La chapelle de Notre-Dame du Chêne
BALLADE.
L’HIVER régnait, la neige avait blanchi la terre,
L’aquilon en grondant, imitait le tonnerre,
Et des hurlements sourds, de lamentables voix
De moment en moment sortaient du fond des bois.
L’heure était arrivée où les cités pompeuses
Suivent des vains plaisirs les amorces trompeuses,
Tandis que, plus heureux s’endort tout le hameau.
Près d’un ardent foyer, au fond d’un vieux château,
Une grande famille, en cercle rassemblée,
Par des récits divers prolongeait la veillée ;
On y voyait l’aïeule et ses petits-enfants,
Puis un jeune étranger que l’injure du temps
Avait contraint la veille à demander asile :
Il paraissait bien triste, et venait de ta ville,
C’est tout ce qu’on savait ; mais il était si doux,
Que déjà les enfants montaient sur ses genoux ;
L’embrassaient tour à tour et l’appelaient leur frère ;
Et l’étranger pleurait en regardant leur mère.
Quand chacun des récits eut épuisé sa part,
On pria l’étranger, comme il n’était pas tard,
De chercher à son tour, au fond de sa mémoire,
Quelque vieux fabliau, quelque touchante histoire.
Or voici, pour payer son hospitalité
Ce que le voyageur a, dit-on, raconté.
Ce récit est du sien une fidèle image,
Tout s’y trouve, excepté la douceur du langage.
« Dans mon pays jadis, non loin du château fort,
Redoutable manoir des comtes de Montfort,
Dont l’œil du voyageur qui vient de la Bretagne
Entrevoit les débris de loin sur la montagne,
Une sainte madone était en grand renom ;
Un chêne l’abritait et lui donnait son nom.
Les pâtres d’alentour, l’hiver, durant leurs veilles,
En racontaient souvent de pieuses merveilles :
D’abord, que dans le creux de l’arbre aux vieux rameaux,
Avant que la forêt ait fait place aux hameaux,
Par trois beaux chérubins tout brillants de rosée,
Un matin de printemps, elle fut déposée ;
Qu’on vint tant la prier et voir ses traits divins ;
Qu’à travers les grands bois on traça des chemins ;
Que jamais d’un refus la facile madone,
Pourvu qu’on eut la foi, n’a repoussé personne.
Et puis chacun citait, plus joyeux que surpris,
Mille maux affligeants qu’elle avait tous guéris.
Par elle un vieil aveugle, ayant vu la lumière,
S’en était retourné sans guide à sa chaumière.
Près du chêne un enfant qu’opprimait le démon
Avait subitement retrouvé sa raison.
L’un lui devait son fils, l’autre les jours d’un père,
Celui-là les trésors d’un moisson prospère.
Mais les amants surtout vantaient son bon secours
Qui donnait la constance et de belles amours ;
Ils n’avaient point de joie, ils n’avaient point de peine
Qu’ils ne vinssent trouver Notre-Dame du Chêne,
Et sous l’arbre le soir plus d’un couple pieux
Restait assis bien tard à regarder les cieux.
« Or, en ces heureux temps d’amour et de simplesse
Qui sont si loin de nous et s’éloignent sans cesse,
Amaury, le plus beau de tous les châtelains,
Devint l’époux joyeux d’Irène aux blanches mains.
Ils s’aimaient comme on aime au royaume céleste ;
C’était tout que se voir, ils oubliaient le reste.
Quelle belle eût aussi mérité plus d’amour ?
Son regard était doux comme un rayon du jour,
Les joncs du bord de l’eau, la flexible fougère
Semblaient moins gracieux que sa taille légère,
Et lorsqu’en répétant les refrains d’un rondeau,
Sa voix faisait gémir les donjons du château,
Le charme était si doux, sa voix était si tendre,
Que les plus vieux bergers s’arrêtaient pour l’entendre.
