Le lac du fermier

 

LÉGENDE ITALIENNE

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

le comte Richard de Roys

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Giuseppe Dominio était le plus riche fermier de la province de Viterbe. Ses récoltes étaient les plus belles, ses bestiaux les plus gras. Enivré de sa prospérité, Giuseppe oublia Dieu !

Il cessa d’abord de le remercier de ses bienfaits ; puis il voulut empêcher ses serviteurs de le prier. Le dimanche, il les faisait travailler pendant l’heure des offices. Ce jour-là il leur donnait à faire une besogne plus rude que de coutume.

Beaucoup de ces pauvres gens quittèrent la ferme de Giuseppe pour ne pas manquer à leurs devoirs religieux. Mais Giuseppe était redouté dans le pays, et personne ne voulait les employer.

Le dimanche, après la moisson, au lever du soleil, le fermier impie faisait couvrir son aire de ses belles gerbes et lançait tous ses chevaux au galop sur ses épis mûrs. Armé d’un long fouet, il les conduisait lui-même[1].

Dans le pays vivait un ermite vénéré : on le nommait le Père Ambrosio.

Les vieillards l’avaient toujours connu, dès leur enfance, habitant une grotte dans les flancs de la montagne. Il était toujours resté le même. Les années semblaient respecter sa tête chenue.

Un jour le Père Ambrosio vint trouver Giuseppe : « Mon fils, lui dit-il, tu insultes la Providence qui te comble de ses bienfaits. Respecte le jour du Seigneur, et laisse tes serviteurs le prier en paix. »

Giuseppe se moqua de l’ermite, et le dimanche suivant les chevaux couraient encore sur les gerbes.

Le Père Ambrosio revint : « Mon fils, lui dit-il, tu oublies ton Seigneur, ton Maître. La main de Dieu s’appesantira sur toi. »

« Va-t’en, vieillard de malheur ! » s’écria Giuseppe..., et il blasphéma !

Le bruit se répandit dans le pays que Giuseppe avait vendu son âme à Satan. On le voyait toujours heureux, et il ne remplissait pas ses devoirs de chrétien.

Le dimanche suivant, l’aire était remplie. Excités par le fouet de Giuseppe, les chevaux galopaient sur des épis mûrs.

Tout à coup on entendit la cloche de l’église voisine, annonçant le commencement de l’office divin. Le Père Ambrosio s’avança calme, silencieux, au milieu de l’aire. Il fit un signe, et les chevaux s’arrêtèrent.

« Giuseppe, dit-il, il en est temps encore... Repens-toi !... Quitte ton travail, et va prier Dieu ! »

« Arrière, vieillard ! » s’écria Giuseppe... Il voulut fouetter ses chevaux... Les chevaux demeurèrent immobiles.

Ivre de colère, il s’avança, levant son fouet vers le Père Ambrosio !...

Soudain, au milieu d’un fracas épouvantable l’aire et les bâtiments de la ferme s’affaissèrent dans les entrailles de la terre !

Homme, chevaux, tout avait disparu...

Les serviteurs de Giuseppe, rejetés au loin par une force invisible, tombèrent éperdus la face contre terre. Quand ils se relevèrent, un lac aux eaux limpides et calmes occupait tout l’espace autrefois couvert par les gerbes, l’aire, les bâtiments. À genoux sur le bord, le Père Ambrosio priait.

Les terres fertiles autrefois cultivées par Giuseppe, abandonnées maintenant comme un lieu maudit, devinrent une épaisse forêt au centre de laquelle se trouve le lac où fut englouti le fermier impie.

Chaque année, au jour anniversaire de cette catastrophe terrible, un grand bruit se produit au fond du lac. En écoutant, on croit entendre le galop de plusieurs chevaux foulant des gerbes dans une aire, la voix et le fouet du maître. Les habitants des villages voisins, qui ont su de leurs pères ce grand acte de la justice de Dieu dont leurs ancêtres ont été témoins, prient Dieu qu’il bénisse leurs familles et leurs récoltes. Si quelqu’un leur semblait disposé à violer le respect dû au saint jour du Seigneur, toutes leurs voix lui prieraient : SONGE AU CHÂTIMENT DE GIUSEPPE !

 

 

 

Comte Richard de ROYS.

 

Recueilli dans Corbeille de légendes et d’histoire,

par l’abbé Allègre, 1888.

 

 

 

 

 

 



[1] En Italie, en Espagne, dans le Midi de la France, on bat le blé en le faisant fouler dans des aires par des chevaux ; Virgile a décrit cette opération dans ses Géorgiques.