Une action magnanime

 

(RÉCIT TIRÉ DE L’HISTOIRE CONTEMPORAINE)

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Friedrich von SCHILLER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LES DRAMES ET LES ROMANS nous font connaître le cœur humain sous ses plus brillants aspects ; notre imagination s’enflamme ; notre cœur reste froid, ou du moins l’ardeur qui ainsi l’anime ne dure qu’un instant, et s’éteint dès qu’il s’agit de la pratique de la vie. Dans le moment même où la bonté sans apprêt de l’honnête Puff nous touche presque jusqu’aux larmes, nous grondons et repoussons brusquement peut-être le mendiant qui frappe à notre porte.

Qui sait si ce n’est pas précisément cette existence artificielle dans un monde idéal qui sape notre existence dans le monde réel ? Nous flottons là, pour ainsi dire, autour des deux points extrêmes de la moralité, l’ange et le démon, et nous négligeons ce qui est entre deux : l’homme.

La présente histoire, qui a pour héros (je suis heureux et fier de le dire) deux Allemands, a un mérite incontestable : elle est vraie. J’espère qu’elle laissera à mes lecteurs plus de chaleur d’âme que tous les volumes de Grandison et de Paméla.

 

 

Deux frères, les barons de Wrmb., s’étaient épris à la fois d’une jeune et charmante demoiselle de Wrthr, sans que l’un soupçonnât la passion de l’autre. Leur amour à tous deux était tendre et fort, car ils aimaient pour la première fois. La jeune fille était belle et d’une âme sensible. Les deux frères laissèrent croître jusqu’à la passion leur doux penchant, ne connaissant ni l’un ni l’autre le danger qu’ils couraient, danger, de tous, le plus terrible pour leur cœur : celui de trouver dans un frère un rival. Chacun d’eux voulut épargner à celle qu’il aimait un aveu prématuré, et ils s’abusèrent ainsi mutuellement, jusqu’à ce qu’un évènement imprévu vint révéler tout le mystère de leurs sentiments.

Déjà l’amour des deux frères avait atteint son plus haut degré, déjà la plus funeste des passions, qui a fait dans le genre humain des ravages presque aussi affreux que son contraire, quelque horrible qu’il soit, s’était emparée de leurs cœurs tout entiers, et un sacrifice semblait des deux parts impossible. Vivement émue de la triste situation de ces deux infortunés, la jeune fille n’osa se déclarer exclusivement pour l’un des deux, et soumit son penchant à la décision de l’amour fraternel.

Vainqueur dans cette lutte douteuse du devoir et du sentiment, que nos philosophes sont toujours si prêts à décider, et que l’homme, dans la vie pratique, hésite tant à engager, le frère aîné dit au plus jeune : « Je sais que tu aimes *** ardemment comme moi. Je ne veux point savoir qui de nous deux a les droits les plus anciens. Reste ici ; je courrai le monde ; je m’efforcerai de l’oublier. Si j’y parviens..., frère, elle est à toi, et que le ciel bénisse ton amour.... Si je ne le puis..., eh bien ! alors, pars à ton tour et fais comme moi. »

Il quitta aussitôt l’Allemagne, et alla en Hollande.... mais l’image de sa bien-aimée le suivit. Loin de la patrie de son amour, exilé d’une contrée qui renfermait toute la félicité de son cœur, de la seule contrée où il pût vivre, le malheureux tomba malade : comme la plante dépérit quand l’Européen l’arrache violemment de la terre d’Asie sa mère, et la force à végéter dans un sol plus rude, loin de son doux soleil. Il atteignit Amsterdam, en proie au désespoir ; là une fièvre chaude mit sa vie en danger. L’image de son unique amie dominait dans les rêves de son délire ; la guérison dépendait de sa possession. Les médecins doutaient de son rétablissement : l’assurance qu’on le rendrait à sa bien-aimée put seule l’arracher à grand-peine des bras de la mort. Squelette vivant, effrayant exemple des ravages de la douleur, il rentre dans sa ville natale, et monte, en chancelant, l’escalier qui conduit chez celle qu’il aime, chez son frère.

