Un plein chaudron de sorcelleries
par
L.-F. SAUVÉ
Les sorciers n’ont qu’un seul jour dans l’année, et, dans ce jour, qu’une heure unique pour découvrir et cueillir les herbes propres aux maléfices : ce jour est la veille de la Saint-Jean, et cette heure celle de l’angélus de midi. Aussi dit-on dans nombre de villages que, ce jour-là, on ne devrait pas sonner les cloches au milieu de la journée.
Les sorciers, c’est la grande misère, le fléau redouté entre tous. L’espèce n’en diminue point, la graine en pousse partout, et, ce qu’il y a de pis, elle est malaisée à reconnaître. Charmeurs et enchanteurs vous donnent la berlue, ils vous égarent à dix pas de votre maison, vous font prendre une paille pour une poutre, des feuilles sèches pour de l’or, et leurs faces de mécréants pour des figures de petits saints. Ces gens-là vont à l’école du diable et en ont toutes les malices. D’un regard de leurs yeux, d’un souffle de leur bouche, d’un geste de leur main, d’un mot, ils peuvent dessécher la moelle des os, enfoncer mille aiguillons dans vos chairs, empoisonner vos étables, détruire vos récoltes, semer la ruine et la désolation autour de vous. Avec leurs herbes, leurs drogues, leurs oraisons, ils sont capables de faire de vous ce qu’ils veulent. Dans leurs miroirs maudits, ils forcent à apparaître les morts et les vivants. Rien ne leur résiste. Vous les croyez loin, ils sont près de vous ; vous voulez les fuir, ils s’attachent à vos pas, visibles ou invisibles, selon qu’il leur plaît de vous tourmenter davantage, d’égarer vos soupçons, de déjouer vos recherches.
Une bonne précaution, c’est de ne jamais parler d’eux sans nécessité, et, si vous vous en occupez, de commencer toujours par désigner le jour de la semaine où vous êtes : de cette façon, ils ne vous entendront pas. Comme ils se glissent partout, et que l’on ne sait jamais au juste, même entre connaissances, à qui l’on a affaire, si quelque personne vous tape sur le bras, tapez-lui sur l’épaule ; si elle vous frappe sur l’épaule, frappez-lui sur la tête, toujours plus haut qu’elle ne le fait elle-même. C’est une mesure de prudence que l’on ne saurait trop recommander.
Ne laissez jamais traîner ni rognures d’ongles ni cheveux. Il faut les brûler, pour empêcher les sorciers de s’en servir contre vous. Quelques rognures d’ongles jetées dans un breuvage donnent l’ivresse ; si la dose est forte, elles amènent la folie 1. Dans la main de l’un de ces misérables, qui sait tout le mal qu’elles peuvent faire ? Pour les cheveux, c’est pis encore. C’est avec des cheveux que se forment les liens magiques qui, plus solides que l’acier, enchaînent les volontés les plus fortes et mettent à la discrétion de l’homme qu’elle n’aime pas, qu’elle abhorre peut-être, la jeune fille innocente et craintive.
Aucun homme ne naît sorcier, tout homme peut le devenir en faisant un pacte avec le diable. Les secrets de la sorcellerie sont renfermés dans un livre appelé grimoire. Quiconque possède un exemplaire de ce livre peut y lire le passé, le présent et l’avenir de tout être vivant, et y apprendre la manière de jeter des sorts, d’évoquer les esprits.
Chaque semaine, à jour variable, mais de préférence le vendredi soir, les sorciers se rendent au sabbat, c’est-à-dire à une réunion nocturne où leur Maître les convoque pour leur donner ses instructions et ses commandements. Le sabbat a lieu tantôt au fond des bois, tantôt sur le flanc dénudé d’une montagne ou dans l’ombre de quelque carrefour. Si l’on ne peut connaître tout ce qui s’y passe, plusieurs personnes, du moins, en ont vu d’assez près quelques scènes pour savoir à quoi s’en tenir sur les horribles profanations qui s’y accomplissent.