Bercés par le bonheur, les deux jeunes époux
Se disaient tous les jours que vivre était bien doux.
Le monde n’offrait point plus belles destinées.
Et sans crainte ils passaient leurs nuits et leurs journées.
Tels deux cygnes joyeux, par un beau soir d’été,
Naviguent mollement sur un lac argenté,
Sans prévoir que bientôt et le vent et l’orage
Les auront dispersés chacun sur un rivage.
« On n’attend pas longtemps les maux qu’il faut souffrir,
La douleur est toujours au seuil prête à s’offrir.
Aussi voilà qu’au bout de quelques mois à peine,
Des pleurs, déjà des pleurs coulaient des yeux d’Irène,
Déjà les vieux donjons, oubliant les rondeaux,
Gémissaient de sa plainte et de ses longs sanglots.
Pourtant ne croyez pas qu’infidèle et parjure,
À l’amour, à l’hymen le comte eût fait injure ;
Dans ce siècle pieux on gardait ses serments,
Nul ne savait trahir, pas même les amants.
Mais un jour que, remplis d’une ivresse nouvelle,
Ils sentaient redoubler leur amour mutuelle,
Au château de Montfort un écuyer royal
Était venu chargé d’un message fatal ;
Irène en le voyant devint pâle et tremblante,
De toute nouveauté le bonheur s’épouvante ;
Et tandis qu’Amaury, cachant mal son émoi,
En hâte parcourait l’écriture du roi,
Elle se rappelait, saintement effrayée,
Une neuvaine, hélas ! qu’elle avait oubliée.
Le roi par cet écrit mandait à son vassal
De venir tout armé ; que pour un droit royal
Il allait au Brabant faire une rude guerre ;
Qu’il était mécontent et las de ne rien faire ;
Qu’en France on s’endormait, et qu’aux molles amours
Ses vassaux négligents accordaient trop de jours ;
Des comtes de Montfort, honneur de notre histoire,
Il flattait l’héritier en relevant leur gloire ;
Puis venait à la fin la formule d’adieu
Qui le recommandait à la garde de Dieu.
La lettre était sévère, et pourtant paternelle.
Irène, en apprenant la funeste nouvelle,
Dans les premiers instants ne trouva que des pleurs ;
Mais sa bouche bientôt, pour peindre ses douleurs,
S’ouvrit aux flots pressés d’un rapide langage,
Elle maudit la guerre et le dur vasselage,
Et, parmi les transports d’un cœur trop irrité,
Le nom même du roi ne fut pas respecté.
Pourtant, de son Irène en essuyant les larmes,
Le guerrier commandait qu’on apprêtât ses armes,
Et, s’il ne pleurait point, son visage abattu
Témoignait les combats qu’éprouvait sa vertu.
L’amour vantait ses droits ; mais le devoir austère
Ordonnait en tyran à l’amour de se taire.
Il fallut donc partir : adieu tant doux repos,
Et tout le long du jour les amoureux propos,
Adieu, le soir, au bois ou bien dans les prairies,
Le charme indéfini des vagues rêveries,
Et ce bonheur qui vaut toutes les voluptés
De sentir ce qu’on aime assis à ses côtés.
Oh ! que l’éloignement cause une peine amère !
Je m’en souviens encor, car j’ai quitté ma mère.
Et vous qui m’écoutez, comme ces deux amants,
Sans doute du départ vous savez les tourments.
Depuis tous nos malheurs, hélas ! dans notre France
C’est un mal si connu que celui de l’absence !
« Or, dès le lendemain, quand les rayons du jour
Du château de Montfort vinrent frapper la tour,
Amaury tristement chevauchait dans la plaine,
Et du haut des créneaux, malgré ses pleurs, Irène
Cherchait à le revoir une dernière fois,
Et l’appelait encor d’une mourante voix ;
Mais en vain, chaque instant qui s’enfuit les sépare,
Et rien ne répondait qu’un écho faible et rare.