«  Frère, me voici de retour. Quel sacrifice j’exigeais de mon cœur, Dieu seul le sait. Je n’en puis supporter davantage. » Il tomba évanoui dans les bras de la jeune fille.

Le plus jeune frère ne se montre pas moins résolu. Au bout de quelques semaines, il se présente en costume de voyage :

« Frère, dit-il, tu as porté ta douleur jusqu’en Hollande.... Je veux essayer de porter la mienne plus loin. Ne conduis pas notre amie à l’autel avant que je t’écrive. L’amour fraternel se permet cette seule condition... Si je suis plus heureux que toi..., alors, au nom de Dieu ! qu’elle soit à toi, et que le ciel bénisse votre amour ! Si je ne le suis point, que le ciel décide de la suite et prononce entre nous ! Adieu ! Garde ce petit paquet cacheté, ne l’ouvre pas que je ne sois parti.... Je vais à Batavia. »

À ces mots, il s’élança dans la voiture.

Respirant à peine, ceux qu’il quittait le suivirent d’un regard stupéfait. Il avait surpassé son frère en générosité. Il le laissait combattu entre l’amour et le regret de perdre le plus noble des hommes. Le bruit de la voiture qui fuyait retentit comme un coup de tonnerre dans le cœur de l’aîné. On craignit pour sa vie. La jeune fille.... mais non ! la fin nous instruira de ce qui la touche.

On ouvrit le paquet. C’était une donation en règle de tous les biens que l’exilé possédait en Allemagne : s’il réussissait à Batavia, son frère les devait recueillir. Le courageux vainqueur de lui-même mit à la voile en compagnie de marchands hollandais, et arriva heureusement à Batavia. Au bout de quelques semaines, il envoya à son frère les lignes suivantes.

« Ici, sur cette terre nouvelle, où je remercie le Tout-Puissant, je pense à toi et à celle qui nous est chère, avec le ravissement d’un martyr. Des scènes nouvelles, un nouveau destin ont agrandi mon âme ; Dieu m’a donné la force de faire à l’amitié le plus grand sacrifice. Elle est à toi..., Dieu ! ici est tombée une larme.... la dernière.... J’ai triomphé.... Notre jeune amie est à toi.... frère, je ne devais pas la posséder ; elle n’aurait pas été heureuse avec moi. Si jamais la pensée lui venait qu’elle eût pu l’être.... Frère !... Frère !... Oh ! alors, c’est un lourd fardeau dont je charge ton âme. N’oublie pas quel prix coûta sa conquête... Traite toujours cet ange comme maintenant ton jeune amour t’apprend à le faire. Traite-le comme un legs sacré de ton frère, que jamais plus tes bras ne serreront. Adieu ! ne m’écris pas quand tu célébreras tes noces.... Ma blessure saigne toujours.... Apprends-moi seulement ton bonheur. Mon action même me garantit que Dieu ne me retirera pas non plus son secours sur la terre étrangère. »

Le mariage fut célébré. La plus heureuse des unions dura un an.... puis la femme mourut. Ce ne fut qu’en mourant qu’elle révéla à son amie la plus intime le douloureux secret de son cœur : c’était l’exilé qu’elle avait le mieux aimé.

Les deux frères vivent encore. L’aîné, remarié, vit sur ses terres en Allemagne. Le plus jeune est resté à Batavia, où il est parvenu à une brillante prospérité. Il a fait un vœu, et l’a tenu : celui de ne jamais se marier.

 

 

Friedrich von SCHILLER, Mélanges, précédés du Visionnaire, 1861.

 

Traduction nouvelle par Ad. Régnier, membre de l’Institut.

 

 

 

 

 

 

 

 

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