Le jour sans lendemain
par
Jules SANDEAU
J’ai connu une grand-mère qui était bien la plus charmante des grand-mères. Au prochain automne il y aura deux ans qu’elle est morte. Elle est morte dans son fauteuil sur la terrasse de son château, les mains dans celles de ses petits-enfants, les yeux tournés vers le soleil qui se cachait derrière les coteaux jaunissants. Deux heures avant de s’éteindre elle parlait encore aux amis qui l’entouraient : elle s’entretenait avec un grand sens des choses de la vie présente, avec un religieux espoir des promesses d’une autre vie. Lorsqu’elle sentit que ses forces l’abandonnaient et que le dernier jour était venu pour elle, elle demeura silencieuse et ne nous adressa plus que quelques pâles sourires. Il vint un instant où elle se tourna doucement vers ses vieux amis, ceux qui n’avaient jamais délaissé sa fortune et qui, mêlant toujours les branches de leur vie aux rameaux de la sienne, avaient fleuri aux mêmes brises et s’étaient glacés aux mêmes autans : elle voulut parler, mais, les paroles expirant sur ses lèvres, elle contempla avec attendrissement ces vieux compagnons de son long pèlerinage, et sa main leur envoya le suprême adieu. Elle s’éteignit avec tant de sérénité que les lugubres images de la mort ne flottèrent pas un instant autour d’elle, et que son dernier regard put s’arrêter sur des visages calmes, tendres et résignés ; elle n’eut à subir aucune des importunités de la douleur et de la tendresse : pas un sanglot n’éclata auprès d’elle, pas une larme ne coula sur ses doigts blancs et desséchés. Les enfants, agenouillés sur la terrasse, ne comprenaient rien à cette scène des adieux éternels, et le plus jeune, grimpé sur l’un des bras du fauteuil, jouait avec les cheveux qui pendaient en boucles argentées le long des joues amaigries de l’aïeule. Nous étions groupés autour de son siège, tous silencieux et recueillis, et l’on n’entendait parmi nous que les mélodies du soir, le bruit des feuilles qui tombaient sur le sable de l’allée, l’angélus que le vent apportait de la ville voisine, le bêlement des troupeaux qui rentraient dans les étables, et les chants des bouviers, lents et mélancoliques comme tous les chants primitifs. Entre cette soirée d’octobre et la fin de cette existence, entre ce ciel gris et doux que le soleil abandonnait et cette figure pâle et sereine d’où la vie allait se retirer, il y avait tant d’harmonie, de rapports et de convenances, que le drame de la terrasse semblait une scène détachée de la nature agonisante, et qu’il était difficile de ne pas en confondre les teintes avec les teintes automnales.
Ainsi mourut cette grand-mère ; elle mourut adorée de tous. Comme elle a sa place dans un monde meilleur, si ce monde meilleur existe, ses enfants et ses amis ne l’envient point au ciel ; mais ils parlent d’elle sans cesse, et le souvenir de l’aïeule est une de leurs religions sur la terre ; elle se mêle encore à tous nos regrets, elle manque à toutes nos joies : elle était la vie de nos réunions ; l’âme de toutes nos fêtes. Elle avait beaucoup vu, beaucoup senti, beaucoup souffert ; à la grâce, à l’esprit, à un grand savoir de toutes choses elle joignait un trésor plus inappréciable qu’elle avait retiré de sa lutte avec la douleur : je veux parler de l’indulgence. Ce mot seul renferme le secret de la vie tout entière. Sa jeunesse fut pleine d’agitations ; mais, après avoir consumé ses plus belles années à chercher vainement le bonheur dans des régions orageuses, elle le trouva dans les joies de famille, qu’elle avait si longtemps méconnues, et ses derniers jours s’écoulèrent au milieu des bourgeoises félicités, que la poésie a jusqu’ici trop dédaignées peut-être.
Parmi les jeunes gens qui se trouvaient auprès d’elle des enseignements de tout genre, j’étais à coup sûr le plus tendre et le plus assidu. J’avais cru découvrir sous la gaieté de son caractère et sous l’égalité de son humeur douce et facile quelque chose de triste et de souffrant, et il me semblait parfois que toute l’indulgence de son cœur cachait mal un grand fonds de scepticisme et d’amertume. Nous avions, le soir, dans l’allée de tilleuls qui borde le jardin, de longues conversations sur la vie, qu’elle achevait et que je commençais à peine. Je partais de la ville à la chute du jour, et je la trouvais ordinairement sur le perron, au milieu de ses filles et de ses petits-fils. Étranger dans le pays, je m’étais fait de cette famille une famille de prédilection. Lorsqu’on s’était vu, qu’on avait causé de choses et d’autres, qu’on avait bien joué avec les enfants sur la pelouse, la grand-mère appuyait son bras sur le mien et nous allions sous les tilleuls reprendre nos chères conversations du soir. Je ne sais guère quel charme nous attachait l’un à l’autre : jeune et impatient de connaître, je cherchais peut-être en elle la science amère de la vie ; effrayée de vieillir, peut-être cherchait-elle en moi quelque reflet de sa jeunesse. Quoi qu’il en soit, nous nous aimions l’un l’autre. J’aimais surtout à remonter avec elle le cours agité de ses années ; je me plaisais, aux heures d’épanchements, à détacher quelques pages du livre de son existence ; et, bien que ces entretiens fussent féconds pour moi en désenchantements, je les recherchais avec avidité, tant j’avais hâte de mordre à l’écorce de l’expérience.
Un soir j’arrivai plus tard que de coutume : je trouvai le perron désert ; les serviteurs m’apprirent que la famille était partie le matin pour Saint-Brice, une petite propriété voisine ; la grand-mère seule était restée. Le monde, qui lui semblait autrefois trop petit, n’allait plus pour elle au delà des tilleuls qui entouraient le château d’une double ceinture de feuillage. Je l’aperçus dans notre allée, marchant lentement, pensive et solitaire. Nous étions alors aux premières journées du printemps ; l’air était froid et pénétrant : je courus à elle et je l’engageai à rentrer. Mais elle était distraite, et, sans répondre à mes instances, elle prit mon bras, et nous nous dirigeâmes tous les deux en silence vers l’endroit le plus calme et le plus retiré du jardin.
– Grand-mère, lui dis-je enfin (nous l’appelions tous grand-mère), vous êtes triste : qu’avez-vous ? quel nuage a passé aujourd’hui devant votre soleil ?
– Mon soleil est bien pâle, dit-elle, et ses rayons ne me réchauffent plus. Oui, mon garçon, je crois que tu as raison : je suis triste. Le retour des beaux jours me fatigue et ne me ranime pas : j’ai respiré toute la journée cet air enivrant des feuilles nouvelles ; j’ai foulé ce gazon, je me suis reposée sous nos lilas en fleurs, et je me suis dit avec quelque amertume que nous autres nous n’avons qu’un printemps, et que notre hiver vient bien vite.
– Oui, lui dis-je ; mais on assure que nous allons refleurir dans un monde plus beau où le printemps est éternel.
– C’est possible, dit-elle en prenant une prise de tabac dans une boîte de platine russe ; mais, quelques merveilles qu’on nous raconte de ce monde qui nous attend, nous ne quittons jamais sans regrets notre sale et triste planète.
Je voulus profiter des dispositions où je la trouvais pour lui annoncer une fâcheuse nouvelle : après quelques instants de silence :
– Vous savez, lui dis-je d’un air presque indifférent, tant je craignais de donner à mes paroles trop d’importance et de solennité, vous savez que Mario est mort ?
– Mario est mort ! s’écria-t-elle en s’arrêtant brusquement.
Je la regardai à la clarté de la lune : son visage exprimait de l’effroi, mais point de douleur.
Ô saint égoïsme ! chaque année qui passe sur notre tête dessèche dans notre cœur quelque beau sentiment, y tarit quelque noble source ; mais toi tu t’épanouis au souffle du temps, et chaque jour tu te prélasses plus radieux et plus florissant sur les débris souillés de notre âme ! La grand-mère et Mario s’étaient longtemps aimés ; cet amour avait rempli les plus belles années de leur jeunesse. Orageux comme tous les amours, plein de joies inquiètes et de passions turbulentes, cet amour s’était brisé comme tous les amours de la terre ; mais, bien que séparés par cette terrible loi du destin qui veut que tout ici-bas se brise, se flétrisse et passe, tous les deux n’avaient pu rester étrangers l’un à l’autre, et plus d’une fois sans doute ces cœurs désunis avaient dû se fondre dans une même pensée de tendresse et de sollicitude : eh bien, la grand-mère ne vit dans la mort de Mario qu’un avertissement funeste, cette mort lui rappela seulement que l’heure du départ allait bientôt sonner pour elle.
– Ah ! Mario est mort, reprit-elle d’un ton plus calme. C’est mourir bien jeune, il me semble.
– À coup sûr, ajoutai-je avec empressement ; il était votre aîné.
