Le visionnaire

 

TIRÉ DES PAPIERS DU COMTE D’O***.

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Friedrich von SCHILLER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LIVRE Ier

 

 

Je vais raconter une aventure qui trouvera beaucoup d’incrédules, et dont j’ai été moi-même en grande partie témoin oculaire. Le peu de personnes qui sont au courant de certains faits politiques (si toutefois ces feuilles les trouvent encore vivantes), en donneront une explication convenable, et même, sans cette clef, elle sera peut-être d’une certaine valeur pour les autres, comme un chapitre de l’histoire des illusions et des erreurs de l’humanité. On s’étonnera de la hardiesse du but que la méchanceté est en état de se proposer et de poursuivre ; on s’étonnera des moyens qu’elle peut mettre en œuvre pour s’assurer du succès. La vérité pure et sévère guidera ma plume ; car à l’époque où ces feuilles verront le jour, je ne serai plus, et je ne connaîtrai jamais leur destinée.

Ce fut lors de mon retour en Courlande, dans l’année 17..., vers le temps du carnaval, que je visitai le prince de *** à Venise. Nous nous étions connus à la campagne de ***, et nous renouvelâmes dans cette ville une connaissance que la paix avait interrompue.

Comme d’ailleurs je désirais voir ce qu’il y a de remarquable à Venise, et que le prince attendait seulement des lettres de change pour partir à **, il me persuada facilement de lui tenir compagnie et de différer aussi mon départ. Nous nous réunîmes pour ne plus nous séparer tant que notre séjour se prolongerait, et le prince fut assez aimable pour m’offrir ses propres appartements à l’hôtel du Maure.

Il vivait là dans le plus strict incognito, parce qu’il voulait jouir de lui-même, et que son mince apanage ne lui aurait pas permis de soutenir son rang. Deux cavaliers, sur la discrétion desquels il pouvait parfaitement compter, composaient toute sa suite avec quelques serviteurs fidèles. Il évitait la dépense plus par caractère que par parcimonie. Il fuyait les plaisirs ; jusqu’à sa trentième année il avait résisté aux charmes de cette ville voluptueuse. Le beau sexe lui était indifférent. Une disposition profondément sérieuse, une mélancolie extravagante le dominaient. Ses inclinations étaient paisibles, mais tenaces à l’excès ; son choix, lent et timide ; son attachement, chaud et éternel ; il marchait seul au milieu de la foule bruyante des hommes. Renfermé dans ses propres fantaisies, il était souvent étranger au monde positif, et n’ignorant pas qu’il observait mal, il s’abstenait de tout jugement et exagérait la justice à l’égard de tout ce qui lui était étranger. Personne n’était plus disposé à se laisser dominer sans être faible. Aussi était-il intrépide et confiant quand on l’avait une fois persuadé, et possédait-il au même degré le courage de combattre un préjugé reconnu et de mourir pour un autre.

Comme troisième prince de sa maison, il n’y avait pas d’éventualité probable à son avènement. Son ambition n’était point éveillée. Ses passions avaient pris une autre direction.

Satisfait de ne dépendre d’aucune volonté étrangère, il n’imposait la sienne à personne ; le calme paisible d’une vie privée obscure bornait tous ses désirs. Il lisait beaucoup, par conséquent sans choix. Une éducation négligée et un service précoce dans l’armée n’avaient pas laissé mûrir son esprit. Toutes les connaissances qu’il acquit dans la suite ne firent qu’augmenter le chaos embrouillé de ses idées, parce qu’elles n’étaient bâties sur aucun fondement solide.

Il était protestant comme toute sa famille, par naissance et non par une épreuve qu’il n’avait jamais faite, quoiqu’il eût été enthousiaste à une certaine époque de sa vie. Autant que je puis le savoir, il n’a jamais été maçon.

 

 

 

LIVRE I.

 

 

Un soir que, selon notre habitude, nous allions nous promener seuls et bien masqués sur la place Saint-Marc, il commençait à se faire tard et la presse était diminuée, le prince remarqua qu’un masque le suivait partout. Ce masque était un Arménien et marchait seul. Nous hâtâmes le pas, et nous cherchâmes à le dérouter par de fréquents détours. Ce fut en vain, le masque nous suivait toujours de très près. « Vous avez donc eu quelque intrigue ici ? me dit enfin le prince ; les maris sont dangereux à Venise.

– Je ne connais pas une seule dame.

– Asseyons-nous, et parlons allemand. Je pense qu’on ne nous connaît pas. » Nous nous asseyons sur un banc de pierre, et nous attendons que le masque soit passé. Il vint droit à nous et s’assit tout à côté du prince. Celui-ci tira sa montre, et en se levant me dit tout haut en français : « Il est neuf heures passées. Venez. Nous oublions qu’on nous attend an Louvre. » Il imaginait cela pour éloigner le masque. « Neuf heures, répéta le masque dans la même langue, d’un ton lent et expressif ; félicitez-vous, prince (il l’appela par son vrai nom), il est mort à neuf heures. » Puis il se leva et partit. Nous nous regardâmes avec surprise. « Qui est mort ? » dit enfin le prince après un long silence. – Suivons-le, et demandons une explication. Nous parcourûmes tous les coins de la place. Le masque n’y était plus. Nous rentrâmes mécontents à l’hôtel. Le prince ne dit pas un mot en route, mais il se tenait seul à l’écart, et paraissait en proie à une lutte violente, comme il me l’a avoué dans la suite. Quand nous fûmes à a maison, il ouvrit la bouche pour la première fois. « Il est bien ridicule, dit-il, qu’un fou puisse troubler ainsi le repos d’un homme avec deux mots. » Nous nous souhaitâmes une bonne nuit, et sitôt que je fus dans ma chambre, je notai sur mes tablettes le jour et l’heure où cela nous était arrivé. C’était un jeudi.

Le lendemain soir le prince me dit : « Ne voulons-nous pas faire une promenade à Saint-Marc, et chercher notre mystérieux Arménien ? Je tiens à voir le dénouement de cette comédie. » J’étais enchanté de cela. Nous restâmes jusqu’à onze heures sur la place. Il n’y avait d’Arménien nulle part. Nous fîmes de même les quatre jours suivants, et toujours avec le même succès.

Le sixième jour, comme nous quittions l’hôtel, j’eus l’idée, si ce fut involontairement ou à dessein, je ne m’en souviens plus, de faire savoir aux domestiques où l’on pourrait nous trouver si quelqu’un nous demandait. Le prince remarqua ma précaution et l’approuva en souriant. Il y avait grande presse sur la place Saint-Marc quand nous y arrivâmes. Nous avions à peine fait trente pas quand je remarquai l’Arménien qui fendait rapidement la foule, et semblait chercher quelqu’un des yeux. Nous allions précisément l’aborder lorsque le baron de F*, de la suite du prince, vint à lui hors d’haleine et lui présenta une lettre. « Elle est cachetée de noir, ajouta-t-il, nous avons pensé qu’elle était pressée. » Cette circonstance me frappa comme un coup de foudre. Le prince était allé près d’un flambeau et commençait à lire. « Mon cousin est mort ! s’écria-t-il. – Quand ? » interrompis-je vivement. Il regarda encore une fois la lettre. « Jeudi dernier, le soir à neuf heures. »

Nous n’eûmes pas le temps de revenir de notre surprise ; l’Arménien était auprès de nous. « Vous êtes reconnu, Monseigneur, dit-il au prince ; rentrez vite à l’hôtel. Vous y trouverez les envoyés du Sénat. Ne faites aucune difficulté d’accepter les honneurs qu’on veut vous rendre. Le baron de F* a oublié de vous dire que votre lettre de change est arrivée. » Et il se perdit dans la foule.

Nous courûmes à l’hôtel. Tout se trouvait comme l’Arménien l’avait annoncé. Trois nobles de la République étaient prêts à recevoir le prince et à le conduire avec pompe à l’assemblée où la haute noblesse de la ville l’attendait. Il eut à peine le temps de me faire comprendre par un léger signe que je pouvais veiller en l’attendant.

Il revint à onze heures dans la nuit. Il entra dans ma chambre, sérieux et préoccupé, et me prit la main après avoir éloigné les domestiques. « Comte, me dit-il avec les paroles d’Hamlet, il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre que nous n’en rêvons dans nos philosophies.

– Monseigneur, vous paraissez oublier que vous allez vous coucher riche d’une haute espérance. (Le cousin mort était l’héritier présomptif.)

– Ne me rappelez pas cela, si j’avais gagné une couronne, j’aurais maintenant plus à faire que de m’occuper de cette bagatelle... Si cet Arménien n’a pas seulement deviné...

– Est-il possible, prince !

– Je vous céderai alors volontiers toutes mes espérances princières pour un froc. »

Je rapporte ceci avec soin, parce qu’il peut servir à prouver combien il était éloigné même alors de toute vue ambitieuse.

Le jour suivant nous nous trouvâmes plus tôt que d’habitude sur la place Saint-Marc. Une pluie soudaine nous obligea d’entrer dans un café où l’on jouait. Le prince se plaça derrière le siège d’un Espagnol et observa le jeu. J’étais allé dans une chambre voisine où je lisais les nouvelles. Un moment après j’entends du bruit. Avant l’arrivée du prince, l’Espagnol avait toujours été en perte ; maintenant il gagnait sur toutes les cartes. Tout le jeu était changé d’une manière frappante, et la banque était en danger d’être provoquée par le pointeur que cet heureux changement rendait plus hardi. Un Vénitien qui la tenait dit au prince d’un ton blessant qu’il troublait le sort et qu’il devait quitter la table. Celui-ci le regarda froidement et resta. Il gardait la même contenance quand le Vénitien répéta l’insulte en français. Croyant que le prince n’entendait pas ces deux langues, il se tourna vers les autres, et leur dit avec un rire de mépris : « Dites-moi donc, Messieurs, comment je puis me faire comprendre de ce sot ? » En même temps il se leva et voulut prendre le prince par le bras ; celui-ci perdit patience, saisit le Vénitien d’une main forte et le jeta rudement à terre. Toute la maison fut en mouvement. À ce bruit, j’entre avec précipitation ; involontairement je l’appelle par son nom. « Prenez garde, prince, ajouté-je imprudemment ; nous sommes ici à Venise. » Le nom du prince produisit un silence général, puis bientôt un murmure qui me parut dangereux. Tous les Italiens présents se réunirent en groupes et se mirent à l’écart. Ils quittèrent la salle l’un après l’autre, jusqu’à ce que nous nous trouvâmes seuls tous les deux avec l’Espagnol et quelques Français. « Vous êtes perdu, Monseigneur, dirent-ils, si vous ne quittez aussitôt la ville. Le Vénitien que vous avez si maltraité est assez riche pour payer un Bravo. Il lui en coûtera seulement cinquante sequins pour vous envoyer dans l’autre monde. »

L’Espagnol s’offrit d’aller chercher la garde pour la sûreté du prince et de nous accompagner lui-même à la maison. Les Français firent de même. Nous étions encore à réfléchir sur ce qu’il fallait faire, quand la porte s’ouvrit et quelques familiers de l’inquisition d’État entrèrent. Ils nous montrèrent un ordre du gouvernement où nous étions requis tous deux de les suivre immédiatement. On nous conduisit au canal sous bonne escorte. Là nous attendait une gondole dans laquelle nous dûmes descendre. Avant d’en sortir on nous banda les yeux. On nous fit monter un grand escalier de pierre, puis traverser un passage long et sinueux au-dessus d’une voûte, comme je le présumai par l’écho qui résonnait sous nos pas. Enfin, nous arrivâmes devant un autre escalier qui nous fit descendre vingt-six marches. Là s’ouvrit une salle où l’on nous découvrit les yeux. Nous nous trouvâmes au milieu d’un cercle de vieillards vénérables tous vêtus de noir ; la salle était tendue de drap noir et faiblement éclairée ; il régnait dans toute l’assemblée un silence de mort qui faisait une impression horrible. L’un de ces vieillards, probablement le grand inquisiteur, s’approcha du prince et lui demanda d’un ton solennel, pendant qu’on lui présentait le Vénitien : « Reconnaissez-vous cet homme pour le même qui vous a insulté au café ? – Oui », répondit le prince. Puis se tournant vers le prisonnier : « Est-ce bien cette personne que vous vouliez faire tuer ce soir ? » Le prisonnier répondit affirmativement...

Alors le cercle s’ouvrit, et nous vîmes avec étonnement la tête du Vénitien séparée du tronc.

– Êtes-vous content de cette satisfaction ? demanda le grand inquisiteur. Le prince tomba évanoui entre les bras de ses gens. « Allez maintenant, continua-t-il d’une voix terrible, puis se tournant vers moi : et désormais soyez moins prompts à juger de la justice de Venise. »

Quel était l’ami secret qui nous avait sauvés d’une mort certaine par le bras de la justice, nous ne pûmes le deviner. Nous rentrâmes saisis de terreur à la maison. Il était environ minuit. Le gentilhomme de la chambre de Z*** nous attendait avec impatience sur l’escalier.

– Que vous avez bien fait d’envoyer ! dit-il au prince en nous éclairant. Un avis que le baron de F** apporta de la place Saint-Marc ici nous avait mis dans une inquiétude mortelle à cause de vous.

– J’avais envoyé ? Quand ? Je ne sais rien de cela.

– Ce soir, à huit heures. Vous nous avez fait dire que nous pourrions être tranquilles si vous rentriez plus tard aujourd’hui.

Alors le prince me regarda. « Vous avez peut-être pris ce soin à mon insu ? »

Je ne savais rien de cela.

« Ce doit pourtant être ainsi, Altesse, dit le gentilhomme de la chambre, car voici votre montre à répétition que vous avez donnée pour sûreté. » Le prince chercha sa montre, elle était absente en effet, et il reconnut celle-ci pour la sienne. – Qui l’a apportée ? dit-il avec saisissement. – Un masque inconnu, en habit d’Arménien, qui s’est éloigné aussitôt.

Nous restâmes à nous regarder. « Que concluez-vous de là ? me dit enfin le prince, après un long silence. J’ai un surveillant secret ici à Venise. »

L’effroyable scène de la nuit avait donné au prince une fièvre qui le força de garder la chambre pendant huit jours. Pendant ce temps, notre hôtel fut rempli de nationaux et d’étrangers que l’état du prince divulgué y avait attirés. On s’empressait à l’envi de lui offrir des services, et nous remarquâmes avec plaisir que toujours le dernier venu rendait le premier suspect. Des billets doux, des lettres secrètes nous pleuvaient de tous côtés. Chacun cherchait à se faire valoir à sa manière. De toute l’affaire de l’inquisition d’État il n’était plus question. Comme la cour de *** désirait que le prince différât encore son départ, plusieurs banquiers de Venise reçurent la commission de lui payer des sommes importantes. Ainsi, il fut mis, contre sa volonté, en position de prolonger son séjour en Italie, et, à sa prière, je résolus aussi de remettre mon départ.

Dès qu’il fut assez bien rétabli pour pouvoir quitter la chambre, le médecin lui conseilla de faire une promenade sur la Brenta pour changer d’air. Le temps était beau, et la partie fut projetée. Comme nous allions monter sur la gondole, le prince s’aperçut qu’il n’avait pas la clef d’un petit coffre rempli de papiers très importants. Aussitôt nous retournâmes la chercher. Il se rappelait très clairement avoir encore fermé le coffre la veille, et depuis ce temps il n’était pas sorti de la chambre. Mais toute recherche fut inutile, nous dûmes y renoncer pour ne pas perdre de temps. Le prince, dont l’âme était au-dessus de tout soupçon, la regarda comme perdue et nous pria de n’en plus parler.

Le voyage fut très agréable. Un paysage charmant qui à chaque détour du fleuve semblait se surpasser en richesse et en beauté, un ciel serein qui donnait un jour de mai en automne, des jardins délicieux, un nombre prodigieux de gracieuses villas qui décoraient les deux rives de la Brenta : derrière nous la majestueuse Venise, avec des centaines de tours et de mâts qui s’élevaient hors de l’eau, tout cela nous faisait le spectacle le plus magnifique du monde. Nous nous livrions tout entiers au charme bienfaisant de cette belle nature, notre humeur était excellente, le prince lui-même quitta son sérieux et luttait avec nous de joyeuses plaisanteries.

Une musique gaie retentit devant nous quand nous prîmes terre à deux milles italiens de la ville. Elle venait d’un petit village où se tenait précisément la foire annuelle ; il y avait une foule de gens de toutes sortes. Une troupe de jeunes filles et de jeunes garçons, en costume théâtral, nous accueillit par une danse de pantomime. L’idée était neuve, les grâces et la légèreté animaient tous leurs mouvements. Avant que la danse fût tout-à-fait terminée, la conductrice, qui représentait une reine, parut tout-à-coup retenue comme par un bras invisible. Elle s’arrêta sans bouger, tous les autres aussi. La musique se tut. On n’aurait pas entendu un souffle dans toute l’assemblée, et elle se tenait là, le regard fixé à terre, dans une immobilité complète. Tout-à-coup elle se dresse avec la fureur de l’inspiration, regarde autour d’elle : « Il y a un roi parmi nous », s’écrie-t-elle, puis elle arrache sa couronne de sa tête et la dépose... aux pieds du prince. Tout le monde qui était là lève alors les yeux sur lui, ne sachant ce que signifiait cette jonglerie, tant l’émotion sérieuse de la comédienne en avait imposé. Un applaudissement général rompit enfin ce silence. Mes yeux interrogeaient le prince. Je remarquai qu’il n’était pas peu surpris et se donnait beaucoup de peine pour éviter les regards indiscrets des spectateurs. Il jeta de l’argent à ces enfants et s’empressa de sortir de la foule.

Nous avions à peine fait quelques pas, quand un vénérable Déchaussé traversa la multitude et se mit sur le chemin du prince. « Seigneur, dit le moine, donne de ton argent à la Madone ! tu auras besoin de sa prière. » Il dit cela d’un ton qui nous surprit. La presse l’entraîna plus loin.

Cependant notre suite s’était accrue. Un lord anglais que le prince avait déjà vu à Nice, quelques négociants de Livourne, un chanoine allemand, un abbé français, avec quelques dames et un officier russe, se joignirent à nous. La physionomie de ce dernier avait quelque chose d’étrange qui attira notre attention. Jamais de ma vie je n’ai vu autant de traits et si peu de caractère, une bienveillance aussi attirante avec une froideur repoussante sur le même visage. Toutes les passions y paraissaient empreintes, mais semblaient l’avoir quitté. Il ne restait rien que le regard calme et pénétrant d’un parfait connaisseur en hommes, l’effroi de tous les yeux qu’il rencontrait. Cet homme singulier nous suivait de loin, mais il paraissait ne prendre qu’un médiocre intérêt à tout ce qui se passait.

Nous nous arrêtâmes devant une boutique où l’on tirait à la loterie. Les dames prirent des billets, nous suivîmes leur exemple ; le prince même en demanda un. Il gagna une tabatière. Je le vis pâlir et reculer en l’ouvrant..... La clef était dedans.

« Qu’est-ce cela ? me dit le prince quand nous fûmes seuls un instant. Une puissance supérieure me poursuit. L’omniscience plane autour de moi. Un être invisible, à qui je ne puis échapper, surveille tous mes pas. Il faut chercher l’Arménien et m’éclairer auprès de lui. »

Le soleil était sur son déclin quand nous arrivâmes devant la maison de plaisance où le souper était servi. Le nom du prince avait porté notre société à seize personnes. Outre celles que j’ai mentionnées ci-dessus, un virtuose de Rome, un Suisse et un aventurier de Palerme qui portait l’uniforme et se disait capitaine, s’étaient joints à nous. Il fut résolu qu’on passerait la soirée là et qu’on reviendrait à la maison aux flambeaux. La conversation fut très vive à table, et le prince ne put s’empêcher de raconter l’histoire de la clef, qui excita une surprise universelle. On traita vivement de ces matières. La plus grande partie de la société soutenait hardiment que tous ces arts occultes aboutissaient à une jonglerie ; l’abbé, qui avait déjà beaucoup bu, défiait tous les esprits ; l’Anglais blasphémait, le musicien se signait devant le diable. Quelques-uns, et avec eux le prince, prétendaient qu’il fallait suspendre son jugement sur ces choses-là ; pendant ce temps l’officier russe s’entretenait avec une dame et paraissait ne point faire attention à toute la conversation. Dans la chaleur du débat on n’avait pas remarqué que le Sicilien était sorti. Une petite demi-heure après il revint enveloppé dans un manteau et se plaça derrière le siège du Français. « Vous avez fait montre tout-à-1’heure de tenir tête à tous les esprits ; voulez-vous l’essayer avec un seul ?

– Soit ! dit l’abbé, si vous voulez prendre sur vous de m’en faire venir un.

– Je le ferai, si ces messieurs et ces dames nous le permettent.

– Pourquoi pas ? s’écria l’Anglais. Un revenant qui a du cœur n’a pas peur au milieu d’une joyeuse compagnie.

– Je ne réponds pas des suites.

– Non, non, par le Ciel ! s’écrièrent les dames qui étaient à table, et elles quittèrent leurs sièges tout épouvantées.

– Faites venir votre esprit, dit l’abbé avec bravade, mais avertissez-le au préalable qu’il y a ici des lames pointues (et il demanda l’épée d’un des hôtes).

– Vous pourrez faire ensuite comme vous l’entendrez, dit froidement le Sicilien, si vous en avez encore l’envie.

Alors il se tourna vers le prince : Mon seigneur, lui dit-il, vous prétendez que votre clef a passé par des mains étrangères ; pouvez-vous conjecturer lesquelles ?

– Non.

– Vous ne devinez même pas ?

– J’avais en effet l’idée.....

– Reconnaîtriez-vous la personne, si vous la voyiez devant vous ?

– Sans doute.

Alors le Sicilien rejeta son manteau et tira un miroir qu’il tint sous les yeux du prince.

– Est-ce celle-ci ?

Le prince recula plein d’effroi.

– Qu’avez-vous vu ? lui demandai-je.

– L’Arménien.

Le Sicilien cacha le miroir sous son manteau.

– Était-ce cette personne que vous pensiez ? demanda toute la compagnie.

– La même.

Alors tous les fronts devinrent sombres, on cessa de rire. Tous les regards s’attachaient avidement au Sicilien.

– Monsieur l’abbé, la chose est sérieuse, dit l’Anglais, je vous conseille de penser à la retraite.

– Le drôle a le diable au corps, s’écria le Français, et il quitta la maison. Les dames se précipitèrent hors de la salle avec des cris, le virtuose les suivit ; le chanoine ronflait sur une chaise, le Russe restait assis, et, comme toujours, indifférent.

– Vous ne vouliez peut-être que faire rire aux dépens du fanfaron, reprit le prince quant ils furent partis. Ou bien auriez-vous envie de nous tenir parole ?

– Il est vrai qu’avec l’abbé ce n’était pas sérieux. Je l’ai pris au mot, parce que je savais bien que le poltron ne laisserait pas l’affaire aller si loin. Du reste la chose est trop sérieuse pour en faire une plaisanterie.

– Vous admettez donc qu’elle est en votre pouvoir ?

Le magicien garda un long silence et parut scruter avec soin le prince des yeux.

– Oui, répondit-il enfin.

La curiosité du prince était déjà tendue à l’extrême.

C’avait toujours été son rêve favori, et depuis cette première apparition de l’Arménien, toutes ses idées, qu’une raison plus mûre et de meilleures lectures avaient si longtemps écartées, étaient revenues. Il tira le Sicilien à l’écart, et je l’entendis causer très sérieusement avec lui.

