La fille de Riga

 

 

Aux fêtes de Castri 1 la jeunesse accourue,

Et de joie et d’amour paraissait s’enivrer :

Tout à coup, au milieu de la foule éperdue,

L’œil hagard, une vierge est soudain apparue,

            Et se prend à pleurer.

 

Du malheureux Riga, c’est la fille insensée.

Au milieu des tombeaux, errante nuit et jour,

Recouvrant par accès sa raison éclipsée,

L’amour de son pays survit à sa pensée ;

            C’était son seul amour.

 

Les danses et les chants s’interrompent pour elle.

L’audace brille encor dans son regard distrait ;

Du sublime Riga c’est le regard fidèle !

On l’entoure, on l’admire ; elle était jeune et belle :

            Elle parle, on se tait.

 

« Danserez-vous encore au bruit de vos défaites ?

« Ô Grecs, écoutez-moi, moi, fille d’un héros !

« Croyez à mes discours ; les mourants sont prophètes :

« On veut flétrir vos cœurs ! vous êtes à ces fêtes

             « Conduits par vos bourreaux.

 

« La foudre me frappa, ma parole est sacrée ;

« Écoutez, du Limbo j’ai recueilli la fleur ;

« J’ai parcouru, pieds nus, le mont du Lycorée,

« Et la main vers Stamboul, d’une voix inspirée

             « Je m’écriai : Malheur !

 

« Alors de l’avenir l’image désolante

« Vint, comme un songe affreux, avertir ma douleur ;

« Trois fois vers l’occident je me tournai tremblante ;

« Et, trois fois, secouant ma tunique sanglante,

             « Je répétai : Malheur !

 

« Malheur ! malheur à vous, Grecs ! si dans trois années,

« L’Archipel belliqueux ne domine les mers.

« Malheur ! malheur à ceux dont les mains enchaînées

« Ne sauront conquérir de nobles destinées,

             « Même au sein des revers !

 

« Vous tomberez, cités, vous qui dans l’esclavage

« Croirez contre la mort trouver de sûrs abris.

« À l’ennemi commun tu livres ton rivage,

« Scio, vois la Vengeance et le pâle Ravage

             « S’asseoir sur tes débris.

 

« Écoutez ! notre sang dans nos plaines fécondes,

« Bientôt, n’en doutez pas, va couler par torrents.

« Puissent ces flots de sang, mêlés avec les ondes,

« Se changer en poisons dans ces coupes immondes

             « Où boivent nos tyrans !

 

« Malheur à toi, sultan ! ton règne enfin s’achève !

« L’hydre de la révolte a mesuré ton rang :

« En vain tu veux briser sa tête sous ton glaive !

« Elle croit sous le fer, l’orage la relève ;

             « Le sang paira le sang !

 

« Et vous tous, rois chrétiens, quand la croix vous rassemble

« Est-ce pour protéger Mahomet contre nous ?

« Protecteurs des tyrans, que votre peuple tremble !

« Alliés du sultan, soyez maudits ensemble ;

             « Malheur ! malheur à vous !

 

« Vous nous devez vos lois, vos arts et Massilie !

« Du sang de notre Christ vous nous déshéritez ;

« L’Europe, par ses vœux, à nos destins s’allie,

« Mais contre leurs sujets, dans l’Europe avilie,

             « Les rois sont révoltés.

 

« Grecs, n’en espérez rien ; rien, sinon le parjure.

« Levez-vous et marchez, marchez toujours unis.

« Dans les pleurs, dans le sang, vengez tous votre injure.

« Moi, fille de Riga, moi, dont la bouche est pure,

             « Frappez ! je vous bénis.

 

« J’ai prédit vos destins, j’ai lancé l’anathème,

« Et je sens de mes jours s’éteindre le flambeau ;

« Castri, ton sol est libre à mon moment suprême.

« Pour la liberté sainte, il est, dès ce jour même,

             « Conquis par mon tombeau. »

 

Elle dit, et n’est plus... De la pauvre insensée,

Bientôt on oublia la mort et les leçons.

Loin de son corps meurtri la foule dispersée,

De ses propres malheurs détourna sa pensée

            Et reprit ses chansons.

 

À la danse, au plaisir le sistre encore appelle ;

Quelques danseurs pourtant n’ont point repris leur rang,

Et l’on trouva tracé, dès l’aurore nouvelle,

Aux rochers du Parnasse, aux murs de la chapelle :

            « Le sang paira le sang ! »

 

 

 

X. B. SAINTINE.

 

Paru dans les Annales romantiques en 1825.

 

 

 



1 Petite ville bâtie sur les ruines de l’ancienne Delphes, près du mont Parnasse.

 

 

 

 

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