– Certainement, certainement, dit-elle en reprenant mon bras qu’elle avait quitté avec un sentiment de terreur, il était mon aîné.
– Et puis on assure qu’il faisait des excès.
– Sans doute il devait en faire : on ne meurt point ainsi à son âge.
Je ne pus m’empêcher de sourire tristement : Mario comptait, bien, de son vivant, cinq ou six ans de moins que son amante, et il venait de s’éteindre au fond d’une campagne où sa vieillesse s’était écoulée pauvre, oubliée et solitaire. Pendant le reste de la soirée, Mario fut le sujet de notre entretien sous les tilleuls : à l’âge qu’avait la grand-mère on ne vit guère que dans le passé, et elle aimait assez à feuilleter ses anciens jours ; à l’âge que j’avais alors on ne vit guère que dans l’avenir, et je me plaisais à en deviner les formes incertaines à travers les souvenirs un peu confus de ma vieille amie. Je la laissai donc me parler de Mario. Elle me parla longuement de lui ; mais son cœur, aussi froid que les cendres de son amant, ne laissa pas échapper un éclair d’amour et de jeunesse.
– Mon Dieu ! m’écriai-je avec douleur, toutes les affections finissent-elles donc de la sorte ? ne reste-t-il jamais rien, que quelques tisons noirs et glacés, de ces feux qui promettaient une flamme éternelle ? un jour arrive-t-il infailliblement où le cœur ne bat même plus au souvenir de ce qu’il a tant aimé ?
– Hélas ! oui, dit-elle en soupirant, presque toujours il en arrive ainsi.
– Grand’mère, la vie serait-elle réellement aussi triste que vous me la montrez parfois ?
– Mon fils, répondit-elle en me frappant sur l’épaule, puisses-tu dans quinze ans t’adresser encore cette question !
– Puissé-je surtout vous l’adresser, grand-mère !
Elle secoua la tête d’un air de doute, puis elle reprit après un court silence :
– Vois-tu, mon garçon ? si la vie est mauvaise, c’est notre faute à tous. Aussi n’avons-nous pas le droit de l’accuser, et c’est à peine si je me permets pour mon compte une plainte dans mon propre cœur. Va, le ciel a été prodigue de bienfaits envers sa créature, mais nous avons tout gâté ; et nous murmurons contre le Créateur ! Que dirons-nous, grand Dieu, lorsque tu nous demanderas compte des trésors que tu nous as confiés ? Pareilles à ces liqueurs d’Orient qui laissent un parfum éternel au vase qui les a contenues, les affections, même en s’épuisant, pourraient imprégner de suaves souvenirs l’asile qu’elles ont habité ; mais dans quelle âme une affection humaine a-t-elle pu séjourner sans y altérer sa pureté primitive ? dans quel cœur l’amour n’a-t-il point déposé en se retirant un peu de lie et d’amertume ? C’est que nous abusons de tout, mon enfant ; c’est qu’aveuglés par la jouissance, nous ne savons jamais prévenir la satiété ; c’est qu’au lieu de tailler dans le vif, nous flétrissons tous les sentiments avant de les arracher de notre cœur opiniâtre. Tous nos amours ressemblent à ces feuilles de l’automne qui ne tombent que lorsque le soleil et le vent les ont jaunies et desséchées, et que nous traînons indifféremment sous nos pieds sans nous rappeler que, vertes et luisantes, elles ont ombragé nos têtes. Nous sommes si ingrats envers le bonheur qui n’est plus ! quelques jours d’ennui et de dégoût ont bientôt effacé des années de félicité. Et puis le monde n’est-il pas là pour porter sur nos plaies ses mains grossières et venimeuses ? a-t-il assez de paroles empestées, assez de basses calomnies, assez de pavés et de boue pour élever un mur infranchissable entre deux pauvres âmes que le destin a désunies ? Le monde ne pardonne point au bonheur qu’il ne sanctionne pas : il en mine sourdement le fragile édifice, et quand l’édifice a croulé il en salit les débris, il en remue incessamment les ruines, pour que la fleur du souvenir ne puisse y croître et s’y épanouir. Ah ! si je te contais tout au long l’histoire lamentable de ma liaison avec Mario, tu t’étonnerais moins peut-être de trouver ma mémoire infidèle, ingrate et glacée.
– Grand-mère, lui dis-je, contez-moi cette histoire.
– À quoi bon ? L’humanité gravite pêle-mêle vers le même abîme : l’exemple des anciens n’a corrigé personne. D’ailleurs pourrais-je encore ranimer les cendres de mon cœur, et le vent de l’âge ne les a-t-il pas dispersées ?
Nous marchions depuis quelques instants en silence. Une bise extrêmement froide soufflait du nord ; le gazon de l’allée et les feuilles des arbres étaient déjà humides de la rosée de la nuit : j’entraînai ma vieille compagne vers la terrasse du château et nous entrâmes dans le salon. Elle s’étendit sur son canapé devant un grand feu de sarment, et j’allai m’asseoir à ses pieds.
– Écoute, me dit-elle après s’être longtemps recueillie : je veux te conter une histoire de ma vie que personne n’a jamais entendue, et dont j’ai gardé le secret enfoui comme un trésor dans mon sein. Je vais déflorer pour toi le seul souvenir de ma jeunesse qui soit resté pur dans mon vieux cœur, le seul amour qui m’aura suivie toujours brûlant jusqu’au tombeau ; je vais pour la première fois faire entendre un nom que je n’ai prononcé, durant trente ans et plus, que dans le silence des nuits et dans la solitude de mes jours. Approche donc : viens lire dans ce coin de mon âme où nul regard humain n’a encore pénétré ; entre avec respect dans ce sanctuaire que le désenchantement n’a jamais profané, où le feu sacré brûle encore.
– Ce n’est donc pas l’histoire de Mario ? m’écriai-je, presque effrayé de la solennité de ce début épique.
– Non, dit-elle : c’est une autre histoire.
Je m’étais assis sur le canapé auprès d’elle.
La grand-mère ouvrit sa boîte de platine, se barbouilla le nez d’une prise de tabac d’Espagne, et après en avoir savouré quelques instants le parfum et la saveur :
– Dans ce temps-là, commença-t-elle en remettant sa boîte dans sa poche, je ne prenais pas de tabac ; j’étais jeune, on vantait ma beauté. Un grand fonds de hardiesse et d’impertinence, un caractère ardent, une tête un peu folle, et surtout un profond mépris pour tout ce que le monde appelle convenances, m’avaient acquis déjà une certaine réputation d’esprit et d’originalité ; dans le monde on me trouvait drôle. Je crois, mon enfant, que je devais faire alors une pécore assez insupportable. J’avais vingt ans, de la fortune, un mari excellent qui m’adorait, des serviteurs fidèles qui m’avaient vue naître, des amis charmants et dévoués, de joyeux compagnons soumis à toutes mes fantaisies, obéissant à tous mes caprices ; mes troupeaux paissaient dans mes grasses prairies, mes vignes et mes bois couvraient les coteaux d’alentour ; deux chevaux noirs et luisants ébranlaient les pavés de la ville voisine sous les roues de ma calèche anglaise ; un alezan brûlé, aussi docile à ma voix que le grand lévrier qui galopait à mes côtés, me faisait voler dans la plaine. Qui n’aurait cru à mon bonheur ? Moi seule je n’y croyais pas : je nourrissais ce vague ennui dont nous avons tous reçu le germe fatal en naissant, je le nourrissais avec complaisance ; je me révoltais en secret contre ma prosaïque existence ; j’aurais voulu remuer à tout prix ce lac dont les eaux dormantes réfléchissaient toujours les mêmes aspects et les mêmes ombrages. Mes amis m’aimaient trop, mes prés étaient trop fertiles, l’amour de mon mari me semblait trop paisible ; mon mari lui-même m’apparaissait souvent sous un jour bien terne et bien vulgaire : cet homme grossier faisait valoir mes propriétés, augmentait chaque année mes revenus, s’occupait d’engrais et calculait sur les regains ! Que de fois n’ai-je pas lancé avec fureur mon coursier à travers champs, lui faisant franchir, au risque de me rompre le cou, les fossés, les haies et les barrières ! J’avais besoin d’agitation, je ne savais où jeter l’énergie qui me dévorait ; le calme m’indignait, j’appelais la tempête, folle que j’étais ! Mais telle est la vie. Nous partons tous du même point pour arriver au même terme : nous commençons toujours par armer en corsaires, toujours nous finissons les pieds dans la flanelle.