– Vous avez ici devant vous, continua-t-il, un homme qui brûle de l’impatience d’arriver dans ces matières importantes à une conviction. Je regarderais comme mon bienfaiteur, j’embrasserais comme mon meilleur ami, celui qui dissiperait mes doutes à cet égard et arracherait le bandeau de mes yeux... Voulez-vous que je vous aie cette grande obligation ?

– Que demandez-vous de moi ? dit le magicien avec hésitation ?

– D’abord seulement une épreuve de votre art. Faites-moi voir une apparition.

– À quoi cela mènerait-il ?

– Puis vous pourrez juger par mes connaissances spéciales si je suis digne d’un plus haut enseignement.

– Je vous estime au-dessus de tout, mon prince. Une puissance secrète que je vois dans votre physionomie et que vous ne connaissez pas encore, m’a dès la première vue attaché irrésistiblement à vous. Vous êtes plus puissant que vous ne le savez vous-même. Vous avez sur toutes mes facultés un pouvoir sans bornes ; mais...

– Alors faites-moi voir une apparition.

– Mais je dois être certain d’abord que vous ne me faites pas cette demande par curiosité. Si les puissances invisibles sont en quelque sorte sous ma volonté, c’est à la condition absolue que je n’abuse pas de mon autorité.

– Mes intentions sont pures. Je veux connaître la vérité.

Alors ils quittèrent leur place et s’approchèrent d’une fenêtre éloignée d’où je ne pus les entendre davantage. L’Anglais, qui avait également entendu cet entretien, me tira à part.

– Votre prince est un noble cœur. Je souffre pour lui. Je parie mon âme qu’il a affaire à un coquin.

– Il s’agit de savoir comment il se tirera de là.

– Savez-vous ? maintenant le pauvre diable se rend précieux. Il n’étalera pas son art avant d’avoir entendu sonner l’argent. Nous sommes neuf. Il faut faire une collecte. Cela lui cassera le cou et ouvrira peut-être les yeux à votre prince.

– J’en serais enchanté.

L’Anglais jeta six guinées sur une assiette et fit une quête à la ronde. Chacun donna quelques louis. Notre projet transporta le Russe ; il mit sur l’assiette une bank-note de cent sequins, prodigalité qui effraya l’Anglais.

Nous portâmes la collecte au prince. « Ayez la bonté, dit l’Anglais, de parler pour nous à ce Monsieur, afin qu’il nous fasse voir une épreuve de son art, et qu’il accepte cette petite marque de notre reconnaissance. Le prince déposa encore une bague précieuse sur l’assiette et la présenta au Sicilien. Celui-ci réfléchit quelques secondes...

– Messieurs, dit-il ensuite, cette générosité m’humilie, mais je cède à votre désir. Votre vœu doit être accompli (il tira une sonnette). Quant à cet or sur lequel je n’ai moi-même aucun droit, permettez-moi de le laisser au premier couvent de Bénédictins pour des fondations pieuses. Je garde cet anneau comme un précieux souvenir qui doit me rappeler ce digne prince.

L’hôte entra ; il lui remit aussitôt l’argent.

– Et pourtant, c’est un coquin, me dit l’Anglais à l’oreille. Il refuse l’argent parce que maintenant il tient davantage au prince.

– Que demandez-vous ? dit alors le magicien à ce dernier.

Le prince réfléchit un instant.

– Plutôt un grand homme, s’écria le lord. Demandez le pape Ganganelli. Il en coûtera aussi peu à Monsieur.

Le Sicilien se mordit les lèvres. « Je ne puis évoquer une personne qui a reçu les ordres. »

– C’est dommage, dit l’Anglais. Peut-être aurions-nous appris de lui de quelle maladie il est mort.

– Le marquis de Lanoy, dit alors le prince, était un brigadier français dans la dernière guerre et mon plus intime ami. À la bataille d’Hastinbeck, il reçut une blessure mortelle. On le porta dans ma tente, où bientôt après il mourut dans mes bras. Comme il était à l’agonie, il me fit signe d’approcher. « Prince, me dit-il, je ne reverrai plus ma patrie. Apprenez donc un secret dont personne que moi n’a connaissance. Dans un couvent sur les frontières de Flandre vit une... » puis il expira. La main de la mort coupa le fil de ses paroles ; je voudrais le voir ici et entendre la suite.

– C’est beaucoup demander, par Dieu ! s’écria l’Anglais. Je vous déclare pour le plus grand artiste du globe si vous satisfaites ce vœu.

Nous admirâmes le choix sensé du prince, et lui donnâmes notre approbation à l’unanimité. Pendant ce temps-là le magicien allait et venait à grands pas, paraissant indécis et aux prises avec lui-même.

– Et c’est tout ce que le mourant vous a laissé ?

– Tout.

– Vous n’avez fait aucune recherche à ce sujet dans sa patrie ?

– Elles furent toutes inutiles.

– Le marquis de Lanoy avait vécu sans reproche... Je ne puis évoquer toute sorte de morts.

– Il est mort avec le repentir de quelques égarements.

– Portez- vous quelque souvenir de lui ?

– Oui. (Le prince portait en effet sur lui une tabatière où se trouvait sur émail le portrait en miniature du marquis, et qu’il avait déposée sur la table à côté de lui.)

– Je ne veux pas savoir... laissez-moi seul. Vous allez voir le défunt.

Il nous pria de nous rendre dans l’autre pavillon jusqu’à ce qu’il nous rappelât. En même temps il fit ôter tous les meubles de la salle, enlever les fenêtres et fermer exactement les volets. Il recommanda à l’hôte, avec qui il paraissait s’entendre, d’apporter un vase avec des charbons ardents, et d’éteindre soigneusement tous les feux dans la maison avec de l’eau. Avant notre départ, il demanda à chacun de nous en particulier sa parole d’honneur d’observer un silence éternel sur ce que nous allions voir et entendre. Derrière nous toutes les chambres de ce pavillon furent verrouillées.

Il était onze heures passées, et un silence de mort régnait dans toute la maison. En sortant le Russe me demanda si nous avions des pistolets chargés.

– Pourquoi ?

– C’est à tout hasard. Attendez un instant, je vais y voir ; et il s’éloigna.

Le baron de F* et moi nous ouvrîmes une fenêtre qui donnait sur le pavillon en face, et il nous sembla entendre deux hommes chuchoter ensemble, et un bruit comme si l’on appliquait une échelle. Cependant ce n’était qu’une supposition, et je n’oserais pas l’affirmer. Le Russe revint avec une paire de pistolets après une absence d’une demi-heure. Nous le vîmes les charger.

Il était presque deux heures quand le magicien reparut et nous annonça qu’il était temps. Avant d’entrer il nous recommanda d’ôter nos souliers, et de garder seulement la chemise, les bas et le haut-de-chausses. Derrière nous on tira les verrous comme la première fois.

À notre retour dans la salle nous trouvâmes un grand cercle tracé au charbon qui pouvait nous contenir tous les dix commodément. Autour de nous, aux quatre murailles de la chambre, on avait enlevé les tablettes, de sorte que nous étions comme dans une île. Un autel couvert d’un drap noir était dressé dans le cercle ; au-dessous était étendu un tapis de satin rouge. Une bible en hébreu était ouverte sur l’autel auprès d’une tête de mort, et un crucifix d’argent fut fixé à côté. Au lieu de bougie on avait allumé de l’esprit dans une urne d’argent.

Une épaisse fumée d’oliban obscurcissait la salle, et étouffait presque la lumière. Le conjureur était déshabillé comme nous, mais pieds-nus. Autour de son cou nu il portait une amulette suspendue à une chaîne de cheveux ; il avait jeté sur ses reins un tablier blanc couvert de chiffres secrets et de figures symboliques.

Il nous ordonna de nous tenir par la main et d’observer un profond silence ; surtout il nous recommanda de ne faire aucune question au fantôme.

Il nous pria, l’Anglais et moi (il paraissait avoir la plus grande méfiance à notre égard), de tenir constamment deux épées nues en croix à un pouce au-dessus de sa tête, tant que durerait l’opération. Nous étions en demi-lune autour de lui, l’officier Russe se serrait contre l’Anglais et se trouvait le plus près de l’autel. Le visage tourné vers l’orient, le magicien se plaça sur le tapis, répandit de l’eau bénite vers les quatre parties du monde, et s’inclina trois fois devant la bible. La conjuration dura un demi quart-d’heure ; nous n’y comprenions rien. À la fin il fit signe à ceux qui étaient le plus près derrière lui de le tenir ferme par les cheveux. Au milieu des plus violentes convulsions, il appela trois fois le défunt par son nom, et la troisième fois il étendit la main sur le crucifix.

Tout-à-coup nous ressentons tous à la fois une secousse rapide comme l’éclair ; de sorte que nos mains se quittèrent ; un éclat de tonnerre ébranle subitement la maison, toutes les serrures craquent, les portes se ferment, le couvercle de l’urne s’abat, la lumière est éteinte, et sur le mur d’en face, au-dessus de la cheminée, se montre une forme humaine avec une chemise sanglante, le visage pâle et mourant.

– Qui m’appelle ? demande une voix creuse, faible comme un souffle.

– Ton ami, répond le conjureur, qui honore ta mémoire et prie pour ton âme. En même temps il nomma le prince.

Les réponses suivaient toujours à de longs intervalles.

– Que demande-t-il ? continua la voix.

– Il veut entendre la fin de ta confession, que tu as commencée dans ce monde et que tu n’as pas achevée.

« Dans un couvent sur la frontière de Flandre vit... »

Ici la maison trembla de nouveau. La porte s’ouvrit toute seule avec un grand coup de tonnerre, un éclair illumina la chambre, et une autre forme matérielle, sanglante et pâle comme la première, mais plus horrible, parut sur le seuil. L’esprit recommença de lui-même à brûler, et la salle fut éclairée comme auparavant. « Qui vient parmi nous ? s’écria le magicien épouvanté, et il jeta un regard d’effroi sur l’assemblée. Ce n’est pas toi que j’ai appelé. » Le spectre s’avança majestueusement vers l’autel, se plaça sur le tapis en face de nous et prit le crucifix. Nous ne vîmes plus la première figure.

– « Qui m’appelle ? » demanda cette seconde apparition.

Le magicien commençait à trembler avec force. La surprise et l’épouvante nous tenaient enchaînés. Je pris un pistolet, le magicien me l’arracha des mains et fit feu sur le spectre. La balle roula lentement sur l’autel, et le spectre parut impassible au milieu de la fumée. Alors le magicien tomba évanoui.

– Qu’est-ce cela ? cria l’Anglais plein d’étonnement ; et il voulut donner un coup d’épée. Le spectre touche son bras, et la lame tombe à terre. Alors une sueur d’épouvanté me couvre le front. Le baron de F* nous avoua depuis qu’il avait prié. Pendant tout le temps le prince se tenait calme et intrépide, les yeux fixés sur le fantôme.

– Oui, je te reconnais, s’écria-t-il enfin plein d’émotion ; tu es Lanoy, tu es mon ami ; d’où viens-tu ?

– L’éternité est muette. Parle-moi de ma vie passée.

– Quelle personne vit dans ce couvent que tu m’as indiqué ?

– Ma fille.

– Comment ? tu as été père ?

– Malheur à moi ! je l’ai trop peu été.

– Tu n’es pas heureux, Lanoy ?

– Dieu a jugé.

– Puis-je te rendre encore un service en ce monde ?

– Aucun que de penser à toi-même.

– Comment cela ?

– Tu l’apprendras à Rome.

Ici retentit un nouveau coup de tonnerre. Un nuage de fumée noire remplit la chambre ; quand il fut dissipé nous ne trouvâmes plus de fantôme. J’ouvris un volet. Il était jour.

Le magicien revint alors de son étourdissement. Où sommes-nous ? s’écria-t-il en voyant la lumière du matin. L’officier Russe se tenait tout derrière lui et le regardait par-dessus l’épaule : « Escamoteur, lui dit-il avec un regard effrayant, tu n’évoqueras plus de revenants. »

Le Sicilien se retourne, le regarde de près au visage, pousse un cri et tombe à ses pieds.

Tous les yeux se fixent à la fois sur le prétendu Russe.

Le prince reconnaît sans peine les traits de son Arménien, et le mot qu’il veut bégayer expire sur ses lèvres. L’épouvante et l’étonnement nous avaient tous comme pétrifiés. Immobiles et silencieux, nous considérions cet être mystérieux qui nous pénétrait de son regard froid plein de puissance et de grandeur. Ce silence dura une minute... puis une encore. On n’entendait pas un souffle dans l’assemblée.

Quelques coups violents à la porte nous rappelèrent enfin à nous-mêmes. La porte tomba en éclats dans la salle où entrèrent des gens de justice avec la garde. « Nous les trouvons ici ensemble, s’écria le chef en se tournant vers les autres. Au nom du gouvernement ! je vous arrête. » Nous n’eûmes pas te temps de nous remettre ; en quelques instants nous fûmes entourés. L’officier russe, que j’appellerai maintenant l’Arménien, tira le chef des archers à l’écart ; et autant que ce trouble put me le permettre, j’observai qu’il lui dit secrètement quelques mots à l’oreille et lui présenta un écrit. Aussitôt l’archer le quitta avec une inclination muette et respectueuse, se tourna ensuite vers nous et ôta son chapeau. « Par donnez-moi, dit-il, Messieurs, d’avoir pu vous confondre avec ce fripon. Je ne veux pas demander qui vous êtes... Mais ce Monsieur m’assure que ce sont des hommes d’honneur que j’ai devant moi. » En même temps il fit signe à sa suite de nous laisser. Il ordonna de garder soigneusement le Sicilien et de le lier. « Le drôle est au bout, ajouta-t-il ; il y a sept mois que nous le guettons. »

Ce misérable était vraiment un objet de pitié. La double terreur de la seconde apparition et de cette surprise avait accablé ses sens. Il se laissa lier comme un enfant : ses yeux étaient fixes et grands ouverts, sa mine cadavérique, ses lèvres tremblaient dans une agitation muette, sans exprimer un son. À tout instant nous attendions des convulsions. Le prince eut pitié de sa position et essaya d’obtenir son élargissement de l’homme de loi à qui il se fit connaître.

« Monseigneur, dit celui-ci, savez-vous quel est l’homme pour qui vous intercédez si généreusement ? Le tour qu’il a voulu vous jouer est le moindre de ses crimes. Nous avons ses complices. Ils disent de lui des choses horribles. Il peut encore s’estimer heureux s’il en est quitte pour les galères. »

Cependant nous vîmes aussi amener dans la cour l’hôte et ses locataires, liés avec des cordes. « Encore celui-ci ? dit le prince ? qu’a-t-il donc fait ? – C’était son complice et son receleur, répondit le chef des archers. Il l’aidait dans ses vols et ses jongleries, et partageait le butin avec lui. Vous allez être convaincu à la minute, Monseigneur. » Puis se tournant vers sa suite : « Qu’on fouille toute la maison, et qu’on me rende compte aussitôt de ce qui sera trouvé. »

Le prince chercha alors l’Arménien ; mais il n’était plus là. Dans le trouble général que causait cette surprise, il avait trouvé moyen de s’échapper sans être vu.

Le prince était inconsolable ; il voulait envoyer tout de suite ses gens après lui ; il voulait le chercher lui-même et m’emmener avec lui. Je courus à la fenêtre, toute la maison était entourée de curieux que le bruit de cette aventure avait attirés. Il était impossible de fendre la presse. J’en fis l’observation au prince. « Si cet Arménien tient à nous rester caché, il connaît certainement les voies secrètes mieux que nous, et toutes nos recherches seront inutiles. Restons ici plutôt, Monseigneur. Peut-être que ce magistrat à qui il s’est découvert, comme je l’ai bien vu, d’ailleurs, pourra nous en dire quelque chose. »

Nous nous rappelâmes alors que nous étions encore déshabillés ; nous courûmes dans notre chambre nous rhabiller à la hâte. À notre retour la visite domiciliaire était terminée.

Après qu’on eut enlevé l’autel et brisé le plancher de la salle, on découvrit un grand espace voûté où un homme pouvait se tenir debout commodément, avec une porte qui conduisait à la cave par un petit escalier. Sous cette voûte on trouva une machine électrique, une horloge, et une petite cloche d’argent qui, de même que la machine électrique, était en communication avec l’autel et le crucifix placé dessus. Un volet qui se trouvait en face de la cheminée avait un trou et un tiroir pour ajuster, comme nous l’avons appris depuis, une lanterne magique d’où la figure demandée était venue sur la muraille au-dessus de la cheminée. De la cave et du grenier on apporta plusieurs tambours avec de grosses balles de plomb fortement attachées par des cordons, vraisemblablement pour produire le bruit de tonnerre que nous avions entendu. Quand on fouilla les vêtements du Sicilien, on trouva différentes poudres dans un étui, du vif-argent dans des fioles et des boîtes, du phosphore dans une bouteille de verre, une bague que nous reconnûmes aussitôt pour magnétique, parce qu’elle resta attachée à un bouton de fer dont on l’avait approchée par hasard ; dans les poches de la redingote, un chapelet, une barbe de juif, de petits pistolets et un poignard. « Voyons donc s’ils sont chargés », dit un des archers, en en prenant un qu’il tira dans la cheminée. « Jésus Marie ! » s’écria une voix creuse, précisément la même que nous avions entendue à la première apparition ; et en même temps nous vîmes un corps ensanglanté tomber du tuyau. « Pas encore en repos, pauvre esprit ! s’écria l’Anglais, pendant que nous autres nous reculions d’effroi ; retourne à ta tombe. Tu as paru ce que tu n’étais pas ; maintenant tu seras tel que tu paraissais. »

– Jésus Marie ! je suis blessé, répéta l’homme dans la cheminée. La balle lui avait cassé la jambe droite. On prit soin aussitôt de bander la blessure.

– Mais qui es-tu donc ? et quel mauvais démon t’amène ici ?

– Un pauvre moine déchaussé, répondit le blessé ; un monsieur étranger m’a offert ici un sequin pour...

– Débiter une formule ? Mais pourquoi donc ne t’es-tu pas tiré de là tout de suite ?

– Il devait me donner un signal pour m’en aller, mais le signal a manqué ; et quand j’ai voulu sortir, l’échelle était enlevée.

Cet homme s’évanouit alors, de sorte qu’on n’en put rien tirer davantage. Pendant ce temps-là le prince s’était tourné vers le chef des archers : « Vous nous avez sauvés, dit-il en lui mettant quelques pièces d’or dans la main, des mains d’un fripon, et vous nous avez fait rendre justice sans nous connaître. Voulez-vous maintenant compléter ce service en nous disant quel était l’inconnu qui, avec deux mots seulement, nous a fait mettre en liberté ?

– Qui voulez-vous dire ? demanda le chef d’un air qui montrait clairement combien la question était inutile.

– Ce monsieur en uniforme russe qui vous a tiré à part au commencement, vous a montré un écrit, et vous a dit deux mots à l’oreille, après quoi vous nous avez aussitôt relâchés.

– Vous ne connaissez donc pas ce Monsieur ? Est-ce qu’il n’était pas de votre société ?

– Non, dit le prince, et pour des motifs très graves je désirerais le connaître plus intimement.

– Je ne le connais pas davantage. Son nom même m’est inconnu, et je l’ai vu aujourd’hui pour la première fois de ma vie.

– Comment ! Et en si peu de temps, avec deux mots il a eu assez d’influence sur vous pour que vous nous déclarassiez innocents, lui et nous tous ?

– Cet inconnu, Monseigneur, et il faisait sauter les sequins dans sa main ; cet inconnu était... un officier de l’inquisition d’État.

– De l’inquisition d’État ! lui ?...

– Pas autre chose, Monseigneur ; et c’est de quoi m’a convaincu le papier qu’il m’a présenté.

– Cet homme, dites-vous ? ce n’est pas possible !

– Je vais vous en dire encore davantage, Monseigneur. C’est précisément sur sa dénonciation que j’ai été envoyé ici pour arrêter le sorcier.

– Nous nous regardions avec plus d’étonnement encore.

– Oui, s’écrie enfin l’Anglais, nous savons comme cela pourquoi ce pauvre diable de sorcier fut si effrayé quand il le regarda en face. Il le reconnut pour un espion, jeta un cri et tomba à ses pieds.

– Jamais ! dit le prince. Cet homme est tout ce qu’il veut être, tout ce que veulent les circonstances. Ce qu’il est réellement, nul ne le sait. Vous avez vu tomber le Sicilien quand il lui a crié dans l’oreille : Tu n’évoqueras plus de revenants. Il y a quelque chose de plus là-dessous. Personne ne me persuadera qu’on soit si épouvanté devant quelque chose d’humain.

– Là-dessus le sorcier lui-même nous donnera les meilleures informations, dit le lord, si Monsieur (le chef de la garde) vent nous procurer l’occasion de parler à son prisonnier.

Celui-ci nous le promit, et nous convînmes avec lui de l’aller visiter dès le lendemain. Puis nous rentrâmes à Venise.

Lord Seymour (c’est le nom de l’Anglais) vint de très grand matin, et bientôt après arriva une personne de confiance que le magistrat avait envoyée pour nous conduire à la prison. J’ai oublié de dire que depuis plusieurs jours déjà le prince avait perdu un de ses chasseurs, natif de Brème, qui l’avait servi fidèlement pendant de longues années et qui avait toute sa confiance. S’il était mort, enlevé, ou échappé, personne ne le savait. La dernière supposition n’était nullement probable, parce que c’avait toujours été un homme tranquille et sans aucun défaut. Tout ce que ses camarades pouvaient se rappeler, c’est que dans les derniers temps il était fort triste, et dès qu’il pouvait saisir un moment, il se rendait à un couvent de Minimes, dans la Gindecca, où il fréquentait souvent plusieurs frères. Cela nous fit supposer qu’il pouvait bien être tombé dans les mains des prêtres, et s’être fait catholique ; et comme sur cet article le prince était encore, à cette époque, très tolérant ou très indifférent, après quelques recherches infructueuses il ne s’en occupa plus. Cependant il souffrait de la perte de cet homme qui l’avait toujours suivi dans ses campagnes, lui avait toujours été fidèle, et n’était pas aussi facile à remplacer sur une terre étrangère. Aujourd’hui donc, précisément comme nous allions sortir, on annonça le banquier qui avait reçu la commission de trouver un autre serviteur. Il présenta au prince un homme bien fait et bien vêtu, d’un âge moyen, qui avait été longtemps au service d’un procureur comme secrétaire, parlait français et même un peu allemand, du reste était pourvu des meilleurs certificats. Sa physionomie plut, et comme du reste il déclara que ses appointements dépendraient de la manière dont le prince serait content de son service, celui-ci le fit entrer sans délai.

Nous trouvâmes le Sicilien dans une prison séparée où, par égard pour le prince, nous dit le magistrat, on l’avait mis quelque temps avant qu’il fût transféré sous les plombs, où il n’y avait plus d’accès possible. Ces plombs sont la prison la plus affreuse de Venise sous le toit du palais de Saint-Marc, où les malheureux criminels, par l’effet de la chaleur brûlante du soleil qui se concentre dessus, souffrent souvent jusqu’au délire. Le Sicilien s’était remis de la surprise de la veille et se leva respectueusement à la vue du prince. Il avait une jambe et une main enchaînées ; mais d’ailleurs il pouvait aller librement par la chambre. À notre entrée le factionnaire s’éloigna de la porte.