Il n’y a pas très longtemps, un homme de Vecoux, qui vit encore et a toujours bon pied bon œil, revenait un soir de la veillée, lorsqu’en passant sur la lisière de la forêt de Châtillon, il aperçut, sous bois, à quelques pas devant lui, une bande de sorciers faisant le sabbat. Trois hommes, hauts de six pieds et quelque chose davantage, se tenaient au milieu de l’assemblée et paraissaient en être les chefs. L’un d’eux, qui avait l’air de prêcher, était tout de rouge habillé ; les deux autres avaient, celui de droite, un habit vert, celui de gauche, des vêtements entière-nient noirs. Quant aux autres sorciers, ils avaient pris toutes les formes d’animaux imaginables. Notre montagnard eut grand peur, et joua des jambes pour se mettre hors de péril. Il y réussit, ayant eu la bonne fortune rare de n’avoir pas été remarqué.
Un autre témoin qui, celui-là, n’existe sans doute plus, eut une aventure à peu près semblable, dans la même forêt de Châtillon, mais il n’en sortit pas à si bon marché. Un bruit quelconque décela sa présence, et il fut traîné au beau milieu du sabbat par plusieurs paires de bras qui le secouaient rude. « Holà ! lui cria-t-on, tu seras des nôtres, ou tu ne sortiras d’ici. » Et un affreux démon, tout noir, tout velu, lui présenta le pacte infernal, le pacte au pied duquel tous les sorciers mettent leur nom, en l’invitant à le signer avec son sang. Pour sûr, il eût voulu dire non, cent fois non, mais il n’osa. Le voilà donc de prendre le parchemin d’une main, la plume de l’autre, et de se piquer le bras au bon endroit. Par bonheur, il ne savait point écrire, n’ayant jamais été à l’école, et, pour toute signature, il dut se contenter de faire une croix. Patatras ! Tout aussitôt, vous eussiez vu diablotins s’enfoncer en terre, sorciers et sorcières enfourcher leurs manches à balais, et, vole ! vole ! vole ! disparaître comme fumée chassée par le vent. Mais jugez de l’embarras du pauvre homme, quand, resté seul au milieu de la forêt tout empuantie d’une odeur abominable, il se retrouva à califourchon sur la branche la plus élevée d’un chêne qui dépassait de la tête tous les sapins d’alentour. Avant de mettre pied à terre, il faillit vingt fois se rompre le cou.
Des œuvres de honte et de malédiction qui se commettent au sabbat, il n’est séant de parler.
Tout y est permis, si ce n’est de bien faire et surtout de prononcer le mot « saint » ou le nom de « Dieu ». Qui dit sabbat dit ripaille et orgie. Dans chaque coin sombre se dresse une table copieusement servie, mais il est une chose pourtant que l’on n’y voit figurer jamais, c’est le sel. Le sel fait horreur au diable et à ses servants.
Les sorciers et les sorcières n’ont besoin d’argent, ni de celliers, ni de tonneaux, pour avoir du vin à volonté : du premier arbre venu dans lequel ils enfoncent un couteau, ils font jaillir toutes les liqueurs qu’il leur plaît de demander, du vin rouge, du vin blanc, du vin gris, des vins de tous les pays.
Quand un sorcier veut se rendre au sabbat, il doit s’oindre le corps d’une certaine graisse dont le diable lui a enseigné la préparation.
Une femme de Vagney se rendait au sabbat depuis sept ans, à l’insu de son mari, lorsque celui-ci, ayant fini par remarquer qu’elle le quittait souvent la nuit, fut pris d’un mauvais soupçon et s’avisa de la surveiller. Une nuit donc qu’elle venait de descendre du lit avec précaution, il ne lui laissa, pour se lever à son tour, que le temps d’entrer dans une pièce voisine. Quelle ne fut pas sa surprise, dès qu’il eut appliqué l’œil au trou de la serrure, de voir sa femme sortir d’une cachette pratiquée au fond de la cheminée certain pot de faïence et en tirer une sorte d’onguent dont elle s’empressa, après avoir laissé tomber sa chemise, de se frotter le corps à sept places différentes. Cela fait, elle ouvrit sans bruit une porte et : n’eut pas plus tôt dit ces mot : « Par-dessus haies et buissons », qu’elle s’éleva dans l’air et disparut. « Par ma foi ! pensa le mari curieux, je serais un grand maladroit de ne la point suivre, quand la chose est si facile. » Et, à son tour, il s’oignit le corps, comme il venait de le voir faire ; mais, quand il voulut prononcer les paroles magiques, ne lui échappa-t-il pas de dire : « Par-dedans haies et buissons ! » Pauvre de lui ! S’il arriva, comme il en avait le vouloir, à rejoindre sa femme, ce ne fut qu’après avoir laissé à toutes les épines de la route des lambeaux de sa chair. Quand il tomba au milieu du sabbat, son corps n’était qu’une plaie, et le sang qui ruisselait sur son visage l’aveuglait si bien qu’il ne lui fut possible de reconnaître personne, pas même celle qu’il cherchait.
