Le follet d’Ep-Nell
par
George SAND
Sous la pierre d’Ep-Nell, un follet de mauvaise race se tient blotti. C’est un follet à queue : ce sont les pires. Au lieu de soigner et de promener les chevaux, ils les effraient, les maltraitent et les rendent poussifs !
Maurice SAND.
« Georgeon » était le diable de la partie du Berry que l’on appelle la vallée Noire. Je dis « était », parce qu’il est fort oublié aujourd’hui et qu’il faut remonter au souvenir des vieillards morts depuis une trentaine d’années, pour repêcher dans le fleuve d’oubli, qui passe si vite aujourd’hui, le nom mystérieux qui ne devait jamais être écrit, « ni sur papier, ni sur bois, ni sur ardoise, ni sur pierre quelconque, ni sur l’étoffe, ni sur terre, ni sur poussière ou sable, ni même sur neige tombée du ciel ». Ce nom terrible, qui présidait aux formules les plus efficaces et les plus secrètes, ne devait être confié aux adeptes de la sorcellerie que dans le « pertuis de l’oreille » ; il n’était pas permis de le leur dire plus de trois fois. S’ils l’oubliaient, c’était tant pis pour eux. Il fallait financer de nouveau pour obtenir de l’entendre encore.
Ce nom ne devait, en aucune circonstance, être révélé aux profanes et jamais prononcé tout haut, sinon dans la nuit noire et l’entière solitude. Celui qui me le confia l’avait surpris et n’y croyait point. Pourtant, il se repentit de me l’avoir dit et revint me prier de ne pas le répéter.
– J’ai mal rêvé cette nuit, disait-il ; par trois fois, ma fenêtre s’est ouverte toute grande sans que personne autre que moi fût entré dans ma chambre.
Quel était le rang et le titre de Georgeon dans la hiérarchie des esprits de malice ? C’est ce que je n’ai pas pu savoir. C’est lui qu’il fallait appeler aux « carrois » ou carrefours des chemins, ou sous certains vieux arbres malfamés, pour faire apparaître l’esprit mystérieux. Avait-il pouvoir par lui-même sur certaines choses de la nature, ou n’était-il qu’un messager intermédiaire entre l’enfer et l’adepte ? Je le croirais ; un homme du nom de Georgeon avait été jadis emporté à Montgivray par le Diable. C’est peut-être cette mauvaise âme qui faisait dès lors le métier de conduire les autres âmes à la perdition.
Georgeon était à moitié invisible, en ce sens qu’il n’apparaissait que dans les nuits sans lune ou à travers d’épais brouillards. On voyait alors une forme humaine plus grande que nature : mais l’habit, les traits, les détails de cette forme restaient toujours insaisissables, ou tellement vagues qu’il était impossible d’en conserver la mémoire, aussi bien que de le reconnaître, même à la voix, quand on avait plusieurs entrevues avec lui. Il fallait chaque fois l’appeler par son nom, et lui dire :
– Est-ce toi avec qui j’ai parlé telle nuit et en tel lieu ?
S’il ne répondait pas « C’est moi ! » il fallait se défier et ne rien lui raconter de ce qui s’était passé dans les précédents entretiens avec le diable, soit que Georgeon cachât son identité pour éprouver la discrétion et la prudence de son adepte, soit que le paysan poussât la prudence jusqu’à se méfier du diable, même après s’être donné à lui.
Il est certain, tout au moins, que le paysan a la prétention d’être aussi rusé que Satan et qu’en tout pays, ses légendes merveilleuses sont pleines de malices attribuées à de bon gars qui ont su berner le démon et le prendre dans ses propres pièges. Parmi les plus jolies, il faut citer celle du « fé amoureux », que rapporte l’auteur de « La Normandie merveilleuse » et qui a toute la grâce du langage rustique.