– Je viens, dit le prince, vous demander une explication sur deux points : l’une, vous me la devez ; et il ne vous sera pas fait de mal si vous me satisfaites avec l’autre.

– Mon rôle est fini, répondit le Sicilien, et ma destinée est entre vos mains.

– Votre franchise seule peut l’adoucir.

– Interrogez-moi, Monseigneur : je suis prêt à vous répondre, car je n’ai plus rien à perdre.

– Vous m’avez fait voir le visage de l’Arménien dans votre miroir. Comment avez-vous fait ?

– Ce n’est pas un miroir que vous avez vu. Un simple pastel, derrière un verre, qui représentait un homme en habit d’Arménien, vous a trompé. Ma dextérité, la lumière sombre, votre surprise ont aidé à l’illusion. L’image se trouvera parmi les autres objets qu’on a saisis chez l’hôte.

– Mais comment avez-vous pu connaître si bien mes pensées et deviner précisément l’Arménien ?

– Ce n’était pas difficile, Monseigneur. Sans doute qu’à table, en présence de vos domestiques, vous vous êtes souvent ouvert sur le fait qui s’était passé entre vous et l’Arménien. Un de mes gens a fait connaissance par hasard, dans la Gindecca, avec un chasseur de qui il a su tirer, peu à peu, ce que j’avais besoin de savoir.

– Où est ce chasseur ? Je l’ai perdu, et bien certainement vous savez qu’il m’a quitté.

– Je vous jure que je n’en sais absolument rien, Monseigneur. Je ne l’ai même jamais vu ; et jamais je n’ai eu d’autre intention à son égard que celle dont je viens de vous parler.

– Continuez, dit le prince.

– C’est donc par ce moyen que j’ai eu connaissance de votre séjour et de vos aventures à Venise, et j’ai pris aussitôt la résolution d’en profiter. Vous voyez, Monseigneur, que je suis franc. Je connaissais votre projet de promenade sur la Brenta ; je m’étais arrangé là-dessus, et une clef que vous aviez laissée tomber par hasard me donna la première occasion d’essayer mon art sur vous.

– Comment ! ainsi je m’étais trompé ? Le tour de la clef était votre ouvrage et non celui de l’Arménien ? La clef, dites-vous, était tombée ?

– Quand vous avez tiré votre bourse ; et j’ai saisi le moment où personne ne m’observait pour mettre aussitôt le pied dessus. La personne à qui vous avez pris les billets de loterie était d’intelligence avec moi. Elle vous a fait tirer dans un vase où il n’y avait pas de billet blanc, et la clef était dans la tabatière longtemps avant que vous la gagnassiez.

– Maintenant, je comprends. Et le moine déchaussé qui s’est mis sur mon chemin et m’a parlé si solennellement ?

– C’était le même qu’on a tiré, m’a-t-on dit, blessé de la cheminée. C’est un de mes camarades qui, sous ce déguisement, m’a déjà rendu plusieurs bons services.

– Mais dans quel but avez-vous fait cela ?

– Pour vous donner à réfléchir. Pour vous préparer d’avance à une disposition d’esprit qui devait vous rendre sensible au merveilleux que j’avais l’intention d’employer avec vous.

– Mais cette danse pantomime qui a pris un tour si surprenant et si singulier..... elle n’était pas du moins de votre invention.

– La petite fille qui faisait la reine était instruite par moi, et tout son rôle était mon ouvrage. Je supposais que Votre Altesse ne serait pas peu surprise d’être connue en ce lieu ; pardonnez-moi, Monseigneur, l’aventure avec l’Arménien me fit espérer que vous seriez déjà porté à rejeter les explications naturelles et à chercher plus haut les sources de l’extraordinaire.

– En effet, s’écria le prince d’un air affligé et surpris, en me jetant de côté un regard significatif, en effet, je ne m’attendais pas à cela 1. Mais, continua le prince après un long silence, comment avez-vous produit l’image qui a paru sur la muraille au-dessus de la cheminée ?

– Par la lanterne magique approchée du volet en face, où vous aurez sans doute remarqué l’ouverture faite exprès.

– Comment se fait-il alors que personne de nous ne l’ait remarquée ? demanda lord Seymour.

– Vous rappelez-vous, Monseigneur, qu’une épaisse fumée d’oliban obscurcissait toute la salle quand vous êtes rentrés. En même temps, j’avais eu la précaution de faire appuyer les planches qu’on avait enlevées contre la fenêtre où la lanterne magique était ajustée, pour que votre vue ne tombât pas aussitôt sur le volet. Au reste, la lanterne resta couverte par un tiroir jusqu’à ce que vous eussiez pris vos places, et qu’il n’y eût plus à craindre de votre part aucune recherche dans la chambre.

– Il m’a semblé, dis-je, que j’entendais appuyer une échelle auprès de la salle, quand j’ai regardé par la fenêtre dans l’autre pavillon. Était-ce bien cela ?

– Précisément. C’était l’échelle par où mon camarade grimpait à cette fenêtre pour diriger la lanterne magique.

– La figure, continua le prince, paraissait réellement avoir quelque ressemblance avec mon ami défunt. Je remarquai surtout qu’elle était très blonde. Était-ce par hasard, ou bien d’où avez- vous su cela ?

– Votre Altesse se souvient qu’elle avait déposé sur la table auprès d’elle une tabatière où se trouvait le portrait en émail d’un officier en uniforme. Je vous ai demandé si vous ne portiez pas sur vous quelque souvenir de lui. Vous avez répondu oui ; d’où je conclus que ce pouvait être la tabatière. J’avais bien examiné le portrait sur la table ; comme je suis très exercé dans le dessin et même très heureux pour attraper la ressemblance, il m’a été facile de donner à l’image ce peu d’exactitude que vous avez remarqué ; d’autant plus que les traits du marquis sont très frappants.

– Mais la figure paraissait se mouvoir...

– Oui, mais ce n’était pas la figure, c’était la fumée éclairée par elle.

– Et l’homme qui est tombé de la cheminée a répondu pour le revenant ?

– Précisément.

– Mais il ne pouvait pas entendre les questions ?

– Il n’en avait pas besoin non plus. Rappelez-vous, Monseigneur, que je vous avais expressément recommandé à tous de n’adresser vous-mêmes aucune question au spectre. Ce que je lui demanderais et ce qu’il devait répondre était convenu ; et pour éviter toute méprise, je lui faisais faire une longue pause qu’il devait calculer au battement d’une horloge.

– Vous avez commandé à l’hôte de faire éteindre soigneusement tous les feux de la maison avec de l’eau. C’était sans doute...

– Pour mettre mon homme de la cheminée à l’abri du danger d’être étouffé, parce que tous les foyers de la maison se correspondent, et je n’étais pas très sûr de votre suite.

– Comment se fait-il, dit lord Seymour, que votre esprit ne soit venu ni plus tôt ni plus tard que vous n’en aviez besoin ?

– Mon esprit était déjà dans la chambre longtemps avant l’évocation ; mais tant que la lampe brûlait on ne pouvait voir cette faible lueur. Quand ma formule de conjuration fut terminée, je fis fermer le vase où la flamme brûlait, il fit nuit dans la salle, et l’on aperçut alors pour la première fois sur le mur la figure qui s’y était réfléchie déjà depuis longtemps.

– Mais dans l’instant même où l’esprit parut, nous avons tous reçu une secousse électrique. Comment l’avez vous produite ?

– Vous avez découvert la machine sous l’autel. Vous avez vu aussi que je me tenais sur un tapis de soie. Je vous ai fait placer en demi-lune autour de moi et vous donner la main ; quand le moment approcha, je fis signe à l’un de vous de me prendre par les cheveux ; le crucifix d’argent était le conducteur, et vous avez reçu la secousse quand j’ai mis la main dessus.

– Vous nous avez recommandé, au comte d’O... et à moi, dit lord Seymour, de tenir deux épées nues en croix au-dessus de votre tête, tant que durerait la conjuration ; pourquoi cela ?

– Pour rien autre chose que de vous occuper pendant toute l’opération, vous deux en qui j’avais le moins de confiance. Vous vous rappelez que je vous ai recommandé expressément un pouce de hauteur. Comme vous deviez toujours faire attention à cette distance, je vous empêchais par-là de diriger vos regards là où je n’en avais que faire. Alors je n’avais pas encore vu mon plus grand ennemi.

– J’avoue, dit lord Seymour, que cela s’appelle agir avec précaution. Mais pourquoi a-t-il fallu nous déshabiller ?

– Tout simplement pour donner plus de solennité à la chose et exciter votre imagination par l’extraordinaire.

– La seconde apparition n’a pas laissé parler votre esprit, dit le prince, qu’aurions-nous appris de lui ?

– À peu près la même chose que ce que vous avez entendu. Ce n’est pas sans dessein que j’ai demandé à votre Altesse si elle m’avait dit tout ce que le mourant lui avait confié, et si elle n’avait fait aucune recherche ultérieure dans son pays. Je trouvais cela nécessaire pour ne pas heurter des faits qui auraient pu contredire les paroles de mon revenant. Je vous ai demandé si le défunt n’avait pas eu à se reprocher certains péchés de jeunesse ; et c’est sur la réponse que vous m’avez faite que j’ai bâti mon invention.

– Sur ce chapitre, dit le prince après quelques instants de silence, vous m’avez donné une explication satisfaisante. Mais il reste encore un point capital sur lequel je vous demande un éclaircissement.

– Si c’est en mon pouvoir, et...

– Pas de conditions. La justice qui vous tient dans ses mains ne vous interrogerait pas avec autant de discrétion. Quel était cet inconnu devant qui nous vous avons vu tomber ? Que savez-vous de lui ? d’où le connaissez-vous ? et quel rapport a-t-il avec ce second fantôme ?

– Monseigneur...

– Quand vous l’avez regardé au visage, vous avez poussé un grand cri et vous êtes tombé par terre. Pourquoi cela et qu’est-ce que cela signifiait ?

– Cet inconnu, Monseigneur... Il s’arrêta, se troubla visiblement et nous regarda tous avec embarras. Oui, par le ciel, Monseigneur, cet inconnu est un être effroyable.

– Que savez-vous de lui ? comment êtes-vous en rapport avec lui ? N’espérez pas nous cacher la vérité.

– Je m’en garderai bien... car qui me répond que dans ce moment même il n’est pas au milieu de nous ?

– Où ? qui ? criâmes-nous tous à la fois. Et nous regardions par la chambre, moitié riants, moitié effrayés. Cela n’est pas possible.

– Oh ! cet homme !... quel qu’il puisse être, des choses lui sont possibles qui sont encore bien moins compréhensibles.

– Mais qui est-il donc ? quelle est son origine ? Arménien ou Russe ? Il se donne pour l’un et l’autre ; quelle est la vérité ?

– Il n’est rien de tout ce qu’il paraît. Il y a peu de contrées et de nations dont il n’ait pas déjà porté le costume. Quel est-il ? d’où est-il ? où va-t-il ? Personne ne le sait. Qu’il ait été longtemps en Égypte, comme beaucoup le prétendent, et qu’il ait puisé là dans une catacombe sa science occulte, je ne veux ni l’affirmer ni le nier. Chez nous on le connaît sous le nom d’impénétrable. Quel âge, par exemple, lui donnez-vous ?

– À en juger par l’apparence, il peut avoir vingt-quatre ans passés.

– Et quel âge pensez-vous que j’aie ?

– Pas loin de cinquante.

– Très-bien... Et si je vous dis maintenant que j’étais encore un garçon de seize ans quand mon grand-père me parlait de cet homme merveilleux pour l’avoir vu à peu près de l’âge qu’il paraît avoir maintenant, à Famagusta ?

– C’est ridicule, incroyable et cela passe les bornes.

– Nullement. Et si ces fers ne me retenaient, je voudrais vous en donner des preuves dont l’autorité respectable ne vous laisserait aucun doute. Il y a des personnes dignes de foi qui se rappellent l’avoir vu en différentes parties du monde dans le même temps. Il n’y a pas de glaive qui le perce, de poison qui le tue, de feu qui le brûle, de vaisseau qui coule quand il est dessus. Le temps même semble perdre sa force contre lui, les années ne dessèchent pas sa sève, l’âge ne peut blanchir ses cheveux. Personne ne l’a vu manger, il n’a jamais touché une femme ; le soleil ne ferme jamais ses yeux ; de toutes les heures de la journée on n’en connaît qu’une seule dont il n’est pas le maître, pendant laquelle personne ne l’a vu, et il ne fait rien d’humain.

– Ah ! dit le prince ; et quelle est cette heure ?

– Minuit. Sitôt que la cloche frappe le dernier coup, il n’appartient plus aux vivants. Ce terrible coup de cloche l’arrache des bras de l’amitié, de l’autel même, et l’arracherait à l’agonie. Personne n’ose lui demander pourquoi et encore moins le suivre, car, sitôt que cette heure redoutable sonne, ses traits s’assombrissent et se contractent d’une façon si épouvantable, que nul n’a plus le courage de le regarder en face ni de lui parler. Un silence mortel suspend tout-à-coup la plus vive conversation, et tous ceux qui l’environnent attendent son retour avec une terreur respectueuse, sans oser se lever de place ni ouvrir la porte par laquelle il est sorti.

– Mais, demanda l’un de nous, ne remarque-t-on rien d’extraordinaire en lui à son retour ?

– Rien, sinon qu’il paraît pâle et fatigué, à peu près comme un homme qui vient de subir une opération douloureuse ou d’apprendre une nouvelle affreuse. Quelques-uns veulent avoir vu des gouttes de sang sur sa chemise ; mais je ne me prononce pas là-dessus.

– Et n’a-t-on jamais au moins essayé de lui cacher cette heure, ou de l’entourer de distractions pour qu’il puisse la laisser passer ?

– Une seule fois, dit-on, il a passé le terme. La société était nombreuse, on poussa bien avant dans la nuit ; toutes les montres étaient mal réglées à dessein, et le feu de la conversation l’entraîna. Quand l’heure fatale arriva, il se tut tout-à-coup et resta immobile, tous ses membres se raidirent dans la position où cet accident les surprit, ses yeux étaient fixes, son pouls ne battait plus ; tous les moyens qu’on employa pour l’éveiller furent inutiles, et il resta dans cette situation jusqu’à ce que l’heure fût écoulée. Alors il se ranima subitement de lui-même, ouvrit les yeux et acheva la syllabe qu’il avait laissée interrompue. L’abattement général lui apprit ce qui était arrivé ; alors il déclara avec un sérieux effrayant qu’on devait s’estimer heureux d’en être quitte pour la peur. Mais il quitta le soir même pour toujours la ville où cela lui était arrivé.

La croyance universelle est qu’il avait pendant cette heure mystérieuse des entretiens avec son génie. Quelques-uns pensaient même que c’était un mort à qui il était permis de venir parmi les vivants vingt-trois heures par jour, mais que dans la dernière son âme devait rentrer dans l’autre monde pour y subir son jugement. Beaucoup le prennent pour le fameux Apollonius de Tyane, et d’autres pour Jean-le-Mineur qui, dit-on, doit rester jusqu’au jugement dernier.

– Sur un homme si extraordinaire, dit le prince, il ne doit pas manquer sans doute de conjectures hasardées. Mais tout cela jusqu’ici vous ne le savez que par ouï-dire, et il me semble pourtant que votre conduite à son égard trahit une connaissance plus intime. N’y a-t-il pas ici au fond quelque histoire particulière dans laquelle vous avez été mêle avec lui ? Ne nous cachez rien !

Le Sicilien nous regarda avec défiance et se tut.

– S’il s’agit, continua le prince, d’une affaire que vous ne veuillez pas volontiers faire connaître, je vous assure, au nom de ces deux messieurs, du silence le plus absolu. Mais parlez franchement et ouvertement.

– Si je peux espérer, continua enfin le Sicilien après un long silence, que vous n’emploierez pas ce témoignage contre moi, je veux bien vous raconter une aventure remarquable de cet Arménien, dont j’ai été témoin oculaire, et qui ne vous laissera plus aucun doute sur le pouvoir occulte de cet homme. Mais il doit m’être permis, ajouta-t-il, de taire quelques noms.

– Cela n’est pas possible sans cette condition ?

– Non, Monseigneur. Il s’y trouve mêlé une famille pour laquelle je dois avoir du respect.

– Écoutons, dit le prince.

Le Sicilien commença : Il peut bien y avoir maintenant cinq ans que je fis connaissance à Naples, où j’exerçais mon art avec assez de bonheur, d’un certain Lorenzo del M**nte, chevalier de l’ordre de Saint-Étienne, jeune et riche cavalier d’une des premières maisons du royaume, qui me comblait d’attentions et paraissait estimer beaucoup mes secrets. Il me découvrit que le marquis del M**nte, son père, était un zélé partisan de la Cabbale et qu’il s’estimerait heureux de voir sous son toit un Sage, comme il se plaisait à m’appeler. Le vieillard habitait une de ses maisons de campagne sur la mer, à environ sept milles de Naples, où dans une solitude presque absolue il pleurait la mémoire d’un fils chéri, qui lui avait été enlevé par une destinée affreuse. Le chevalier me fit remarquer que lui et sa famille pourraient bien avoir besoin de moi pour obtenir de ma science secrète une solution qui avait échappé à tous les moyens naturels. Il ajouta d’un air important que lui-même aurait peut-être un jour des motifs pour me considérer comme l’auteur de son repos et de toute sa fortune en ce monde. C’est ce qui arriva de la manière suivante.

Ce Lorenzo était le second fils du marquis, et pour ce motif avait été destiné à l’état ecclésiastique ; les biens de la famille devaient revenir au frère aîné. Jérôme, c’était le nom de ce dernier, avait passé plusieurs années en voyages, et revint dans son pays environ sept ans avant l’aventure que je vais raconter, pour contracter avec la fille unique du comte C**tti, leur voisin, une alliance arrêtée depuis la naissance des deux enfants, pour réunir leurs fortunes considérables. Quoique cet engagement eût été seulement une affaire de convenance entre les parents, et qu’on n’eût point consulté les fiancés pour ce choix, ils l’avaient déjà reconnu tacitement. Jérôme del M**nte et Antonia C**tti avaient été élevés ensemble, et le peu de gêne imposé aux relations des deux enfants qu’on avait déjà l’habitude de considérer comme un couple, amena de bonne heure entre eux une liaison intime que l’harmonie des caractères fortifia davantage et que les années changèrent facilement en amour. Une absence de quatre ans avait enflammé plutôt que refroidi cette passion, et Jérôme revenait aussi brûlant dans les bras de sa fiancée que s’il ne s’en était jamais arraché.

Le bonheur du retour n’était pas encore passé et les préparatifs de l’union étaient vivement pressés, lorsque le prince disparut. Il allait souvent passer des soirées entières à une maison de campagne ayant vue sur la mer, et s’y donnait quelquefois le plaisir d’une promenade sur l’eau. Un soir il arriva que son absence dépassa de beaucoup l’heure habituelle. On envoya des messagers après lui, des barques le cherchèrent sur la mer ; personne ne l’avait vu ; aucun de ses domestiques ne manquait ; aucun ne pouvait donc l’avoir suivi. La nuit vint ; il ne parut pas. Le matin... à midi, le soir, point de Jérôme encore. On commençait déjà à faire les conjectures les plus tristes, quand arriva la nouvelle qu’un corsaire Algérien avait débarqué la veille sur cette côte et avait emmené plusieurs habitants prisonniers. Aussitôt on équipe deux galères qui se trouvaient justement prêtes à mettre sous voile, et le vieux marquis monte lui-même la première, résolu de délivrer son fils au péril de sa vie. Le troisième jour on aperçoit les corsaires, sur qui l’on avait l’avantage du vent ; on les a bientôt atteints, on les approche de si près que Lorenzo, placé sur la première galère, croit reconnaître les signaux de son frère sur le pont ennemi, quand tout-à-coup une tempête les sépare. Les embarcations s’en tirent difficilement avec quelques avaries, mais la prise leur échappe, et la nécessité les force de débarquer à Malte. La douleur de la famille n’a plus de bornes, le vieux marquis inconsolable arrache ses cheveux gris, on craint pour les jours de la jeune comtesse.

Cinq années s’écoulent en recherches inutiles, on scrute toutes les côtes barbaresques ; une rançon énorme est offerte pour la délivrance du jeune marquis, mais personne ne se présente pour la recevoir. Restait enfin la supposition vraisemblable que cette tempête, qui avait séparé les deux vaisseaux, avait fait couler le corsaire, et que tout le monde avait péri dans les flots.

Quelle que fût la vraisemblance de cette conjecture, elle manquait pourtant de certitude, et rien n’autorisait à renoncer complètement à l’espoir de voir revenir le marquis.

Mais en admettant qu’il ne revînt plus, la famille s’éteignait avec lui, ou bien le second frère devait renoncer à l’état ecclésiastique et prendre les droits de l’aîné. Aussi peu la justice semblait permettre cette mesure à l’égard du dernier, aussi peu, d’un autre côté, la famille par un scrupule exagéré pouvait s’exposer au danger de finir. L’âge et le chagrin poussaient le vieux marquis au tombeau ; à chaque nouvel essai infructueux diminuait l’espoir de retrouver son fils ; il voyait la ruine de sa maison, qu’on pouvait éviter par une légère injustice, s’il pouvait seulement se résoudre à favoriser le jeune aux dépens de l’aîné. Pour remplir ses engagements avec la famille du comte C**tti, il n’y avait qu’un nom à changer, le but des deux maisons était atteint ; la comtesse Antonia pouvait s’appeler la femme de Lorenzo ou de Jérôme. La faible probabilité d’un retour de ce dernier n’était d’aucune considération en face de ce malheur certain et imminent, la ruine totale de la famille, et le vieux marquis, qui chaque jour sentait davantage l’approche de la mort, désirait ardemment ne pas mourir avec ce dernier tourment.

Celui qui retardait seul cette mesure et la combattait avec le plus d’opiniâtreté était précisément l’homme qui devait y gagner davantage, Lorenzo. Peu touché de l’appât de deux immenses fortunes, insensible même au bonheur de posséder l’objet aimable qu’on devait jeter entre ses bras, il se refusait avec le plus noble scrupule à dépouiller un frère qui vivait peut-être encore, et pouvait redemander son bien. « Le sort de mon cher Jérôme, disait-il, n’est-il pas assez déplorable pour que j’y ajoute encore l’amertume d’un larcin qui lui enlève tout ce qu’il a de plus cher ? Avec quel sentiment implorerais-je le ciel pour son retour, si sa femme était dans mes bras ? De quel front, si un miracle nous le rendait enfin, volerais-je à sa rencontre ? Et supposé même qu’il nous soit enlevé pour toujours, comment pouvons-nous mieux honorer sa mémoire qu’en laissant le vide que sa mort a fait parmi nous, en sacrifiant toutes nos espérances sur sa tombe, et en respectant comme un sanctuaire inviolable ce qui était à lui ? »

Mais tous les motifs allégués par la délicatesse fraternelle ne pouvaient réconcilier le vieux marquis avec l’idée de voir flétrir une tige qui avait déjà fleuri neuf siècles. Tout ce que Lorenzo obtint de lui, ce fut un délai de deux années encore, avant de conduire à l’autel la fiancée de son frère. Pendant cet intervalle, les recherches furent poursuivies avec la plus grande activité. Lorenzo lui-même fit plusieurs voyages sur mer, exposa sa personne à plusieurs dangers ; aucune peine, aucune dépense ne furent épargnées. Mais ces deux années s’écoulèrent sans résultat comme les précédentes.