Ce n’est pas seulement pour se rendre au sabbat que les sorciers sortent la nuit en cachette, c’est la nuit aussi que les jeteurs de sorts choisissent pour accomplir leurs méfaits. Transformés en animaux, en lièvres, en loups, ils battent les bois, glissent le long des sentiers déserts, rôdent autour des villages, cherchent à pénétrer dans les étables et les habitations. Malheur à qui se trouve sur leur passage, ou les guette, ou contrarie leurs projets !
Une chose considérée de tout temps comme fâcheuse est de voir un lièvre après le coucher du soleil : faux ou véritable, sorcier ou bête, le lièvre qui se montre à cette heure annonce presque toujours un malheur. Il est tel pourtant de ces animaux qui se borne à faire la nique au chasseur, mais comment ne pas se fâcher contre un pareil effronté, et, si l’on se fâche, comment répondre de ce qui peut suivre ? Ni chiens ni armes n’effraient le diabolique animal. Tranquillement assis, il fait sa toilette pendant qu’on le vise, et n’éternue pas même quand le fusil du chasseur crache du plomb autour de lui. Il est presque sans exemple que l’on ait atteint de ces garnements ; encore faut-il pour cela des circonstances toutes particulières.
Il y a quelques années, au pied du mont des Fourches, un lièvre de grande taille venait chaque soir prendre le frais. On lui donna la chasse pendant tout un mois sans le moindre succès. Un chasseur eut alors l’idée d’ajouter à la charge de plomb quelques menues boulettes de pain bénit. Cette fois le lièvre faillit rester sur le carreau ; il fut grièvement blessé. Horreur ! En s’enfuyant il poussait des cris et des jurons humains. On apprit plus tard qu’il n’était autre qu’une femme, ou plutôt une misérable sorcière d’un village voisin, qui avait le pouvoir de prendre la forme de tel animal qu’elle voulait.
Ce n’est pas tout d’être sorcière, de savoir charmer les armes à feu, il n’est charme qui tienne contre certaines bénédictions.
Pareille surprise advint à un chasseur de Travexin, sans que l’on dise pourtant si celui-là fit usage de pain bénit.
Un jour, il tire un lièvre et lui coupe à demi une patte de derrière. L’animal se sauve quand même, et se jette, tout affolé, dans une maison dont la porte se trouve ouverte. Aussitôt des cris d’enfant se font entendre, et le chasseur distingue ces mots : « Père, père, accours vite ! notre pauvre mère a la jambe cassée. »
Ce que l’on appelle les loups-garous, ce sont des sorciers et des sorcières qui se changent en loups. La nuit, ils jettent l’épouvante dans les troupeaux et s’emparent des plus belles têtes de bétail, sans compter mille autres larcins et cruautés abominables. Leur peau est à l’épreuve de la balle, à moins que celle-ci n’ait été bénite dans la chapelle de saint Hubert, ou que le tireur ne porte sur lui, sans le savoir, un trèfle à quatre feuilles.
Le changement d’homme en loup s’opère communément à l’aide d’une ceinture magique.
Dans un village des Vosges, il y avait une fois un homme qui possédait l’une de ces ceintures et ne craignait pas d’en faire usage.
Certain soir, des jeunes gens, en revenant de la veillée, virent un loup sortir d’un moulin avec un sac de farine en travers dans la gueule. À la bande de cuir rouge et jaune qui ceignait les flancs du voleur, il n’était pas malaisé de deviner qu’il n’était loup qu’en apparence. Les jeunes gens ne s’y trompèrent pas. Comme ils étaient en nombre et avaient le cœur à la bonne place, ils n’hésitèrent pas à lui donner la chasse. La poursuite fut chaude et d’assez longue durée. Enfin, une maison s’ouvre devant eux, le loup s’y précipite, les chasseurs l’y suivent de près. Un pas de plus et ils le tiennent, pensent-ils... Point ! la maison est vide, ils n’y trouvent pas plus de loup que de chrétien, mais il y a, sur la table, un sac de farine qu’ils viennent de voir passer et une ceinture qu’ils reconnaissent aussi. Cette ceinture, chacun veut la toucher ; on se la passe de main en main, on l’examine sur toutes les coutures, et, finalement, on décide de tirer à la courte paille pour savoir qui en fera l’essai. Si, comme on peut le craindre, celui qui s’en entourera les reins tourne en loup, ses compagnons sont assez forts pour la lui arracher, avant que mal ne lui advienne. Le sort tombe sur le plus jeune. Le gars n’a point froid aux veux et se soumet bravement à l’épreuve, mais à peine a-t-il bouclé la ceinture maudite, que, bête devenu, il saute par la fenêtre et disparaît avant que ses amis aient eu le temps de chercher à le retenir. Pendant sept ans, sept ans entiers, il rôda autour du village, horrible à voir, plus horrible à entendre, sans que ni prières, ni messes, ni conjurations fussent assez puissantes pour lui rendre sa forme première. Au bout de la septième année, la ceinture, complètement pourrie, tomba d’elle-même à terre, et tout aussitôt le malheureux redevint homme comme devant.