Le « fé » s’était épris d’une belle femme de campagne ; chaque soir, pendant qu’elle filait auprès de son feu, il venait s’asseoir sur un escabeau, à l’autre coin de la cheminée. La femme, s’étant aperçue de sa présence et de ses regards de convoitise, avertit son mari, qui prit ses vêtements, sa place et sa quenouille, et, faisant mine de filer, attendit le lutin. Celui-ci arrive, regarde de travers l’étrange filandière et lui dit :
– Où donc est la belle, belle, d’hier au soir, qui file, file et « atourole » toujours ; car toi, tu tournes, tournes, et tu n’« atouroles pas » ?
Le mari ne répond rien et attend que le « fé » se soit assis sur l’escabeau d’où il avait coutume de dévorer des yeux la femme du logis, et où l’on avait traîtreusement placé la galetière 1 rougie au feu. Le « fé » s’assied en effet, brûle outrageusement sa queue et fait un grand cri, en disant :
– Qui m’a fait cette mauvaise mauvaiseté ? Est-ce la belle, belle qui atourole toujours ?
– Non, répond le mari ; c’est moi, moi-même, qui n’atourole jamais !
Le « fé », exaspéré, s’envole par la cheminée pour appeler ses compagnons qui prenaient leurs ébats sur le toit.
– Qu’as-tu donc à crier, crier ? lui disent-ils.
– Je me brûle, brûle
– Et qui t’a ainsi brûlé, brûlé ?
– C’est moi, moi-même, qui n’atourole jamais 2.
Cette réponse parut si stupide aux autres fés, qui sont des esprits très railleurs, que le mari de la belle fileuse les entendit rire comme des fous, huer, berner et chasser le pauvre amoureux ; de quoi il fut fort aise, car il avait eu bien peur d’attirer contre lui toute la bande des lutins, et jamais plus l’amoureux de sa femme n’osa se présenter derechef en sa maison.
Cette légende normande a une sorte de pendant en Berry, ou plutôt c’est la même légende, avec des variantes qui caractérisent l’esprit local.
Ici, le follet, ou fadet, l’histoire ne dit pas précisément à quel type d’esprits malins il appartenait, n’avait nullement l’amour en tête. Positif comme un diable berrichon, il ne songeait qu’à faire enrager la filandière, laquelle n’« atourolait » pas le lin sur son fuseau, mais filait en faisant « virer » de la laine sur un rouet, et au lieu de la contempler avec des yeux tendres, il embrouillait et cassait méchamment son brin, afin de pouvoir, pendant qu’elle le raccommodait, se glisser dans « l’arche » (la huche à pain), et y voler les galettes que la ménagère avait mises en réserve pour ses enfants.
S’étant aperçue de ce manège, la bonne femme ne fit semblant de rien, et, feignant de se baisser, elle ramassa subtilement le fin bout de la longue queue du personnage, l’attacha avec son brin de laine et se mit à la « vironner, vironner », sur son rouet, comme si ç’eût été un écheveau.
Le fadet ne s’en aperçut pas tout de suite, occupé qu’il était à se vautrer dans la galette au fromage. Mais quand le rouet eut roulé cinq ou six brasses de queue, il le sentit fort bien et se prit à crier :
– Ma queue ! ma queue !
La dévideuse n’en tint pas compte, et, toujours « vironnant », se mit à chanter « Pelote, pelotte, ma roulotte ! » d’une si bonne voix et menant si grand bruit avec sa roue, que les autres diables, embusqués sur le toit, n’entendirent pas les gémissements et les imprécations de leur camarade, lequel fut bien forcé de se rendre, et de jurer par le nom du grand diable d’enter qu’il ne remettrait jamais les pieds dans la maison.
D’après certaines versions, le lutin qui s’amuse à « jouiller » (embrouiller et mêler) les fils des dévideuses est un esprit femelle, une mauvaise « fade ». J’ai entendu, dans mon enfance, une vieille qui avait coutume de dire en pareille occasion : « La jouillarde s’y est mise ! » et elle faisait une croix avec la main pour conjurer et chasser la diablesse.
