La vie de sainte Marie l’Égyptienne

 

 

Il ne peut se mettre trop tard à l’œuvre,

Le bon ouvrier qui sans se lasser œuvre,

Car le bon ouvrier, sachez-le, a soin,

Quand il s’y prend tard, de ne pas s’attarder.

Il ne s’arrête pas alors à chipoter ;

Il retrousse ses deux manches

Et rattrape tous les premiers :

C’est la place de tous les bons ouvriers.

 

Je veux vous parler d’une ouvrière

Qui en fin de compte

Œuvra si bien que cela fut manifeste :

La joie du paradis lui apparut,

Les portes lui en furent ouvertes

Pour ses œuvres et pour son mérite.

Cette chrétienne était originaire d’Égypte :

C’est pourquoi on l’appela l’Égyptienne.

Son vrai nom était Marie.

Elle était malade, puis elle guérit.

Sa maladie était celle de l’âme :

Jamais vous n’avez entendu parler d’une femme

Dont l’âme fût aussi ignoble,

Même Marie-Madeleine.

Elle mena une vie de débauche, de souillure.

La Dame de Miséricorde

La ramena à elle : elle se reprit

Et fut tout entière à Dieu.

 

Cette dame dont je vous parle

(Je ne sais si elle était fille de comte,

De roi ou d’empereur)

Irrita beaucoup son Sauveur.

À douze ans, elle était très belle,

Une charmante jeune fille,

Plaisante de corps, jolie de visage.

Que vous dire de plus ?

Au dehors elle était parfaite

Pour tout ce qui touchait au corps,

Mais son cœur était vain et volage,

Quelques mots suffisaient à le changer.

À douze ans, elle quitta son père et sa mère

Pour vivre sa vie, une vie dure et amère.

 

Pour mener sa vie dissolue,

Elle alla d’Égypte à Alexandrie.

Son corps fut marqué

De trois sortes de péchés.

Le premier était de s’enivrer,

Le second de livrer son corps

Sans retenue à la luxure :

Elle ne connaissait ni bornes ni mesure ;

Elle était si adonnée

Au jeu, à la débauche, aux nuits blanches,

Que chacun devait se demander

Comment elle y résistait.

Pendant dix-sept ans elle mena cette vie,

Mais ce n’est pas aux biens d’autrui qu’elle en avait :

Elle ne voulait recevoir d’autrui

Ni vêtements, ni argent ni quoi que ce soit d’autre.

La débauche lui semblait un profit suffisant,

Le vice un exploit.

Son trésor était de faire le mal.

Attirer plus d’amants,

Voilà sa richesse et ce qui la comblait :

C’est ainsi qu’elle avait arrangé sa vie.

Tout était bon, cousin et frère,

Elle ne refusait ni le fils ni le père.

Son dévergondage surpassait

En ignominie tout le reste de sa vie.

 

Comme le texte en témoigne,

Sans rien y ajouter, sans rien y retrancher,

La dame séjourna dans ce pays.

Mais il advint un été

Qu’une foule d’Égyptiens,

Des gens de bien, de bons chrétiens,

Voulurent se rendre auprès du saint sépulcre,

Et quittèrent leur pays :

Ils étaient du royaume de Libye.

Vers l’Ascension ils se mirent en route

Pour aller à Jérusalem,

Car c’est la saison où l’on y va,

Au moins pour ce qui est des gens de cette région.

Marie les a rencontrés,

Et elle s’est rendue au lieu d’embarquement.

Cette femme, alors dénuée de sagesse

Et qui menait une telle vie,

Vit un homme près des navires

Qui attendait les gens d’Égypte

Dont je viens de vous parler :

C’était leur compagnon, il était arrivé avant eux.

Elle se présenta devant lui

Et le pria de lui dire

De quel côté lui-même et ses compagnons

Allaient se diriger.

Il lui répond en connaissance de cause

Qu’ils voulaient prendre la mer

Pour aller là où je vous ai dit.

 

« Ami, dites-moi quelque chose.

La vérité est que je me propose

D’aller là où vous irez.

Je me demande si vous m’empêcheriez

De venir avec vous dans votre bateau ? »

 

« Madame, sachez que les capitaines

Ne peuvent en toute justice vous l’interdire,

Si vous avez de quoi les payer.

Sinon, comme on dit :

À la porte, à la porte, qui n’a pas d’argent ! »

 

« Ami, je vous le dis,

Je n’ai ni argent ni autre bien,

Ni rien dont je puisse vivre.

Mais si je me donne à eux,

Alors ils m’accepteront bien. »

 

Elle n’en dit pas plus, mais les attend.

Elle avait la pure intention

De persévérer dans l’œuvre de luxure.

 

L’homme de bien entendit les propos

Et les projets de cette folle :

Étant homme de bien, il en fut choqué.

Laissant cette folle, il se leva.

Elle ne fut pas décontenancée :

Elle est allée jusqu’au bateau.

Elle trouva deux jeunes gens sur le port

Où elle se livrait d’habitude au plaisir.

Elle les prie de l’emmener en mer :

En échange ils feront d’elle

Tout ce qu’il leur plaira.

Le marché plut à l’un et à l’autre,

Qui attendaient leurs compagnons

En flânant sur le port.

Ils n’y sont pas restés longtemps,

Car leurs compagnons sont arrivés.

Les marins tendent les voiles,

Ils prennent la mer sans plus attendre.

 

Voilà l’Égyptienne en mer.

C’est là que les mots sont durs et amers

Pour raconter sa vie amère,

Car sur le bateau il n’était homme né de mère,

Qui, s’il avait envie d’elle,

Ne pût en faire ce qu’il voulait.

Fornication, adultère,

Et bien pire que tout ce que je peux dire,

Elle fit tout cela sur le bateau : elle était à la fête.

Ni orage ni tempête

Ne la dissuada de faire ce qu’elle voulait

Et de chercher son plaisir dans le péché.

La compagnie des jeunes gens

À elle seule ne lui suffisait pas :

Les vieux, les jeunes à la fois,

Les justes, à ce que je crois,

Elle se débrouillait

Pour en avoir autant qu’elle voulait.

Le fait qu’elle fût une si belle femme

Faisait perdre à Dieu bien des âmes :

Elle était un filet et un piège.

Je m’étonne vraiment

Que la mer, qui est propre et pure,

Ait souffert son péché, son ordure,

Et que l’enfer ne l’ait pas engloutie,

Ou alors la terre, quand elle débarquait.

Mais Dieu attend, et pour attendre

Il s’est fait étendre les bras en croix.

Il ne veut pas la mort du pécheur,

Mais qu’il se convertisse à sa justice.

Ils arrivèrent au port sans gros ennui.