À en juger par le récit suivant, qui est très populaire au Puid, les sorciers n’ont pas seulement le pouvoir de se changer en animaux, ils peuvent aussi en faire prendre la forme aux gens qu’ils persécutent :
Deux domestiques étaient en condition dans la même ferme. Ils se partageaient sans tricherie la besogne, mangeaient à la table des maîtres, dormaient tous les deux dans le même lit. Or, il arriva que l’un de ces hommes se prit à dépérir subitement et devint, en quelques semaines, sec comme un clou. Son camarade, au contraire, était gros, gras, joufflu, prospérait, avait de la santé à revendre.
– Comment se fait-il, dit un jour ce dernier, que, travaillant l’un comme l’autre, nourris de même façon, nous nous ressemblions si peu, toi si maigre, moi si gras ?
– Oh ! répondit le malheureux, il y a, pour sûr, là-dessous quelque diablerie. Je me défie de la maîtresse ; sa manière de me regarder me fait peur. Chaque matin, quand je me réveille, je me sens le corps brisé. Qui sait si ce n’est pas elle qui me tourmente la nuit ?
– Drôle d’idée, fit l’autre ; tout de même il faut en avoir le cœur net, je veillerai.
Il tint parole et ne fut pas peu surpris, la nuit suivante, de voir la maîtresse du logis ouvrir un petit coffre, en retirer un mors et s’avancer avec précaution vers le lit dans lequel il était couché avec son camarade. Celui-ci, qui était tout au bord du. lit, à sa place accoutumée, dormait, depuis longtemps déjà, à poings fermés. La femme, en un tour de main, lui passe le mors dans la bouche, et hop ! voilà le pauvret changé en cheval. Au même moment la porte s’ouvre, la sorcière saute sur sa monture, et hop ! hop ! au triple galop, les voilà partis ! Ils ne rentrent que peu avant le jour.
– C’est bien, pensa le veilleur, je prendrai ce soir la place de mon ami, et rira bien qui rira le dernier.
Les choses se passèrent ainsi qu’il l’avait prévu. À la même heure que la veille, la sorcière s’approcha du lit des deux jeunes gens, portant son mors magique.
– Ce soir, ma belle, c’est à toi qu’on le mettra, s’écria, en le lui arrachant des mains et en exécutant prestement sa menace, notre gaillard, qui se tenait sur ses gardes.
Aussitôt la sorcière devient une superbe jument. Le jeune homme monte sur elle et lui ordonne de le promener pendant toute la nuit, comme elle avait l’habitude de se faire promener elle-même.
À la pointe du jour, il l’arrête à la porte d’un maréchal-ferrant, la fait ferrer et la conduit à l’écurie de son maître. Je vous laisse à penser si le bonhomme fut surpris d’entendre son valet l’appeler pour lui faire voir une bête magnifique, dont il venait, disait-il, de faire l’acquisition. Sans prendre même le temps de passer sa culotte, il accourt sur le seuil de l’écurie et s’extasie devant la beauté de l’animal.
– Comment t’es-tu procuré une pareille bête ?
– Je vous l’apprendrai plus tard, mais allez d’abord vous recoucher, vous risquez de prendre froid.
Dès qu’il voit son maître tourner les talons, le jeune homme enlève le mors à la jument. Avec le mors le charme tombe, et la jument redevient femme, mais sans perdre toutefois les fers qu’elle porte aux pieds et aux mains.
– Où donc es-tu ? s’écriait, déjà tout surpris de ne pas retrouver sa moitié au fond du lit, où il croyait l’avoir laissée, le maître de la maison.