Je me trouvais dans ces dispositions lorsque je reçus une invitation de Mme B*** pour aller passer une journée au château de la Chênette. Mme B*** (tu ne l’as pas connue, car elle était morte que tu n’étais pas au pays) a tenu longtemps le sceptre du ridicule dans une contrée où, Dieu merci, le ridicule n’a jamais manqué. Femme bel esprit, sa maison fut longtemps à la ville une succursale de l’hôtel de Rambouillet : toutes les Sévigné de l’endroit s’y rendaient le soir une fois par semaine, et là on parlait d’art, de morale et de littérature. C’est à faire frémir, rien que d’y penser ! La France n’était point encore sortie de la tourmente populaire qui l’avait si rudement secouée : alors Mme B***, farouche républicaine, eût porté, je crois, le bonnet rouge, si le blond de ses cheveux n’eût menacé de se confondre avec la couleur de sa coiffure. Disons en passant que ses opinions ne lui coûtaient rien, et que ses sentiments étaient moins roturiers encore que sa naissance. Lorsque les parchemins et les titres reparurent sur l’eau, Mme B*** songea qu’il était temps de se désencanailler : elle ne pouvait anoblir les registres de l’état civil, mais elle prit des airs de duchesse ; elle ne pouvait blasonner sa patache, mais elle armoria ses gestes et son langage ; ses gens portèrent livrée, et la méchante masure que je pourrais te montrer à l’horizon, entre deux massifs de chênes, ne s’appela plus que le château de la Chênette.
J’aimais son fils, qui valait mieux qu’elle, et j’acceptai l’invitation. D’ailleurs Mme B*** me plaisait comme étude : elle me détestait par goût et me recherchait par orgueil, et je m’amusais à observer la lutte qui s’établissait toujours à mon aspect entre sa haine et sa vanité, deux mauvais sentiments auxquels je n’ai jamais cherché à servir de point de mire, sois-en bien persuadé, mon garçon. Mon mari était absent : je partis à cheval, par une matinée d’automne, accompagnée seulement d’un serviteur qui suivait à distance. Je n’ai jamais pu me soumettre à cette manie qui veut que nous ne puissions faire un pas sans avoir un laquais à nos flancs ou sur nos talons. Je mis bien quatre heures à faire le trajet, qui en demandait deux à peine : j’étais triste, rêveuse, préoccupée ; je pressentais confusément dans ma destinée quelque chose d’irréparable.
Le fils de Mme B*** m’attendait dans le sentier couvert qui sert encore d’avenue à la Chênette.
– Prenez votre courage à deux mains, me dit-il : ma mère a réuni tout ce que le pays a de mieux.
– Ah ! diable ! lui dis-je en sautant à bas de mon cheval, ce sera ennuyeux à mourir !
– Oui ; mais nous sommes quelques bons compagnons bien décidés, pour nous distraire, à risquer un peu de scandale. Êtes-vous des nôtres ?
– Toujours ! m’écriai-je avec joie, tant j’avais hâte d’échapper aux mille pensées qui m’oppressaient.
Je jetai ma jupe d’amazone sur ma selle, et, laissant flotter la bride sur le cou de ma monture, qui nous suivit docilement en enlevant les branches encore vertes du buisson, je pris le bras de mon camarade, et nous arrivâmes ensemble au château. La cour était encombrée de chars à bancs et de carrioles d’osier ; les garçons meuniers et les valets d’écurie, déguisés en laquais de bonne maison, se croisaient en tous sens ; c’était un remue-ménage infernal. Aussitôt qu’elle m’aperçut, Mme B*** vint à moi et m’embrassa avec effusion. Si elle avait pu me tordre le cou, elle l’eût fait de grand cœur, je te jure.
– Ah ! ma chère, quel bonheur de vous avoir ! Je vous attendais, je tremblais que vous ne vinssiez pas : vous êtes si rare ! Comment pourrai-je jamais reconnaître !...
– Cela est bien facile, lui dis-je : faites-moi donner un verre d’eau : je meurs de soif.
– De l’eau ! quelle horreur ! Vous prendrez de l’eau rougie ?
– Non, de l’eau pure.
– De l’eau sucrée ?
– Je ne prendrai que de l’eau pure.
– Mais, ma chère, cela ne se peut pas. Nous avons du cidre, de la bière ; on pourrait envoyer chercher du sirop à la ville.
J’entendais à deux pas de moi le bruit clair et frais d’un filet d’eau qui devait se perdre sous la mousse dans les allées en pente du jardin : pour en finir avec cette lutte entre l’eau pure, le sirop de groseille et le vin du cru, pour en finir surtout avec la soif qui me dévorait, je m’approchai de l’endroit d’où partait ce bruit argentin, et je trouvai bientôt une source limpide qui s’était creusé sous un bouquet de coudriers un lit tout tapissé de lichens et de fontinales. Je m’agenouillai sur la marge, et j’aspirai tout à mon aise l’onde froide et aromatisée par la menthe qui croissait sur les bords. Malheureusement je portais alors de longs cheveux bouclés qui couvraient mon cou et mes épaules : lorsque je me relevai, je secouai par un brusque mouvement de tête mes cheveux, qui s’étaient abreuvés comme moi de l’eau de la source, et j’aspergeai d’une rosée glacée le visage de quinze ou vingt bégueules qui s’étaient groupées derrière moi et que je n’avais pas aperçues. Tu ne saurais imaginer, mon cher enfant, le succès qu’obtint cette inconvenance involontaire : je fus perdue pour le reste du jour dans l’opinion de la société ; il fut décidé que j’avais un genre exécrable, et le substitut du procureur du roi me compara à Diogène qui buvait dans le creux de sa main. Je me résignais à maigrir d’ennui lorsque j’aperçus enfin les quelques amis que m’avait annoncés le fils de Mme B***. Je les connaissais tous : c’étaient presque tous mes compagnons d’enfance, tous jeunes gens joyeux, simples et bons. Nous organisâmes une bande à part dont je fus l’héroïne. Il fut résolu que tous m’escorteraient à cheval, le soir, jusqu’à ma campagne, et que nous passerions par la ville. J’envoyai donc mon domestique m’attendre à Saint-Florent, à l’hôtel de la Tête-Noire, et je me préparai à secouer l’ennui rongeur qui me consumait.
Après le déjeuner nous étions réunis en groupes divers dans la cour et nous mettions aux voix l’emploi de la journée lorsque nous vîmes entrer d’un pas lent et lourd un énorme cheval de meunier tout blanc encore de la farine qu’il portait depuis dix ans du matin au soir, et sur lequel était penché un petit jeune homme tout blond, tout mince et tout pâle. Le cheval s’arrêta pesamment au milieu de nous. Des éclats d’un rire bruyant accueillirent cette entrée triomphale, et le petit jeune homme, immobile sur sa monture, nous regarda d’un air naïf, embarrassé et souffrant.
– C’est Roger ! s’écria-t-on de toutes parts.
– Qu’est-ce que Roger ? demandai-je à mon voisin.
Au même instant Mme B*** me prit à part et me dit :
– C’est le petit Roger, mais il a beaucoup d’esprit.
Cette impertinence m’intéressa tout d’abord au petit Roger. Je m’informai de lui : j’appris qu’il était fils d’une famille honnête et modeste depuis peu de temps établie dans le pays. Les jeunes gens de Saint-Florent l’aimaient, et le fils de M me B***, l’ayant invité à la fête que donnait sa mère, l’avait engagé à s’y rendre sur le cheval de moulin qui faisait tous les jours le double trajet de la Chênette à Saint-Florent et de Saint-Florent à la Chênette. Ce cheval était de plomb, et Roger avait mis cinq heures à faire deux petites lieues. J’observai ce jeune homme : il devait avoir vingt ans au plus ; il était silencieux, fier et timide ; je remarquai en lui une élégance de manières qui me frappa. Plus je l’observai, plus je trouvai qu’il n’avait rien de commun avec mes bruyants et robustes amis. Je n’avais connu jusqu’alors aucun être qui lui ressemblât, et cependant son aspect répondait vaguement à je ne sais quel type gracieux et poétique qui se glissait dans tous mes rêves et vers lequel mon âme déployait incessamment ses ailes. On m’avait vanté son esprit, et je ne sais pourquoi je ne songeai pas à lui en chercher. Chose étrange ! durant le jour entier nous n’échangeâmes pas un geste, une parole, deux fois seulement nos regards se rencontrèrent ; et cependant je comprenais déjà confusément que ma destinée était changée, et que cet être qui venait de m’apparaître pour la première fois riverait à ma vie un souvenir éternel.
Le reste de la journée s’écoula avec une incroyable rapidité : la voix de Roger venait à mon cœur comme une délicieuse harmonie que je n’avais encore entendue que dans les songes de mes nuits tourmentées ; sa présence était pour moi une préoccupation de tous les instants qui me charmait à mon insu ; il y avait autour de lui je ne sais quelle atmosphère enchantée où je me plongeais avec ivresse. Je ne m’avouais aucun des sentiments dont j’avais si longtemps couvé le germe et qui venaient d’éclater subitement ; je ne précisais rien, je ne prévoyais rien : seulement je me sentais heureuse, ma poitrine aspirait l’air avec joie, la vie me semblait plus légère, et j’écoutais avec ravissement une voix mystérieuse nouvellement éclose qui chantait dans mon âme. Je ne m’inquiétais pas de savoir si je devais jamais revoir Roger, je n’y songeais même pas : je vivais tout entière dans la sensation présente sans me soucier de l’avenir, sans me demander si cette apparition de quelques heures aurait jamais un lendemain. Jours d’amour et de jeunesse, jours de mol abandon et de joyeuse imprévoyance, vous que nous appelons le temps de la folie et qui peut-être étiez celui de la sagesse, beaux jours, qu’êtes-vous devenus ?