– Et la comtesse Antonia ? demanda le prince. Vous ne nous dites rien de sa position. S’est-elle aussi facilement résignée à son sort ? Je ne puis le croire.

– La situation d’Antonia était une lutte terrible entre le devoir et l’inclination, entre l’admiration et la haine. Cette générosité désintéressée de l’amour fraternel la touchait, elle se sentait forcée de respecter l’homme qu’elle ne pourrait jamais aimer. Son cœur saignait, déchiré par les sentiments les plus contraires. Mais son aversion pour le chevalier semblait croître avec les droits de celui-ci à son estime. Il observait avec un chagrin profond la douleur muette qui minait sa jeunesse. Une tendre compassion prit insensiblement la place de l’indifférence avec laquelle il l’avait toujours regardée ; mais ce sentiment trompeur l’égara, et une passion furieuse lui rendit bientôt pénible une vertu jusque-là sans exemple. Cependant, même encore aux dépens de son amour, il écoutait encore les inspirations de sa générosité ; seul, il protégeait cette malheureuse victime contre l’arbitraire de la famille. Tons ses efforts échouèrent : chaque victoire qu’il remportait sur sa passion le montrait seulement plus digne d’elle, et la grandeur d’âme avec laquelle il la refusait ne servait qu’à ôter toute excuse à son opposition.

Les choses en étaient là quand le chevalier m’invita à l’aller voir dans sa maison de campagne. La chaude recommandation de mon protecteur m’y prépara un accueil qui dépassait tous mes vœux. Je ne dois pas oublier de rapporter encore ici que, par plusieurs opérations remarquables, j’avais réussi à rendre mon nom fameux dans les loges du pays, ce qui pouvait contribuer à augmenter la confiance du vieux marquis et à exagérer ce qu’il attendait de moi. Jusqu’où je suis allé avec lui et par quels moyens j’y suis parvenu, dispensez-moi de le raconter. Vous pouvez conclure tout le reste des aveux que je vous ai déjà faits. Comme j’avais mis à profit tous les ouvrages mystiques qui se trouvaient dans la bibliothèque importante du marquis, je réussis bientôt à lui parler dans sa langue et à appuyer mon système du monde invisible sur les plus étranges inventions. Bref, il croyait ce que je voulais, et il aurait juré par l’hymen des philosophes avec les salamandres et les sylphides, avec autant de confiance que par un article des canons. Comme il était en outre très religieux et qu’à cette école il avait singulièrement cultivé son penchant vers la foi, mes contes trouvaient auprès de lui un accès d’autant plus facile ; et je l’avais tellement enveloppé, emmêlé dans les choses mystiques, que rien n’avait plus de crédit auprès de lui dès que c’était naturel. En somme, j’étais l’apôtre vénéré de la maison. Le texte habituel de mes leçons était l’exaltation de la nature humaine, le commerce avec les êtres supérieurs ; et mon garant infaillible, le comte de Cabalis. La jeune comtesse qui d’ailleurs, depuis la perte de son bien-aimé, vivait dans le monde des esprits plus que dans le monde réel, accueillait mes regards furtifs avec une faveur timide ; même les domestiques de la maison cherchaient à pénétrer dans la chambre quand je parlais, et à recueillir çà et là une de mes paroles, quelques fragments qu’ils réunissaient ensuite à leur manière.

Je pouvais avoir passé deux mois environ dans le château, lorsqu’un matin le chevalier entra dans ma chambre. Un profond chagrin se peignait sur sa figure, ses traits étaient bouleversés, il se jeta dans un fauteuil avec tous les gestes du désespoir.

« Capitaine, me dit-il, c’est fait de moi. Il faut partir. Je ne puis rester ici plus longtemps.

– Qu’avez-vous ? chevalier. Qu’avez-vous ?

– « Oh ! cette terrible passion ! » Alors il se lève précipitamment de son siège et se jette dans mes bras. « Je l’ai combattue comme un homme..... Maintenant, je ne peux plus.

– Mais de qui cela dépend-il donc, cher ami, sinon de vous ? Tout n’est-il pas en votre pouvoir, le père, la famille ?

– Le père, la famille, qu’est-ce que cela pour moi ? Est-ce un cœur contraint ou une libre inclination que je veux ? N’ai-je pas un rival ? Et lequel ? un rival peut-être parmi les morts ! Ô laissez-moi ! laissez-moi ! Dussé-je aller au bout du monde, il faut que je retrouve mon frère.

– Quoi ! après tant d’essais inutiles vous pourriez encore espérer ?

– L’espérance, elle est morte dans mon cœur il y a longtemps. Et même cette espérance, que renferme-t-elle pour moi ? Suis-je heureux tant qu’il en reste une lueur dans l’âme d’Antonia ? Mon ami, deux mots pourraient terminer mon martyre.... Vaines idées ! Mon sort sera misérable jusqu’à ce que l’éternité rompe ce long silence et que les tombeaux déposent pour moi.

– C’est donc cette certitude qui pourrait vous rendre heureux ?

– Heureux ! oh ! je doute si je le serai jamais..... Mais l’incertitude est le supplice le plus affreux. Après un instant de silence, il se modéra et continua avec douleur : S’il voyait mes souffrances !.... Peut-elle le rendre heureux, cette fidélité qui fait le malheur de son frère ? Faut-il qu’un vivant souffre pour un mort qui ne peut plus jouir ? S’il savait mon tourment ?... (ici les larmes s’échappèrent avec violence et il cacha son visage dans mon sein) peut-être... oui ; peut-être qu’il la conduirait lui-même dans mes bras ?

– Mais ce désir ne pourrait-il pas être accompli ?

– Que dites-vous, mon ami ? et il me regardait épouvanté.

– Des motifs bien moins graves, continuai-je, ont mêlé les morts au destin des vivants. Tout le bonheur d’un homme, d’un père en ce monde.....

– Tout le bonheur en ce monde ! Oh ! je le sens ! que vous avez dit vrai ! toute ma félicité !

– Et le repos d’une famille en deuil ne méritent-ils pas une évocation ? Certes, si jamais une circonstance terrestre peut autoriser à troubler le repos des morts, à user d’un pouvoir.....

– Il m’interrompit. Au nom du ciel, mon ami, plus un mot de cela. Autrefois, je l’avoue, j’ai eu de ces idées ; il me semble vous en avoir parlé. Mais je les ai rejetées depuis longtemps comme impies et abominables.

Vous voyez déjà maintenant, continua le Sicilien, où cela nous a conduits. Je m’efforçai de vaincre les hésitations du chevalier, et je finis par y réussir. Il fut décidé que l’on évoquerait l’âme du défunt, et je demandai seulement un délai de quatorze jours sous prétexte de m’y préparer dignement. Ce temps écoulé, et ma machine convenablement préparée, je profitai d’une soirée sombre où, selon l’habitude, la famille était réunie autour de moi, pour obtenir son consentement, ou plutôt pour l’amener insensiblement à m’en faire elle-même la prière. Les plus grandes difficultés venaient de la jeune comtesse, dont la présence était pourtant essentielle ; mais l’excès de sa passion vint à notre secours, et peut-être plus encore une faible lueur de l’espoir que le prétendu mort vivait encore et ne paraîtrait pas à l’appel. La défiance dans la chose même, le doute sur mon art était le seul obstacle que je n’eusse point à combattre.

Sitôt que j’eus le consentement de la famille, l’opération fut fixée au troisième jour. Des prières prolongées jusqu’à minuit, le jeûne, la veille, la retraite et une conversation mystique, joints à l’emploi d’un instrument de musique encore inconnu, que je trouvais très efficace en pareil cas, furent, pour cet acte solennel, des préparatifs qui réussirent à souhait ; l’enthousiasme fanatique de mes auditeurs échauffa ma propre imagination, et n’accrut pas médiocrement l’illusion où devaient tendre tous mes efforts.

– L’heure attendue arriva enfin.....

– Je devine, dit le prince, qui vous allez nous amener maintenant. Mais continuez, continuez.

– Non, Monseigneur, la conjuration réussit parfaitement.

– Mais où est donc l’Arménien ?

– Soyez tranquille, répondit le Sicilien, l’Arménien ne paraîtra que trop tôt.

Je n’entre pas dans la description du tour qui, d’ailleurs, me mènerait trop loin. Bref, il remplit mon attente. Le vieux marquis, la jeune comtesse, avec sa mère, le chevalier et encore quelques parents étaient présents. Vous pouvez penser facilement que pendant tout le temps passé dans cette maison, je n’avais pas manqué les occasions de me procurer les informations les plus exactes sur tout ce qui concernait le défunt. Différents portraits de lui que j’y avais trouvés me mirent en état de donner à l’apparition la plus trompeuse ressemblance ; et comme je ne faisais parler l’esprit que par signes, sa voix ne pouvait éveiller aucun soupçon. Il parut en costume d’esclave de Barbarie avec une profonde blessure an cou. Remarquez, dit le Sicilien, qu’ici je m’éloignais de la supposition générale qui le faisait périr dans les flots, car j’avais des motifs d’espérer que cette tournure inattendue elle-même n’ajouterait pas peu à l’autorité de la vision, tandis qu’au contraire, rien ne me paraissait plus dangereux qu’un rapprochement trop consciencieux du naturel.

– Je crois que c’était parfaitement jugé, dit le prince. Dans une suite d’apparitions extraordinaires, le vraisemblable ne pouvait, à mon avis, que mettre du désordre. La facilité de comprendre la révélation ne ferait ici que déprécier le moyen par lequel on y est parvenu ; la facilité de l’invention le rendrait suspect. En effet, à quoi bon tourmenter un esprit si l’on ne doit rien apprendre de lui de plus que ce qui a été découvert, même sans lui, à l’aide de la simple raison ordinaire ? Mais la nouveauté surprenante, la difficulté de la découverte est presque ici une garantie du prodige qui l’a procurée. Qui donc mettra en doute le surnaturel d’une opération, quand le résultat qu’elle a produit ne pouvait l’être par aucune puissance naturelle ?... Je vous ai interrompu, ajouta Je prince, achevez votre récit.

– Je demandai à l’esprit s’il n’y avait plus rien à lui sur la terre ; s’il n’y avait rien laissé qui lui fût cher. Il secoua trois fois la tête et leva une main vers le ciel. Avant de s’en aller, il tira encore de son doigt une bague que l’on trouva par terre après sa disparition. La comtesse la regarda de près ; c’était son alliance.

– Son alliance ! dit le prince avec surprise. Son alliance, mais comment l’aviez-vous eue ?

– Je....... Ce n’était pas la véritable. Monseigneur... Je l’avais.... Ce n’était qu’une imitation.

– Une imitation ! Pour cela il vous fallait la véritable ; et comment l’aviez-vous eue, puisque le défunt ne l’avait certainement pas ôtée de son doigt ?

– C’est très-vrai, dit le Sicilien, non sans quelque signe de trouble ; mais d’après la description qu’on m’avait faite de la véritable alliance.....

– Qui vous l’avait faite ?

– Il y avait déjà longtemps....... C’était un anneau d’or très simple avec le nom de la jeune comtesse, je crois.... ; mais vous m’avez tout troublé.....

– Qu’arriva-t-il ensuite, dit le prince d’un ton très mécontent et avec un air de doute.

– Alors on se tint pour convaincu que Jérôme n’était plus en vie. Dès ce jour, la famille fit connaître publiquement sa mort et prit officiellement le deuil. La circonstance de l’anneau ne permettait plus aucun doute à Antonia, et appuyait énergiquement les démarches du chevalier. Mais l’impression violente que l’apparition avait faite sur elle, amena une maladie dangereuse qui aurait détruit pour toujours les espérances de son amant. Quand elle fut rétablie, elle voulait absolument prendre le voile, et n’en fut détournée que par les représentations les plus vives de son beau-père, en qui elle avait une confiance sans bornes. Enfin, les efforts réunis de ce dernier et de la famille parvinrent à arracher le oui fatal. Le dernier jour de deuil devait être le jour heureux, que le vieux marquis avait l’intention de rendre encore plus solennel par la cession de tous ses biens à l’héritier légitime.

Il parut, ce jour, et Lorenzo reçut à l’autel sa fiancée tremblante. Le soir vint. Un festin splendide attendait les joyeux conviés dans une salle brillamment illuminée, et une musique bruyante entretenait une joie ouverte. L’heureux vieillard avait voulu que tout le monde partageât son bonheur ; toutes les avenues du château furent ouvertes, et chacun fut admis à le féliciter. Alors, au milieu de cette foule...

Le Sicilien s’arrêta, et un frisson d’attente suspendit notre respiration.....

Au milieu de cette foule, mon voisin me fit remarquer un moine franciscain qui se tenait immobile comme une statue ; sa taille était longue et maigre, son visage d’une pâleur cendrée, son œil triste et sévère fixé sur le jeune couple. La joie, qui éclatait sur tous les visages, semblait fuir seulement le sien ; sa physionomie restait invariablement la même ; c’était comme un buste au milieu de figures vivantes. Cette vue extraordinaire au sein du plaisir, qui se détachait si crûment de tout ce qui m’environnait alors, fît sur moi une impression d’autant plus profonde, et laissa dans mon âme une empreinte ineffaçable qui seule a pu me faire connaître les traits de ce moine dans la physionomie du Russe (car vous comprenez déjà bien qu’avec lui et votre Arménien il ne forme qu’une seule et même personne), autrement cela eût été tout-à-fait impossible. J’essayai souvent de détourner les yeux de cette figure terrible ; mais ils retombaient dessus involontairement et la trouvaient à chaque fois immuable. Je poussai mon voisin, celui-ci le sien ; cette curiosité, cette surprise parcoururent toute la table ; la conversation s’arrêta ; il se fit tout-à-coup un silence général ; le moine n’en fut pas troublé. Il se tenait immobile et toujours le même, son œil triste et sévère fixé sur les mariés. Cette apparition effraya tout le monde ; la jeune comtesse seule, retrouvant son propre chagrin sur le visage de cet étranger, s’arrêtait avec bonheur sur le seul être qui parût comprendre et partager sa douleur. La foule s’écoula peu à peu ; minuit était passé. Les sons de la musique commençaient à s’affaiblir, les bougies à pâlir, quelques-unes à s’éteindre ; le ton de la conversation baissait de plus en plus..... La solitude se faisait dans cette salle sombrement éclairée, et le moine était toujours immobile, toujours le même, son œil triste et sévère fixé sur les mariés.

La table est enlevée ; les convives se dispersent çà et là, la famille se réunit dans un cercle intime, le moine s’y mêle sans être invité. Je ne sais comment il se faisait que personne ne voulait l’entretenir ; mais personne ne lui parlait. Déjà les parentes se serrent autour de la fiancée tremblante, qui jette un regard suppliant sur ce vénérable étranger, et semble invoquer son appui. L’étranger ne répond point. Les hommes se réunissent de même autour du marié ; tout le monde est oppressé, dans une attente silencieuse. « Faut-il, s’écrie enfin le vieillard, qui seul de nous tous paraissait ne pas remarquer l’inconnu ou bien ne pas s’en étonner, faut-il que nous soyons si heureux entre nous et que mon fils Jérôme ne soit pas là. – L’as-tu donc invité et a-t-il refusé ? » demanda le moine. C’était la première fois qu’il ouvrait la bouche ; nous le regardâmes avec terreur.

– Hélas ! il est allé là où l’on reste toujours, répondit le vieillard. Vous m’avez mal compris, Monsieur ; mon fils Jérôme est mort.

– Peut-être aussi craint-il seulement de se montrer dans cette société, continua le moine. Qui sait comment il peut paraître, ton fils Jérôme ! Qu’on lui fasse entendre la voix qu’il a entendue la dernière ! Prie ton fils Lorenzo de l’appeler.

« Que signifie cela ? » murmurait tout le monde. Lorenzo changea de couleur. J’avoue que mes cheveux commençaient à se dresser sur ma tête.

Cependant le moine s’était approché du buffet, où il prit un verre de vin et le porta à ses lèvres : « À la mémoire de notre cher Jérôme ! s’écria-t-il. Qui aimait le défunt m’imite ! »

« D’où que vous puissiez venir, Monsieur, s’écrie enfin le marquis, vous avez prononcé un nom qui m’est cher. Soyez le bienvenu. Venez, mes amis ! (se tournant vers nous et faisant circuler les verres) ; ne laissons pas cet étranger sans lui faire raison. À la mémoire de mon fils Jérôme ! »

Jamais, je crois, santé ne fut portée plus à contrecœur.

« Il y a encore là un verre plein..... Pourquoi mon fils Lorenzo ne répond-il pas à ce toast amical ? »

Lorenzo reçut en tremblant le verre de la main du franciscain, le porta en tremblant à sa bouche, bégaya : « À mon bien-aimé frère Jérôme ! » et le déposa en frissonnant.

« C’est la voix de mon meurtrier ! » s’écria un fantôme affreux qui se dressa tout-à-coup au milieu de nous, avec les vêtements ensanglantés et défiguré par d’horribles blessures.

Mais ne m’en demandez pas davantage, dit le Sicilien, avec toutes les marques de l’épouvante sur sa figure. Mes sens m’avaient abandonné comme les autres, dès l’instant où je jetai les yeux sur le fantôme. Quand nous reprîmes connaissance, Lorenzo était à l’agonie, le moine et le spectre avaient disparu. On porta au lit le chevalier agité par de terribles convulsions ; personne n’était auprès du mourant qu’un ecclésiastique et le vieillard désolé, qui le suivit quelques semaines après dans la tombe. Ses aveux restèrent ensevelis dans le sein de son père, qui entendit sa dernière confession, et aucun homme vivant ne les a connus. Peu de temps après cette aventure, on cura un puits caché sous des buissons sauvages, dans l’arrière-cour de la maison, et encombré depuis plusieurs années. Quand on dispersa les décombres on trouva un squelette. La maison où cela se passait n’existe plus : la famille del M***nte est éteinte ; et, dans un couvent, près de Salerne, on montre le tombeau d’Antonia.

Vous voyez maintenant, continua le Sicilien, quand il vit que nous restions encore tous muets et surpris, et que personne ne voulait prendre la parole, vous voyez maintenant comment j’ai connu cet officier russe, ou ce franciscain, ou cet Arménien. Jugez si j’avais des motifs pour trembler devant un être qui s’est jeté deux fois sur mon chemin d’une façon si terrible.

– Répondez encore à quelques questions, dit le prince, en se levant ; dans votre récit avez-vous toujours été franc pour tout ce qui regarde le chevalier ?

– Je ne sais rien autre chose.

– Vous l’avez donc réellement tenu pour un honnête homme ?

– Oui, je le jure ! oui.

– Même quand il vous a donné l’anneau en question ?

– Comment ? il ne m’a pas donné d’anneau..... Je n’ai pas dit qu’il m’ait donné l’anneau.

– Bien, dit le prince, en tirant la sonnette et en se disposant à partir. Et l’esprit du marquis de Lanoy, demanda-t-il en revenant encore une fois, que ce Russe a fait venir après le vôtre, vous le tenez donc aussi pour un esprit véritable et réel ?

– Je ne peux pas le considérer autrement.

– Venez, nous dit le prince.

Le geôlier entra.

– Nous sommes prêts, lui dit-il. Vous, Monsieur, vous entendrez parler de moi plus tard.

– Monseigneur, la question que vous avez faite en dernier lieu au jongleur, je pourrais vous la faire à vous-même, dis-je au prince quand nous fûmes seuls. Tenez-vous ce second esprit pour véritable et réel ?

– Moi ! non vraiment, je ne le pense plus.

– Vous ne le pensez plus ? Vous l’avez donc pensé ?

– J’avoue que je me suis laissé entraîner un instant à croire que cette fantasmagorie était quelque chose de plus.

– Et je voudrais bien voir celui qui, en pareille circonstance, pourrait se défendre d’une semblable supposition. Mais quel motif avez-vous maintenant de retirer cette opinion ? D’après ce qu’on vient de nous raconter de cet Arménien, la foi dans son existence merveilleuse doit être augmentée plutôt que diminuée.

– Ce qu’un misérable nous a raconté de lui ? me dit le prince d’un ton sévère. Car maintenant, vous ne doutez plus, j’espère, que nous avons eu affaire à un homme de cette espèce ?

– Non. Mais cependant, son témoignage...

– Le témoignage d’un misérable, supposé que je n’eusse aucun autre motif de le mettre en doute, ne peut avoir aucune valeur contre la vérité et la saine raison.

Un homme qui m’a trompé plusieurs fois, qui fait de l’erreur son instrument, mérite-t-il d’être écouté dans une affaire où l’amour le plus franc de la vérité doit encore se purifier pour mériter la confiance ? Un homme qui n’a peut-être jamais dit une vérité pour elle-même, mérite-t-il confiance quand il vient témoigner contre la raison humaine et l’ordre éternel de la nature ? C’est absolument comme si je voulais admettre un scélérat flétri à déposer contre l’innocence sans tache et sans reproche.

– Mais quel motif peut-il avoir de rendre un si glorieux témoignage à un homme qu’il a tant de raisons de haïr, ou pour le moins de redouter ?

– Si je ne vois pas encore ces motifs, doit-il en avoir moins pour cela ? Puis-je savoir qui l’a payé pour me tromper ? J’avoue que je ne pénètre pas encore tout le tissu de sa fraude ; mais il a rendu un très mauvais service à la cause qu’il défend, en se faisant connaître pour un imposteur et peut-être quelque chose de pis.

– La circonstance de la bague me paraît effectivement suspecte.

– Elle est plus que cela, dit le prince, elle est décisive. Il a reçu cette bague du meurtrier, et il devait, dans l’instant même, être sûr que c’était le meurtrier. Quel autre que l’assassin pouvait avoir retiré à la victime une bague qui certainement ne quittait jamais son doigt ? Dans tout son récit, il a essayé de nous convaincre qu’il avait été lui-même trompé par le chevalier, et qu’il avait cru le tromper. Pourquoi ces détours, sinon qu’il sentait combien il avait à perdre en avouant son intelligence avec l’assassin. Tout son récit n’est évidemment qu’une suite d’inventions pour coudre ensemble le peu de vérités qu’il a jugé à propos de nous livrer. Et quand j’ai surpris dix fois un vaurien à mentir, j’hésiterais encore à l’accuser la onzième plutôt que de laisser interrompre l’ordre fondamental de la nature, où je n’ai encore trouvé aucun défaut.

– Je ne peux rien vous répondre là-dessus. Mais l’apparition que nous avons vue hier ne m’en reste pas moins incompréhensible.

– À moi aussi, répondit le prince ; mais je vais pourtant essayer d’en trouver la clef.

– Comment ?

– Ne vous rappelez-vous pas que le second fantôme, sitôt qu’il fut entré, alla droit à l’autel, prit le crucifix dans sa main et marcha sur le tapis ?

– C’est ce que j’ai remarqué. Oui.

– Et le crucifix, nous a dit le Sicilien, était un conducteur. Vous voyez donc bien par là qu’il s’est empressé de s’électriser. Le coup que lord Seymour lui porta avec l’épée n’a donc pu que rester sans effet, parce que la secousse électrique paralysa son bras.

– Ce serait bien expliqué pour l’épée ; mais la balle que le Sicilien a déchargée sur lui, et que nous avons entendue rouler lentement sur l’autel ?

