu’il voulait voir ; il demandait à être conduit vers lui. Or, ce roi, à peine sorti de l’adolescence, était Charles VIII, et, s’il existait un souverain, si, d’après l’expression usitée, les rênes de l’État étaient tenues par des mains bonnes et fortes, c’était Anne de Beaujeu, la régente, qu’il fallait féliciter. Celle que l’on nommait simplement « Madame » résidait à Tours et à Loches « comme défunt le roi, mon père ».
Blanchefort mena donc son pupille à Tours, mais cette entrevue ne lui réserva qu’une amère déception. D’abord, point de cour brillante, ni joutes, ni fêtes, ni rien qui ressemblât à ce que l’imagination de d’Oriental se figurait. Aux portes de l’hôtel, des archers de la garde écossaise, en casaque blanche, la branche de houx épineux au bonnet, surveillaient les allants et venants. Dans le retrait où Ziem fut admis, une femme vêtue d’une robe de velours violet, la chevelure cachée sous une coiffe tombante, le nez long, les lèvres minces, boitant quand elle marchait, et un jeune homme, dont la tête paraissait trop forte sur ses épaules grêles, l’attendaient.
C’étaient Madame et son frère Charles VIII. Lui, parla peu, sans facilité d’élocution ; elle, prononça un vrai discours. Ni l’un ni l’autre ne comprenaient le prince. En vain laissa-t-il entrevoir ses désirs, ses projets, son alliance avantageuse. Charles pensait à l’Italie et non aux Turcs ; Anne méditait pour le jeune roi un riche mariage avec cette héritière de Bretagne qui devait apporter dans sa main sa belle et noble province à la France.
Cependant, sous cet aspect de femme « d’affaires », de tutrice positive et experte, Anne projetait autre chose. À Rome régnait le pape Innocent VIII, et alors qu’il n’était que le cardinal Jean-Baptiste Cibo, il avait vu avec indignation et pitié les malheureux Grecs échappés aux fureurs de Mahomet II et réfugiés auprès du Saint-Siège. Dès lors, une croisade nouvelle lui parut nécessaire.
On pouvait dire de ce pontife essentiellement charitable qu’il aimait de prédilection les chrétiens persécutés d’Orient. Il désirait vivement connaître Ziem, afin de lui confier, dans la suite, une armée capable de combattre Bajazet. Des négociations s’étaient déjà ouvertes entre lui et Charles VIII. Madame les activa et elle y déploya cette habileté prudente et ferme que son père admirait en elle.
La plus grande difficulté était de ne point irriter prématurément le sultan, sans, pour cela, paraître le craindre. On y parvint, grâce à Pierre d’Aubusson et à ses deux chevaliers : Pierre de Cluyt et Frère de Caourssin, tour les deux experts dans la « langue de France » et « fort connaisseurs – c’est Caourssin, historien de Ziem, qui parle, – du caractère du Grand Seigneur ».
Le prince exilé put, enfin, gagner l’Italie, toujours sous la protection du commandeur de Blanchefort, auquel s’était joint un parent, le chevalier de Gimel, toujours dans sa litière close, et toujours secrètement. Il arriva à Rome et, cette fois, l’incognito tomba et il fut reçu en souverain.
Le cardinal d’Angers et François Cibo, neveu du Pape, allèrent à sa rencontre. Le capitaine des Gardes, Doria, l’accueillit à la porte de la Ville Éternelle. On forma une sorte de cavalcade pour traverser les rues. On offrit à Ziem un cheval splendide, et, dans cet appareil, on le mena au Latran où un appartement lui était préparé.
Le lendemain, il fut reçu par le Pape, et, bien qu’il ne voulût pas se conformer aux règles de l’étiquette pontificale, il n’en fut pas moins le bienvenu.
Il demanda à Innocent VIII sa protection. Celui-ci la lui accorda généreusement et lui donna pour résidence le château Saint-Ange, transformé par lui en palais.
Le temps que Ziem passa à Rome fut, peut-être, le plus heureux de sa vie. Sa femme et ses enfants le rejoignirent et il assista à leur baptême, différant – on ne sait pourquoi – encore le sien. Il apprit à connaître le beau et le bien ; il vit se développer les institutions charitables créées par Innocent VIII ; il put, s’il le voulut, descendre dans les prisons qui, d’affreux cachots, se changeaient en demeures habitables ; il connut une législation clémente et prompte à l’égard des pauvres dont les tribunaux rejetaient, d’année en année, les appels.
Les lettres qu’il aimait florissaient à leur aise, et Ziem inclinait son turban devant les cardinaux Julien de la Rovère et Jean de Médicis. Il causa avec Jean Pic de la Mirandole, avec Politien, avec les humanistes, les peintres, les artistes.
Malheureusement, cela ne devait que peu durer : Innocent VIII mourut. Il eut pour successeur le cardinal Roderic Borgia, Alexandre VI, et rien de ce qui avait été rêvé par Ziem ne put s’accomplir. Le roi de Hongrie, Ferdinand d’Aragon, Ludovic le Maure, duc de Milan, la République de Venise réclamèrent la garde de cet hôte illustre. Le Pape refusa de se défaire de lui, le confiant simplement à Charles VIII, dont la conquête commençait à s’étendre.
Mais le prince exilé ne devait pas échapper à la main de ses ennemis et, tandis qu’il était à Terracine, où il venait enfin de se déclarer chrétien, une main inconnue versa, à trois reprises, un poison, lent mais sûr, dans son vin de Falerne ; il mourut, au bout de quelques semaines, sans qu’on pût préciser le nom du véritable meurtrier. On accusa, non sans raison, le duc de Milan.
Telle fut la fin de Ziem, prince ottoman, dont la légende a défiguré l’histoire. Des esprits mal avertis ou prévenus en ont fait la victime d’ambitions diverses.
Malheureux, il le fut certainement, mais s’il trouva quelque sécurité, s’il goûta quelque repos, ce fut sous l’égide de l’Église et dans la Rome des Papes.
G. et M. ROUSSEAU.
Paru dans la revue Le Noël du 4 mai 1916.