Rêvant à son bonheur si vite évanoui,
Aux ennuis d’un cœur pur qui ne bat que pour lui,
Et qu’hélas ! à jamais peut-être il abandonne,
Le paladin arrive auprès de la madone,
Mère des affligés et gardienne des champs
Dont je vous ai conté les miracles touchants.
Il était malheureux : comme une douce flamme,
La foi se réveilla plus vive dans son âme.
Pour se mieux préparer au saint recueillement,
D’abord il se signa trois fois dévotement,
Attacha sa monture, et puis sur la bruyère
S’étant mis à genoux, il fit cette prière :
« Patronne des amans et des nouveaux époux,
« Béni soit le chemin qui m’a conduit vers vous !
« Car près de vous jamais la prière n’est vaine ;
« Daignez donc m’écouter du creux de votre chêne.
« Que les vils ennemis qui troublent nos amours,
« Vaincus ou repentants, nous rendent les beaux jours,
« Que les armes du roi, de gloire couronnées,
« Lui valent longue paix et plus longues années.
« Grâces à vos secours, si je reviens vainqueur
« Presser, plus digne d’elle, Irène sur mon cœur,
« Je veux en votre nom bâtir une chapelle
« Que notre or et nos soins sauront rendre si belle,
« Qu’à jamais les Montfort verront à leur foyer
« Des pécheurs de bien loin venus pour vous prier ;
« Et l’on dira peut-être, en montrant le vieux chêne,
« La Vierge la quitté, c’était du temps d’Irène.
« Ô Vierge devant vous, en présence de Dieu,
« Et par la sainte croix je vous en fais le vœu. »
Un rayon de soleil s’échappant d’un nuage
Tout à coup de la sainte éclaira le visage,
Elle sembla sourire, et le chêne un moment
Fit entendre dans l’air un sourd gémissement.
« La prière console et donne du courage.
Moins triste, le seigneur se remit en voyage,
Rêvant à ses lauriers par la vierge promis
Et pressé d’arriver devant les ennemis,
Il pressentait d’avance et la fin de la guerre,
Et son prochain retour, et sa chapelle à faire.
La victoire, en effet, fut fidèle aux Français,
Car ce n’est pas d’hier qu’ils comptent des succès ;
Leur gloire jusqu’à nous forme une chaîne immense.
Le roi trouva les siens tels que tout roi de France
Les trouvera toujours au moment du danger ;
Ce peuple peut périr, rien ne peut le changer.
Tandis que de Montfort la belle châtelaine
À quelque saint guerrier faisait une neuvaine,
Ou qu’un pâtre en secret, auprès d’elle introduit,
Expliquait savamment les rêves de sa nuit,
Le prince, en répandant de généreuses larmes,
Admirait de ses preux les éclatants faits d’armes.
Mais ce fut Amaury dont la jeune valeur
Des combats terminés remporta tout l’honneur.
Depuis le vieux Simon, le héros de sa race,
Nul n’avait tant montré de bravoure et d’audace ;
Et quand d’une voix forte il criait : « En avant ! »
Les soldats croyaient voir l’ombre du grand Roland.
Le roi reconnaissant, c’était alors l’usage,
D’un présent magnifique honora son courage,
Le loua longuement dans un discours latin
Emprunté de saint Faut et de saint Augustin ;
Et, l’ayant près de lui fait asseoir à sa table,
Devant tous ses vassaux le nomma connétable.
Mais la gloire est moins chère encor que les amours ;
Le héros, échappant aux louanges des cours,
Bientôt s’achemina joyeux vers son domaine.
Oh ! qu’il lui sera doux de revoir son Irène,
De l’entendre conter tous ses ennuis passés !
Que de discours sans fin toujours recommencés !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Il n’est point dans la vie, et surtout en amour,
Un jour qui soit plus beau que celui du retour.
Le paladin, rempli de cette heureuse image,
Touchait, plein d’allégresse, au terme du voyage,
Sans se ressouvenir de son vœu solennel.