– Êtes-vous bien sûr que c’est cette balle que nous avons- entendue rouler ? Je ne veux même pas dire que le mannequin ou l’homme qui faisait le revenant pouvait être si bien cuirassé qu’il se trouvait à l’épreuve de la balle et de l’épée, mais pensez donc un peu qui a chargé le pistolet ?

– C’est vrai, dis-je, et une lumière soudaine m’éclaira... C’est le Russe qui l’avait chargé. Mais il l’a fait sous nos yeux. Comment y aurait-il eu là de la fraude ?

– Et pourquoi n’y en aurait-il pas eu ? Est-ce qu’alors vous vous défiiez assez de cet homme pour trouver qu’il fût nécessaire de l’observer ? Avez-vous éprouvé la balle avant qu’il la mît dans le canon, et ne pouvait-elle pas être en argile recouverte de mercure ou même seulement peinte ? Avez-vous bien pris garde s’il l’a réellement mise dans le canon du pistolet, ou s’il ne l’a pas laissée tomber dans sa main ? Qui vous prouve, supposé même qu’il l’eût réellement chargé, qu’il a emporté précisément ce même pistolet dans l’autre pavillon, et qu’il n’a pas plutôt substitué une autre paire, ce qui était facile, puisque personne n’avait l’idée de l’observer et que d’ailleurs nous étions occupés à nous déshabiller. Et le fantôme, au moment où la fumée de la poudre nous le dérobait, ne pouvait-il pas laisser tomber sur l’autel une autre balle dont il était pourvu en cas de besoin ? Lequel de tous ces faits est impossible ?

– Vous avez raison. Mais cette ressemblance frappante du spectre avec votre ami mort... Je l’ai vu très souvent chez vous et je l’ai reconnu sur-le-champ dans l’esprit.

– Moi aussi... Et je ne puis dire autrement que l’illusion était parfaite. Mais si maintenant ce Sicilien, après quelques regards jetés à la dérobée sur ma tabatière, a su mettre dans son tableau une ressemblance qui nous a surpris vous et moi, pourquoi le Russe n’aurait-il pas fait mieux, lui qui pendant tout le dîner s’était servi librement de ma tabatière, qui avait l’avantage de rester à l’abri de toute observation, et à qui j’avais encore dit en confidence de qui était cette image ? Ajoutez, ce que le Sicilien lui-même a remarqué, que le caractère du marquis se retrouve dans ces traits qu’on peut imiter en gros... Où reste donc l’inexplicable dans toute cette apparition ?

– Mais le sens de ses paroles ? les éclaircissements au sujet de votre ami ?

– Comment ? le Sicilien ne nous a-t-il pas dit qu’il avait bâti cette histoire sur le peu de renseignements qu’il m’avait demandés ? Cela ne prouve-t-il pas combien il était naturel de tomber justement sur cette idée ? En outre, les réponses de l’esprit étaient, comme tous les oracles, tellement obscures, qu’il ne pouvait courir le danger de heurter une contradiction. Admettez que le compère du jongleur qui faisait le revenant, eût un peu de prudence et d’esprit et fût au courant des circonstances, jusqu’où cette fourberie ne pouvait-elle pas être poussée ?

– Mais considérez, Monseigneur, combien, dans une affaire ainsi concertée, les dispositions auraient dû être minutieuses du côté de l’Arménien ? combien de temps il aurait fallu pour cela ? combien de temps seulement pour modeler avec exactitude une tête humaine sur une autre, comme il faut le supposer ici ? combien de temps pour instruire cet autre revenant de manière à être à l’abri de toute erreur grossière ? Quelle attention auraient demandée les petits accessoires sans nom qui devaient aider, ou bien auxquels il fallait parer d’une manière quelconque, parce qu’ils pouvaient nuire ? Et maintenant songez que le Russe n’a pas été absent plus d’une demi-heure. Pouvait-on en une demi-heure, pas plus, disposer seulement tout ce qui était indispensable ? En vérité, Monseigneur, même un auteur dramatique embarrassé des trois inflexibles unités d’Aristote, aurait-il confié une pareille charge à un entr’acte et supposé une foi si robuste à soit parterre ?

– Comment ? Vous tenez pour absolument impossible que tous ces petits préparatifs aient pu être faits dans cette petite demi-heure.

– En effet, pour impossible autant dire.

– Je ne comprends pas ce langage. Il répugne à toutes les lois du temps, de l’espace et des effets physiques, qu’une tête aussi active que l’est incontestablement cet Arménien, avec l’aide d’un compère peut-être aussi actif, à l’ombre de la nuit, à l’abri de toute observation, aidée de tous les moyens dont un homme de ce métier ne se sépare jamais, qu’un tel homme favorisé de pareilles circonstances fasse tant de choses en si peu de temps ? Il est tout-à-fait inconcevable et inadmissible qu’à l’aide de certains mots, de quelques ordres ou de quelques signes il puisse donner à ses affidés des commissions précises, indiquer avec quelques paroles des opérations détaillées et compliquées ? Faut-il autre chose qu’une impossibilité palpable opposée aux lois éternelles de la nature ? Voulez-vous croire à un miracle plutôt que de reconnaître une invraisemblance ? renverser les forces de la nature, plutôt que d’admettre une combinaison artificielle et moins ordinaire de ces mêmes forces ?

– Si le fait ne justifie pas une conclusion si téméraire, il faut au moins m’accorder qu’elle dépasse de beaucoup notre conception.

– J’aurais presque envie de vous contester même cela, dit le prince avec une gaieté maligne. Quoi ! cher comte, s’il se trouvait, par exemple, que non-seulement pendant et après cette demi-heure, non-seulement à la hâte et comme en passant, mais toute la soirée, toute la nuit, on eût travaillé pour cet Arménien ? Songez que le Sicilien a employé près de trois heures entières à ses préparatifs.

– Le Sicilien ! Monseigneur.

– Et comment me prouverez-vous donc qu’il n’a pas eu autant de part à la seconde apparition qu’à la première ?

– Comment, Monseigneur ?

– Qu’il n’était pas le principal affidé de l’Arménien ; bref, que tous les deux ne couchaient pas sous le même toit ?

– Cela pourrait être difficile à démontrer, m’écriai-je, avec une grande surprise.

– Pas si difficile, mon cher comte, que vous voulez bien le dire. Était-ce par hasard que ces deux hommes se rencontraient dans un plan si bizarre, si embrouillé au sujet de la même personne, dans le même temps, dans le même lieu ? qu’il se trouvait dans leurs doubles opérations une harmonie si frappante, une intelligence si réfléchie, que l’un travaillait pour ainsi dire pour l’autre ? Croyez qu’il s’est servi d’une jonglerie grossière pour la subordonner à une plus fine. Il s’est fait un Hector pour être son Achille. Croyez qu’il a joué ce premier tour pour connaître le degré de foi sur lequel il pouvait compter avec moi, pour épier le moyen d’obtenir ma confiance, pour se familiariser avec son sujet par cet essai qui pouvait manquer sans nuire au reste du plan ; bref, pour essayer son instrument. Croyez qu’il a fait cela parce qu’en attirant à dessein mon attention et la tenant éveillée sur un point, il pouvait l’endormir sur un autre qui lui importait davantage. Croyez qu’il avait tiré des informations dont il voulait faire tomber la responsabilité sur le compte de l’escamoteur, pour détourner les soupçons de la véritable trace.

– Comment entendez-vous cela ?

– Admettons qu’il ait corrompu un de mes gens afin d’en recevoir des avis secrets, peut-être même des documents qui servaient ses desseins. J’ai perdu mon chasseur. Qui m’empêche de croire que l’Arménien était en jeu dans la disparition de cet homme ? Mais le hasard peut faire que je surprenne cette intrigue ; une lettre peut être interceptée ; un domestique peut bavarder. Il amène donc ce jongleur qui peut avoir tel ou tel projet sur moi. Il ne manque pas de me faire connaître à temps l’existence et les desseins de cet homme. Quoi que je puisse découvrir, mon soupçon ne tombera que sur le sorcier, et aux recherches qui profitent à l’Arménien, le Sicilien prêtera son nom. C’est la poupée avec laquelle il me fait jouer, tandis que lui-même, à l’abri de toute observation, de tout soupçon, m’entoure de fils invisibles.

– Très-bien ! mais comment s’accorde-t-il avec ses projets que lui-même les trouble et livre aux regards du vulgaire les secrets de son art ?

– Quels sont ces secrets qu’il m’a livrés ? Aucun de ceux, bien certainement, qu’il a l’intention de mettre en usage.

Il n’a donc rien perdu par leur profanation. Mais combien a-t-il gagné, au contraire, si ce prétendu triomphe sur la fourberie et la jonglerie me donne de la confiance et de la sécurité ; s’il a réussi par là à diriger ma vigilance dans un sens opposé, à fixer mes soupçons encore vagues et incertains sur des objets qui sont le plus éloignés de son point d’attaque ? Il pouvait s’attendre que tôt ou tard, par ma propre défiance ou par une impulsion étrangère, je chercherais la clef de ses prodiges dans l’art de la sorcellerie. Que pouvait-il faire de mieux que de les mettre lui-même en présence, de me mettre pour ainsi dire la mesure en main, tandis qu’il donnait à l’un une limite adroite, et exagérait ou égarait d’autant plus mon opinion sur les autres. Que de conjectures il a tout d’un coup supprimées par cet artifice ? que d’éclaircissements il a démentis d’avance et qui auraient pu ensuite me venir dans l’idée ?

– Il a au moins agi contre lui-même en éclaircissant la vue de ceux qu’il voulait tromper, en diminuant leur foi aux prodiges en général par la découverte d’une fourberie si adroite. Vous-même, Monseigneur, vous êtes la meilleure réfutation de son plan, s’il en a jamais eu.

– Il s’est trompé sur moi, mais il n’en a pas moins judicieusement raisonné. Pouvait-il prévoir que ce qui me resterait en mémoire serait précisément la clef de ses merveilles ? Entrait-il dans son plan que l’homme dont il se servait me prêterait ainsi le flanc ? Savons-nous si ce Sicilien n’a pas de beaucoup dépassé ses pouvoirs ? Au sujet de la bague, c’est sûr. Et pourtant, c’est surtout cette circonstance unique qui a décidé ma défiance à l’égard de cet homme. Comment un plan si finement dressé peut-il être perdu par un instrument grossier ? Certainement son intention n’était pas que le sorcier nous vantât sa gloire d’un ton de charlatan ; qu’il nous fît ce conte démenti par la moindre réflexion. Ainsi, par exemple, de quel front ce fourbe peut-il soutenir qu’au coup de minuit son faiseur de miracles est enlevé au commerce des hommes ? Ne l’avons-nous pas vu nous-mêmes à cette heure-là au milieu de nous ?

– C’est vrai, m’écriai-je. Je l’avais oublié.

– Mais il est dans le caractère des gens de cette espèce d’outrepasser de pareilles commissions, et de perdre par l’excès ce qu’une fourberie plus discrète et plus mesurée aurait parfaitement achevé.

– Je ne puis cependant pas, Monseigneur, prendre sur moi d’accepter toute cette affaire pour un jeu concerté. Quoi ? l’effroi du Sicilien, les convulsions, l’évanouissement, l’état pitoyable de cet homme qui nous faisait compassion à nous-mêmes... tout cela n’aurait été qu’un rôle étudié ? En admettant même que le jeu du théâtre aille aussi loin, l’art de l’acteur ne peut pourtant pas commander à ses organes.

– À cet égard-là, mon ami, j’ai vu Garrick dans Richard III. Étions-nous dans ce moment assez froids, assez libres pour faire des observations à l’abri de toute surprise ? Pouvions-nous juger de l’émotion de cet homme quand la nôtre nous maîtrisait ? En outre, la crise décisive, même dans une fourberie, est pour le fourbe une chose assez importante pour que l’attente puisse produire chez lui des symptômes aussi violents que la surprise chez le spectateur trompé. Ajoutez encore l’apparition inattendue des archers...

– Justement, Monseigneur, vous faites bien de me le rappeler. Aurait-il osé découvrir un plan si audacieux aux regards de la justice ? Mettre la fidélité de son homme à une épreuve si délicate ? et dans quel but ?

– C’est son affaire. Il connaît son monde. Nous savons quel crime secret lui répond du silence de cet homme. Vous avez entendu quel emploi il exerce à Venise. Combien lui en coûtera-t-il pour faire élargir ce drôle qui n’a pas d’autre accusateur que lui.

(Et en effet, la suite n’a que trop bien justifié le soupçon du prince à cet égard. Quelques jours après, quand nous nous fîmes annoncer auprès du prisonnier, on nous répondit qu’il n’était plus visible.)

Et dans quel but ? demandez-vous. Par quel autre moyen que cette mesure violente pouvait-il arracher au Sicilien une confession aussi invraisemblable, aussi honteuse, et pourtant aussi essentielle ? Quel autre qu’un homme désespéré qui n’a plus rien à perdre, donnera des détails aussi écrasants sur lui-même ? Dans quelle autre circonstance l’aurions-nous cru ?

– J’accorde tout, Monseigneur, dis-je enfin. Les deux apparitions n’ont été qu’une comédie ; ce Sicilien nous a, je le crois, fait un conte que son chef lui avait appris ; ils ont agi de concert dans un même but, et cette intelligence explique tous les accidents merveilleux qui nous ont étonnés dans le cours de cette aventure. Cette prophétie sur la place Saint-Marc, le premier prodige qui a amené tous les autres, n’en reste pas moins inexpliquée. Et à quoi nous sert la clef de tout le reste, s’il faut désespérer d’avoir la solution de ce point-là ?

– Renversez cela plutôt, mon cher comte, me répondit le prince. Dites : Que prouvent tous ces prodiges, si je découvre qu’il n’y avait là-dessous rien qu’une jonglerie ? Cette prophétie, je vous le confesse, dépasse toute mon intelligence. Si elle était seule, si l’Arménien avait fini son rôle avec elle comme il l’a commencé avec elle, je vous avoue que je ne sais pas jusqu’où elle aurait pu me conduire ? Chez ces gens-là elle m’est un peu suspecte. Le temps l’éclaircira ou ne l’éclaircira pas. Mais croyez-moi, mon ami (il mit alors sa main dans la mienne et prit un air très sérieux), un homme à qui une puissance supérieure est soumise n’a pas besoin de sorcellerie ou bien il méprisera de pareils moyens.

 

Ainsi se termina cet entretien, que j’ai rapporté tout entier parce qu’il montre les difficultés que le prince avait à vaincre, et parce que, je l’espère, il lavera sa mémoire du reproche de s’être jeté en aveugle et en étourdi dans les pièges que lui préparait une scélératesse infernale. Tous ceux, continue le comte d’O***, qui au moment où j’écris ceci, se moquent de sa faiblesse, et fiers de leur raison qui n’a jamais été attaquée, se croient, dans leur présomption, autorisés à le condamner sans appel ; tous ceux-là, je le crains, n’auraient pas supporté aussi bravement cette première épreuve. Si maintenant même après cette heureuse préparation on le voit néanmoins tomber ; si l’on voit malgré cela réussir complètement le noir complot que son bon génie lui avait dénoncé d’avance, on raillera moins sa folie qu’on ne s’étonnera de la scélératesse qui a fait succomber une raison si bien défendue. Les considérations du monde ne peuvent avoir aucune part dans mon témoignage, puisque celui qui devrait m’en remercier n’est plus. Sa terrible destinée est accomplie. Depuis longtemps son âme s’est purifiée devant le trône de la vérité, où la mienne aura comparu quand le monde lira ceci. Mais qu’on me pardonne les larmes qui m’échappent involontairement au souvenir de mon ami le plus cher. J’écris pour éclairer la justice ! C’était un noble cœur, et certainement il eût été l’ornement du trône qu’il s’est laissé entraîner à rechercher par un crime.

 

 

 

LIVRE II.

 

 

Peu de temps après ces aventures, continue le comte d’O***, je commençai à remarquer dans l’esprit du prince un changement considérable qui était en partie le résultat immédiat des derniers évènements, et en partie produit par le concours de plusieurs circonstances fortuites. Jusqu’alors, en effet, le prince avait évité toute épreuve sérieuse de sa foi, et s’était contenté de purifier les idées religieuses grossières et sensuelles dans lesquelles on l’avait élevé, à l’aide des idées plus hautes qu’il avait acquises depuis, ou au moins de les mettre d’accord entre elles, sans scruter les fondements de sa foi. L’édifice religieux en général, il me l’a avoué bien des fois, lui avait toujours paru comme un château enchanté où l’on ne peut mettre le pied sans effroi, et devant lequel on fait beaucoup mieux de passer avec une respectueuse résignation, sans s’exposer au péril de s’égarer dans ce labyrinthe. Une éducation bigote et servile était la cause de cette crainte, qui avait imprimé dans son cerveau encore tendre des fantômes, dont il n’a jamais pu se débarrasser complètement pendant toute sa vie. La mélancolie religieuse était une maladie héréditaire dans sa famille ; l’éducation qu’on lui fit donner, ainsi qu’à ses frères, était conforme à cette disposition, et les hommes auxquels on la confia, choisis à ce point de vue, étaient des fanatiques ou des hypocrites. Étouffer toute la vivacité de l’enfant sous une lourde contrainte d’esprit était l’unique moyen de satisfaire les princes ses parents. Cette sombre et noire empreinte marqua tonte la jeunesse de notre prince ; la joie était bannie même de ses jeux. Toutes ses idées de religion avaient quelque chose de terrible, et ce fut précisément l’horrible et l’impitoyable qui s’emparèrent d’abord de sa vive imagination et s’y maintinrent. Son Dieu était un épouvantail, un être destiné à punir ; sa piété, une terreur servile ou bien une soumission aveugle qui détruisait toute force, toute audace. La religion se mettait en travers de toutes ses inclinations d’enfant ou de jeune homme, auxquelles un corps robuste, une santé florissante donnaient un élan d’autant plus énergique ; elle luttait contre tout ce qui attirait son cœur ; il n’apprenait jamais à la connaître comme un bienfait, mais comme le fléau de ses passions. Ainsi s’allumait peu à peu au fond de son âme une indignation secrète, qui faisait dans sa tête et dans son cœur le plus bizarre mélange : avec une foi respectueuse et une crainte aveugle..., une véritable colère contre le maître qui le faisait trembler.

Il n’est pas étonnant qu’il ait saisi la première occasion d’échapper à un joug si sévère, mais comme de la maison d’un maître dur s’enfuit un esclave qui porte au milieu de la liberté le sentiment de sa servitude. Précisément parce qu’il n’avait pas renoncé de sang-froid à la foi de sa jeunesse, parce qu’il n’avait pas attendu que sa raison plus mûre s’en fût détachée peu à peu, parce qu’il s’était échappé comme un fugitif sur qui le maître conserve toujours son droit de propriété, il dut, même après de si grandes erreurs, y revenir toujours. Il s’était sauvé avec sa chaîne, aussi devait-il être la proie de tout imposteur qui la découvrait et savait s’en servir. La suite de cette histoire démontrera qu’il s’en est trouvé un, si on ne l’a pas encore deviné.

Les aveux du Sicilien laissèrent dans son esprit de plus fortes traces que toute cette affaire ne le méritait, et la petite victoire que sa raison avait remportée sur cette faible illusion avait remarquablement augmenté sa confiance dans sa raison en général. La facilité avec laquelle il était parvenu à découvrir cette fourberie parut l’avoir surpris lui-même ; l’erreur et la vérité ne s’étaient pas encore assez clairement séparées dans cette tête, pour qu’il ne lui arrivât pas souvent de confondre les soutiens de l’une avec ceux de l’autre ; d’où il advint que le coup qui avait détruit sa croyance aux prodiges fit chanceler en même temps tout l’édifice de sa foi. Il se trouva comme un homme sans expérience qui a été trompé en amitié ou en amour parce qu’il a mal choisi, et qui maintenant ne croit plus à ces sentiments en général, parce qu’il prend de simples accidents pour des caractères essentiels. Une fourberie démasquée lui rendait la vérité suspecte, parce qu’il s’était malheureusement démontré la vérité au moyen de preuves aussi mauvaises.

Ce prétendu triomphe lui plaisait d’autant plus que l’oppression dont il semblait délivré avait été plus pesante. Dès cette époque on vit naître en lui un scepticisme qui n’épargnait pas même les choses les plus vénérables.

Plusieurs causes contribuèrent ensemble à le maintenir dans cette disposition d’esprit et à l’y fortifier encore davantage. La retraite dans laquelle il avait vécu jusque-là dut cesser et faire place à un genre de vie plein de dissipation. Sa position était découverte. Les politesses qu’il devait rendre, l’étiquette convenable à son rang l’entraînèrent insensiblement dans le tourbillon du grand monde. Son titre aussi bien que ses qualités personnelles lui ouvrirent les cercles les plus spirituels de Venise ; il se vit bientôt en relation avec des personnages les plus capables de la république, comme savants et comme hommes d’État, ce qui le força d’élargir le cercle étroit et monotone dans lequel son esprit avait tourné jusque-là. Il commença à sentir la pauvreté de ses idées, leur étroit horizon et le besoin qu’il avait d’une instruction plus élevée. Les vieilles formes de son esprit, de quelques qualités qu’elles fussent d’ailleurs accompagnées, formaient un contraste désavantageux avec les idées courantes de la société, et son ignorance des choses les plus connues l’exposait quelquefois au ridicule. Il ne craignait rien tant que le ridicule. La prévention défavorable qu’on avait contre son pays lui paraissait un motif pour la contredire dans sa personne. Joignez à cela la singularité de son caractère, disposé à s’affliger des attentions qu’il croyait devoir à son rang et non à son mérite personnel. Il ressentait surtout cette humiliation en présence des personnes qui brillaient par leur esprit, et dont la valeur réelle l’emportait presque sur leur naissance. Se voir distinguer comme prince dans de pareilles sociétés était toujours une honte pour lui, qui croyait malheureusement que ce nom le mettait hors de toute concurrence. Toutes ces raisons ensemble le portèrent nécessairement à donner à son esprit la culture qu’il avait négligée pour se mettre à la hauteur de ce monde spirituel et penseur, qui l’avait laissé tant en arrière. Il choisit pour cela les lectures les plus modernes et s’y livra avec ce sérieux qu’il mettait à tout. Mais malheureusement il eut toujours, dans ce choix, la main assez mauvaise pour rencontrer des écrits qui ne pouvaient guère améliorer son esprit ni son cœur. Ici prévalut l’inclination favorite qui l’avait toujours entraîné avec un charme irrésistible vers les choses incompréhensibles. Il n’avait d’attention et de mémoire que pour ce qui avait du rapport avec ces matières ; son cœur et sa raison restaient vides, tandis que les cases de son cerveau se remplissaient d’idées embrouillées. Le style éblouissant de l’un entraînait son imagination, tandis que les subtilités d’un autre emmêlaient sa raison. Il fut aisé à tous deux de subjuguer un esprit prêt à devenir la proie de toute idée qui se présentait à lui avec une certaine hardiesse. Une lecture continuée avec passion pendant plus d’une année ne lui avait donné presque aucune idée utile, mais avait rempli sa tête de doutes qui, par un effet inévitable de son caractère conséquent, finirent bientôt malheureusement par trouver le chemin de son cœur. Bref, il s’était engagé dans ce labyrinthe comme un fanatique plein de foi, il le quitta comme un sceptique et enfin comme un incrédule achevé.