Ils en furent remplis de joie

Et firent cette nuit-là une grande fête.

Mais elle, qui était si adonnée au plaisir,

Au jeu et à l’amour,

S’en alla par la ville.

Elle n’avait pas l’air d’une nonne :

Elle regarde partout, elle traîne partout.

Pour connaître les fous comme elle,

Pas besoin qu’elle ait une sonnette au cou :

Elle avait bien l’air d’une folle

Dans son apparence et dans ses propos,

Car ses vêtements et son allure

La désignaient pour ce qu’elle était.

Si elle avait beaucoup fait le mal jusque-là,

Sa mauvaise conduite ignorait la fatigue.

Elle fit pis qu’auparavant,

Car elle fit du pire qu’elle pouvait.

Elle allait se montrer à l’église

Pour rencontrer les jeunes gens

Et les suivait jusqu’à la porte,

Docile à l’inspiration du diable.

 

Vint le jour de l’Ascension.

Le peuple en grande procession

Allait adorer la sainte croix

Qui fut teinte du sang de Jésus-Christ.

Elle pensa dans son cœur

Que ce jour-là elle cesserait son travail

Et qu’en l’honneur de ce très saint jour

Elle s’abstiendrait de pécher.

Elle s’est mêlée à la foule,

Là où elle était la plus épaisse,

Pour aller adorer la croix,

Car elle ne voulait pas s’attarder davantage.

Elle est venue jusqu’à l’église.

Elle ne put en aucune façon

Poser le pied sur les marches,

Mais comme si elle avait reculé

De son plein gré et volontairement,

Elle se trouva dans la foule à son point de départ.

Elle se remet donc en route et s’avance,

Mais sans plus de résultat.

Cela s’est reproduit de nombreuses fois :

Quand elle parvenait à l’église,

Elle était ramenée en arrière malgré elle

Sans pouvoir entrer dedans.

 

La dame voit bien, elle comprend

Que c’est en vain qu’elle essaie.

Plus elle s’efforce d’entrer,

Plus la foule la repousse.

Alors elle se dit en elle-même :

« Pauvre de moi ! quelle petite dîme,

Quel fou tribut, quel funeste péage

J’ai payé à Dieu au cours de ma vie !

Pas un seul jour je n’ai servi Dieu,

Mais j’ai asservi mon corps

Au péché pour la destruction de l’âme.

La terre devrait s’effondrer sous moi.

Mon Dieu, je vois par ces signes

Que mon corps n’est pas digne

D’entrer dans un lieu aussi digne

À cause de mon péché qui m’accable.

Hélas ! mon Dieu, Seigneur du firmament,

Quand viendra le jour du Jugement

Où tu jugeras morts et vivants,

À cause de mon corps, qui est souillé et vil,

Mon âme sera mise en enfer

Et mon corps aussi, après le Jugement.

Mon péché est écrit sur mon front.

Comment pourraient cesser mes plaintes et mes cris ?

Comment pourraient cesser mes larmes et mes pleurs ?

Malheureuse ! le délai est désormais si court !

Le juste n’osera dire mot,

Et celui qui est adultère,

Où pourra-t-il se cacher

Pour éviter de devoir répondre à Dieu ? »

 

Ainsi elle se plaint et se lamente.

Elle se traite de pauvre malheureuse :

« Malheureuse ! dit-elle, que ferai-je ?

Pauvre de moi ! comment oserai-je

Crier merci au Roi de gloire,

Moi qui ai tant prostitué mon corps ?

Mais puisque Dieu est venu sur la terre,

Non pas pour chercher les justes,

Mais pour appeler les pécheurs,

Je ne dois pas lui cacher le mal que j’ai fait. »

 

Alors elle remarque à l’entrée de l’église

Une très belle statue

Faite en l’honneur de la Dame

Qui a dissipé les ténèbres :

C’était la glorieuse Dame.

Cette femme de bonne volonté se prosterna.

Alors, sur ses genoux et sur ses coudes nus,

Elle mouille le pavement des gouttes

Qui lui tombent des yeux

Et ruissellent

Sur son visage et sa face vermeille.

Elle raconte ses péchés effarants

À cette statue

Comme à un saint homme plein de sagesse.

 

En pleurant elle dit : « Vierge,

Toi qui fus la mère et la servante de Dieu,

Toi qui portas ton Fils et ton Père

Et qui fus sa fille et sa mère,

Sans ta progéniture

Qui fut mise en la croix de bois,

Nous irions en enfer sans retour,

Captifs d’une tour bien périlleuse.

Dame, qui pour ton Fils, notre salut,

Nous a tirés du marais

De l’enfer, qui est vil et obscur,

Vierge éclatante et pure,

Comme la rose naît de l’épine,

Tu naquis, glorieuse reine,

Du peuple juif, qui blesse et point,

Et toi, tu es douce et tu oins.

Tu es la rose et ton Fils est le fruit ;

L’enfer par ton fruit fut détruit.

Dame, tu as aimé ton ami,

Et moi, j’ai aimé le diable, mon ennemi.

Tu as aimé la chasteté, moi la luxure.

Nous sommes bien différentes,

Toi et moi, qui portons le même nom.

Le tien est de si grand renom

Que nul ne l’entend sans y prendre plaisir.

Le mien est plus amer que la suie.

Notre Seigneur t’a aimée :

On le voit bien, puisqu’il a mis

Ton corps et ton âme avec lui, dans sa maison.

Pour toi, il a fait maint beau miracle,

Pour toi, il honore toute femme,

Pour toi, il a sauvé mainte âme,

Pour toi, la gardienne, pour toi, la porte,

Pour toi, il brisa la porte de l’enfer,

Pour toi, pour ta miséricorde,

Pour toi, Dame, parce que tu veux la paix,

Il s’est fait serviteur, lui qui était seigneur,

Pour toi, étoile et lumière

De ceux qui sont dans tous les périls,

Ton glorieux Fils daigna

Nous manifester cette bonté,

Et faire beaucoup plus pour nous que je ne l’ai dit.

 

Quand il eut fait cela, le Roi du monde,

Le Roi par qui tout bien abonde

Monta aux cieux avec son Père.

Dame, je te prie que se manifeste pour moi

Ce qu’il a promis aux pécheurs

Quand il leur a envoyé le Saint Esprit :

Il dit que quel que soit le péché

Dont le pécheur serait chargé,

Dès lors qu’il s’en repentirait

Et en sentirait au cœur de la douleur,

Il n’en ferait plus mémoire.

Dame, moi qui suis plongée dans le puits

De l’enfer par ma grande faute,

Libérez-moi de cette prison !

Souvenez-vous de cette malheureuse

Qui par ses péchés dépasse tous les autres !