Quand nous sommes heureux, nous négligeons le ciel.
Plus pressé d’arriver à son manoir antique
Que de s’agenouiller aux pieds d’une relique,
Près du chêne il passait d’un cœur indifférent.
Même il hâtait le pas de son coursier ardent,
Oubliant la madone et par quelle puissance
Il revenait vainqueur aux lieux de sa naissance.
Mais voilà tout à coup que son beau palefroi
S’arrête ; il est tremblant ; je ne sais quel effroi
Qu’il n’éprouva jamais au milieu des batailles
Lui fait pousser un cri du fond de ses entrailles ;
Il écume, il frémit ; on dirait qu’a ses yeux
Se montre horrible à voir un fantôme odieux.
Son maître en vain l’excite et d’un doux nom l’appelle,
La crainte a le dessus, et ce coursier fidèle
Qui naguère brava tant de fois le trépas,
Refuse obstinément d’avancer d’un seul pas.
Ce prodige éclaira l’ingrat sur son offense,
Et soudain le pécheur, touché de repentance,
Abaissant jusqu’à terre un front respectueux,
Implora son pardon de la reine des cieux.
Il n’eut aucune peine à fléchir la madone,
Car les péchés d’amour sont ceux que l’on pardonne,
Et par enchantement, sitôt qu’il eut prié,
Son palefroi cessa de paraître effrayé.
Alors ayant repris sa paisible monture,
Il arriva bientôt sans qu’aucune aventure
Vînt encor retarder le bonheur des amants.
Les voila donc rejoints. J’ai conté leurs tourments,
J’ai dit tous leurs ennuis durant ta triste absence.
Hélas ! on sait toujours parler de la souffrance !
Mais pourrais-je à présent d’un ton de vérité
Vous dépeindre un bonheur que je n’ai point goûté ?
D’ailleurs il est bien tard, l’horloge du village
Vient de sonner minuit, peut-être davantage ;
Et les petits enfants, l’un sur l’autre penchés,
S’endorment, regrettant de n’être pas couchés.
Je vous dirai pourtant qu’à son vœu saint fidèle,
Amaury fit bâtir une riche chapelle,
Que la Vierge du Chêne, objet de tant d’amour,
Ne changea point de nom en changeant de séjour,
Et que de plus en plus dans toute la contrée,
Grâces à ses bienfaits, elle fut vénérée.
On lui venait offrir, présent simple et touchant,
Les premiers épis mûrs qu’on trouvait dans son champ,
Et les plus beaux raisins de la vigne nouvelle
N’étaient jamais cueillis pour d’autre que pour elle.
Il fallait voir surtout, quand les mois, dans leur cours,
Des fêtes de Marie amenaient les grands jours,
Comment le peuple en foule et rempli d’allégresse,
Allait à sa chapelle ouïr la sainte messe ;
Comment de verts festons l’autel était paré,
Comment le moins dévot, se sentant inspiré,
Demandait en tremblant que sur son front docile
Le prêtre murmurât quelques mots d’évangile.
Là, l’espoir se glissait au cœur de l’orphelin,
Qui souffrait un peu moins en mendiant son pain ;
L’amante qui voulait changer de destinée
Priait et devenait épouse dans l’année.
Puis le soir, près du chêne, au son du chalumeau,
Joyeuses commençaient les danses du hameau.
Ces plaisirs étaient purs, et la douce madone
Ne s’en offensait point, s’ils n’offensaient personne.
Mais pourquoi m’égarer à vous entretenir
De ces temps qui jamais ne pourront revenir.
La madone a péri, la chapelle en ruine,
A perdu pour toujours son hôtesse divine,
Les troupeaux viennent paître où priaient nos aïeux,
Et pourtant, peuple ingrat, nous passerons comme eux ! »
Adolphe Souillard de SAINT-VALRY.
Paru dans les Annales romantiques en 1825.