Ce que d’ailleurs on appelle le « gobelin », le « fé », le « lutin », le « farfadet », le « kobbold », l’« elfe », le « troll », etc., etc., en Berry, on l’appelle le plus souvent le follet. Il en est de bons et de mauvais. Ceux qui pansent les chevaux à l’écurie et dont tous les valets de ferme entendent le fouet et l’appel de langue, de même que ceux qui, la nuit, font galoper la chevaline au pâturage, et qui leur « jouillent » le crin pour s’en faire des étriers (vu qu’ils sont trop petits pour se tenir sur la croupe de l’animal et qu’ils chevauchent toujours sur l’encolure) sont d’assez bons enfants et fuient à l’approche de l’homme. Toute leur malice consiste à faire mourir ou avorter les juments dont on se permet de couper la crinière quand il leur a plu de la tresser et de la nouer pour leur usage. On appelle les montures favorites du follet « chevaux bouclés » et, autrefois, on les estimait comme les meilleurs et les plus ardents. Les juments « pansées du follet » étaient recherchées en foire comme bonnes poulinières.
Ce follet des écuries existe encore chez nous dans la croyance de beaucoup de gens. Tous les paysans de quarante ans, qui se sont adonnés à l’élevage des chevaux, l’ont vu et en font serment avec une candeur impossible à révoquer en doute. Ils n’en ont jamais eu peur, sachant qu’il n’est pas méchant. Ils le décrivent tous de la même manière. Il est gros comme un petit coq et il en a la crête d’un rouge vif. Ses yeux sont de feu, son corps est celui d’un petit homme assez bien fait, sauf qu’il a des griffes au lieu d’ongles. On varie quant à la queue ; selon les uns, elle est en plumes ; selon les autres, c’est une queue de rat d’une longueur démesurée, et dont il se sert, comme d’un fouet, pour faire courir sa monture.
Dans le Nord de la France, certains de ces nains sont fort méchants et se plaisent à égarer les voyageurs. Dans la Marche, autour des dolmens, tout esprit est dangereux et hostile à l’homme parce qu’il est préposé à la garde des trésors cachés sous les grosses pierres. Malheur aux curieux et surtout aux ambitieux qui vont rôder la nuit autour de ces monuments où règne l’éternel mystère de la tradition. Ils sautent sur le cou du cheval, font tomber le cavalier et le rouent de coups. Pourtant, on peut s’en préserver de plusieurs manières, quand on a été assez hardi pour étudier, à tout risque, leurs habitudes et leurs fantaisies. En général, ils ne sont pas intelligents et parlent avec difficulté la langue de l’homme. Comme ceux de la Normandie et comme les korrigans de la Bretagne, ils ont la manie, ou plutôt l’infirmité, de répéter deux fois le même mot, sans pouvoir arriver jusqu’à trois ou, s’ils dépassent ce nombre en le doublant, ils ne peuvent pas le dire une septième fois.
Un chercheur de trésors, qui voyait le nain sauter devant lui en l’entraînant dans une ronde magnétique et en lui disant sans cesse d’une petite voix aigre : « Tourne ! tourne ! » l’arrêta court en lui répondant :
– Je tourne, je retourne et je détourne.
Le lutin ne comprit pas, et pensant que c’était là une formule au-dessus de son savoir, il lâcha l’homme, sauta sur la pierre et la fit danser si fort et tourner si vite qu’il en sortait du feu. L’homme n’osa pas en approcher, mais il put se retirer sans être suivi. Seulement, le nain lui avait imprimé un tel mouvement de rotation, en le faisant valser avec lui autour de la pierre endiablée, qu’il rentra chez lui toujours tournant sur lui-même comme une toupie lancée, et alla tomber de fatigue à la porte de sa maison.
George SAND, Légendes rustiques, 1858.