Quand à côté de votre Fils

Vous jugerez tous les hommes,

Ne vous souvenez pas de mes actions

Ni des grands péchés que j’ai faits,

Mais, comme vous en avez le pouvoir,

Prenez soin de mon affaire,

Car sans vous je joue une partie difficile,

Sans vous ma cause est perdue :

Aussi vrai que je sais tout cela

Par la foi et par l’expérience,

Ayez pitié de moi !

J’ai le cœur infiniment triste

À cause de mes péchés dont je ne sais le nombre,

Si ton pouvoir ne m’en décharge pas. »

 

Alors Marie s’est levée.

Elle avait l’impression d’être presque guérie

Et elle alla adorer la croix

Que le monde entier doit honorer.

Quand elle eut entendu le service divin,

Elle est sortie de l’église.

Elle est revenue devant la statue,

Elle répète sa résolution

Touchant sa conduite à venir,

Et demande ce qu’elle va devenir

Et vers quel lieu elle pourra se diriger.

Elle a besoin de libérer son âme,

Trop asservie au péché ; désormais

Elle veut que son corps acquière des mérites

Qui évitent à son âme la damnation

Au jour du Jugement,

Et dit : « Dame, je vous institue mon garant

Et je vous fais la promesse

De ne plus jamais tomber dans le péché.

Acceptez : je saurai vous éviter tout risque,

Et enseignez-moi où fuir

Ce monde plein de puanteur et de tourment

Pour ceux qui veulent vivre chastement. »

 

Elle entendit de façon certaine une voix

Lui dire : « Tu partiras d’ici,

Tu iras au monastère Saint-Jean,

Puis tu passeras le Jourdain.

Et je t’enjoins en pénitence,

Auparavant, de te confesser

De t’être si mal conduite envers Dieu.

Quand tu auras passé l’eau,

Au-delà du fleuve tu trouveras

Une forêt vaste et épaisse.

Tu entreras dans cette forêt ;

Là tu feras pénitence

De tes péchés, d’avoir ignoré Dieu.

Là tu termineras ta vie

Jusqu’à ce que tu sois ravie au plus saint des cieux. »

 

Quand la dame eut entendu la voix,

Elle s’en est énormément réjouie.

Elle leva la main et se signa.

Elle fit ce que la voix avait enseigné,

Car son cœur était à Dieu tout entier.

Elle rencontra alors un pèlerin :

Il lui donna, dit l’histoire,

Trois mailles pour l’amour du Roi de gloire.

Elle en acheta trois petits pains.

Elle en vécut, elle n’emporta rien de plus :

Ce fut toute sa subsistance

Tant que dura sa pénitence.

 

Marie vint au Jourdain.

C’est là qu’elle passa la nuit ;

Elle était près du monastère Saint-Jean.

Sur le rivage, là où elle doit

Passer le fleuve le lendemain,

Elle mange la moitié d’un de ses pains.

Elle but de cette eau sainte,

Et en fut ensuite toute joyeuse.

De cette eau elle lava sa tête :

Pour elle, quelle joie, quelle fête !

Elle se sentait bien fatiguée ;

Elle n’avait pas de lit bien fait,

Avec des draps de lin, un oreiller :

Il lui fallut dormir par terre.

Si elle dormit, ce ne fut guère :

Elle n’avait pas toute sa vie couché sur le sol.

 

Au matin la dame se lève,

Va au monastère, et pas à contrecœur.

Là elle reçut le corps de Jésus-Christ,

Comme nous le trouvons écrit.

Quand elle eut reçu le corps

De celui qui nous tira de l’enfer,

Elle quitta Jérusalem,

Monta dans une barque,

Passa le fleuve, entra dans la forêt.

Souvent elle pensait à celle

Dont elle avait fait le gage de son vœu

À l’église devant la statue.

Elle prie Dieu qu’il la préserve

De céder à la tentation et de changer

De vie avant sa mort,

Car l’autre genre de vie mort l’âme et le corps.

Elle n’a plus que deux pains et demi :

Elle a bien besoin d’avoir Dieu pour ami.

Ils ne suffiront pas à la faire vivre

Si Dieu ne lui fournit pas une autre aide.

 

Par le bois la dame s’en va.

Elle a placé en Dieu et son corps et son âme.

Toujours elle va d’un côté et de l’autre,

Jusqu’à ce que la nuit finisse par tomber.

Au lieu d’un beau palais de marbre,

Elle s’est couchée sous un arbre.

Elle mangea un peu de son pain,

Puis s’endormit jusqu’au lendemain.

Le lendemain elle se met en chemin

Et chemine 

tout droit vers l’orient.

Que vous dire ? Elle a tant cheminé

Accompagnée par la soif, par la faim,

Avec peu d’eau et peu de pain,

Qu’elle est devenue dans les bois toute sauvage.

Souvent elle invoque le gage

Remis devant la statue :

Elle a bien besoin d’avoir Dieu pour ami.

 

Voilà la dame dans la forêt.

Elle ne s’arrête que la nuit.

Elle rompt et déchire sa robe,

Chaque branche en emporte une pièce,

Car elle l’a eue si longtemps sur le dos,

Hiver comme été,

Que la pluie, la chaleur et le vent

L’ont toute ruinée par devant.

Il n’y reste pas une couture intacte

Ni par devant ni par derrière.

Ses cheveux lui tombent sur les épaules.

Elle n’a plus envie de danser.

Qui l’avait vue demoiselle

Aurait eu bien du mal à dire que c’était elle :

Plus rien de son ancien état n’apparaissait.

Elle avait la peau noire comme le pied d’un cygne,

Sa poitrine devint moussue

À force d’être battue par la pluie.

Ses bras, ses longs doigts, ses mains

Étaient plus noirs, à tout le moins,

Que de la poix ou de l’encre.

Elle se taillait les ongles avec ses dents.

On aurait dit qu’elle n’avait pas de ventre

Parce qu’elle n’y mettait jamais de nourriture.

Ses pieds étaient crevassés par dessus,

Blessés par dessous autant qu’ils pouvaient l’être.

Elle ne se gardait pas des épines

Et ne cherchait pas à suivre les sentiers.

Quant une épine la piquait,

Joignant les mains, elle priait Dieu.

Elle s’est imposé si longtemps cette règle

Que plus de quarante ans durant elle alla nue.

Deux petits pains, pas bien gros,

Voilà de quoi elle vécut des années.

La première année, ils devinrent aussi durs

Que les pierres d’un mur.

Marie en mangeait tous les jours,

Mais un petit morceau seulement.

 

Ses pains sont finis, elle les a mangés :

Ce n’est pas pour cela qu’elle a quitté

Les bois, faute de nourriture.