– Me voici, me voici, répond la sorcière en se hâtant de rentrer, et, comme elle s’apprête à enjamber le corps de son mari, elle laisse voir les fers à cheval.
L’explication fut orageuse, mais de courte durée, grâce à l’arrivée des deux domestiques, qui eurent tôt fait d’amener leur maîtresse à confesser la vérité. C’en était trop ! Saisi d’horreur, le maître saute sur le fusil suspendu près de son lit et, sans sourciller, étend sa femme roide morte sur place.
Les sorciers peuvent, à leur gré, faire de l’homme le plus sain et le plus vigoureux un infirme que le moindre souffle jette à terre. Avec des mots magiques et trois clous de cercueil qu’ils déposent au fond de la fontaine où il puise son eau, ils le font sécher sur pied, lui et sa famille. À mesure que les clous se couvrent de rouille, les malheureux sentent croître leurs souffrances. Bientôt elles finissent par devenir intolérables. Comment conjurer le mal ? Enlever celui qu’ils ont fait eux-mêmes coûte, d’ordinaire, peu de peine aux sorciers, mais déraciner, arracher le mal qu’ont semé les autres est plus difficile. Voilà pourquoi les bons arrêteurs de maux sont rares, et pourquoi l’on voit les plus habiles échouer souvent dans les cures qu’ils entreprennent. Il est vrai que leurs conseils ne sont pas toujours suivis, que les malades n’exécutent pas toujours ponctuellement leurs prescriptions, et que beaucoup de gens, en cas d’insuccès, ne peuvent ainsi s’en prendre qu’à eux-mêmes.
On reconnaît qu’un sorcier a fait tort à une étable, quand deux vaches, deux bêtes quelconques, s’y trouvent attachées l’une et l’autre avec le même lien. Les sorts de l’espèce sont jetés sous l’invocation de Mahoma, Pélica et Lucifer.
Les sorciers emploient, pour traire les vaches et écrémer le lait d’autrui, le procédé auquel ils ont recours pour avoir du vin en quelque lieu qu’ils le désirent. Ils se contentent, en prononçant certaines paroles magiques, de planter un couteau dans une porte, une poutre, un arbre, n’importe quoi, et aussitôt le lait et la crème jaillissent à leur commandement.
Il y avait, je ne sais où, je ne sais quand, raconte-t-on à Ventron, un jeune soldat auquel on disait « Joseph ». En parlant de choses et d’autres avec ses camarades, et surtout de son village dont il était loin, très loin, il vint à dire un jour :
– Je voudrais bien avoir du lait de notre Djensotte (c’était le nom de la vache de ses parents).
Un de ses camarades, qui passait pour être un peu sorcier, l’ouït et lui répondit :
– C’est bien facile ; si tu le veux, je trairai ta vache sans sortir d’ici.
– La traire, sans sortir d’ici ? fit l’autre tout surpris, et comment t’y prendras-tu ?
– Tu vas le voir, mais, d’abord, réponds à mes questions : où demeurent tes parents ? De quelle grosseur est votre vache ? de quel poil est-elle, et comment est-elle tournée dans l’étable ?
Joseph n’eut pas de peine à lui donner ces renseignements.
– C’est bien, ça suffit, tu vas être satisfait tout à l’heure.
Et, là-dessus, il prend un couteau, l’enfonce dans une porte, le recouvre d’un torchon et marmotte tout bas les paroles voulues. L’attente fut courte. À peine eut-il fermé la bouche que le lait se mit à couler de dessous le torchon, de la même manière que s’il fût sorti du pis d’une vache. Joseph n’eut qu’à le recueillir dans son écuelle, et c’est ainsi qu’il put boire, une fois encore, du lait de la Djensotte, tout son soûl.
Quelquefois les sorciers opèrent un peu différemment ; ils prennent une fourche, le premier outil à dents venu et maniant les pointes de cet instrument, comme ils le feraient des pis d’une vache, ils en font jaillir du beau lait écumant à l’odeur et au goût de noisette.
Si les sorciers veulent du beurre, ils n’ont pas besoin de se donner la peine de le faire :
Un jour, deux jeunes gens de Rupt étaient entrés, pour voir les filles, dans une ferme : ils n’y trouvent personne, la maison est vide ; mais ne voilà-t-il pas qu’ils aperçoivent et entendent, au beau milieu de la cuisine, une baratte dont le bâton est coiffé d’un large chapeau de femme, et qui est en train de faire du beurre toute seule !