Le soir arriva vite. À huit heures nous étions tous en selle. Mme B*** me fit observer que j’allais blesser toutes les convenances en me mêlant ainsi, jeune, belle et seule de mon sexe, à cette jeunesse turbulente. Mme B*** avait raison dans le sens du monde, mais je me souciais peu du monde, et j’avais tellement confiance dans la droiture de mes intentions que je cédais toujours sans crainte à mes caprices. D’ailleurs cette turbulente jeunesse me vénérait comme une sœur ; et j’ai vu partout mon étourderie entourée de plus de respect que n’en obtint jamais la réserve de toutes nos prudes. Je ne répondis donc à Mme B*** qu’en faisant piaffer mon alezan et siffler ma badine, et je donnai le signal du départ en lançant cheval au galop. Tous les cavaliers me suivirent, et nous disparûmes bientôt dans un tourbillon de poussière. Nous allions comme une bourrasque à travers champs et villages : les pierres du sentier jetaient des étincelles sous les pieds de nos coursiers ; les chiens des hameaux nous poursuivaient en aboyant, et les paysans effrayés accouraient sur le seuil de leurs portes pour nous regarder passer.
J’avais tenu longtemps la tête de la cavalcade. Oppressée par la rapidité de la course, sentant que mon cheval, excité par le bruit du galop qui retentissait derrière moi, prenait à chaque instant une vigueur nouvelle, et craignant de ne pouvoir bientôt modérer l’ardeur qui l’emportait, je résolus d’abandonner la route à la fougue de mes compagnons, et je me jetai par un biais habilement ménagé dans une terre de labour. Comme la nuit était obscure, aucun d’eux ne s’aperçut que je manquais à leur tête ; et au bout de quelques minutes je n’entendis plus qu’une rumeur confuse qui allait en s’effaçant et qui finit bientôt par se perdre.
Je ne sais pourquoi j’éprouvai alors, en me trouvant seule au milieu du recueillement des prairies, un sentiment de joie indéfinissable. Effrayée de ce bonheur sans nom qui m’arrivait comme par rafales, je m’interrogeais avec anxiété : je me demandais ce qu’il y avait de changé dans ma vie, pourquoi j’étais partie, le matin rêveuse et préoccupée, pourquoi, le soir, je revenais joyeuse ; quelle brise avait dissipé les nuages de mon ciel, quel rayon de soleil en avait éclairci l’azur. Je craignais de me trouver coupable ; je cherchais à comprimer les élans de ma félicité, à chasser de mon cœur je ne sais quelle image qui l’assiégeait sans cesse. Il me semblait aussi que de nouvelles facultés venaient d’éclore en moi : mes perceptions étaient plus nettes et plus rapides, mes sens plus fins et plus délicats ; je saisissais dans le silence de la nuit des harmonies qui me parlaient pour la première fois, dans la contemplation du ciel étoilé et des champs endormis des spectacles dont je n’avais jamais soupçonné jusqu’alors les merveilles et la poésie. J’avais ramené mon cheval dans le sentier : il allait à son gré, arrachant les touffes d’herbe qui croissaient sur le bord des fossés ; et moi, laissant flotter les rênes sur le cou de ma bête, je regardais la lune, qui montait à l’horizon entre les forges enflammées de Saint-Florent, pareille à un disque de cuivre sortant tout rouge de leurs fournaises. Je prêtais en même temps l’oreille aux mille cris de la campagne : les insectes bruissaient dans les sillons, les courlis vagissaient dans les roseaux des marais, les fruits sauvages qui se détachaient autour de moi tombaient avec un bruit mat sur le gazon, et j’entendais au loin les chanvreuses qui battaient le chanvre dans les hameaux. Soudain un bruit que je ne reconnus pas se mêla à tous ces murmures. Mon alezan le reconnut bien, lui : il s’arrêta tout à coup et dressa les oreilles en hennissant. C’était le pas lent et paisible d’un cheval qui suivait le même sentier et qui sans doute se rendait à la ville. Bientôt les pas se rapprochèrent, et, au détour du chemin, je vis apparaître, comme un rayon de la lune, mon doux et blanc Roger penché mélancoliquement sur sa pacifique monture.
Lorsque Roger se trouva près de moi, les deux chevaux, qui tous les deux avaient la bride sur le cou, se mirent à tailler la haie et à tondre le gazon de compagnie ; Roger et moi nous nous regardâmes. Je balbutiai quelques paroles, Roger n’essaya pas un mot. Je ne savais quelle contenance tenir : je toussais, je tirais mon mouchoir, j’allongeais et je raccourcissais les courroies de mon étrier. Enfin je me rassurai en pensant que Roger était aussi troublé que moi, et je me décidai à nous sauver tous deux de cette position difficile.
– Monsieur, lui dis-je en assurant ma voix, je vous croyais avec nos amis.
Roger ne répondit qu’en me montrant d’un air piteux le lourd animal qui passait à coté du mien.
– Aucun de nous n’y a songé, monsieur : nous eussions mesuré le pas de nos chevaux à l’allure de votre bête.
Roger s’inclina légèrement et ne répondit que par un triste sourire.
Découragée par la concision de ces réponses silencieuses, je relevai la bride de mon cheval ; Roger en fit autant, et nous nous mîmes à chevaucher cote à côte sans échanger une parole ni même un regard. Je crois, mon enfant, que je serais allée ainsi jusqu’au bout du monde : il me semblait entendre le cœur de Roger me parler tout bas, et je remerciais secrètement ce jeune homme de ne pas troubler par des banalités le langage muet de nos âmes. Nous marchions depuis quelques instants de la sorte ; et je tremblais déjà de voir poindre à travers les peupliers la flèche du clocher de la ville, lorsque Roger, tournant vers moi sa blonde tête, me contempla longtemps avec une expression de tendresse indicible.
– Madame, me dit-il enfin d’une voix qui produisit sur moi l’effet d’une commotion électrique, je vous connais depuis deux ans : il y a deux ans, à pareille époque, que je vous ai vue pour la première fois.
Et comme je le regardais avec étonnement :
– Vous traversiez les montagnes de ma patrie ; votre frère et votre mari accompagnaient vos pas. Ne vous souvient-il plus du coteau de la Madeleine ? votre coursier, épuisé de fatigue, refusait d’en gravir la pente difficile ; la rivière grondait sous vos pieds, les monts élevaient au-dessus de votre tête leur cime dépouillée ; la nuit tombait dans les vallées, et vous cherchiez avec inquiétude un sentier moins rapide.
– Je ne l’ai pas oublié, lui dis-je.
– Vous avez donc oublié le jeune homme, me répondit Roger d’un air triste, qui saisit par le mors votre coursier découragé, et qui fut assez heureux pour vous frayer une route moins rude ?
– Je ne l’ai point oublié, lui répondis-je encore.
– Deux ans à peine sont écoulés, et cependant, madame, vous ne le reconnaissez pas.
Je baissai les yeux d’un air embarrassé et ne répondis point. Il était bien vrai que les traits de cet enfant, qui ne m’était apparu dans les monts qu’à la lueur du crépuscule, s’étaient effacés de mon souvenir ; mais si j’avais osé, et je me sentis près de l’oser, je lui aurais dit : Ô Roger ! tu ne me connais que depuis deux ans, et moi depuis que j’existe je te connais, je t’appelle et je t’aime !
Je n’avais pas la force de murmurer un mot de reconnaissance, mais comme mon cœur palpitait délicieusement en songeant que j’avais occupé déjà les secrètes pensées de ce jeune homme ! comme j’étais heureuse de lui donner tout bas le nom de mon sauveur ! comme je m’exagérais avec complaisance le danger que j’avais un soir couru dans les montagnes de la Creuse ! je me voyais suspendue entre les flots écumants et les cimes menaçantes ; la terre s’éboulait sous mes pas, et j’allais rouler dans l’abîme lorsqu’un ange gardien descendait des nuages et m’enlevait avec lui sur ses ailes. Oh ! mon enfant, lorsqu’elle est aidée par l’amour, quel poète que la mémoire ! Ce fait, qui la veille ne m’eût semblé qu’un incident vulgaire, se revêtait alors d’une incroyable solennité, et je m’écriais dans mon muet enthousiasme : Vous à qui je dois déjà une existence, envoyé de Dieu, complétez votre œuvre : venez me donner encore la vie de l’âme, cette vie sans laquelle l’autre nous fait regretter le néant.