Elle ne demande pas d’autre gourmandise

Que les pousses d’herbe du pré,

Comme les bêtes dénuées de parole.

Elle boit l’eau du ruisseau

Sans avoir de récipient.

Il n’y a pas de quoi regretter le péché

Dès lors que le corps s’attache

À faire une pénitence aussi dure.

De l’herbe : voilà sa subsistance.

Le diable venait la tenter

En lui rappelant les actions

Qu’elle avait commises dans sa jeunesse.

Les diables, l’un après l’autre, la tentent :

« Marie, qu’es-tu devenue,

Toute nue dans ces bois ?

Laisse les bois, sors d’ici !

Tu as été folle d’y venir.

On peut dire que tu maltraites ton corps,

De vivre ainsi sans pain ni farine.

Qui voit ton humeur noire

Ne peut que la tenir pour une grande folie. »

 

La dame entend bien le diable,

Elle sait bien que tout est mensonge, invention,

Car elle a oublié sa mauvaise vie

Tant elle est habituée à la vie vertueuse.

Elle ne s’en souvient pas : peu lui chaut

Des tentations et des assauts.

Elle est si habituée à la nature,

Elle y a pris tant de repas,

Son garant la garde si bien,

Lui rend si bien visite, veille si bien sur elle,

Qu’il n’y a pas de danger qu’elle succombe

Ni qu’il lui arrive désormais malheur.

Pendant les premiers dix-sept ans,

Le diable avait coutume

De la tenter ainsi.

Mais quand il vit qu’elle faisait peu de cas

De ses propos, de ses conseils,

De ses jeux et de ses plaisirs,

Il la laissa, ne lui fit plus de mal,

L’oublia sans plus la connaître.

À présent, je laisserai cette dame

Qui perd son corps pour garder son âme,

Et je vous parlerai de saints hommes

Qui faisaient beaucoup pénitence.

Dans l’église de Palestine,

C’étaient des gens d’élection.

Parmi eux était un homme de bien

Nommé, d’après l’histoire, Zozimas.

C’était un homme de bien dont la vie était sainte.

Il ne désirait pas les richesses,

Mais seulement de mener une vie vertueuse,

Et il savait comment y parvenir

Car il commença dès le berceau,

Dès le berceau et puis ensuite

Jusqu’à la fin de sa vie,

Quand la mort préleva sur lui son tribut.

 

Il y avait un autre Zozimas

En ce temps-là, qui n’aimait guère

Jésus-Christ ni sa foi,

Mais était parfait mécréant.

Comme il ne faut pas faire mention

D’un homme où il n’y a ni sagesse

Ni loyauté ni bonne foi,

Je le laisse de côté : c’est mon devoir.

 

Zozimas, le croyant convaincu,

Qui jamais ne se lassa

De servir Dieu parfaitement,

Inventa le premier

Une règle et un Ordre monastiques,

Tels qu’il n’y avait rien à y reprendre.

Il dirigeait la vie des frères

Comme leur abbé et leur père

Par ses paroles et par ses œuvres,

Si bien que de tout le royaume

Tous se ralliaient à sa règle

Dans l’église de Palestine

Pour apprendre à vivre chastement

En suivant son enseignement.

Il resta cinquante-trois ans

Dans l’Église et y travailla

Du travail qui est celui du moine,

Et qui est de servir Dieu à tout instant.

 

Un jour, il succomba

À l’orgueil dans son cœur, touchant sa piété,

Et dit ces mots :

« Je ne connais, où que ce soit, personne

Qui puisse m’en remontrer sur mon Ordre

Ni qui puisse rien m’apprendre là-dessus.

Il n’y a ni philosophe ni sage d’aucune sorte,

Si instruit soit-il de l’état monastique,

Qui me vaille dans ce désert :

Je suis le grain, et eux la paille. »

 

Zozimas a parlé en ces termes,

Il s’est vanté en long et en large ;

En homme tenté par la vaine gloire.

Jésus-Christ se souvint de lui :

Il lui envoie un esprit divin

Qui lui dit à voix haute, de façon qu’il l’entende :

« Zozimas, tu a bien lutté

Contre tes passions, tu les as terrassées.

Quand tu dis que tu es parfait

Et en paroles et en actions,

Tu as raison : ta règle est de grande valeur.

Mais il est une autre voie de salut.

Si tu veux la trouver,

Laisse ta maison, quitte ton pays,

Laisse l’orgueil de ton cœur,

Qui n’est bon qu’à être rejeté.

Fais comme Abraham

Qui souffrit maintes peines pour Dieu :

Il s’enfuit dans un monastère

Pour apprendre à servir Dieu

Juste au bord du Jourdain.

Toi, fais la même chose sur l’heure. »

 

« Seigneur Dieu, dit Zozimas,

Père glorieux, toi qui m’as

Visité par ton esprit,

Donne-moi de faire ta volonté ! »

 

Alors il sortit de sa maison

Sans autre discussion.

Il quitta le lieu où il était resté

Tant d’hivers et tant d’étés.

Il vint aussitôt au Jourdain,

Car il n’oublia pas le commandement

Que Dieu lui avait donné.

Dieu le mena tout droit et sans retard

À l’église qui en Son honneur

Avait été fondée en ce lieu.

Il est venu droit à la porte,

Conduit par le Saint-Esprit.

Il appelle le portier ; l’autre répond :

Il ne se cache pas,

Mais va chercher son abbé,

Sans quolibets ni moqueries.

 

L’abbé arrive, le regarde,

Remarque bien son habit,

Puis se met en prière.

Sa prière finie, l’abbé prend la parole

Et dit : « D’où êtes-vous, mon frère ?

– De Palestine, mon père.

Pour augmenter les mérites de mon âme,

J’ai négligé mon corps.

Pour être davantage édifié,

Je viens dans votre Ordre. »

 

L’abbé lui dit : « Mon ami,

Vous êtes venu en un lieu bien pauvre.

– Seigneur, j’ai vu à plusieurs signes

Que ce séjour est plus digne que le mien. »

 

L’abbé dit humblement :

« Dieu connaît notre fragilité,

Et il nous enseigne

Ce qui lui plaît, pour que nous le fassions,

Car je peux bien vous assurer

Que nul ne peut édifier autrui

Si lui-même n’apprend pas de lui

Ce qui est bien et s’il ne se corrige pas

Du mal dont il est tenté.

Telle est la volonté de Dieu.

Et puisque la grâce divine

Vous amène à notre règle,

Prenez ce que nous avons à vous offrir :

Nous ne savons rien vous dire de mieux.

Puisque Dieu nous a réunis,

Il y veillera, me semble-t-il ;

Laissons-le y pourvoir,

Car il sait bien s’occuper des siens. »

 

Zozimas entend cet homme de bien

Qui ne se vante pas.

