Les soldats de Saint-Cornély
LÉGENDE DU MORBIHAN
par
L. F. SAUVÉ
Écoutez tous, petits et grands, le récit des choses merveilleuses par lesquelles saint Cornély fit connaître aux gens de notre pays combien il était agréable à Dieu !
Saint Cornély était pape. Au cours d’une persécution où le sang chrétien coula à pleins ruisseaux, pendant neuf jours et neuf nuits, dans les rues de Rome, il dut demander son salut à la fuite. Son départ fut bientôt connu ; et des soldats furent envoyés dans toutes les directions, avec ordre de le ramener mort ou vif. Quelles angoisses pour le malheureux pape ! Quelles fatigues ! Quels dangers ! S’il parvenait un jour à faire perdre ses traces, il se retrouvait le lendemain en face de ses persécuteurs plus nombreux, plus acharnés que jamais à sa perte. Sept ans entiers il erra ainsi d’un lieu à l’autre, toujours fuyant, toujours poursuivi. Dieu le soutint au milieu de ces épreuves cruelles, et lui permit d’arriver sain et sauf au fond de la Bretagne, sous le déguisement d’un toucheur de bœufs. Quand, poussant devant lui ses compagnons de misère, deux grands bœufs blancs, il atteignit le village du Moustoir, en Carnac, il put se croire hors de tout danger : depuis plus de huit jours, il n’avait pas rencontré un seul de ses ennemis.
– Je m’arrêterai ici, dit-il, bonne terre, beaux ombrages et aussi, sans doute, braves gens.
Il se trompait de plus de moitié. Presque aussitôt, il entendit une femme jurer et un fils insulter sa mère. Le cœur tout attristé, le saint fit un brusque saut en arrière. Dans ce mouvement de recul, il appuya si fortement le pied droit sur une grosse pierre que l’empreinte de ce pied y est restée depuis lors. Après un court moment d’hésitation, il reprit sa marche en avant et descendit au bourg de Carnac. Là, une douloureuse surprise l’attendait encore. Les soldats païens, qu’il espérait ne plus revoir, occupaient les abords du bourg et toute la campagne environnante. Quelques pas de plus, il tombait entre leurs mains. Où fuir ? Devant lui la mer immense, à gauche, à droite, partout des ennemis. Il appela son bon ange :
– Mon bon ange, tire-moi de péril !
– Volontiers.
– Que faut-il faire ?
– Entre dans l’oreille de l’un de tes bœufs.
– Comment le pourrais -je ?
– Dieu t’aidera.
Dieu l’aida, en effet, à entrer dans cette cachette, et il s’y blottit si bien que les soldats romains passèrent près de lui sans l’apercevoir.
Il y serait resté longtemps si les mêmes soldats, auxquels les vivres commençaient à manquer, n’avaient fait un jour main basse sur les deux bœufs, et ne les avaient emmenés dans la lande du Ménec pour les abattre. Saint Cornély appela de nouveau son bon ange.
– Mon bon ange, tire-moi de péril !
– Volontiers.
– Que faut-il faire ?
– Étends les bras et commande à tes ennemis de se changer en pierres.
– Je n’ai pas ce pouvoir.
– Dieu te l’accordera.
Et Dieu le lui accorda, comme l’ange l’avait dit. Les soldats romains, tous sans exception, furent frappés d’immobilité au même instant. Ils étaient huit ou dix mille qui, d’Étel à Locmariaquer, descendaient, en épaisses colonnes : tous, sans exception, furent au même instant changés en pierres. À la place qu’ils occupaient ils sont demeurés ; à la place où ils se sentirent cloués au sol, on peut encore les voir aujourd’hui, non pas tous, – la foudre en a anéanti plusieurs, la main des hommes en a détruit plus encore, – mais en assez grand nombre pour témoigner à jamais du plus grand prodige que la bonté infinie de Dieu ait permis à l’un de ses saints d’accomplir.
Ces pierres sont connues de tout le monde sous le nom de « Soldats de saint Cornély ».
En souvenir du jour où il s’était réfugié dans l’oreille de l’un de ses bœufs, saint Cornély a voulu être le protecteur des bêtes à cornes, et cette faveur ne lui a pas été refusée. Il éloigne des étables le crapaud, le sourd, les serpents et les mauvais esprits ; il empêche les sorcières de soutirer la force des taureaux et de gâter le lait des vaches ; il est le médecin et le bienfaiteur des troupeaux.
Honneur au grand saint Cornély, le patron de Carnac !
L. F. SAUVÉ.
Paru dans l’Annuaire de Bretagne en 1897.