Ils courent encore !
Les sorciers s’attaquent aussi aux biens de la terre ; ils connaissent le secret de déchaîner les vents, d’assembler les nuages, de faire éclater les orages, de former la grêle :
Deux femmes, raconte-t-on à Rupt, travaillaient un jour aux champs de Broche-le-Prêtre, quand elles furent surprises par un orage. Ce fut un véritable déluge et qui dura longtemps. Le ciel ne commença pas plus tôt à redevenir bleu qu’elles virent une nuée épaisse descendre à terre, tout près d’elles, et du milieu de cette nuée sortit une fermière des environs qu’elles reconnurent parfaitement.
Un homme du même village se trouvait dans l’un des champs situés au-dessus des Meix, quand une averse le força à chercher un refuge sous un buisson voisin. Presque aussitôt, vinrent à passer près de lui deux étrangers de mauvaise mine.
– Nous avons manqué notre coup, disait l’un, la récolte n’est pas perdue.
– Ce que nous n’avons pu faire aujourd’hui, nous le ferons demain, répondit l’autre.
Et le lendemain, en effet, il éclata un orage tel que tous les biens de la terre, à plus d’une lieue à la ronde, furent complètement détruits.
Une relique d’un prix inestimable, pour détruire les charmes et les enchantements, est un morceau de la vraie Croix. Mais il n’est pas donné à tout le monde de pouvoir se procurer pareille relique. Tel croit posséder un fragment du bois sur lequel fut cloué Notre Sauveur, qui ne tient souvent qu’un copeau détaché du premier arbre venu. C’est alors que la foi fait vraiment des miracles, comme on le verra par le récit suivant :
Une femme des environs de Ventron était ensorcelée et souffrait cruellement. En vain avait-elle eu recours aux médecins, aux arrêteurs de maux ; le sort qui pesait sur elle résistait à tous les remèdes et aux oraisons les plus puissantes. Elle désespérait déjà de sa guérison, quand un prêtre l’engagea à s’armer, pour combattre le démon, d’un morceau de la vraie Croix. Si elle pouvait tenir sur son cœur, ne fût-ce qu’une minute, la sainte relique, sa délivrance était certaine. Elle chercha, chercha, mais qui donc dans le pays possédait la moindre parcelle du bois sacré ? Personne. Un des parents de la malade, touché de voir la pauvre femme en si grande affliction, dit que, dût-il aller au bout du monde, il trouverait le moyen de lui apporter soulagement. Il partit plein de confiance. L’homme marcha longtemps, longtemps ; mais il avait beau frapper à toutes les portes, il n’arrivait point à mettre la main sur ce qu’il lui tardait tant de découvrir. Il n’est si beau dévouement qui ne s’épuise. Un soir que, las et découragé, notre voyageur s’était assis sur une charrue, le sommeil s’empara brusquement de lui. La nuit porte conseil, dit-on, et ce fut vrai dans la circonstance. Quand, le lendemain, l’homme se réveilla, son parti était pris. Il ouvrit son couteau, fit une entaille à l’un des manches de la charrue sur laquelle il reposait, et en détacha un morceau tout au plus gros comme l’ongle de son petit doigt. « Bois pour bois, se dit-il, celui-là en vaut un autre. Nous verrons. » Cela fait, il reprit tranquillement le chemin de son village, où il rentra le soir du neuvième jour, en faisant bonne contenance. Il fut reçu à bras ouverts. L’ensorcelée, saris avoir le moindre soupçon de la fraude, baisa dévotement le morceau de bois qu’il lui présentait, et se l’appliqua sur la poitrine. Miracle ! le diable, haletant, écumant de rage, sort aussitôt du corps de la malheureuse, en lui jetant ces mots, dont elle n’arriva jamais à comprendre le sens :
– Si tu n’avais eu la foi, un million de charrues ne m’eussent pas fait déguerpir.
À défaut d’un morceau de la vraie Croix, ou de ce que l’on prend pour elle, il existe bien un autre moyen de déloger le diable du corps des possédés, l’exorcisme ; mais, outre que le prêtre seul peut en faire usage, il ne suffit pas d’avoir reçu les ordres pour forcer le Malin à battre en retraite, soit en vent, soit en feu, soit en fumée, il faut encore être en état de grâce.