Son absence de présomption

Lui plaît énormément.

Il vit que les frères menaient une vie très sainte,

Qu’ils servaient bien Dieu, le roi du ciel,

En jeûnant, en faisant pénitence,

Par d’autres grandes austérités,

En veillant, en disant les psaumes :

Cela ne leur faisait pas peur.

Ils n’avaient pas chacun pour vivre

Une rente d’une centaine de livres.

Ils ne vendaient pas du blé à terme.

Ils se seraient contentés d’un soupçon de froment

Plutôt que d’en prendre une tonne ou un quintal,

S’ils en avaient eu besoin.

 

Quand Zozimas vit ces gens

Si agréables à Dieu, si saints à ses yeux,

Et dont le visage était tout resplendissant

De la grâce divine ;

Quand il vit qu’ils faisaient peu de cas

De l’avarice et de la luxure,

Mais qu’ils vivaient dans la solitude

Pour mieux faire pénitence,

Cela lui fit le plus grand bien, sachez-le,

Car il en fut plus ardent

À servir Dieu de bon cœur,

Et il se dit qu’ils avaient pénétré

Les secrets de leur Créateur.

Avant Pâques, ils se préparent

À se purifier ;

Ils reçoivent l’absolution

De leur abbé, à ce qu’il me semble,

Puis s’en vont tous ensemble

Subir des mortifications

Au désert pendant le carême.

Les uns emportent du pain ou des légumes,

Les autres s’en vont complètement à jeun.

Si cela se trouve, ils n’ont pas

De quoi avoir du pain.

Au lieu de potage et de pain,

Ils paissent de l’herbe par la plaine

Et mangent les racines qu’ils trouvent :

C’est ainsi qu’ils se mettent à l’épreuve en carême.

Ils rendent grâce à Dieu, disent les psaumes.

Et quand ils se rencontrent l’un l’autre,

Sans s’adresser la parole, sans un mot,

Ils passent leur chemin bien vite.

Et en quittant leur monastère

Ils disent ce psaume du psautier :

« Seigneur, ma lumière 

et mon salut »

Et les autres versets de ce psaume.

C’est ainsi qu’ils passent tout le carême.

Ils n’ouvrent jamais leur porte,

Sinon lorsque Dieu leur envoie

Par hasard quelque moine,

Car le lieu est extrêmement

Sauvage et solitaire,

Au point qu’il y passe bien peu de monde.

C’est pourquoi Dieu y conduisit cet homme de bien,

Et il comprit, tout est là,

Que Dieu l’amenait en ce lieu

Parce qu’il était très humble.

 

Quand ils quittaient leur église,

Pour que le service divin n’y fût suspendu,

Ils y laissaient deux ou trois frères,

Et ainsi les autres partaient.

Alors les portes restaient closes

Et on ne les ouvrait plus

Jusqu’aux Rameaux,

Jour où ils rentraient chez eux,

De retour des solitudes.

Chacun rapportait dans son cœur

Le fruit de sa retraite sans en parler aux autres,

Car ils auraient bien pu être surpris

Par la vaine gloire

Si chacun avait dit où il en était.

Zozimas alla avec eux,

Lui qui n’était jamais las de servir Dieu.

Pour avoir assez de forces

Pour ses allées et venues,

Il emporta quelques provisions :

Il n’y avait là aucun mal.

 

Un jour, il partit par les bois.

Il ne trouva pas de chemin convenable,

Cependant il fit une longue étape

Et il marcha sans s’arrêter

Jusqu’après midi, vers l’heure de none.

Alors il a crié merci à Dieu,

Il a dit ses heures d’un bout à l’autre,

Car il s’y entendait très bien,

Puis il se remit en route,

Et je peux vous dire de façon certaine

Qu’il pensait trouver là des ermites

Par les mérites desquels il pourrait progresser.

Il chemina ainsi pendant deux jours

Presque sans prendre de repos.

Il n’en trouva aucun et ne s’attarda pas.

À midi, il se mit à dire ses heures.

Quand il eut terminé sa prière,

Il se retourna

Et regarda vers l’orient.

Il vit une ombre, à ce qu’il lui sembla,

Il vit une ombre d’homme ou de femme :

C’était cette femme vertueuse.

Dieu l’avait amenée en ce lieu,

Ne voulant pas qu’elle fût plus longtemps cachée :

Il voulait lui découvrir ce trésor,

Et ce n’était désormais que juste.

 

Quand l’homme de bien vit cette figure,

Il se dirigea rapidement vers elle.

De son côté, elle fut remplie de joie

En voyant une forme humaine.

Cependant elle eut honte

Et ne fut pas lente à s’enfuir.

Elle s’enfuit très vite,

Et lui la suit avec agilité :

On ne remarque en lui ni vieillesse

Ni lassitude ni paresse.

Au contraire, il court de toutes ses forces,

Et pourtant il n’est guère vigoureux.

Il l’appelle sans relâche et lui dit : « Mon amie,

Pour l’amour de Dieu, ne me faites donc pas

Courir après vous, ne m’épuisez pas,

Car je suis faible, je ne peux le supporter.

Je te conjure de par Dieu, roi du ciel,

De modérer ta course.

Je te conjure, en un mot, par Celui

Qui ne sait repousser personne,

Par qui ton corps est ravagé,

Desséché dans ce désert,

Et dont tu attends le pardon,

De m’écouter et de m’attendre. »

 

Quand Marie entendit parler de Dieu,

Qui l’avait fait venir en ce lieu,

En pleurant elle tendit vers le ciel

Ses mains, et l’attendit.

Mais un ruisseau à force de couler

Avait creusé un ravin

Qui les séparait l’un de l’autre.

Elle, qui n’avait vêtement de laine ni de feutre

Ni linge ni rien pour se couvrir,

N’osait se montrer ;

Elle lui dit : « Père Zozimas,

Pourquoi m’as-tu poursuivie ?

Je suis une femme, toute nue ;

C’est vraiment gênant.

Jette-moi quelque pièce de vêtement,

Et je me montrerai à toi

Et te parlerai :

Je n’ai pas l’intention de me cacher de toi. »

 

Quand Zozimas s’entendit appeler par son nom,

Il en fut extrêmement étonné.

Cependant il se rend bien compte

Que tout cela vient de Dieu tout-puissant.

Il lui donne une pièce de son vêtement,

Et ensuite lui adresse la parole.

Et Marie, un fois vêtue,

Lui a parlé sans embarras :

« Seigneur, dit-elle, cher ami,

Je vois bien que Dieu vous a envoyé

Ici pour que nous parlions.