Je ne savais ce qui se passait dans l’esprit de Roger, mais je le supposais agité de tout le trouble qui remplissait le mien. Après un long silence je me hasardai à le questionner sur sa patrie, d’où l’avait exilé la fortune de sa famille. Il me parla avec enthousiasme du petit pays ou il était né : j’en avais visité les sites pittoresques, il m’en fit sentir les secrètes beautés ; chacune de ses paroles faisait jaillir en moi mille sources de poésies qui jusqu’à ce jour avaient dormi cachées dans mon sein. Il me parla des souvenirs de son enfance, qui s’était écoulée libre, sauvage, aventureuse au milieu de ses chères montagnes : chacun de ces souvenirs, en réveillant dans mon cœur une impression à demi effacée de mes jeunes années, me la rendait parée d’une grâce nouvelle. Il m’entretint de ses travaux, de ses études, de sa famille, qui ne vivait qu’en lui et dont il devait être un jour le soutien, et je m’initiai avec transport à tous ces projets d’un avenir laborieux et modeste. Puis, je ne sais par quelle transition, il vint à me confier les mille tristesses de son âme ; et il arriva qu’en me disant son histoire Roger me raconta la mienne. Nos deux chevaux marchaient de front : le sentier était tellement étroit que je sentais le souffle de Roger caresser mon visage et que souvent sa main venait effleurer la mienne. Nous nous arrêtions parfois pour échanger nos sentiments, pour chercher quelque rapport intime entre nos deux natures, et lorsque nous avions trouvé entre nous un lien de plus, une sympathie nouvelle, nous reprenions en silence notre lent pèlerinage, laissant nos âmes s’abîmer dans la même pensée de bonheur et d’amour.
Ah ! ne me dis pas que j’étais folle, ne me dis pas que l’amour ne naît pas ainsi d’une parole ou d’un regard, que les affections véritables germent longtemps avant d’éclore ; ne me dis pas que je m’abusais, ne flétris pas la seule fleur de ma vie qu’ait su conserver ma vieillesse. Oui, j’aimais ; oui, j’étais heureuse : je voyais enfin apparaître les rives de cette terre enchantée que j’avais tant de fois vue flotter dans mes rêves ; enfin mes illusions se changeaient en réalités, enfin je rencontrais un être qui donnait la vie aux fantômes de mon sommeil. Si tu savais combien en écoutant Roger je me remerciais de l’avoir deviné au premier abord, de l’avoir aimé sans le connaître !... Si tu savais aussi combien le système d’éducation qu’on avait appliqué à mon enfance et à ma jeunesse était en désaccord avec la vie qu’on m’avait imposée, peut-être t’étonnerais-tu moins de voir combien ma tête était mobile et mon cœur prompt à s’enflammer. Songe donc qu’au besoin mon mari eût été mon père, que les amis qui m’entouraient ne permettaient guère la tristesse que lorsque les gelées d’avril avaient brûlé les bourgeons de nos vignes ou que les eaux de la rivière avaient inondé nos guérets ; songe enfin qu’avant le jour où Roger s’offrit à moi, je n’avais jamais rencontré une créature qui plaçât le bonheur et la poésie hors de la grange et du pressoir. Au reste, mon garçon, je ne veux pas discuter ici la moralité de mes œuvres ; mais Dieu, qui a jugé durant cette soirée la pureté de mes intentions, la chaste confiance de mon âme et l’innocence de Roger, a dû voir sans colère deux enfants inoffensifs cheminant ainsi à la clarté de ses étoiles et réduisant l’amour à la plus pure, à la plus sainte des aspirations vers le ciel.
Je ne m’explique pas encore le profond oubli de toutes choses dans lequel je passai ces heures rapides et charmantes. Il s’était établi entre Roger et moi une convention tacite de ne point parler des devoirs qui me liaient à une autre existence, et nous allions, comme deux enfants de la nature échappés du bagne de la société, sans songer qu’il nous faudrait reprendre nos entraves à la barrière de la ville prochaine. Savions-nous même s’il existait des villes sous le ciel, d’autres êtres que nous sur la terre, d’autres lois dans le monde que celles qui nous attiraient l’un vers l’autre ? Le nom d’amour ne fut pas une fois prononcé entré nous : nous nous aimions sans nous le dire, sans nous l’avouer peut-être à nous-mêmes, mais aussi sans nous demander s’il était des félicités plus douces et des joies plus enivrantes que cette fraternité de goûts et de sentiments qui comptait quelques heures à peine, et qui devait, hélas ! ne point avoir de lendemain. Et cependant nous lui promettions un avenir si long et si paisible ! nous lui tressions à l’avance des jours si beaux et si sereins ! Chaque semaine ne devait-elle pas nous réunir désormais, soit à la ville, soit à la campagne ? Quel obstacle pouvait nous empêcher de nous voir plus souvent encore ? Roger me parlait d’une foule de livres dont je ne soupçonnais même pas l’existence, et que nous devions lire ensemble à l’ombre de mes bois ; nous formions mille projets d’études et de plaisirs ; nous élevions avec complaisance l’édifice d’un bonheur sans fin, et nous nous étonnions tous deux d’avoir pu vivre si longtemps séparés ; nous bénissions la destinée d’avoir enfin rapproché nos deux âmes.
Cependant nos chevaux allaient toujours ; et, bien que leurs pas mesurassent une lieue en trois heures, Roger commençait à remarquer que la ville semblait fuir devant nous, lorsque nos deux montures s’arrêtèrent brusquement. La rivière roulait devant nous ses flots argentés par la lune, et nous nous trouvions au bout d’un petit chemin creux par lequel les bestiaux devaient descendre à l’abreuvoir. Il nous fallut revenir sur nos pas : une fois hors du sentier creux, nous cherchâmes à nous orienter, mais vainement : nous ne reconnaissions aucun des accidents du paysage. Nous primes au hasard la première route qui s’offrit à nous, en suivant toutefois le cours de l’eau, qui nous ramenait à la ville. Après un quart d’heure de marche nous arrivâmes à l’entrée d’un champ d’ajoncs et de bruyères, au milieu desquels nous poussâmes nos chevaux. Mais, leurs pieds s’embarrassant à chaque pas dans les épines, ils refusèrent bientôt d’avancer. Que devenir ? Moi j’aurais voulu ne retrouver jamais ma route, et, le dirai-je ? je l’espérais presque : je me crus un instant perdue dans des landes désertes et infinies, et mon cœur battit d’une secrète joie en pensant que nous allions peut-être errer des jours entiers à l’aventure. Roger se prêtait avec tant de grâces à toutes ces folies ! Nous refaisions ensemble ce rêve que nous avons tous fait à quinze ans sous les blancs rideaux de notre alcôve : nous nous supposions dans une île inconnue. Je te laisse à penser les combats que livrait Roger pour me protéger contre les sauvages.... Enfants que nous étions !..... Le vent, qui nous apporta de la ville la onzième heure de la nuit, nous rappela bien vite à la triste réalité. Hélas ! nous pressentions déjà que sur la terre où nous marchions tous deux il n’y avait que nous de sauvages, et que c’était contre la société que nous aurions un jour à combattre ! Roger sauta à terre, et, au risque de s’ensanglanter aux plantes épineuses, il prit les deux chevaux par la bride et les tira d’une main vigoureuse. Grâce à lui nous sortîmes enfin de notre île, mais pour nous jeter de nouveau dans des parages étrangers. Nos regards cherchèrent au loin quelque sentier blanchi par la lune, mais une mer de champs et de prairies nous entourait de toutes parts ; nous savions bien que la ville était proche, mais nous n’avions pas d’issue pour aborder. Nous nous étions arrêtés près d’une haie : Roger se tenait appuyé contre l’encolure de mon cheval, et nous gardions un silence rêveur. Nous étions censés préoccupés de l’idée de notre retour, mais le fait est que nous avions des pensées tout autres, si toutefois nous pensions alors à quelque chose. Nous demeurâmes longtemps ainsi ; et je ne sais comment il arriva que ma main se trouva dans celle de Roger : Roger l’étreignit faiblement, puis il la porta à ses lèvres. Je dois te dire, mon enfant, que l’amour ne m’a jamais rien donné de plus doux que ce baiser imprimé sur ma main par des lèvres tremblantes, si ce n’est le silence qui suivit ce chaste baiser. Oh ! comme je me sentais heureuse d’être aimée d’un amour craintif et délicat ! Je retirai doucement ma main de celle de Roger et je l’appuyai sur son front, sur ce front blanc et pur que mes lèvres n’ont jamais effleuré. Roger tourna vers moi ses yeux humides et brûlants, et nos regards se rencontrèrent pour la dernière fois sur la terre.
Presque au même instant une lumière brilla à travers les arbres et des aboiements retentirent avec force autour de nous. Des chiens s’approchèrent en grondant, puis ils se mirent tout à coup à sauter devant moi d’un air joyeux et caressant : je me trouvais évidemment en pays de connaissance. Je fis un temps de galop vers l’endroit d’où partait la lumière et je frappai à la porte d’une ferme avec le manche de ma cravache. La porte s’ouvrit ; nous étions à Saint-Brice.