Parmi les cercles où l’on avait su l’attirer était une certaine société à huis-clos appelée le Bucentaure, qui, sous l’apparence noble d’une liberté d’esprit raisonnable, favorisait la plus extrême licence des opinions et des mœurs. Comme elle comptait parmi ses membres plusieurs ecclésiastiques, et avait même à sa tête les noms de quelques cardinaux, le prince fut porté d’autant plus facilement à s’y laisser entraîner. Certaines vérités dangereuses pour la raison, pensait-il, ne pouvaient être nulle part mieux placées qu’entre les mains de personnes à qui leur position imposait déjà la modération, et qui avaient encore l’avantage d’avoir entendu et éprouvé la contrepartie. Le prince oubliait que le libertinage de l’esprit et des mœurs est d’autant plus envahisseur chez les personnes de cet état, qu’il y trouve un frein de moins. Et c’était le cas du Bucentaure, dont les membres pour la plupart faisaient honte, par une philosophie condamnable et par des mœurs dignes d’un tel guide, non-seulement à leur profession, mais encore à l’humanité. La société avait ses degrés secrets, et je veux croire pour l’honneur du prince qu’on ne l’avait pas jugé digne du sanctuaire. Celui qu’on y admettait devait pendant les séances au moins renoncer à son rang, à son pays, à sa religion, bref à toutes les différences de convention, et se soumettre à une espèce d’égalité universelle. Le choix des membres était en effet sévère, parce que les qualités de l’esprit pouvaient seules y donner accès. La société se piquait d’avoir le ton le plus distingué, le goût le plus fin, et elle jouissait réellement de cette réputation dans Venise. Cette circonstance, de même que l’apparence d’égalité qui y régnait, fut irrésistible pour le prince. Un commerce intellectuel égayé par les finesses de l’esprit, une conversation instructive, l’élite du monde savant et politique qui, affluait là comme vers son centre, lui cachèrent longtemps les dangers de cet engagement. Comme il pénétra peu à peu à travers le masque l’esprit de l’institution, ou qu’on se lassa d’être plus longtemps sur ses gardes avec lui, il devint dangereux de retourner, et la fausse honte aussi bien que le soin de sa sûreté le forcèrent de cacher son mécontentement intérieur. Mais déjà, par les simples confidences de cette classe d’hommes et de leurs sentiments, quoiqu’on ne pût l’entraîner à l’imitation, la pure et belle simplicité de son caractère, la délicatesse de ses sentiments moraux se perdirent. Sa raison, appuyée sur des connaissances si peu solides, ne pouvait sans un secours étranger délier les sophismes dont on l’avait enveloppée, et insensiblement ce corrosif affreux avait rongé tout ou presque tout ce qui soutenait sa moralité. Il rejeta comme mensonges les bases naturelles et nécessaires de son bonheur, qui lui manquèrent au moment décisif, et le forcèrent de s’en tenir au premier arbitraire qu’on lui présenta.

Peut-être que la main d’un ami eût réussi à temps de le tirer de cet abîme, mais je n’ai connu l’intérieur du Bucentaure que longtemps après, quand le mal était déjà fait ; et en outre, au commencement de cette époque, une circonstance pressante m’avait déjà appelé hors de Venise. Lord Seymour aussi, l’une des connaissances précieuses du prince, dont la tête froide était inaccessible à toute espèce d’illusion et qui lui aurait infailliblement donné un ferme appui, nous quitta à cette époque, pour retourner dans sa patrie. Ceux entre les mains desquels je laissai le prince étaient sans doute honnêtes, mais c’étaient des hommes sans expérience et d’une religion extrêmement étroite, qui n’avaient pas plus de mauvaises intentions que d’autorité sur lui. À ses sophismes captieux ils ne savaient opposer que les sentences d’une foi aveugle et sans preuves, qui l’irritaient ou le divertissaient ; il les méprisait avec trop de légèreté, et sa raison supérieure réduisait bientôt au silence ces mauvais défenseurs de la bonne cause, comme on le verra par un exemple que je donnerai dans la suite. Ceux qui s’emparèrent ensuite de sa confiance s’occupaient plutôt de le perdre toujours davantage. Quand je revins à Venise l’année suivante, comme je trouvai déjà tout changé !

L’influence de cette nouvelle philosophie se montra bientôt dans la vie du prince. Plus il faisait fortune à Venise et prenait de nouveaux amis, plus il commençait à perdre à vue d’œil auprès des anciens. Il me plaisait moins de jour en jour ; nous nous voyions aussi plus rarement, et en général il devenait plus difficile à avoir. Le torrent du grand monde l’avait emporté. Son antichambre n’était jamais vide tant qu’il était à la maison. Les parties, les fêtes, les divertissements se succédaient. C’était la beauté courtisée de tous, le roi, l’idole de tous les cercles. Autant il lui était pénible, dans le calme et la retraite de sa vie précédente, de penser au grand monde, autant il le trouvait maintenant facile à sa grande surprise. Tout allait au-devant de lui. Tout ce qui sortait de ses lèvres était parfait, et son silence était un vol fait à la société. On savait l’art de lui extraire pour ainsi dire les idées de l’âme avec une agréable facilité, et de le surprendre lui-même par un secours adroit. Ce bonheur qui le suivait partout, cette réussite universelle le firent même réellement plus qu’il n’était en effet, parce qu’ils lui donnèrent du courage et de la confiance en lui-même. L’opinion élevée qu’il conçut par là de sa propre valeur lui fit croire au culte exagéré et presque idolâtre qu’on rendait à son esprit et qui, sans ce sentiment agrandi de lui-même et fondé à certains égards, aurait nécessairement dû lui devenir suspect.

Mais maintenant cette voix universelle ne faisait que confirmer ce que lui disait en secret son orgueilleuse présomption, c’était un tribut qui lui revenait de plein droit. Il aurait infailliblement échappé à ce piège si on lui avait laissé le temps de respirer, si on lui avait laissé le loisir de comparer sa propre valeur avec l’image qu’un miroir complaisant lui avait montrée. Mais son existence était une ivresse continuelle, un vertige étourdissant. Plus on l’avait élevé, plus il avait à faire pour se maintenir à cette hauteur ; cette tension perpétuelle le minait lentement ; le calme s’était enfui même de son sommeil. On avait surpris son côté faible et bien calculé la passion qu’on avait allumée chez lui.

Ses loyaux champions payèrent bientôt l’honneur de l’avoir à leur tête. Des sentiments sérieux, d’honorables vérités auxquelles son cœur était jadis chaudement attaché, devinrent l’objet de ses railleries. Il se vengeait sur les vérités de la religion de l’oppression où le préjugé l’avait retenu si longtemps ; mais comme la voix plus sincère de son cœur combattait les rêveries de son cerveau, il y avait plus d’amertume que de gaîté dans son esprit. Son naturel commença à s’altérer, les caprices parurent. Le plus bel ornement de son caractère, sa modestie, disparut ; les flatteurs avaient empoisonné son cœur excellent. La délicatesse charmante de son commerce, qui jadis avait fait oublier à ses chevaliers la présence d’un maître, faisait place maintenant à un ton décisif et impérieux, qui blessait d’autant plus vivement qu’il était fondé non sur la distance extérieure, dont on se consolait facilement, mais sur la supposition offensante de sa grandeur personnelle. Comme, à l’intérieur, il se livrait à des réflexions peu compatibles avec le tourbillon de la société, ses propres gens le voyaient presque toujours sombre, bourru, malheureux, tandis qu’il animait les cercles étrangers par une gaîté contrainte. Nous le voyions avec un intérêt douloureux suivre cette marche périlleuse ; mais dans le tumulte où il s’était jeté, il n’entendait plus la faible voix de l’amitié ; il était encore trop heureux pour la comprendre.

Dans les premiers temps de cette époque, j’avais été déjà appelé à la cour de mon souverain par une chose importante, que je ne pouvais sacrifier aux intérêts de l’amitié la plus ardente. Une main invisible, que j’ai découverte longtemps après, avait trouvé moyen d’y brouiller mes affaires et d’y répandre sur mon compte des bruits que je devais m’empresser de détruire par ma présence. La séparation du prince me fut pénible, mais à lui d’autant plus agréable. Les liens qui m’avaient attaché à lui étaient relâchés depuis longtemps. Mais sa destinée avait excité tout mon intérêt ; aussi, je me fis promettre, par le baron de F***, de me maintenir en relation par des nouvelles officielles, ce qu’il a fait très consciencieusement. Désormais, et pour un temps considérable, je ne suis plus témoin oculaire de ses aventures. Qu’on me permette donc de mettre le baron de F*** à ma place et de remplir cette lacune par des extraits de ses lettres. Quoique la manière de penser de mon ami F*** ne soit pas toujours la mienne, je n’ai cependant rien voulu changer à ses expressions, parmi lesquelles le lecteur démêlera sans peine la vérité.

 

 

 

 

LE BARON DE F*** AU COMTE D’O***

 

Première Lettre.

 

Mai 17...          

 

Je vous remercie, mon honorable ami, de m’avoir permis de continuer, pendant votre absence, ces relations de confiance qui faisaient ma plus grande joie pendant votre séjour au près de nous. Il n’y a personne ici, vous le savez, avec qui je pourrais risquer de m’ouvrir sur certaines choses...... Quoi que vous m’en puissiez dire, cette nation m’est odieuse. Depuis que le prince en fait partie, depuis que vous nous êtes enlevé pour toujours, je suis abandonné au milieu de cette ville populeuse. Z** prend cela plus facilement, et les belles de Venise savent lui faire oublier les chagrins qu’il devrait partager avec moi à la maison. Et pourquoi s’en affligerait-il ? Il ne voit et ne désire dans le prince qu’un maître qu’il trouve partout..... Mais moi ! Vous savez combien j’ai à cœur le bien et le mal de notre prince, et pour quels motifs. Il y a seize ans que je vis auprès de lui, que je ne vis que pour lui. Je suis entré à neuf ans à son service, et depuis cette époque rien ne m’a séparé de lui. J’ai grandi sous ses yeux, je me suis formé sur lui ; j’ai pris part à toutes ses aventures, grandes et petites. Je vis de son bonheur. Jusqu’à cette malheureuse année, je n’ai vu en lui qu’un ami, qu’un frère aîné. Je voyais dans ses yeux comme dans un rayon pur du soleil....., aucun nuage ne troublait mon bonheur, et tout cela doit maintenant s’en aller en ruine dans cette maudite Venise !

Depuis que vous n’êtes plus là, tout est changé chez nous. Le prince de **D** est venu ici la semaine dernière avec une suite nombreuse et brillante, et il a donné à notre cercle une nouvelle vie toute de bruit. Comme il est près parent avec notre prince et qu’ils sont maintenant ensemble sur un assez bon pied, ils ne se sépareront guère pendant son séjour ici qui, dit-on, doit se prolonger jusqu’à l’Ascension. Le début est déjà pour le mieux, depuis dix jours le prince n’a pas respiré. Le prince de **D** a tout de suite été grandement, et il le pouvait puisqu’il doit bientôt s’éloigner ; mais le mal est que par-là il a perdu notre prince, car celui-ci ne pouvait pas se retirer ; et à cause des relations spéciales entre les deux maisons, il croyait devoir faire ici quelque chose pour le rang contesté de la sienne. D’ailleurs, dans quelques semaines, notre départ de Venise s’approchera aussi, et cela l’empêchera de continuer cette dépense extraordinaire.

Le prince de **D** est, dit-on, ici dans les affaires de l’Ordre de **, et s’imagine par là qu’il joue un rôle important. Vous pensez bien qu’il s’est emparé aussitôt de toutes les connaissances du prince. Il est sur tout entré dans le Bucentaure avec éclat, car il se plaisait, depuis quelque temps, à jouer l’homme d’esprit et l’esprit fort, puisqu’il se fait nommer le prince philosophe dans les correspondances qu’il entretient avec toutes les parties du monde. Je ne sais pas si vous avez jamais eu le bonheur de le voir. Un extérieur qui promet beaucoup, des regards affairés, l’air d’un connaisseur, un grand étalage de lecture, beaucoup de naturel acquis (passez-moi ce mot), une indulgence royale pour les sentiments de l’humanité ; avec cela une confiance héroïque en lui-même et une éloquence écrasante. Qui pourrait, avec des qualités si brillantes, refuser son hommage à un K. H. ? Comment le mérite solide, calme et silencieux de notre prince, paraîtra auprès de cette bruyante perfection ; la suite nous l’apprendra.

Depuis ce temps, il y a eu beaucoup de grands changements dans notre organisation. Nous avons un nouvel et somptueux appartement en face de la Procure, parce que le prince était à l’étroit à l’hôtel du Maine. Notre suite s’est augmentée de douze têtes, pages, maures, heiduques, etc. Tout est maintenant dans le grand. Vous vous êtes plaint de la dépense pendant votre séjour ici....., il faudrait voir aujourd’hui !

Nos rapports à l’intérieur sont encore les mêmes....., sauf que le prince, n’étant plus contraint par votre présence, est encore, si c’est possible, plus froid et plus réservé avec nous, et que maintenant nous ne l’avons plus que pour l’habiller et le déshabiller. Sous prétexte que nous parlons mal le français et point du tout l’italien, il sait nous exclure de la plupart de ses réunions, ce qui ne m’afflige pas beaucoup pour moi personnellement ; mais je crois avoir deviné la vérité, il rougit de nous..... cela m’attriste ; nous ne l’avons pas mérité.

De tout notre monde (puisque vous voulez savoir tous les détails), il ne se sert plus maintenant que de Biondello, qu’il a pris à son service, comme vous savez, après la disparition de notre chasseur et qui aujourd’hui, avec ce nouveau genre de vie, lui est devenu tout à fait indispensable. Cet homme connaît tout à Venise et sait profiter de tout. C’est comme s’il avait à sa disposition des milliers d’yeux et de mains. Il prétend obtenir ce résultat à l’aide du gondolier. Il sert souvent le prince, en lui faisant connaître d’avance tous les nouveaux visages que celui-ci voit dans sa société, et les notes secrètes qu’il lui fournit se sont toujours trouvées exactes. En outre, il parle très bien italien et français, ce qui l’a déjà fait passer secrétaire du prince. Il faut que je vous raconte un trait de fidélité désintéressée vraiment rare chez un homme de cette position. Dernièrement, un gros négociant de Rimini a fait demander une audience au prince. L’objet était une plainte singulière sur le compte de Biondello. Le procureur, son ancien maître, homme d’une sainteté admirable, avait conservé contre ses parents une haine irréconciliable qui devait encore lui survivre, s’il était possible. Biondello possédait exclusivement sa confiance ; il avait coutume de lui dire tous ses secrets ; celui-ci dut encore lui promettre, sur son lit de mort, de les garder religieusement, et de n’en jamais faire usage au profit de ses parents ; un legs considérable devait récompenser ce silence. Quand on ouvrit le testament et qu’on visita les papiers, il se trouva de grandes lacunes et des obscurités dont Biondello pouvait seul donner la clef. Il soutint avec opiniâtreté qu’il ne savait rien, laissa ce legs important aux héritiers et garda les secrets. Les parents lui firent des offres énormes, toutes furent vaines. Enfin, pour échapper à leurs obsessions, comme ils menaçaient de déposer une plainte en justice, il entra au service du prince. C’est à celui-ci que s’adressait maintenant l’héritier principal, ce négociant qui fit encore des offres plus importantes si Biondello voulait changer d’avis. Mais l’intercession même du prince fut inutile. Il lui avoua bien qu’effectivement ces secrets lui avaient été confiés ; il ne nia point que le défunt avait peut-être poussé trop loin sa haine contre sa famille ; mais, ajouta-t-il, il a été pour moi un bon maître, un bienfaiteur, et il est mort avec une confiance entière dans ma probité. J’étais le seul ami qu’il eût laissé au monde, je dois d’autant moins tromper son unique espérance. Enfin, il fit remarquer que ces déclarations ne pourraient pas faire beaucoup d’honneur à la mémoire de son maître. N’est-ce pas finement et noblement pensé ? Vous pouvez bien croire que le prince n’insista pas beaucoup pour le faire varier dans ces louables dispositions. Cette fidélité rare observée envers un maître mort lui en a gagné un vivant.

Adieu, cher ami. Que je regrette cette vie paisible où vous nous avez trouvés ici et que vous embellissiez si agréablement ! Mon bon temps à Venise est passé, je le crains ; et nous aurons du bonheur s’il n’en est pas de même du prince. L’élément où il vit maintenant n’est pas celui qui peut le rendre heureux à la longue, ou bien mon expérience de seize années me tromperait.

 

 

 

 

LE BARON DE F*** AU COMTE D’O***

 

Deuxième Lettre.

 

18 Mai.          

 

Je n’aurais pas cru que notre séjour à Venise pût être encore bon à quelque chose ; il a sauvé la vie à un homme. Je suis réconcilié.

Dernièrement le prince se faisait reconduire, à une heure avancée de la nuit, du Bucentaure à la maison. Deux serviteurs l’accompagnaient, l’un d’eux était Biondello. Je ne sais comment il se fit que la chaise prise à la hâte se brisa, et le prince se vit obligé de faire le reste du chemin à pied. Biondello allait devant ; le chemin traversait des rues sombres et détournées, et, comme il n’était pas loin du jour, les lanternes brûlaient à peine ou même se trouvaient déjà éteintes. On pouvait avoir fait un quart de lieue quand Biondello s’aperçut qu’il s’était égaré. La ressemblance des ponts l’avait trompé et au lieu de traverser celui de Saint-Marc, on se trouvait sur celui du Sestiere di Castello. C’était dans une des rues les plus écartées ; rien de vivant aux environs ; il fallait retourner pour s’orienter dans une grande rue. Ils ont fait quelques pas à peine quand le cri : Au meurtre ! retentit dans une rue voisine. Le prince, désarmé comme il l’était, arrache une canne des mains d’un serviteur, et, avec ce courage résolu que vous lui connaissez, court du côté d’où vient la voix. Trois redoutables coquins sont précisément sur le point de terrasser un homme qui se défend faiblement encore avec un domestique ; le prince paraît juste à temps pour arrêter le coup mortel. Ses cris et ceux de ses serviteurs effraient les assassins qui, dans un lieu si écarté, ne s’attendaient à aucune surprise, et après quelques légers coups de poignards lâchent leur homme et prennent la fuite. À moitié évanoui, épuisé d’efforts, le blessé tombe entre les bras du prince ; le domestique lui apprend qu’il a sauvé le marquis de Civitella, neveu du cardinal A**i. Comme le marquis perdait beaucoup de sang, Biondello s’empressa de faire le médecin du mieux qu’il put, et le prince prit soin de le faire transporter au palais de son oncle, non loin de là, où il l’accompagna lui-même. Puis, il le quitta tranquillement et sans se faire connaître.

Mais il avait été trahi par un domestique qui avait reconnu Biondello. Dès le lendemain matin se présenta le cardinal, une vieille connaissance du Bucentaure. La visite dura une heure ; quand ils sortirent, le cardinal était vivement ému, il avait les larmes aux yeux ; le prince aussi était touché. Le soir même il fit encore une visite au malade, dont le médecin donnait d’ailleurs bon espoir. Son manteau avait rendu les coups moins sûrs et en avait amorti la force. Depuis cet évènement, il ne se passa pas un seul jour où le prince n’allât voir le cardinal ou n’en reçût une visite, et une grande intimité s’établit entre les deux maisons.

Le cardinal est un respectable sexagénaire, d’un extérieur majestueux, plein de gaîté et d’une santé encore verte. Il passe pour un des plus riches prélats du territoire de la République. Il administre encore en jeune homme son immense fortune, et son économie raisonnable ne proscrit aucun des plaisirs du monde. Ce neveu est son unique héritier, mais il n’est pas toujours avec l’oncle dans la meilleure intelligence. Si peu que le vieillard fût ennemi du plaisir, la conduite du neveu devait lasser la plus extrême indulgence. Ses principes indépendants, sa licence effrénée, soutenue malheureusement de tout ce qui peut embellir le vice et entraîner les sens, l’ont rendu l’effroi des pères et le fléau des maris ; on prétend même que cette dernière attaque est la suite d’une intrigue avec l’ambassadrice de ***, pour ne pas parler de quelques autres méfaits dont l’autorité et l’argent du cardinal n’ont pu le tirer qu’avec peine. À part cela, ce dernier serait l’homme le plus envié de toute l’Italie, parce qu’il possède tout ce qui peut rendre la vie précieuse. Par ce seul malheur domestique, la fortune semble reprendre toutes ses faveurs et compenser la jouissance de ces biens par la crainte continuelle de ne pas leur trouver d’héritier.

J’ai su tout cela par Biondello. Le prince a trouvé en lui un vrai trésor. Chaque jour il se rend plus indispensable ; chaque jour nous découvrons chez lui un nouveau talent. Dernièrement, le prince s’était échauffé et ne pouvait pas s’endormir. La veilleuse s’était éteinte et la sonnette ne pouvait pas réveiller le valet de chambre, qui était allé passer la nuit hors de l’hôtel, avec une actrice de l’Opéra. Le prince se décide à se lever pour aller appeler ses gens. Il n’est pas encore loin qu’il entend une musique agréable. Il suit le son comme sous l’influence d’un charme, et trouve Biondello jouant de la flûte dans sa chambre, ses camarades autour de lui. Il ne veut en croire ni ses yeux, ni ses oreilles et lui ordonne de continuer. Avec une merveilleuse facilité, celui-ci improvise, sur le même adagio si tendre, les plus heureuses variations et toutes les broderies d’un virtuose. Le prince, qui est connaisseur comme vous savez, prétend qu’il pourrait avec assurance se faire entendre dans la meilleure chapelle.

– Il faut congédier cet homme, me dit-il le lendemain matin, je ne puis le récompenser selon son mérite. Biondello qui avait entendu ces mots entre : Monseigneur, dit-il, si vous faites cela vous m’enlevez ma meilleure récompense.

– Tu es destiné à quelque chose de mieux que de servir. Je ne veux pas m’opposer à ta fortune.

– Ne m’offrez pas d’autre fortune, Monseigneur, que celle que je me suis choisie moi-même.

– Et négliger un pareil talent ! Bon, je rue dois pas permettre cela.

– Permettez-moi, Monseigneur, de l’exercer quelquefois en votre présence.

On fit aussitôt des dispositions pour cela. Biondello eut une chambre tout près de la chambre à coucher du prince, où il peut l’endormir avec la musique et le réveiller avec la musique. Le prince voulait doubler ses appointements, mais il refusa en déclarant que celui-ci pouvait bien lui permettre de déposer chez lui cette gratification, comme un capital qu’il lui faudrait peut-être déplacer dans peu. Le prince espère maintenant qu’il va bientôt lui faire une demande, et quoi que ce puisse être, elle est accordée d’avance. Adieu, cher ami, j’attends avec impatience des nouvelles de K**n.

 

 

 

 

LE BARON DE F*** AU COMTE D’O***

 

Troisième Lettre.

 

4 Juin.          

 

Le marquis de Civitella, qui est maintenant tout-à-fait rétabli de ses blessures, s’est fait présenter chez le prince, par son oncle le cardinal, et depuis ce jour-là il le suit comme son ombre. Biondello ne m’a pas dit la vérité sur ce marquis, ou du moins il l’a fort exagérée. C’est un homme d’un extérieur aimable et dont le commerce est d’un attrait irrésistible. Il n’est pas possible de lui en vouloir ; la première vue m’a subjugué. Imaginez-vous la plus charmante figure avec un air plein de douceur et de dignité, une physionomie pleine d’âme et d’esprit, une mine ouverte et engageante, l’éloquence la plus insinuante, la plus florissante jeunesse ornée de toutes les grâces d’une éducation distinguée. Il n’a rien de cet orgueil méprisant, de cette raideur solennelle qui nous est insupportable dans le reste de la noblesse. Tout en lui respire une gaîté juvénile, la bienveillance, la chaleur du sentiment. On doit m’avoir beaucoup exagéré ses excès ; jamais je n’ai vu une plus parfaite, une plus belle image de la santé. S’il est réellement aussi mal que Biondello me le dit, c’est une sirène à laquelle on ne peut résister.