Au fond d’un village des Vosges, il y avait une fois une femme possédée du diable. L’un après l’autre, tous les prêtres du pays furent appelés pour la délivrer. Ils y perdirent leur latin. Le méchant esprit, par la bouche de sa victime, reprochait à chacun les fautes de sa vie passée ou les faiblesses de l’heure présente, et rendait ainsi vains les exorcismes. Il trouva pourtant, à la fin, son maître dans la personne d’un jeune abbé tout fraîchement revenu des ordres. Comme il voulait aussi l’éloigner, ainsi qu’il l’avait fait des autres, et lui criait :
– Ne te souvient-il plus d’avoir, un jour, dérobé deux cerises ?
– C’est vrai, répondit le jeune prêtre, mais c’était dans le cas de nécessité ; je mourais de soif, et, au pied de l’arbre sur lequel je cueillis ces deux cerises, je déposai deux liards avant de me retirer.
Saint Fabien préserve les chrétiens qui ont confiance en lui des embûches des sorciers et des malins esprits. Si la Maisnieye-Hennequin vous menace, songez à l’invoquer et il la mettra en fuite, et vous entendrez la bande abominable s’éloigner avec des cris de rage et des hurlements.
On donne le nom de Maisnieye-Hennequin à une troupe de musiciens invisibles, qui traverse les airs pendant les nuits d’été. S’il vous arrive de l’entendre, tenez-vous sur vos gardes ! Quels qu’ils soient, démons échappés de l’enfer ou sorciers se rendant au sabbat, les maudits qui la composent se vengent terriblement des chrétiens qui cherchent à savoir d’où ils viennent et où ils vont. S’ils passent au-dessus de votre tête, alors que vous êtes en rase campagne, couchez-vous à plat ventre et faites le mort en appelant saint Fabien à votre aide ; autrement vous serez ou étouffé, ou écrasé, ou enlevé par un tourbillon et transporté dans un pays inconnu, sans espoir de retour. Prenez-vous le frais à votre fenêtre, hâtez-vous de la fermer, si vous ne voulez recevoir à la tête des morceaux de bois, des cailloux, et jusqu’à des ossements volés dans les cimetières. Par exemple, si votre fenêtre est close, n’y eût-il entre eux et votre front que l’épaisseur d’une vitre, vous pouvez jeter les yeux où vous voudrez, la Maisnieye-Hennequin n’a absolument aucun pouvoir sur votre personne et sur vos biens.
Les œufs pondus le vendredi saint peuvent servir à faire découvrir les sorciers.
Soupçonnez-vous quelqu’un d’appartenir à cette engeance maudite, arrangez-vous de façon à vous glisser, le matin du vendredi saint, dans un poulailler sans être vu et prenez vos précautions pour en sortir de même, après vous être emparé d’un œuf encore chaud. Dirigez-vous alors en toute hâte et en vous dérobant aux regards des voisins, vers la demeure de la personne suspecte. Lorsque vous serez arrivé à sa porte..., une, deux, d’une main assurée, lancez votre œuf sous l’avant-toit, de telle sorte qu’il s’y écrase et y reste collé. Tout aussitôt, si vous avez deviné juste, le sorcier, en menant grand bruit, accourra pour enlever l’œuf et en faire disparaître les traces. Dès que vous l’aurez vu et reconnu, rentrez chez vous, sans plus attendre, et tenez-vous-y renfermé pendant le reste du jour, car, si l’homme que vous avez démasqué parvenait à vous rejoindre, il vous ferait payer cher votre curiosité. Le lendemain, vous pouvez reprendre votre train habituel de vie, sans avoir rien à redouter désormais de son emportement.
Si parmi les poussins nés le vendredi saint se trouve un coq dont le plumage soit entièrement noir, tuez-le l’année suivante à pareil jour, et faites-le cuire entre onze heures et minuit. Cherchez alors le plus petit os de ce coq, et, lorsque vous aurez mis la main dessus, il dépendra de vous de faire merveille. Chaque fois, en effet, qu’il vous prendra fantaisie de l’introduire dans votre bouche, vous deviendrez aussitôt invisible.
Il est un autre moyen, tout aussi facile, d’obtenir le même résultat, le voici : voler un chat entièrement noir, tuez-le, faites-le cuire et dépouillez-le de sa chair avec vos dents. Lorsque les os auront été mis complètement à nu, prenez-les séparément, présentez-les l’un après l’autre devant un miroir, et, quand vous en aurez rencontré un dont ce miroir ne vous renverra pas l’image, mettez-le de côté. Cet os qui est unique, mais existe certainement dans tout chat noir, et que vous trouverez en le cherchant bien, donne, à la personne qui le tient entre ses dents, le pouvoir de tout voir sans être vu, d’entrer partout sans que l’on puisse soupçonner sa présence.