J’entrai dans la ferme, suivie de Roger. Une pauvre vieille femme qui m’avait vue naître et grandir était mourante dans son lit. J’allai m’asseoir à son chevet : elle me reconnut à peine. Ses mains étaient déjà glacées, son œil terne, ses lèvres livides. Les enfants dormaient paisiblement dans la même chambre sous des rideaux de serge verte ; le mari sexagénaire veillait seul sa vieille compagne. La vie de nos paysans est si misérable que le spectacle de la mort n’a pour eux rien de bien désolant ni de bien solennel. J’appris que cette bonne femme était malade depuis près d’un mois, et qu’on avait pensé seulement depuis une heure à appeler un médecin de la ville. La voisine qu’on avait chargée de cette mission jugea plus convenable d’aller chercher le curé du village, et nous vîmes bientôt arriver le vieux pasteur. Roger et moi nous nous mimes à genoux près du lit de la mourante, et nous écoutâmes la prière des agonisants. Je ne crois pas avoir vu durant toute ma vie une scène plus profondément triste : les enfants, qu’on avait réveillés et qui s’étaient levés pour assister aux derniers moments de leur mère, contemplaient d’un air endormi et stupide ce qui se passait autour d’eux ; le vieillard seul versait au pied du lit des larmes silencieuses ; la lampe venait de s’éteindre ; un morceau de suif brûlait dans le cou d’une bouteille, sur une table couverte encore des restes du souper rustique ; deux tisons rapprochés fumaient dans l’âtre, et un gros chat noir, à demi couché dans les cendres, semblait absorbé par une contemplation mélancolique devant les braises du foyer ; des mouches volaient lourdement dans l’air épais de la chambre et venaient en bourdonnant se heurter à mon visage ; au dehors on entendait des mugissements plaintifs qui partaient des étables ; les chiens aboyaient à la lune, qui s’approchait de l’horizon, et le vent qui fraîchissait sifflait tristement à la porte et mêlait ses murmures aux cris perçants des chouettes et des orfraies.
Je me retirai de cette demeure l’esprit tourmenté par des pressentiments sinistres : cette image de la mort, qui venait de se jeter d’une façon si imprévue au milieu de mes pensées d’amour, m’avait glacée d’une terreur involontaire. Je regardai Roger à la dérobée, et je ne sais pourquoi je m’effrayai de le trouver si pâle et si mince et si frêle ; moi-même je me sentais frappée de la crainte de mourir. Notre conversation avait pris un caractère plus austère : Roger, qui avait subi comme moi l’influence de cet épisode lugubre, me parla gravement de la vie présente, et pieusement de la vie meilleure qui nous était promise. Il me demanda si je croyais à l’immortalité de notre âme ; il me dit que, quoique bien jeune encore, l’idée de la mort était venue le visiter au milieu de toutes ses joies, et qu’il s’était habitué à l’envisager sans pâlir.
– La mort a cela de cruel, me disait-il avec mélancolie : c’est que toujours elle nous arrive lorsque nous sommes désenchantés de tout, que nous avons touché le fond de toutes choses, et que nos lèvres ont bu à toutes les amertumes.
– Il me semble au contraire, lui dis-je, que la mort est alors un bienfait, et que nous devons la bénir comme la fin de nos misères.
– Je pense, me répondit Roger, que nous devons la bénir à toute heure, mais surtout lorsqu’elle nous frappe au milieu de nos félicités : il doit être horrible de survivre à son bonheur, à ses croyances ; et, s’il est vrai que tout ici-bas, foi, jeunesse, amour, se fane au souffle des années, nous devons souhaiter que la main de Dieu nous enlève dans la fraîcheur de nos illusions. Bienheureux ceux qui tombent dans le luxe de leur printemps, chargés de fleurs et de feuillage ! ceux-là n’assisteront point à leur ruine, ils sont les élus du Seigneur.
– Croyez-vous donc, lui dis-je, que tout ici-bas se flétrisse et passe ? n’avez-vous point foi en des sentiments éternels ? Vous êtes bien jeune pour parler ainsi.
– Je suis bien jeune, répondit Roger, et ma vie compte un jour à peine ; mais Dieu a placé dans le sein même du bonheur le sentiment de sa fragilité : dans l’ivresse d’une grande joie, qui n’a pas désiré mourir ?
Cette conversation nous mena jusqu’à la porte du château. Mon mari n’était pas de retour, et mes gens m’attendaient sur le seuil avec inquiétude. J’engageai Roger à venir prendre quelque repos dans le salon ; je lui offris même l’hospitalité pour le reste de la nuit. Il refusa. Sans doute il avait comme moi besoin de recueillement et de solitude. Tourmentée par l’idée qu’il allait retourner seul à la ville, je voulus du moins abréger la longueur de sa route et je lui offris mon alezan, qui avait coutume de franchir cette distance en moins d’une heure.
Roger ayant accepté mon offre, je fis changer la selle de mon cheval ; et, pendant qu’un serviteur s’occupait de ce soin, nous remarquâmes Roger et moi que c’était le même animal que je montais le jour où la Providence nous offrit l’un à l’autre pour la première fois.
L’incident de cette première rencontre, qui n’eût semblé à des imaginations vulgaires qu’un effet du hasard, ne nous apparaissait plus que comme une intention du ciel, et nous n’avions point à nous deux trop d’amour et de poésie pour en célébrer l’importance.
J’examinai moi-même l’équipement du cheval à qui j’allais confier Roger, et, après m’être assurée que la sangle n’était pas trop lâche, la gourmette trop serrée, les courroies des étriers trop longues :
– Vous reviendrez demain ? lui dis-je.
– Demain, répéta-t-il en partant au galop.
Hélas ! Roger a tenu sa promesse.
Rentrée chez moi, je ne voulus parler à personne : j’envoyai coucher ma femme de chambre ; je voulais être seule. Je me jetai tout habillée sur mon lit ; mais j’étais trop heureuse et trop agitée pour dormir : je me relevai, j’ouvris ma fenêtre. L’air froid du matin me calma un peu. Je ne puis dire ce qui se passait en moi : je pleurais comme un enfant, et je sentais avec délices mes larmes brûlantes sur mes mains glacées. J’ignore combien de temps je demeurai assise sur ma fenêtre ouverte, le front appuyé sur l’appui du balcon : je ne pensais à rien, je ne percevais rien ; j’étais absorbée dans je ne sais quelle divine extase qui me détachait entièrement de la terre. L’opium doit produire une ivresse pareille. Parfois seulement mes nerfs se contractaient douloureusement : c’est qu’alors je croyais entendre le refrain monotone de cette prière des morts que j’avais récitée dans mon cœur au chevet de ma vieille fermière. Vers le matin, lorsque l’horizon s’empourpra des teintes de l’aurore, je me jetai de nouveau sur ma couche. Ma tête était brisée, mes paupières pesantes, tout mon corps affaissé.
Je dormis d’un sommeil léger, troublé par des rêves bizarres : ma pauvre tête était un chaos où se succédaient avec une rapidité fantastique mille images riantes et sombres, mille figures terribles et gracieuses... Les pas d’un cheval qui battait le pavé de la cour me réveillèrent en sursaut : je sautai à bas de mon lit. Je m’étais couchée tout habillée : je courus à la porte qui donne sur la cour. Je l’ouvris avec une folle précipitation, je me trouvai en face de mon mari. La figure heureuse et calme de cet homme excellent me rejeta brusquement dans la vie réelle, d’où Roger m’avait arrachée. Mon mari m’embrassa au front : ce baiser me dégrisa. Je me dérobai aux tendresses conjugales, et me sauvai dans le jardin presque mourante. Le soleil était levé depuis longtemps, et sa chaleur me ranima. J’allai m’asseoir au pied de l’un de nos tilleuls, et là je revins froidement sur tout ce que j’avais fait la veille : il était bien vrai que j’aimais Roger.
La première impression que je retirai de l’examen réfléchi de mon cœur fut amère et douloureuse. Je n’étais pas femme à réduire longtemps l’amour à un sentiment paisible et purement extatique : je sentais sourdement tout ce qui couvait en moi d’ardeur et de passion, et j’entrevoyais, par une intuition rapide, que l’explosion en serait d’autant plus terrible qu’elle avait été plus longtemps comprimée. Effrayée des maux que je me préparais, je me levai, décidée à ne pas recevoir Roger, et j’allai chercher près de mon mari le calme et le repos que m’avait ravis son absence... Oui, me disais-je en retournant au salon plus joyeuse déjà et plus légère, c’est mon mari que j’aime. Il est bon : sa bonté rassurera mon âme troublée ; sa tendresse va me rendre au sentiment de mes devoirs, que j’ai jusqu’ici trop négligés peut-être... Puis en montant les marches du perron je pensais à mon ménage, à mes amis, à mes habitudes, à mon existence tranquille, si pure et si sereine, et je me demandais comment j’avais pu songer à risquer une destinée toute faite contre une fantaisie d’un jour. J’arrivai au salon dans ces pieuses dispositions. Je ne sais par quelle fatalité mon mari, qui était réellement fort bon, mais dont le caractère était extrêmement violent, faisait alors dans la maison un épouvantable vacarme : il s’agissait de je ne sais quelle affaire en litige avec un fermier. Je n’avais jamais vu mon cher époux jurant, sacrant et tonnant de la sorte. Je voulus affronter la tempête de sa colère, mais il me pria assez rudement d’aller faire un tour de jardin, et je m’échappai en tremblant.