J’ignore l’impression que je te fais,

Mais je suis une pécheresse

Qui causait la mort de son âme.

Pour mes péchés, pour mes méfaits,

Pour tout le mal que j’ai fait,

Je suis venue ici faire ma pénitence. »

 

Son aveu, quand il l’entendit,

Le stupéfia :

Il en est saisi d’étonnement.

Il s’agenouille à ses pieds,

Lui manifeste sa vénération

Et lui demande sa bénédiction.

Elle lui dit : « Il est juste que j’attende

La vôtre, en bonne logique,

Car je suis une femme, vous un homme. »

 

Chacun supplie l’autre

De donner le premier sa bénédiction.

Zozimas se tient debout ;

Les larmes ruissellent sur sa face.

Il ne cesse de prier la dame

De le bénir par charité

Et lui demande, comme il est juste,

De prier pour le peuple de Dieu.

Elle lui dit de lui parler

De l’état présent de la sainte Église.

Il répond : « Madame, il me semble

Qu’une paix solide unit

Les prélats et le pape. »

Puis il revient à son propos

Et la prie de le bénir.

« Il ne serait pas juste que je le fasse

Avant vous, seigneur Zozimas :

Vous êtes prêtre : c’est vous qui devez bénir.

Comme sera sanctifiée la créature

Sur qui ta main tracera le signe de croix !

Dieu aime ta prière, il en fait cas

(Il m’a révélé toute ta vie),

Car tu l’as servi depuis l’enfance.

Tu peux avoir en lui grande confiance,

Et de mon côté, j’ai grande confiance en toi.

Bénis-moi, je t’en prie. »

 

« Madame, dit Zozimas,

Vous n’aurez pas ma bénédiction ;

Mais rien ne me fera bouger d’ici

(J’y passerai plutôt avril et mai),

Ni la faim, ni la soif, ni le dénuement,

Avant que vous, vous m’ayez béni. »

 

Marie se rend alors bien compte

Qu’elle le tourmente pour rien :

Il ne veut pas se lever avant qu’elle l’ait béni,

À quelque prix que ce soit.

Alors elle s’est tournée vers l’orient

Et s’est mise en prière :

« Dieu, dit-elle, roi clément,

Je te prie et te loue, comme il est juste.

Seigneur, bénis sois-tu,

Bénie soit ta puissance !

Seigneur, pardonne-nous nos péchés,

Donne-nous ton royaume,

Que nous puissions t’y voir,

Et puisses-tu nous bénir ! »

 

Alors Zozimas s’est levé,

Très fatigué d’avoir couru.

Tous deux ont beaucoup parlé

Et se sont regardés l’un l’autre.

Puis il lui a dit : « Chère amie,

N’oubliez pas la sainte Église :

Elle a besoin que vous vous souveniez d’elle,

C’est ce qu’il y a de plus important actuellement. »

 

La dame se met à prier

Et reste longtemps en prière

Sans qu’il entende rien

Des grâces qu’elle rend à Dieu.

Mais il vit bien, sans le moindre doute,

Qu’elle s’était élevée en l’air

Plus haut que la longueur d’un bras :

Elle y resta pendant qu’elle priait Dieu.

Zozimas fut si stupéfait

Qu’il se crut victime d’un piège :

Il crut bien être ensorcelé.

Il invoqua Dieu, le roi du ciel,

Et recula un peu

Pendant qu’elle priait.

Elle l’appela :

« Seigneur, je n’essaie pas de te cacher quelque chose.

Tu crois que je suis un fantôme ;

Un esprit mauvais qui doit

Te tromper, et c’est pourquoi tu t’en vas.

Mais pas du tout, père Zozimas :

Je suis ici pour faire pénitence

(Dieu puisse-t-il me bénir !),

Et j’y serai jusqu’à ma mort,

Sans jamais quitter ces lieux. »

 

Elle leva la main droite, au nom du Roi céleste

Elle traça sur lui le signe de la croix ;

Elle lui fit la croix sur le front :

Le voilà aussi rassuré qu’avant.

Il recommence à pleurer,

À la vénérer, à la prier

De lui dire sa situation,

Où elle est née, dans quel royaume :

Il la prie de lui révéler

Qui elle est, de lui raconter sa vie.

 

L’Égyptienne lui répond :

« Que diras-tu si je te raconte

Mes ignobles péchés, mes mauvaises actions ?

Je ne sais comment te les révéler :

L’air lui-même serait souillé

Si je les exposais.

Cependant je te les dirai,

Sans mentir d’un seul mot. »

 

Alors elle lui a raconté

Quelle vie elle avait menée.

Pendant qu’elle la lui racontait,

Sachez-le, grande était sa honte.

En racontant ses grands péchés,

De honte elle tomba à ses pieds.

Et lui, entendant ses paroles,

Remerciait Dieu et était plein de joie.

 

« Madame, dit l’homme de bien,

Vous à qui Dieu fit un tel don,

Pourquoi être tombée à mes pieds ?

C’est tout à fait déplacé.

Je ne suis pas digne de te voir :

Les signes de Dieu me l’ont bien montré. »

 

« Père Zozimas, dit Marie,

Jusqu’à ce que je sois morte,

Ne révèle mon existence à personne,

N’en dis rien à ton abbé.

Je veux que tu me caches,

Même si Dieu m’a montrée à toi.

Tu parleras à l’abbé Jean,

Tu lui porteras ce message :

Qu’il prenne soin de ses ouailles ;

Certaines sont trop sûres d’elles

Et ont besoin de se corriger.

À présent, tu vas reprendre ta route.

Sache qu’au prochain carême

Tu auras, mon ami, une grande peine :

Tu n’accompliras pas ton désir,

Il te faudra rester dans ton lit

Quand les autres partiront,

Car tu seras trop affaibli.

Tu seras gravement malade

Pendant tout le carême.

Quand le carême sera passé

Et que viendra le jour de la Cène,

Tu seras guéri, je ne me fais pas de souci ;

Alors je te prie de venir me trouver.

Tu sortiras par la porte,

Porte-moi le corps de Notre Seigneur

En un vase bien propre ;

Mets le précieux sang dans un autre.

À cause de ce que tu m’apporteras,

Tu me trouveras plus près de toi :

Je me tiendrai près du fleuve

Pour t’attendre.

Là je serai communiée,

L’an d’après je serai morte.

Il y a longtemps que je n’ai vu d’autre homme que toi ;

Je m’en vais : prie pour moi ! »

 

À ces mots elle l’a quitté,

Et lui s’en va d’un autre côté.

 

Quand le saint homme la voit partir,

Il n’a pas la force de l’accompagner.

Il était agenouillé à terre,

Là où ses pieds avaient reposé.