Le jour de la Saint-Abdon, l’occupation à peu près exclusive d’un grand nombre de montagnards vosgiens est de déraciner la fougère. De meilleure besogne ils ne pourraient faire d’ailleurs, car il n’y a qu’un seul jour dans l’année où la fougère arrachée ne repousse pas, et c’est celui-là.
Si l’on parvenait à débarrasser la terre de tous les pieds de fougère qui l’empoisonnent, on rendrait un grand service à l’humanité. De toutes les plantes, en effet, que les sorciers emploient dans leurs opérations magiques, il n’en est point qui ait plus de vertu. Sans fa graine de fougère, la plupart de leurs charmes seraient vains. Le jour où elle viendrait à leur manquer, ils perdraient la moitié de leur puissance.
Il est malaisé, chacun le sait, de déjouer les méchants tours des sorciers. On peut y arriver cependant.
Et d’abord, l’homme qui porterait sur lui, vivant ou desséché, un cid ou cerf-volant n’aurait rien à craindre des maléfices. Les reliques des saints, les médailles, les boutons du cierge pascal éloignent aussi les sorciers ou leur ferment la bouche et leur lient les mains. Par défaut de prudence ou malgré les précautions prises, a-t-on le malheur de devenir ensorcelé, on peut forcer le sorcier qui a jeté le sort à le lever lui-même, si l’on se conforme de point en point à la prescription suivante :
Prenez chez un boucher, sans prononcer une parole, le cœur entier d’une vache. Payez-le sans compter, et si le boucher vous dit, en recevant votre argent, que c’est trop ou pas assez, acceptez la restitution ou complétez la somme, sans ouvrir la bouche davantage. Rendez-vous de là chez un cloutier, prenez une poignée de clous, et payez-les de la même façon que vous avez pris et payé le cœur de vache. Rentrez ensuite chez vous, en gardant toujours le silence le plus absolu. Entre onze heures et minuit, secrètement, enfoncez vos clous dans le cœur de la bête, et fixez solidement celui-ci à la maîtresse poutre de votre maison. Au fur et à mesure que le cœur se desséchera, le sorcier, sans qu’il puisse s’en défendre, se desséchera aussi. S’il approche de l’une de vos fenêtres pour implorer son pardon, gardez-vous de lui répondre et de vous laisser aller à la pitié, tant qu’il ne vous aura pas rendu force et santé.
Si vous l’aimez mieux, vous pouvez encore avoir recours à cet autre moyen :
Prenez un cœur de mouton, et, après l’avoir percé de clous de part en part, suspendez-le dans votre cheminée en disant : « Rostin clasta, auvara clasta custodia durane. » Répétez tous les matins ces paroles, pendant une semaine. Avant la fin du septième jour, le sorcier dont vous avez à vous plaindre viendra vous prier de laisser le cœur de mouton tranquille, en alléguant pour raison qu’il sent de grandes douleurs au sien. Alors, vous lui commanderez d’ôter le sort qu’il vous a jeté ; et il vous demandera un chien, un chat ou quelque autre animal, pour faire passer ce sort dans le corps de ladite bête, ce que vous pourrez lui accorder. Si vous faites la sourde oreille, il crèvera par le milieu du corps.
Vous advient-il de vous égarer, soit de jour, soit de nuit, par le fait d’un sorcier, coupez une branche de noisetier, et, après avoir fait trois signes de croix, dites, en vous tournant du côté où la lune se montre ou doit se lever : « Lune, je te commande de me désenchanter, au nom du grand diable Lucifer. » Frappez alors vigoureusement avec votre baguette le tronc de l’arbuste dont vous l’avez détachée, et tenez pour assuré que vous ne retrouverez pas seulement votre chemin, mais que votre baguette frottera dur et ferme, à la même heure, la figure du sorcier qui. vous a mis dans ce mauvais pas.
... Mais c’est assez parlé de cette engeance détestable.
L.-F. SAUVÉ, Le folklore des Hautes-Vosges, 1889.
Recueilli dans Contes populaires et légendes de Lorraine, 1976.
1 Il est de croyance générale que toute personne qui se rogne les ongles avec les dents ne peut manquer de perdre la raison sans tarder.