Je crois que cet instant fatal a décidé du reste de ma vie : mes saintes résolutions s’évaporèrent à la colère de mon mari comme la rosée de nos champs aux premiers rayons du soleil ; mon mari ne fut plus pour moi qu’un despote, qu’un tyran domestique ; mon ménage fut un enfer, ma vie un supplice de toutes les heures ; j’accusai le sort de m’avoir sacrifiée à un époux brutal et barbare, et je mis à me proclamer la plus infortunée des créatures autant de complaisance que j’en mettais, une heure auparavant, à me trouver la plus heureuse des femmes. D’ailleurs la scène dont je venais d’être témoin avait achevé de m’enlever le peu qui me restait de mes illusions conjugales. Bien que l’indulgence ne fut point alors au nombre de mes rares vertus, j’aurais pu pardonner beaucoup à mon mari : je ne lui pardonnai point d’avoir été ridicule. Je ne sais rien, mon enfant, de plus ridicule que la colère des hommes. Avant d’avoir été glacé par l’âge, le sang qui fait battre mes artères était tout aussi prompt, tout aussi inflammable que les plus impétueuses natures ; mais j’ai compris de bonne heure qu’avec la colère on ne domine rien, pas même son portier, et j’ai su dans toutes circonstances soumettre à ma dignité la fougue de mon caractère.
Sais-tu, mon garçon, ce que ta vieille grand-mère a retiré de la vie ? l’indulgence pour tous et un grand mépris d’elle-même. Notre nature est décidément quelque chose d’assez chétif, d’assez infirme et d’assez misérable. Lorsque nous ne sommes pas hypocrites avec les autres, nous le sommes avec nous-mêmes : nous rusons avec notre conscience ; nous avons toujours pour la tromper mille roueries dans notre sac ; nous sommes sans cesse occupés à jeter des petits gâteaux à ce Cerbère qui veille à la porte de notre cœur. Je m’indignais contre ma destinée, mais au fond j’étais bien heureuse de trouver dans l’emportement de mon mari une excuse à ma conduite de la veille, une occasion toute naturelle de revenir à mon Roger.
Je me rappelai avec empressement sa douce et gracieuse image, et, pour échapper aux ennuis de l’heure présente, je m’égarai avec Roger dans le monde des espérances. Eh bien ! oui, me disais-je, les yeux attachés sur la route qui devait me le ramener, oui, je t’accepte comme une consolation que le ciel a voulu m’offrir ; aimable enfant qui m’as ouvert les bienfaits d’une vie nouvelle, oui, je garderai pour toi seul cette âme que tu m’as révélée ; il est bien à toi ce trésor qui dormait enseveli dans mon sein et que sans toi j’ignorerais encore. Oui, je t’aime ; oui, je t’attends..... Mon Dieu ! je ne le voulais pas, mais, repoussée de toutes parts, il faut bien que je me réfugie dans le seul cœur qui ne me soit pas fermé !
Tu vois, mon garçon, que je préludais assez bien par l’exaltation de mes sentiments aux types qui devaient, trente ans plus tard, défrayer les romans à la mode. Aussi ne puis-je m’empêcher de les aimer, ces diables de livres, qui m’apportent un écho lointain de mes jeunes années. Seulement, lorsque je lis dans ma bergère ces productions échappées à quelques cœurs souffrants, à quelques imaginations maladives qui ont pour but de peindre la vie et d’en représenter les combats, les joies et les douleurs, je voudrais que, moins fidèles parfois à la poésie qu’à la réalité, ces œuvres ne s’achevassent pas toujours dans le paroxysme de la passion. Ces héros et ces héroïnes que je vois partir, au premier chapitre, tous si pâles, si blonds, si bruns, si beaux, si fougueux, si fringants, j’aimerais à les retrouver, aux dernières pages, prenant une prise de tabac au coin du feu et faisant un retour judicieux sur les extravagances de leur jeunesse, tandis qu’on bassinerait leur lit et qu’on leur préparerait le bonnet de coton et la boule d’eau chaude. Il me semble qu’un pareil dénouement, habilement soudé à presque tous les romans modernes, en compléterait le sens avec bonheur et serait fécond en moralités de tout genre.
Cependant Roger ne venait pas ; la route se déroulait déserte et silencieuse à travers les prairies ; je n’apercevais à l’horizon que la cime immobile des arbres. Je prêtais l’oreille aux bruits de la ville, et je n’entendais que les feuilles que le vent d’automne abattait autour de moi. Que faisait Roger ? quels rêves avaient occupé son sommeil ? dans quel monde voyageaient ses pensées depuis notre séparation de la veille ? quelle impression avait laissée dans son âme cette nuit passée dans les champs, quelle image dans son cœur notre rencontre à la Chênette ? Ah ! sans doute il m’aimait, sans doute il m’avait retrouvée dans ses songes ; j’avais été l’ange de son réveil, je devais être désormais le bonheur et le but de sa vie tout entière. N’avais-je pas senti ses lèvres tremblantes sur ma main, son souffle brûlant à mon visage ? son trouble n’avait-il pas été égal au mien ? n’avait-il pas frémi sous mon timide regard ? Ah ! oui, Roger m’aimait ; il m’aimait depuis deux ans peut-être, depuis le jour où son courage m’avait sauvée dans les montagnes... Et moi je l’avais oublié ! mon souvenir n’avait pas su garder les traits charmants de mon sauveur ! Ingrate ! je devais à Roger peut-être deux ans d’amour... Va, je te les rendrai, me disais-je dans mon fol enthousiasme, je te rendrai la vie que tu m’as conservée ; toi seul pourras savoir ce que ce cœur renferme d’amour et de tendresse !... Et je brodais, dans mon ivresse, au tissu de notre avenir toutes les fleurs de mon printemps. Les obstacles qui m’effrayaient une heure auparavant s’aplanissaient comme par magie ; les orages que j’avais entendus gronder à l’horizon s’étaient changés en brises caressantes, et le coin de ciel que mes terreurs avaient voilé de nuages s’éclaircissait rapidement aux chauds rayons de mon amour... Ô mon enfant ! il me faudrait toute l’ardeur de jeunesse que je n’ai plus, toute la poésie d’expression que je n’ai jamais eue pour t’enlever dans les régions enchantées que je parcourais avec Roger lorsque mon cher époux, que j’aperçus à travers le feuillage éclairci de l’allée, me vint faire descendre brusquement sur cette terre maudite.
La tempête s’était calmée dans son cœur, mais non pas dans le mien.
– Chère amie, me dit-il en tirant de son gousset une énorme montre et en me montrant sur le cadran l’aiguille qui marquait onze heures, chère amie, ne viens-tu pas déjeuner ?
Le malheureux ! me rappeler aux vils besoins du corps lorsque je m’abreuvais au céleste banquet de l’âme ! Je ne trouvai même pas la force de répondre, et je détournai mes regards de cet homme de chair et d’os pour les reporter avec inquiétude sur la route toujours déserte par laquelle j’espérais le messie.
– Attends-tu quelqu’un, chère amie ? me demanda t-il avec indifférence.
– Oui, répondis-je hardiment : j’attends monsieur Roger.
– Le petit Roger ! dit mon mari d’un air étonné.
– Monsieur Roger, repris-je avec dignité. Je l’ai vu hier à la Chênette, et je l’attends. Vous le connaissez ?
– Sans doute.
– J’ai lieu d’être surprise que vous, monsieur, qui semblez avoir à cœur d’attirer ici tous les sots et tous les impertinents de la ville, vous n’ayez pas songé, par compensation, à m’amener une fois ce jeune homme.
– À votre aise, chère amie, me répondit mon mari avec beaucoup de calme. Les sots et les impertinents ont du moins leur spécialité ; mais ce petit Roger est un garçon si insignifiant que je ne pense pas même qu’on puisse rire de sa personne.
À ces mots mon mari s’éloigna, et je restai foudroyée sur la place. Je ne crois pas avoir éprouvé de ma vie une indignation plus amère, une humiliation plus profonde... Ô mon Roger ! vous traiter de la sorte, vous, mon héros, vous, mon dieu, vous, mon tout !... Je te vengerai ! m’écriai-je ; va, mon amour te vengera de l’insulte et du mépris des sots !... J’étais furieuse : j’étais blessée dans ma tendresse, dans mon orgueil, dans ma vanité ; toutes les fibres de mon cœur étaient en souffrance. J’aurais voulu pouvoir sacrifier le monde à Roger ; et le désir de la vengeance me fit un instant caresser avec complaisance des idées qui, une minute auparavant, auraient couvert mon front de honte et de rougeur.