Pour l’amour d’elle, il baise la terre ;

Cela lui fit du bien.

« Mon Dieu, dit-il, père glorieux,

Toi qui de ta fille fis ta mère,

Seigneur, sois adoré !

Tu m’as bien montré ta puissance

Dans ce que tu m’as appris,

En daignant me le révéler ! »

 

Puis il se souvient du service de Dieu

Et s’en retourne à son monastère,

Ainsi que ses compagnons.

Que vous dire de plus dans ce poème ?

Le temps passa, le carême arriva.

Écoutez ce que devint Zozimas :

La maladie l’accabla

Sans qu’il pût lui résister.

Il sut qu’elle était vraie, la prophétie

Qu’il avait entendue de la bouche de Marie.

Pendant tout le carême

Zozimas resta ainsi couché.

Le jour de la Cène, il se sent guéri,

Aucun mal ne l’afflige plus.

Alors il prit le corps de Notre Seigneur

Et le précieux sang, avec respect.

Pour faire la volonté de la dame

Il est parti de chez lui.

Il a pris des lentilles, des pois chiches, du froment,

Et puis il s’en va sans crainte.

Voilà sa subsistance,

Qu’il prend de bon gré et comme pénitence.

 

Zozimas vint au Jourdain,

Mais il n’y trouva pas Marie.

Il craint d’avoir perdu à cause de son péché

La créature qu’il désire le plus voir,

Ou d’avoir trop tardé.

Il a tendrement pleuré

Et dit : « Mon Dieu, qui m’as créé,

Qui m’as révélé le secret

Du trésor que tu m’as ouvert

Et qui était caché à tous,

Seigneur, montre-moi la merveille

Sans égale. 

Quand elle viendra me parler,

Seigneur Dieu, qui l’amènera jusqu’à moi,

Puisqu’il n’y a ni barque ni bateau ?

Je ne saurais passer le fleuve.

Père de toute créature,

Tu peux prendre soin de cela. »

 

Sur l’autre rive, il voit Marie.

Je crois bien qu’il désirerait fort

Qu’elle fût passée de son côté,

Car le fleuve est très large.

Il lui crie : « Comment ! mon amie,

Ne pourrez-vous pas passer ? »

Elle eut pitié de l’homme de bien

Et confiance dans l’amour

De Jésus-Christ, le roi du monde.

De sa main droite elle traça le signe de croix sur l’onde,

Puis y entra et passa de l’autre côté

Sans se faire aucun mal

Ni se mouiller seulement la plante des pieds,

Comme le texte le proclame.

 

Quand l’homme de bien vit cela,

Son cœur en fut tout réjoui.

Pour l’aider, il vint à sa rencontre

Et lui montra le corps de Notre Seigneur.

Il n’osa faire sur elle le signe de croix,

Alors que Dieu avait fait pour elle un tel miracle.

Quand il se fut approché d’elle,

Il l’a embrassée avec beaucoup d’affection.

 

« Ami, dit l’Égyptienne,

Qui était très bonne chrétienne,

Tu m’as servie selon mon désir.

Tu as fait ce que je voulais

En m’apportant Celui

Qui est ma joie. »

 

« Madame, dit le saint ermite,

Celui qui nous a libérés de l’enfer

Et de l’accablante douleur

Est devant vous en personne.

C’est celui qui par l’Annonciation

Est venu s’incarner en la Vierge,

C’est celui qui naquit sans péché,

C’est celui qui souffrit, attaché

Et cloué à la croix,

C’est celui qui naquit à Noël,

C’est celui qui nous donna notre loi,

C’est celui qui reconduisit les trois rois

Par un autre chemin en leur royaume

Quand ils lui furent amenés,

C’est celui qui souffrit la mort pour nous,

C’est le Seigneur qui mort la mort,

C’est celui par qui la mort est morte

Et qui brisa la porte de l’enfer,

C’est le Seigneur, n’en doutons pas,

Que Longin frappa de sa lance,

Et il en sortit du sang et de l’eau

Qui lave et nettoie ses amis,

C’est celui qui le jour du Jugement

Fera justice des pécheurs :

Il mettra les siens avec lui

Et les autres iront à sa gauche. »

 

« Je le crois fermement, dit la dame.

En ses mains je remets mon corps et mon âme.

C’est le Seigneur qui purifie tout :

Je veux le recevoir, si indigne que je sois. »

 

Il le lui donna et elle le prit.

Il ne lui refusa pas le précieux sang,

Mais le lui donna, à sa grande joie.

Quand elle eut communié,

Elle rendit grâce à son Créateur.

Ainsi fortifiée,

La dame dit : « Père aimé,

Je te prie de me manifester ta bonté.

Je t’ai servi quarante neuf ans,

Je t’ai soumis mon corps.

Fais ta volonté de ta fille ;

Si cela ne te déplaît pas,

Je voudrais tant quitter ce monde

Et te rejoindre,

Toi, mon Seigneur,

Qui as su soigner tous mes maux.

J’aimerais tant être en la compagnie

De Marie, ta douce mère. »

 

Quand elle eut fini sa prière,

Elle se tourna vers l’homme de bien.

Elle lui dit de repartir,

Maintenant qu’il a satisfait son désir.

« L’an prochain, quand tu reviendras,

Tu me trouveras, morte ou vive,

Là où tu m’as vue la première fois.

Et veille à ne pas révéler

Mon secret jusqu’à ce que tu m’aies revue.

Mais je voudrais encore,

Puisque Dieu nous a réunis ici,

Que tu me donnes de ton blé. »

 

Il a puisé dans ses provisions

Et lui en a donné, comme de juste.

Elle en a mangé trois grains, pas plus,

Sans se soucier du reste.

Elle était restée trente ans au désert

Sans manger ni pain ni pâte.

Alors elle a levé les yeux au ciel

Et, ravie de par Dieu,

Fut emportée là d’où elle venait,

Tandis que lui s’en retournait.

La dame s’est retrouvée là d’où elle venait,

Elle a salué la très douce Vierge

Ainsi que son glorieux Fils :

Que d’elle il lui souvienne !

« Dieu, dit-elle, toi qui m’as créé

Et qui as placé une âme dans mon corps,

Je sais que tu m’as aimée,

Toi qui as entendu ma prière.

Je veux quitter cette vie.

Je vois venir ta compagnie,

Je crois qu’ils viennent me chercher :

Je te recommande mon corps et mon âme. »

 

Elle s’est alors étendue à terre,

Telle qu’elle était, presque nue.

Elle croisa les mains sur sa poitrine

Et s’enveloppa de ses cheveux.

Elle a fermé, comme il convenait,

Les yeux et la bouche.