Il s’est ouvert à moi bien souvent. Il m’a avoué avec la plus aimable sincérité qu’il n’était pas très bien noté chez son oncle, et qu’il pourrait bien l’avoir mérité. Mais il avait sérieusement résolu de se corriger, et le mérite devait en revenir tout entier au prince. Il espérait aussi pouvoir se remettre avec son oncle, grâce à ce dernier qui peut tout sur le cardinal. Mais il ne lui a manqué jusqu’ici qu’un guide et un ami, et il espère avoir trouvé l’un et l’autre dans notre maître, qui exerce sur lui tous les droits d’un directeur et le traite avec la vigilance et la sévérité d’un Mentor.

Mais ces relations lui donnent précisément sur le prince des droits qu’il sait très bien faire valoir. Il ne le quitte plus, il est de toutes les parties où celui-ci se trouve ; à l’égard du Bucentaure, heureusement pour lui qu’il est encore trop jeune. Partout où il est avec le prince, celui-ci l’éloigne de la société par la manière habile dont il sait l’occuper. Personne, dit-on, n’a pu le dompter, et notre maître mérite une mention honorable si cette œuvre de géant lui est réservée. Mais je crains bien qu’il ne faille plutôt retourner la médaille, et que le guide n’aille à l’école auprès de son élève, comme toutes les circonstances semblent déjà l’indiquer.

Le prince de **D** est maintenant parti, à notre satisfaction à tous, le prince excepté. Ce que j’avais prévu, cher O**, est justement arrivé. Avec des caractères si opposés, avec des chocs si inévitables, cette bonne intelligence ne pouvait durer. Le prince de **D** n’était pas à Venise depuis longtemps, qu’il s’était élevé un schisme important dans le monde spirituel, et que notre prince risquait de perdre la moitié de ses admirateurs. Partout où il se faisait seulement voir, il trouvait sur son chemin ce rival qui possédait justement la dose convenable de petite ruse et de vanité présomptueuse pour faire valoir les moindres avantages qu’il avait sur lui. Comme il employait en même temps tous les petits artifices interdits au prince par un noble respect de soi, il ne pouvait pas manquer d’arriver qu’il eût bientôt toutes les têtes faibles de son côté, et qu’il se pavanât à la tête d’un parti digne de lui 2. Le plus raisonnable eût été, sans doute, de ne pas entrer en lutte avec un adversaire de cette espèce, et quelques mois plus tôt, le prince aurait certainement pris ce parti. Mais maintenant il était déjà entraîné trop loin par le torrent, pour pouvoir atteindre si tôt le rivage. Ces bagatelles n’avaient d’importance pour lui que par les circonstances, et il les aurait effectivement méprisées ; mais son orgueil ne lui permettait pas d’y renoncer à une époque où sa retraite aurait passé moins pour une résolution libre, que pour un aveu de sa défaite. Puis vinrent de chaque côté les maudits rapports de paroles légères et blessantes, et l’esprit de rivalité qui échauffait ses partisans l’avait entraîné lui-même. Pour conserver ses conquêtes et se maintenir à la place glissante que l’opinion du monde lui avait une fois assignée, il crut devoir multiplier les occasions de briller et d’obliger, et ce but ne pouvait être atteint que par une dépense royale ; de là des fêtes et des festins continuels, des concerts coûteux, des présents et un grand jeu. Et comme cette étrange folie se communiqua aussi des deux côtés à l’entourage et aux domestiques qui, comme vous savez, tiennent encore plus à l’éclat que les maîtres, sa générosité dut venir au secours de la bonne volonté de ses gens. Voilà toute une longue chaîne de misères, suite inévitable d’une seule faiblesse qui peut s’excuser, et à laquelle le prince s’est laissé entraîner dans un mauvais moment !

Nous sommes débarrassés du rival, c’est vrai ; mais ce qui est perdu n’est pas aussi facile à réparer. La cassette du prince est épuisée ; ce qu’il a épargné depuis des années par une sage économie est dissipé. Il faut se hâter de quitter Venise, s’il ne veut pas se jeter dans les dettes, ce qu’il a évité jusqu’ici avec le plus grand soin ; le départ est presque décidé, sitôt que nous aurons seulement de nouvelles lettres de change.

Cependant toute cette dépense aurait été bien employée si mon maître y avait trouvé une seule satisfaction. Mais jamais il n’a été moins heureux que maintenant ! Il sent qu’il n’est plus ce qu’il était autrefois... il se cherche lui-même et il se précipite dans de nouvelles distractions pour échapper aux suites des anciennes. Une nouvelle connaissance succède à l’autre et l’entraîne toujours plus avant. Je ne vois pas ce que cela va devenir. Il faut, il n’y a pas d’autre moyen de salut, il faut quitter Venise.

Adieu, cher ami ; pas encore une ligne de vous ! Comment dois-je m’expliquer ce silence opiniâtre ?

 

 

 

 

LE BARON DE F*** AU COMTE D’O***

 

Quatrième Lettre.

 

12 Juin.          

 

Merci à vous, cher ami, pour le souvenir que le jeune B**hl m’apporte de vous. Mais que me parlez-vous de lettres que je dois avoir reçues ? Je n’ai pas reçu de lettres de vous, pas une ligne. Quel détour ont-elles pu prendre ? À l’avenir, cher O**, quand vous me ferez l’honneur de m’écrire, envoyez par Trieste et à l’adresse de mon maître.

Cher ami, il a fallu faire enfin ce pas que nous avions évité jusqu’alors si heureusement. Les lettres de change ont manqué, manqué pour la première fois dans cette nécessité pressante, et il a fallu avoir recours à un usurier, parce que le prince aime mieux payer le secret un peu plus cher. Le pire de ce désagrément, c’est que notre départ est différé.

À cette occasion, il y a eu quelques explications entre le prince et moi. Toute l’affaire s’est faite par les mains de Biondello ; et le juif était là avant que j’en susse rien. Voir le prince à cette extrémité m’accablait le cœur, et ravivait en moi tous les souvenirs du passé et toute l’appréhension de l’avenir ; de sorte que je pouvais bien avoir l’air triste et sombre quand l’usurier fut sorti. Le prince, que la démarche précédente rendait d’ailleurs très irritable, se promenait avec impatience de long en large dans la chambre ; les rouleaux étaient encore sur la table ; j’étais à la fenêtre et je m’occupais à compter les carreaux de la Procure ; il y eut un long silence. Enfin, il éclata :

– F*** ! je ne puis souffrir des visages tristes autour de moi.

Je me tus.

– Est-ce que je ne vois pas que le cœur vous brûle d’épancher votre chagrin ? Je veux que vous parliez. Les belles merveilles que les sages réflexions que vous taisez !

– Si je suis triste, Monseigneur, c’est seulement parce que je ne vous vois pas gai.

– Je sais, continua-t-il, que je n’ai pas raison auprès de vous..... depuis longtemps déjà..... je sais que toutes mes démarches sont désapprouvées..... Je sais..... Que vous écrit le comte d’O*** ?

– Le comte d’O*** ne m’a rien écrit.

– Rien ? Pourquoi vouloir le nier ? Vous avez des confidences ensemble..... vous et le comte. Je sais très bien cela. Mais avouez-le-moi toujours. Je ne veux pas pénétrer vos secrets.

– De trois lettres que je lui ai écrites, le comte d’O*** a encore à répondre à la première.

– J’ai eu tort, n’est-il pas vrai ? continua-t-il en prenant un rouleau, je n’aurais pas dû faire cela.

– Je vois bien que c’était nécessaire.

– Je n’aurais pas dû me mettre dans cette nécessité ?

– Je me tus.

– En vérité ! je n’aurais pas dû me risquer jusque-là malgré mes désirs, j’aurais dû parvenir à la vieillesse comme je suis venu à l’âge mûr. Parce que je sors une fois de la triste uniformité de ma vie ordinaire et que je regarde s’il n’y a pas ailleurs quelque source de jouissance pour moi..... parce que je.....

– Si c’est un essai, Monseigneur, je n’ai plus rien à dire, car l’expérience qu’il vous procurera ne serait pas payée trop cher par le triple de la somme. Je souffre, je l’avoue, que l’opinion du monde soit appelée à prononcer sur cette question de savoir comment vous pouvez être heureux ?

– Tant mieux pour vous si vous pouvez la mépriser, l’opinion du monde. Moi, je suis sa créature, je dois être son esclave. Que sommes-nous qu’une opinion ? Tout dans nous autres princes est opinion. L’opinion est notre nourrice et notre gouvernante dans l’enfance ; notre maîtresse et notre amie dans l’âge mûr ; notre bâton dans la vieillesse. Retranchez ce que nous tenons de l’opinion, et le plus misérable des dernières classes est mieux que nous, parce que sa destinée lui a fait une philosophie pour sa destinée. Un prince qui rit de l’opinion se supprime lui-même, comme le prêtre qui nie l’existence de Dieu.

– Et pourtant, Monseigneur.....

– Je sais ce que vous voulez dire. Je peux franchir le cercle que ma naissance a tracé autour de moi. Mais puis-je aussi déraciner de mon cerveau toutes les sottises que l’éducation et une habitude précoce y ont plantées, et que cent mille fous parmi vous autres ont fait pénétrer de jour en jour plus avant ? Chacun veut être tout ce qu’il est, et notre existence est de paraître heureux. Parce que nous ne pouvons pas l’être à votre manière, que nous ne pouvons plus puiser immédiatement aux sources pures de la joie, ne faut-il pas que nous nous trompions nous-mêmes par une jouissance artificielle, et que nous recevions une faible compensation de la même main qui nous a dépouillés ?

– Autrefois, vous la trouviez dans votre cœur.

– Si je ne l’y trouve plus maintenant ? Oh ! pourquoi parler de cela ? Pourquoi réveiller en moi ces souvenirs, quand je me réfugie précisément dans le tumulte des sens pour étourdir cette voix intérieure qui fait le malheur de ma vie, pour forcer au repos cette raison indiscrète qui fouille dans mon cœur avec un fer tranchant, et à chaque fois coupe une nouvelle branche de l’arbre qui porte ma félicité ?

– Cher prince !

Il s’était levé et marchait dans la chambre avec une agitation extraordinaire 3.

– Si tout tombe devant et derrière moi, si le passé est là triste et monotone comme un royaume de pétrifications, si l’avenir ne m’offre rien, si le cercle entier de mon existence est renfermé dans l’étroit espace du présent, qui peut me reprocher de serrer dans mes bras ce mince fragment de l’éternité avec une ardeur dévorante, comme un ami que je vois pour la dernière fois ? d’exploiter à la hâte ce bonheur fugitif, comme un octogénaire fait de sa tiare ?... Oh, j’ai appris à l’estimer, cette minute ! Cette minute est notre mère, laissez-nous l’aimer comme une mère.

– Monseigneur, vous croyiez autrefois à un bien plus durable.....

– Donnez la durée au fantôme qui s’évapore, et je l’embrasse dans une étreinte brûlante. Quelle joie puis-je trouver à faire des heureux qui demain seront anéantis comme moi ? Est-ce que tout ne finit pas autour de moi ? On se heurte, on presse son voisin pour boire à la hâte une goutte à la source de l’existence, et s’en aller avec la soif. Maintenant, à cette heure où je jouis de ma force, il y a déjà un être à venir qui compte sur ma destruction. Montrez-moi un être qui dure et je serai vertueux.

– Quel pouvoir a donc détruit ces heureux sentiments, autrefois la jouissance et la règle de votre vie, ces semences qui devaient féconder l’avenir et préparer un ordre éternel et sublime ?.....

– L’avenir ! l’ordre éternel !..... Retranchons ce que l’homme a tiré de son sein, ce qu’il a proposé comme but à son prétendu Dieu, comme loi à la nature, que nous reste-t-il alors ? Ce qui m’a précédé et ce qui me suivra, je le considère comme un double voile impénétrable, étendu sur les deux limites de la vie humaine et qu’aucun vivant n’a encore soulevé. Des centaines de générations me précèdent déjà le flambeau à la main, et cherchent ce qu’il peut y avoir derrière. Beaucoup voient leur propre ombre, le spectre grossi de leurs passions s’agiter sur le voile de l’avenir, et frissonnent d’horreur devant leur propre image. Poètes, philosophes, fondateurs de nations, tous l’ont peinte d’après leurs songes, riante ou sombre, selon qu’au-dessus d’eux le ciel était terne ou serein ; et de loin la perspective faisait illusion. Certains jongleurs ont aussi profité de la curiosité générale, et par d’étranges mascarades ont jeté dans la surprise les imaginations tendues. Un silence profond règne derrière ce voile ; nul de ceux qu’il recouvre ne répond de ce côté ; tout ce qu’on a entendu n’était qu’un écho des questions dans le vide, comme si l’on avait appelé dans un tombeau. Il faut tous passer derrière ce voile, et les hommes le touchent avec épouvante, incertains de ce qu’il y a derrière pour les recevoir : Quid sit id quod tantum morituri vident. À la vérité il s’est bien trouvé des incrédules parmi eux ; ils ont prétendu que le voile servait seulement à tromper ; qu’on n’y avait rien vu, parce qu’il n’y a rien derrière ; mais pour les convaincre on les y a bien vite envoyés.

– La conclusion était toujours téméraire, s’ils n’avaient pas de meilleure raison que de n’avoir rien vu eux-mêmes.

– Écoutez, cher ami, je m’accommode volontiers de ne pas chercher à regarder derrière ce voile, et le plus sage serait certainement de me défaire de toute curiosité. Mais comme je me retire dans ce cercle infranchissable et renferme tout mon être dans les limites du présent, ce petit coin m’est d’autant plus précieux que j’ai failli le négliger pour de vaines idées de conquête. Ce que vous appelez le but de mon existence ne m’intéresse plus maintenant. Je ne peux pas m’y soustraire, je ne peux pas m’en rapprocher ; je sais et je crois fermement que je dois accomplir cette destinée et que je l’accomplis. Mais le moyen qu’a choisi la nature pour me faire atteindre son but m’est d’autant plus sacré. C’est tout ce qui est à moi, ma moralité et mon bonheur. Je ne saurai jamais rien du reste. Je suis comme un messager qui porte une lettre cachetée au lieu de sa destination. Ce qu’elle contient peut lui être indifférent... il n’a rien à gagner là que le salaire de sa commission.

– Oh que vous me laissez misérable !

– Mais où nous sommes-nous fourvoyés ? s’écria le prince en riant et en regardant les rouleaux placés sur la table. Pas si fourvoyés, pourtant, ajouta-t-il, car vous me rencontrerez peut-être encore dans ce nouveau genre de vie. Je n’ai pas pu me déshabituer si vite de ces prétendues richesses, soutiens de mon bonheur et de ma moralité ; me détacher si tôt de l’aimable songe qui s’était mêlé si intimement à tout ce qui vivait en moi auparavant. Je soupirais après cette légèreté qui me rend supportable l’existence de la plupart des hommes autour de moi ; tout ce qui m’enlevait à moi-même était bienvenu. Dois-je vous l’avouer ? je voudrais succomber pour détruire à la fois mes forces et la source de mon existence.

Ici nous fûmes interrompus par une visite. Je vous entretiendrai prochainement d’une nouvelle que vous ne pouvez guère attendre, après un entretien comme celui d’aujourd’hui.

 

 

 

 

LE BARON DE F*** AU COMTE D’O***

 

Cinquième Lettre.

 

Juin.          

 

Comme notre départ de Venise approche maintenant à grands pas, ces dernières semaines devaient être employées à visiter les tableaux et les édifices remarquables, ce que l’on remet toujours dans un séjour de longue durée. On nous avait surtout parlé avec admiration des Noces de Cana de Paul Véronèse, que l’on peut voir dans un couvent de Bénédictins de l’île Saint-Georges. N’attendez pas de moi une description de cette œuvre extraordinaire qui m’a beaucoup frappé dans l’ensemble, mais que je n’ai pas assez vue. Il nous aurait fallu autant d’heures que nous avions de minutes pour saisir une composition de cent vingt figures, qui a plus de trente pieds de long. Quel regard humain peut embrasser un tout si compliqué et jouir dans une seule impression de toutes les beautés que l’artiste y a répandues ? C’est dommage pourtant qu’une œuvre de cette importance qui devrait briller dans un lieu public et être goûtée de tout le monde, n’ait pas d’autre destination que de récréer un certain nombre de moines dans leur réfectoire. L’église du couvent ne mérite pas moins d’être vue ; c’est une des plus belles de la ville.

À la fin du jour, nous nous fîmes conduire à la Giudecca, pour y passer une belle soirée dans des jardins charmants. La compagnie, qui n’était pas fort nombreuse, se dispersa bientôt ; et Civitella, qui avait déjà cherché toute la journée l’occasion de me parler, m’emmena avec lui dans un bosquet.

– Vous êtes, me dit-il, un ami du prince ; il n’a point de secret pour vous, comme je le sais de bonne main. Aujourd’hui, comme j’entrais dans son hôtel, il en sortait un homme dont je connais l’industrie..... et le front du prince était couvert de nuages quand je l’ai abordé.

Je voulus l’interrompre. – Vous ne pouvez pas le nier, continua-t-il, je connais mon homme, je l’ai très bien vu. Serait-il possible ? Le prince aurait des amis à Venise, des amis qui lui doivent leur sang et leur vie, et dans un cas pressant il serait réduit à employer de pareilles créatures ? Soyez franc, baron. Le prince est dans l’embarras ? Vous chercheriez en vain à le cacher. Ce que je ne saurais pas de vous, je l’apprendrais d’un homme qui vend tous les secrets...

– Monsieur le marquis...

– Pardon. Il faut que je paraisse indiscret pour ne pas être ingrat. Je dois la vie au prince, et ce qui m’est beaucoup plus cher, un emploi raisonnable de cette existence. Faut-il que je voie le prince faire des démarches qui lui coûtent, qui sont au-dessous de sa dignité ? Il serait en mon pouvoir de les lui épargner, et je pourrais souffrir et m’en tenir là ?

– Le prince n’est pas dans l’embarras. Des lettres de change que nous attendions de Trieste nous ont manqué sans qu’on s’y attende... par hasard sans doute, ou bien parce que, dans l’incertitude de notre départ, on attendait d’autres avis de lui. Voilà ce qui est arrivé, et jusqu’alors.....

– Vous vous méprenez sur mes intentions, dit-il en secouant la tête. Il ne peut pas être question ici de diminuer par là mes obligations à l’égard du prince..... Est-ce que toute la fortune de mon oncle y suffirait ? Il s’agit de lui épargner un moment désagréable. Mon oncle possède des biens immenses dont je peux disposer comme des miens. Un heureux hasard me fait trouver la seule occasion où je puisse faire servir au prince quelque chose de ce qui est en mon pouvoir. Je sais ce que la délicatesse lui impose..... Mais ceci encore est réciproque..... et il serait généreux de sa part de m’accorder cette petite satisfaction, ne fût-ce même qu’en apparence, pour me rendre moins sensible le poids d’une obligation qui m’écrase.

Il ne me laissa pas que je ne lui eusse promis de faire mon possible ; je connaissais le prince et j’avais peu d’espoir. Civitella était disposé à accepter toutes les conditions possibles, mais il avouait qu’il se trouverait très mortifié si on le traitait sur le pied d’un étranger.

Dans la chaleur de la conversation nous nous étions fort éloignés du reste de la compagnie, et nous allions retourner quand Z** vint au-devant de nous.

– Je cherche le prince... il n’est pas ici ?

– Nous voulions justement le rejoindre ; nous pensions le trouver avec les autres.

– La société est réunie, mais on ne le trouve nulle part. Je ne sais pas du tout comment nous l’avons perdu de vue.

Alors Civitella pensa qu’il pouvait lui être venu à l’idée de visiter l’église voisine, qu’il lui avait fait beaucoup remarquer peu de temps auparavant. Nous nous mettons aussitôt en chemin pour l’aller chercher, et nous apercevons bientôt Biondello qui l’attendait à l’entrée de l’église. Comme nous approchions plus près, le prince sortit assez précipitamment d’une porte de côté, le visage enflammé, cherchant des yeux Biondello, qu’il appela. Il paraissait lui faire une recommandation très pressante, les yeux toujours dirigés vers la porte restée ouverte. Biondello s’éloigna rapidement et entra dans l’église, le prince passa près de nous sans nous apercevoir à travers la foule, et s’empressa de revenir vers la société qu’il rejoignit encore avant nous.

Il fut décidé qu’on souperait dans un pavillon ouvert du jardin, où le marquis avait préparé à notre insu un petit concert choisi. Nous entendîmes surtout une jeune chanteuse qui nous ravit par sa voix agréable et sa charmante figure. Rien ne paraissait faire impression sur le prince ; il parlait peu, répondait avec distraction, et ses regards étaient toujours tournés avec inquiétude du côté où Biondello devait venir ; il paraissait fort ému intérieurement. Civitella lui demanda comment il avait trouvé l’église ; il n’en put rien dire. On parla de quelques tableaux surtout qui la rendaient remarquable ; il n’avait pas vu de tableaux. Nous remarquâmes que nos questions l’importunaient et nous gardâmes le silence. Les heures se passaient et Biondello ne revenait toujours point. L’impatience du prince était à son comble ; il se leva bientôt de table et se rendit tout seul dans une allée écartée où il se promena à grands pas. Personne ne comprenait ce qui pouvait lui être arrivé. Je n’osais pas lui demander la cause d’un changement si étrange ; il y avait longtemps déjà que je ne trouvais plus en lui la confiance d’autrefois. J’attendais avec d’autant plus d’impatience le retour de Biondello qui devait m’expliquer cette énigme.

Il était dix heures passées quand il revint. Les nouvelles qu’il apportait au prince ne contribuèrent point à le rendre plus causeur. Il rejoignit la compagnie mécontent ; la gondole était prête, et nous rentrâmes aussitôt à la maison.

Dans toute la soirée, je ne pus trouver une seule occasion de parler à Biondello. Il fallut donc m’aller mettre au lit sans avoir satisfait ma curiosité. Le prince nous avait congédiés de bonne heure ; mais les mille pensées qui me passaient par la tête me tinrent éveillé. Je l’entendis longtemps se promener dans sa chambre à coucher ; enfin le sommeil l’emporta. Une voix m’éveille longtemps après minuit, une main me passe sur la figure, j’ouvre les yeux, c’était le prince qui se tenait devant mon lit, une lumière à la main. Il ne pouvait pas s’endormir, disait-il, et il me priait de lui aider à raccourcir les heures. Je voulais m’habiller ; il me commanda de rester et s’assit auprès de mon lit.