Puis, lorsque mon indignation se fut apaisée, je fus saisie tout à coup d’un horrible sentiment de terreur. Mon sang se figea dans mes artères, et je crus que mon cœur allait mourir dans ma poitrine ; une sueur froide glaçait mon front, et mes jambes se dérobaient sous moi.
Ah ! mon Dieu ! m’écriai-je en m’appuyant contre un arbre et en cachant ma tête dans mes mains, ah ! mon Dieu !... Et s’il avait dit vrai ! si je n’avais aimé qu’une ombre, qu’un fantôme, et si mon rêve allait finir ?... ô Seigneur ! être allée jusqu’aux portes de votre ciel, avoir entendu le chœur de vos anges, avoir entrevu les merveilles de la vraie vie, en avoir respiré les parfums, et puis se réveiller sur cette terre d’exil ! oh ! ce serait affreux !... Et pourtant si je me réveillais ! si je ne trouvais au réveil qu’un enfant sans force et sans vertu ! si j’allais rougir de mon idole ! s’il me fallait briser ce que j’ai adoré !... Hélas ! hélas ! cet amour est-il ailleurs que dans ma tête ? est-il autre chose que l’exaltation de quelques heures enfantées dans le silence d’une nuit étoilée, au milieu des champs endormis, par la poésie d’une situation romanesque ou par la prédisposition de mon âme inquiète et troublée ?
Je restai longtemps abîmée dans ces réflexions accablantes. J’étais absolument dans la position de l’homme qui, enivré par le son des instruments, par le parfum des fleurs et le mouvement de la danse, s’est soudainement épris d’un beau domino aux petits pieds, à la main blanche, à la taille élancée, et qui, après avoir deviné les beautés cachées sous le masque de satin noir, hésite et tremble au moment où le masque en tombant va ruiner peut-être l’espoir d’une nuit tout entière : je tremblais de voir arriver Roger. Je n’osais plus interroger le long ruban poudreux qui serpentait à travers les campagnes ; le moindre bruit que m’apportait le vent me faisait tressaillir d’effroi ; j’aurais voulu que Roger ne vînt pas, je demandais à Dieu (nous avons la manie de faire intervenir Dieu dans toutes nos petites affaires) qu’un obstacle imprévu retînt ce jeune homme à la ville : je ne pouvais me résigner à en finir si tôt avec le bonheur. Et puis lorsque je venais à me rappeler les heures enivrantes que j’avais vécues près de Roger, à repasser dans mon esprit tout ce qu’il m’avait dit de lui, de ses tristesses en cette vie, de ses aspirations vers une vie meilleure, lorsque je venais à ranimer dans mon cœur l’image de ce bel enfant dont le regard était si pur, la voix si douce, la parole si tendre, et dont le seul aspect révélait plus d’aristocratie que toutes les sottes prétentions de Mme B***, lorsque je me le représentais nonchalamment penché sur sa pesante monture, tel que je l’avais vu tout un soir, blanc comme la lune qui éclairait son visage, suave comme la brise qui se jouait dans ses cheveux, alors je riais de mes terreurs, j’insultais à mon effroi, et je m’attachais à Roger avec un nouvel enthousiasme... Et puis mes craintes revenaient : il me semblait entendre autour de moi les éclats d’une rire moqueur ; et je ne sais pourquoi, au milieu de ces rires sardoniques, se mêlait la prière des morts que j’avais récitée au pied du lit de ma fermière.
Ainsi je passai près d’une heure à flotter entre le ciel et la terre, tour à tour me perdant dans les nues et me brisant contre les pavés, à la fois la plus heureuse et la plus infortunée des créatures, digne de l’envie et de la pitié de tous. Épuisée par tant d’émotions diverses, je m’étais jetée sur la mousse au pied d’un tilleul, et je regardais d’un air stupide la route, qui étincelait aux rayons du soleil... lorsque tout à coup je me levai en jetant un cri : j’avais vu un nuage de poussière s’élever à l’horizon et j’entendais le galop précipité d’un cheval. Je serrai mon cœur à deux mains comme si j’eusse craint qu’il brisât son enveloppe, et je courus sur le bord du fossé qui sépare le jardin de la route. Je reconnaissais bien le pas de mon cheval, c’était bien Roger, mon beau Roger qui volait vers moi. L’alezan fila sous mes yeux comme un caillou lancé par une fronde ; mais la selle était vide, la bride traînait dans la poussière, et les étriers battaient contre les flancs fumants du coursier.
Je tombai roide sur le gazon. J’ignore combien de siècles se sont écoulés depuis. Lorsque je me réveillai j’étais dans mon lit, j’avais la fièvre, mon mari veillait à mon chevet, et le docteur comptait les pulsations de mon pouls. Aussitôt que je fus parvenue à rassembler quelques idées dans ma pauvre tête, je me levai brusquement sur mon séant, et je demandai Roger d’une voix déchirante.
Roger n’existait plus : mon cheval l’avait jeté sur un des tas de pierres qui bordaient le chemin, et le malheureux enfant avait expiré sur le coup.
Je reçus cette nouvelle avec un horrible sang-froid. Je déclarai que ma santé n’exigeait ni les soins du docteur ni les veilles de mon mari ; je voulus être seule. On m’obéit : je restai seule un mois entier dans mon boudoir. Vingt fois mon mari se présenta pour entrer : la porte lui fut refusée vingt fois ; je ne vis pendant un mois que le visage de ma femme de chambre. Dieu seul a pu savoir ce que ces yeux ont versé de pleurs. Lorsque je sortis j’étais calme, et la pâle maigreur de mes traits accusait seule les douleurs qui avaient ravagé mon âme. Je défendis que le nom de Roger fût prononcé devant moi ; tu es le seul, mon enfant, devant qui mes lèvres aient fait entendre ce nom sacré. J’ordonnai que mon alezan ne fût jamais monté de sa vie, et je le laissai errer en liberté dans mes prairies. Lorsque je passais, triste et solitaire, le long des haies, le noble animal élevait la tête au-dessus des buissons et m’appelait en hennissant ; mais je ne lui répondais que par un regard de douloureux reproche, et je suivais le sentier en l’arrosant de mes larmes.
Je refusai de retourner à la Chênette ; je ne voulus jamais revoir les lieux que j’avais parcourus avec Roger : j’ai gardé dans toute leur virginité les impressions que m’a laissées cette nuit solennelle ; j’ai préservé la fleur de mes souvenirs des vents qui dessèchent et qui flétrissent, je l’ai conservée dans tout l’éclat et dans toute la pureté de sa fraîcheur primitive. Souvent on a tenté de m’entretenir de Roger : je ne l’ai jamais souffert. Que m’importait le Roger que l’on connaissait à la ville ? qu’avait-il de commun avec le Roger à moi ? Celui que j’ai connu ne s’est jamais révélé au monde : il m’est apparu par une nuit d’automne, comme un ange descendu du ciel, pour verser dans mon sein le feu dont j’étais altérée ; et ce feu ne s’est jamais éteint, et je le sens qui brûle encore même sous les glaces de l’âge.
Cet amour n’a point subi l’affreuse loi du désenchantement ; le monde n’en a jamais souillé le sanctuaire. La mort a coulé en bronze l’image de Roger dans mon cœur : je l’ai toujours retrouvé là, pur, jeune et gracieux comme au jour où je le vis à la Chênette, et les années qui m’ont vieillie n’ont pas mis une ride à son front. Quant à lui, pourquoi le plaindrais-je ! il est mort comme il voulait mourir, dans la verdeur de ses premières illusions ; il s’est enseveli dans le luxe de son feuillage ; il n’a point comme moi assisté à sa ruine. Heureux enfant ! il n’a pas su tout ce que la vie renferme de dégoûts et d’amertume, tout ce que les affections humaines ont d’impuissant et d’incomplet ; il n’a essuyé ni les défections de l’amitié ni les trahisons de l’amour ; la mort l’a frappé dans la gloire de sa jeunesse, alors qu’il s’élançait joyeux vers des félicités qu’il croyait infinies... Ah ! ne le plaignons pas ! sans doute la terre lui fut légère : il ne l’avait point trempée de ses larmes.
Ce récit achevé, la grand-mère appuya son front sur le marbre de la cheminée et demeura silencieuse. Je respectai le recueillement où je la voyais plongée et je me mis, silencieux comme elle, à remuer les cendres du foyer. Nous demeurâmes longtemps ainsi.
– La moralité de tout ceci, grand-mère ? lui demandai-je enfin.
– Mourir à propos, me dit-elle.
Jules SANDEAU, Les revenants, 1840.