Dans la joie éternelle,

Sans peur du diable,

Marie avec Marie s’en est allée.

Le mari qui se marie avec Marie

N’est pas le mari d’une quelconque Marion :

Il est sauvé par Marie, l’homme

Qui avec Marie s’est marié,

Car ce n’est pas un mal marié.

 

Elle avait un pauvre linceul :

Elle n’était qu’en partie couverte

Par le vêtement, bien pauvre,

Que Zozimas lui avait donné.

Son corps était bien peu couvert :

Dieu aime cette pauvreté.

Riches et pauvres, faibles et forts,

Que tous sachent qu’ils font du tort à leur âme

S’ils quittent ce monde dans la richesse :

L’âme n’aime pas cette observance.

 

La dame était étendue sur la terre :

Il n’y avait personne pour l’enterrer.

Aucun oiseau, aucune bestiole

N’approcha son corps pendant tout ce temps :

Dieu prit soin de la protéger

Si bien que sa chair ne souffrit aucun dommage.

 

Zozimas ne perdit pas son temps

Et regagna son monastère.

Mais une chose le contrarie

Et l’attriste beaucoup,

C’est qu’il n’a pas la moindre idée

De son nom.

Quand l’année fut écoulée,

Il traversa le fleuve.

Dans les bois il cherche la dame

Qui gît encore sur la terre.

Il la cherche en tous sens,

Il regarde autour de lui :

Elle est près de lui et il n’en sait rien.

« Que ferai-je si Dieu n’entend pas ma prière

Et ne m’indique pas où est cette dame ?

Je ne sais que devenir !

Seigneur Dieu, dit l’homme de bien,

S’il te plaît, accorde-moi

De trouver celle

Qui te plaît tant.

Je ne bougerai d’ici (il faudra qu’on m’emporte)

Si je ne la trouve pas, vivante ou morte.

Mais si elle était vivante, je crois

Qu’elle viendrait me parler.

Seigneur, si tu te soucies de moi,

Laisse-moi lui donner une sépulture ! »

 

Quand il eut prié Jésus-Christ,

Comme nous le trouvons dans le texte,

Dans une grande clarté, baignée de parfum,

Il vit celle qu’il aimait tant.

Il a dépouillé un de ses vêtements

Et en enveloppa le corps.

Il lui baisa les pieds très tendrement

Et y trouva une grande douceur.

Puis il regarda partout

Et vit un texte écrit près de sa tête

Qui donnait le nom de la chrétienne :

« C’est Marie l’Égyptienne. »

 

Alors il a pris son corps

Et l’a doucement enveloppé du linceul.

Il rendit grâce à Notre Seigneur

Qui lui a donné cet honneur.

Il aurait été très heureux

D’avoir pour l’ensevelir

Quelque instrument pour creuser la fosse.

Il se passa alors peu de temps

Avant qu’il vît venir un lion.

Il en fut tout saisi,

Mais il vit la bête si humble,

Sans la moindre apparence agressive,

Qu’il comprit que Dieu la lui envoyait.

Il lui dit : « Mon ami,

Cette femme s’appelait Marie

Et menait une vie très sainte.

Il faut à présent que nous l’enterrions :

Je te prie instamment

De te mettre à creuser sa tombe. »

 

Il aurait fallu voir alors la bonne bête

Plonger les pattes dans la terre

En prenant appui sur son museau !

Il rejette de grandes quantités de terre

Et de sable, plus qu’un homme ne le ferait.

Il fait la fosse grande et profonde

Pour cette dame si pure.

Quand la fosse fut bien creusée,

Le saint ermite l’a soulevée

Dans ses bras du côté de la tête

Et la bête l’a prise par les pieds.

Tous deux l’ont mise dans la fosse

Et bien recouverte comme il fallait.

 

Quand elle fut enterrée

Et que la bête se fut enfuie,

Zozimas resta avec la dame :

Jamais plus il ne trouvera une telle femme.

Il serait volontiers resté là toujours,

Il aurait voulu ne jamais s’en aller.

Il rend grâce au Roi glorieux

Qui n’oublie pas les siens

Et dit : « Dieu, je le sais bien sans le moindre doute :

Fou celui qui ne se fie pas en toi.

Tu m’as bien montré, Seigneur,

Que nul ne doit se désoler,

Quelque pécheur qu’il ait été,

Car ton appui et ton réconfort

Sont toujours prêts pour lui,

Dès lors qu’il a fait l’effort

De faire pénitence.

Il faut raconter à tous

La vie de cette bienheureuse

Qui s’est ainsi rendue méconnaissable.

Désormais, pour l’amour d’elle

Et pour le tien, je serai tout à toi :

Ni mal ni discorde

Ne détruiront l’accord qui à toi m’accorde. »

 

Il repartit en pleurant.

Il raconta devant le chapitre conventuel,

De bout en bout, la vie et les mœurs de Marie,

En prenant garde de ne mentir en rien :

Comment il la trouva au désert,

Comment il lui demanda de raconter

Sa vie d’un bout à l’autre ;

Comment il trouva près de sa tête

Une petite lettre

Où son nom était écrit ;

Comment il la vit franchir les ondes

Du Jourdain, larges et profondes,

Sans barge ni bateau,

Comme si elle était entrée dans un château

En passant par la porte ;

Et comment il la trouva morte ;

Comment il la fit communier,

Comment elle prophétisa

Qu’il serait malade pendant le carême ;

Comment elle lui dit sur lui-même,

Qui il était, comment il s’appelait

Et s’il était prêtre ou non ;

Comment le lion survint,

Qui la tint par les pieds ;

Comment il l’aida à l’enterrer

Et puis s’enfuit.

 

Les saints hommes entendent ces paroles

Qui n’ont rien de frivole.

Ils joignent les mains, les tendent vers Dieu

Et lui rendent grâce et merci.

Il n’y en eût aucun qui n’en devînt meilleur

Grâce au miracle de Marie.

Et nous tous, devenons meilleurs

Tant que nous en avons le loisir.

N’attendons pas jusqu’à la mort :

Nous serions floués et tués,

Car il se repent trop tard

Celui qui a déjà au cou la corde pour le pendre.

 

Prions donc tous cette sainte

Qui pour Dieu souffrit mainte peine

De prier le Seigneur,

Qui à la fin lui fit tant d’honneur,

Qu’il nous donne la joie éternelle

Avec notre Père du ciel.

Et moi qui ai nom Rutebeuf

(Mot composé de « rude » et de « bœuf »)

Et qui ai rimé cette vie,

Que cette très sainte dame

Prie pour moi Celui dont elle est l’amie :

Qu’il n’oublie pas Rutebeuf !

 

 

 

RUTEBEUF, vers 1262.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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