– Il m’est arrivé aujourd’hui une chose dont l’impression ne s’effacera jamais de mon cœur. Je vous ai quitté, comme vous savez, pour aller voir l’église dont Civitella m’avait parlé, et qui déjà de loin avait attiré mes regards. Comme ni vous ni lui n’étiez près de moi, je m’éloignai seul et laissai Biondello m’attendre à la porte. L’église était vide. Je fus saisi par cette sombre et froide obscurité qui succédait pour moi à la vive lumière d’une journée étouffante. Je me voyais seul sous cette large voûte où régnait le silence solennel des tombeaux. Je me plaçai au milieu du dôme et me livrai tout entier à cette impression profonde. Les grandes proportions de ce majestueux édifice m’apparurent peu à peu ; je me perdis dans une contemplation sérieuse et pleine de charme. La cloche du soir tinta au-dessus de ma tête, le son se répétait doucement sous la voûte comme dans mon cœur. Quelques tableaux d’autel attirèrent mon attention de loin ; je m’approchai pour les considérer ; sans m’en apercevoir j’avais parcouru tout ce côté de l’église jusqu’à l’extrémité opposée. Là on monte par quelques marches qui font le tour d’un pilier, à une chapelle de côté où sont plusieurs petits autels et des statues de saints placés dans leurs niches. Comme j’entrais dans la chapelle à droite, j’entends un léger murmure comme si quelqu’un parlait à voix basse ; je me détourne au bruit, et à deux pas de moi mes yeux rencontrent une figure de femme... Non, je ne puis la peindre, cette figure... la peur fut mon premier sentiment ; mais elle fit bientôt place à la plus douce surprise.

– Et cette figure, Monseigneur ?.... Êtes-vous bien sûr que c’était une créature vivante, réelle, et non pas seulement une image, un produit de votre imagination ?

– Écoutez..... c’était une dame..... Non, je n’avais pas encore vu de femme jusqu’à ce moment-là. Tout était sombre autour d’elle ; le jour ne descendait que par une fenêtre dans la chapelle, le soleil n’éclairait absolument que sa figure. Avec une grâce inexprimable..... à demi-prosternée..... elle était là devant l’autel..... les plus gracieux, les plus parfaits contours..... quelque chose d’unique et d’inimitable, les plus belles lignes de la nature. Son vêtement de soie noire dessinait le buste le plus ravissant, serrait le plus joli bras, et se répandait en larges plis autour d’elle, comme une robe espagnole. Sa longue chevelure blonde retombait dans un désordre charmant jusque sur la taille, et deux fortes tresses se coulaient sous son voile, entraînées par leur propre poids. L’une de ses mains tenait un crucifix et reposait sur l’autre dans un mol abandon. Mais où trouver des mots pour vous décrire la figure céleste où son âme angélique répandait toutes ses grâces ? Le soleil couchant se jouait sur tous ces charmes, et sa poussière dorée semblait l’envelopper d’une auréole lumineuse. Vous rappelez-vous la Madone de notre Florentin ? C’était bien elle, oui, même avec ces beautés irrégulières que je trouvais si charmantes, si irrésistibles dans le tableau.

Quant à la Madone dont le prince parle ici, voici ce qu’il en est. Peu de temps après notre départ, il fit la connaissance d’un peintre appelé à Venise pour faire le dessus d’un autel dans une église dont le nom m’échappe. Il avait apporté trois autres tableaux pour la galerie du palais Cornari. C’était une Madone, une Héloïse et une Vénus presque nue, toutes trois d’une exquise beauté, et malgré la diversité si grande des sujets, d’une valeur tellement rapprochée qu’il était presque impossible de se décider exclusivement pour l’une des trois. Mais le prince ne resta pas un instant indécis ; on les lui avait à peine présentées que la Madone attira toute son attention. Dans les deux autres, il admirait le génie de l’artiste, avec celle-ci il oubliait le peintre et son art pour se livrer tout entier à la contemplation de son œuvre. Il en était prodigieusement touché ; il pouvait à peine se détacher du tableau. L’artiste qui intérieurement, on le voyait bien, approuvait le jugement du prince, eut le caprice de ne pas vouloir séparer les trois tableaux, et demandait cinq cents sequins pour le tout. Le prince lui en offrit la moitié pour celui-là seul ; le peintre maintint ses conditions, et qui sait ce qui serait advenu s’il ne s’était pas trouvé un acheteur décidé. Deux heures après, les trois tableaux n’étaient plus là ; nous ne les avons jamais revus. C’est cette toile qui revenait maintenant à l’esprit du prince.

– J’étais, continua-t-il, perdu dans cette vue. Elle ne me remarqua point, ne fut point troublée par mon arrivée, tant son recueillement était profond. Elle adorait son Dieu, et moi je l’adorais oui, je l’adorais..... Toutes ces images de saints, ces autels, ces cierges allumés ne m’avaient pas rappelé cette idée ; maintenant, pour la première fois, je sentis que j’étais dans un sanctuaire. Faut-il vous l’avouer ? Dans cet instant, je crus fermement à Celui que sa belle main embrassait. Je lisais la réponse divine dans ses yeux. Merci à sa dévotion touchante ! Elle m’a rendu Dieu sensible..... Je l’ai suivi sur ses pas dans la profondeur du Ciel.

Elle se leva, et je revins à moi pour la première fois. Je me retirai de côté avec un trouble timide, et le bruit me découvrit. La présence inattendue d’un homme devait la surprendre ; ma hardiesse pouvait la blesser ; il n’y avait rien de tout cela dans le regard qu’elle jeta sur moi. Il y avait un calme, une paix ineffable ; et un sourire de bonté errait sur ses lèvres. Elle venait du Ciel, et j’avais le bonheur d’être la première créature qui s’offrait à sa bienveillance. Elle planait encore dans les derniers nuages d’encens de sa prière... elle n’avait pas encore touché la terre.

J’entendis du bruit à l’autre coin de la chapelle. C’était une dame âgée qui se levait d’une stalle derrière moi. Je ne l’avais pas encore remarquée. Elle était seulement à quelques pas de moi, et elle avait vu tous mes mouvements. J’étais interdit et je baissai les yeux..... on passa devant moi.

Sur ce dernier point je crus pouvoir tranquilliser le prince.

– Quelle chose bizarre ! continua-t-il après un profond silence. Comment peut-on n’avoir jamais connu une personne, n’en avoir jamais senti la privation, et quelques instants plus tard ne pouvoir vivre qu’en elle ? Un seul moment peut-il partager un homme en deux êtres si différents ? Il me serait aussi impossible de revenir à ma joie, à mes désirs d’hier matin qu’aux jeux de mon enfance, depuis que je l’ai vue, depuis que son image est là... et dans mon âme ce sentiment plein de vie et de puissance : Tu ne peux plus rien aimer qu’elle, et dans ce monde rien n’aura plus aucune prise sur toi !

– Songez, Monseigneur, dans quelle disposition sensible vous étiez quand cette apparition vous surprit, et que de choses se réunissaient pour exciter votre imagination. De l’éclat éblouissant du jour, du tumulte de la rue transporté tout-à-coup dans cette froide obscurité, livré aux sentiments que le calme, la majesté du lieu, vous l’avouez vous-même, avaient éveillés en vous, rendu surtout plus sensible à la beauté par la contemplation d’œuvres d’art admirables, enfin seul et solitaire dans votre opinion..... puis tout-à-coup surpris de la présence d’une femme au moment où vous ne pensez pas avoir de témoins, d’une beauté, je vous l’accorde volontiers, qu’une lumière avantageuse, une heureuse situation, l’expression d’une piété enthousiaste relevaient encore davantage..... quoi de plus naturel que votre imagination enflammée ait tiré de là un idéal, une perfection céleste ?

– L’imagination peut-elle donner ce qu’elle n’a jamais reçu ? Et dans toutes les créations de ma fantaisie il n’est rien que je puisse comparer à cette image. Toute entière et immuable comme à l’instant où je l’ai vue, elle est là dans mon souvenir ; je n’ai rien que cette image..... mais vous m’offririez un monde pour elle !...

– Monseigneur, c’est l’amour.

– Est-il nécessaire qu’il y ait un nom pour mon bonheur ? L’amour !..... N’abaissez pas mes sentiments avec un nom dont mille âmes faibles ont abusé ! Quel autre a senti ce que je sens ? Un tel être n’a jamais existé, comment le nom aurait-il été trouvé avant le sentiment ? C’est un sentiment unique, nouvellement créé avec cet être unique et qui n’était possible qu’avec lui ! L’amour ! je suis assuré contre l’amour !

– Vous avez envoyé Biondello..... sans doute pour suivre les traces de votre inconnue et en avoir des renseignements. Quelles nouvelles vous a-t-il rapportées ?

– Biondello n’a rien découvert..... autant dire rien. Il l’a trouvée encore à la porte de l’église. Un homme âgé, décemment vêtu, qui avait plutôt l’air d’un bourgeois de la ville que d’un domestique, est venu pour l’accompagner à sa gondole. Une troupe de pauvres se sont rangés sur son passage et se sont retirés avec l’air satisfait. Alors, dit Biondello, on a pu voir une main où brillaient plusieurs pierres précieuses. Elle parlait avec sa compagne une langue que Biondello n’entend pas ; il prétend que c’est du grec. Comme elles avaient à marcher quelque temps pour arriver au canal, quelques personnes commençaient déjà à se rassembler ; cette vue extraordinaire faisait arrêter tous les passants. Personne ne la connaissait..... mais la beauté est reine partout. Tout le monde se rangeait respectueusement. Elle abaissa sur sa figure un voile noir qui l’enveloppait presque tout entière et entra dans la gondole. Tout le long du canal, dans la Giudecca, Biondello ne les perdit pas de vue, mais la foule l’empêcha de suivre plus loin.

– Mais a-t-il remarqué le gondolier pour pouvoir au moins le reconnaître ?

– Le gondolier, il se fait fort de le retrouver, pourtant ce n’est aucun de ceux qu’il connaît. Les pauvres qu’il a interrogés n’ont pu rien lui répondre, sinon que la Signora venait depuis plusieurs semaines et toujours le samedi, et qu’à chaque fois elle leur partageait une pièce d’or. C’était un ducat de Hollande qu’il a échangé et qu’il m’a rapporté.

– Une Grecque de condition, à ce qu’il paraît... ayant de la fortune au moins, et charitable. C’est assez pour la première fois, Monseigneur..... assez, peut-être trop ! Mais une Grecque dans une église catholique !

– Pourquoi pas ? elle peut bien avoir quitté sa foi. D’ailleurs, il y a toujours ici quelque chose de mystérieux..... Pourquoi seulement une fois par semaine ? Pourquoi le samedi seulement dans cette église ordinairement déserte ce jour-là, m’a dit Biondello ? Samedi prochain au plus tard, ce point sera éclairci ! Mais d’ici là, cher ami, aidez-moi à franchir cette éternité ! Mais non, les heures suivent leur marche paisible et mon cœur brûle !

– Et si elle ne paraît pas ce jour-là, Monseigneur, qu’en arrivera-t-il ?

– Ce qui arrivera ?..... je la verrai. Je trouverai sa demeure. Je saurai qui elle est... Pourquoi m’affliger de cela ? Ce que j’ai vu me rend heureux. Je sais déjà ce qui peut me rendre heureux.

– Et notre départ de Venise qui est fixé au commencement du mois prochain ?

– Pouvais-je savoir d’avance que Venise renfermait encore un pareil trésor pour moi ?... Vous me parlez de mon existence d’hier. Je vous dis que je ne suis et ne veux être que d’aujourd’hui.

Je crus alors avoir trouvé l’occasion de tenir parole au marquis. Je fis entendre au prince qu’un plus long séjour à Venise ne pouvait convenir avec le triste état de sa caisse, et que dans le cas où il le prolongerait au-delà du terme fixé, il n’y avait pas à compter non plus sur l’appui de sa cour. J’appris à cette occasion ce qui jusqu’alors avait été un secret pour moi, que sa sœur, princesse souveraine de *** lui payait, à l’exclusion de ses autres frères et en secret, des suppléments importants, et qu’elle était toute prête à les doubler si sa cour l’abandonnait. Cette sœur pieuse, fanatique comme vous savez, croit ne pas pouvoir mieux employer les grosses épargnes qu’elle fait dans une cour si peu importante, qu’au profit d’un frère dont elle connaît la bienfaisance et pour qui elle professe une vénération enthousiaste. Je savais bien depuis longtemps qu’il y avait entre eux des relations très intimes, que beaucoup de lettres avaient été échangées, mais comme jusqu’ici la dépense du prince était suffisamment fournie par une source connue, je n’aurais jamais pensé qu’il y eût des ressources secrètes. Il est donc clair que le prince a fait des dépenses qui étaient et sont encore maintenant un secret pour moi ; et si je peux au reste tirer une conclusion de son caractère, ces dépenses ne peuvent être qu’honorables pour lui. Et j’ai pu m’imaginer l’avoir connu à fond ?... Après cette découverte, je croyais d’autant moins pouvoir lui faire connaître l’offre du marquis... et à ma grande surprise il l’a acceptée sans aucune difficulté. Il m’a donné plein pouvoir d’arranger cette affaire avec lui, de la manière qui me paraîtrait la meilleure, et puis d’en finir de suite avec l’usurier. Il devait écrire à sa sœur sans délai.

Nous nous séparâmes au matin.

Si désagréable que cet évènement fût pour moi pour plus d’un motif, le plus triste de tout cela c’est qu’il menace de prolonger notre séjour à Venise. J’attends plus de bien que de mal de cette passion naissante. C’est peut-être le moyen le plus efficace de l’arracher à ses rêveries métaphysiques pour le rendre à la vie ordinaire. Elle aura la crise habituelle et comme une maladie artificielle emportera l’ancienne avec elle.

Adieu, cher ami, je vous donne cela tout frais. La poste part immédiatement, vous recevrez cette lettre le même jour que la précédente.

 

 

 

 

LE BARON DE F*** AU COMTE D’O***

 

Sixième Lettre.

 

20 Juin.          

 

Ce Civitella est bien l’homme le plus obligeant du monde. Le prince m’avait à peine quitté que je recevais du marquis un billet où il me recommandait l’affaire de la manière la plus pressante. Je lui envoyai aussitôt au nom du prince une obligation de six mille sequins ; en moins d’une demi-heure elle revint avec le double de la somme tant en billets qu’en argent. Le prince consentit à cette augmentation, mais il fallut accepter l’obligation qui était seulement de six semaines.

Toute la semaine s’est passée en informations pour retrouver la Grecque mystérieuse. Biondello a mis toutes ses machines en mouvement, mais jusqu’ici tout a été inutile. Il a bien retrouvé le gondolier, mais il n’en put rien tirer, sinon que celui-ci avait déposé les deux dames à l’île Murano, où les attendait une litière dans laquelle elles étaient montées. Il les prenait pour des Anglaises, parce qu’elles parlaient une langue étrangère et qu’elles l’avaient payé en or. Il ne savait rien non plus de leur conducteur qui lui paraissait être un fabricant de glaces de Murano. Maintenant nous savions du moins qu’il ne fallait pas la chercher dans la Giudecca, et qu’elle demeurait dans l’île de Murano ; mais malheureusement la description qu’en faisait le prince ne convenait nullement pour la faire connaître à un tiers. L’attention passionnée dans laquelle il avait été comme absorbé par sa vue l’avait justement empêché de la voir ; sur tout ce qui aurait attiré principalement les regards des autres hommes, il avait été complètement aveuglé ; d’après ce portrait on était plutôt tenté de la chercher dans le Tasse ou dans Pétrarque que dans une île de Venise. En outre, cette recherche même devait se faire avec la plus grande précaution pour ne pas exposer cette dame et ne pas produire un effet désagréable. Comme Biondello était le seul qui l’eût vue outre le prince, du moins à travers son voile, et par conséquent le seul qui pût la reconnaître, il cherchait autant que possible à se trouver en même temps qu’elle dans tous les lieux où l’on pouvait supposer sa présence ; la vie du pauvre garçon pendant toute cette semaine n’a été qu’une course continuelle dans toutes les rues de Venise. Dans l’église grecque surtout on n’épargna aucune recherche, mais toujours avec le même succès ; et le prince, dont l’impatience augmentait à chaque attente trompée, dut enfin remettre encore ses espérances au samedi suivant.

Il était dans une inquiétude effrayante. Rien ne pouvait le distraire ni l’attacher. Toute sa personne était dans une agitation fiévreuse ; il était perdu pour toutes les sociétés, et le mal augmentait dans la solitude. Il ne fut jamais plus assiégé de visites que dans cette semaine précisément. Son prochain départ était annoncé, il y avait presse chez lui. Il fallait occuper ce monde pour détourner son attention et ses soupçons ; il fallait l’occuper lui-même pour distraire son esprit. Dans cette nécessité Civitella pensa au jeu ; et pour éloigner au moins la foule il fallut jouer grandement. Il espérait en même temps éveiller chez le prince cet ancien goût pour le jeu que l’élan de cette passion romanesque avait détruit, et qu’on serait toujours à même de lui ôter de nouveau. « Les cartes, disait-il, m’ont épargné maintes folies que j’allais faire et réparé maintes autres que j’avais déjà commencées. Le calme, la raison que deux beaux yeux m’avaient enlevés, je les ai souvent retrouvés au Pharaon, et jamais les femmes n’ont eu plus de pouvoir sur moi que quand je n’avais plus d’argent pour jouer. »

Je mets de côté la question de savoir jusqu’à quel point Civitella avait raison..... Mais le moyen que nous avions trouvé ne tarda pas à devenir encore plus dangereux que le mal qu’il fallait guérir. Le prince, pour qui le jeu ne pouvait guère avoir d’attrait que par un risque considérable, ne connut bientôt plus de bornes. Il était déjà hors de son axe. Tout ce qu’il faisait prenait l’apparence de la passion ; tout marchait avec cette activité impatiente qui le dominait lui-même. Vous connaissez son indifférence pour l’argent ; elle devint alors une insensibilité complète. Les pièces d’or coulaient comme des gouttes d’eau entre ses doigts. Il perdait presque sans interruption parce qu’il jouait absolument sans attention, et des sommes énormes parce qu’il risquait comme un joueur désespéré... Cher O***, le cœur me bat en l’écrivant ; en quatre jours il a perdu douze mille sequins... et au-delà.

Ne me faites pas de reproches. Je me désole assez moi-même. Mais pouvais-je empêcher cela ? Est-ce que le prince m’écoutait ? Pouvais-je lui faire autre chose que des représentations ? J’ai fait ce qui était en mon pouvoir. Je ne peux pas me trouver coupable.

Civitella aussi a perdu considérablement, j’ai gagné environ six cents sequins. Cette perte sans exemple du prince fit sensation ; il pouvait d’autant moins quitter le jeu. Civitella qui paraissait enchanté de l’obliger lui avança la somme sur-le-champ. Le gouffre est comblé ; mais le prince doit au marquis vingt-quatre mille sequins. Oh ! comme je soupire après les épargnes de la pieuse sœur !... Tous les princes sont-ils de même, cher ami ? Le nôtre n’agit pas autrement que s’il faisait encore un grand honneur au marquis..... et celui-ci joue du moins parfaitement son rôle.

Civitella cherche à me tranquilliser, sous prétexte que cet excès, cette perte extraordinaire est justement le moyen le plus efficace de ramener le prince à la raison. Il n’a pas besoin d’argent et ne sent pas cette brèche. Il est toujours prêt à mettre le triple au service du prince. Le cardinal m’a donné l’assurance que les sentiments de son neveu étaient sincères, et qu’il était prêt à répondre lui-même pour lui.

Le plus triste de tout cela, c’est que ces énormes sacrifices n’ont pas même atteint leur but. On pourrait croire qu’au moins le prince a joué avec intérêt ? Pas le moins du monde. Ses pensées étaient bien loin, et la passion que nous voulions étouffer semblait avoir pris de nouvelles forces après son malheur au jeu. Quand un coup décisif approchait et que tout le monde se pressait avec anxiété autour de la table de jeu, ses yeux cherchaient Biondello pour lire sur sa figure la nouvelle qu’il apportait sans doute. Biondello n’apportait toujours rien..... et la carte perdait toujours.

Au reste, l’argent passait entre des mains nécessiteuses. Quelques Excellences, qui au dire des méchantes gens rapportaient elles-mêmes du marché leur souper frugal dans leurs bonnets de sénateurs, entraient comme des mendiants chez nous, et sortaient comme des personnes à leur aise. Civitella me les montrait. Voyez, disait-il, combien de pauvres diables profitent des absences qui arrivent à une tête sage ! Mais cela me plaît. C’est princier et royal. Un homme d’importance doit encore faire des heureux même dans ses erreurs et humecter les champs voisins comme un fleuve débordé.

C’est bravement et noblement pensé....... mais le prince lui doit vingt-quatre mille sequins !

Le samedi si ardemment désiré est venu enfin, et mon maître n’a pas manqué de se trouver sitôt après midi dans l’église de **. Il prit, dans la chapelle, la même place d’où il avait vu son inconnue la première fois, mais s’arrangea de manière à n’être pas vu tout de suite. Biondello avait ordre de monter la garde à la porte de l’église et de lier connaissance avec le conducteur de la dame. Je devais à leur retour prendre place dans la même gondole comme un passager à l’abri de tout soupçon, pour suivre plus loin la trace de l’inconnue, dans le cas où les autres dispositions échoueraient. À la même place où le gondolier disait les avoir déposées se trouvaient deux litières de louage ; pour surcroît de précaution, le prince ordonna encore au gentilhomme de Z** de suivre dans une gondole séparée. Il voulait se montrer tout-à-fait lui-même, et si c’était possible tenter la fortune dans l’église. Civitella restait en dehors de tout cela parce que, grâce à sa mauvaise réputation auprès des femmes de Venise, son intervention aurait pu exciter la défiance de cette dame. Vous voyez, cher comte, qu’il ne dépendait pas de nos dispositions que la belle inconnue nous échappât.

Jamais vœux plus ardents n’ont été faits dans une église, et ne furent plus cruellement trompés. Jusqu’après le coucher du soleil le prince attendit, attentif à chaque son qui s’approchait de la chapelle, à chaque bruit de la porte de l’église..... Sept heures entières..... et pas de Grecque ! Je ne vous dis rien de sa disposition d’esprit. Vous savez ce que c’est qu’une espérance trompée et une espérance dont on a vécu presque uniquement depuis sept jours et sept nuits !

 

 

 

 

LE BARON DE F*** AU COMTE D’O***

 

Septième Lettre.

 

Juillet.          

 

La mystérieuse inconnue du prince a rappelé au marquis Civitella une aventure romanesque qui lui était arrivée à lui-même peu de temps auparavant, et que pour distraire le prince il se disposa à nous raconter 4. Je vous la transmets avec ses propres expressions. Mais l’esprit pétillant avec lequel il sait animer tout ce qu’il dit est perdu dans mon récit 5.

 

« Le printemps dernier, dit le marquis, j’ai eu le malheur de m’attirer la colère de l’ambassadeur d’Espagne, qui avait fait la folie d’épouser pour lui seul une Romaine de dix-huit ans ; il en avait dix-sept. Sa vengeance me poursuivit et mes amis me conseillèrent de me soustraire à temps par la fuite, jusqu’à ce que la main de la nature ou un accommodement à l’amiable m’eût délivré de ce dangereux ennemi. Mais il m’était trop pénible de renoncer tout-à-fait à Venise, alors j’élus domicile dans un quartier éloigné de Murano, où j’habitai une maison solitaire sous un nom étranger ; le jour je me tenais caché chez moi, et la nuit j’étais à mes amis et à mes plaisirs.

Mes fenêtres donnaient sur un jardin borné à l’ouest par le mur d’un couvent et formant à l’est comme une petite presqu’île dans la lagune. Le jardin avait la plus charmante position, mais il était peu fréquenté. Le matin, quand mes amis me quittaient, j’avais l’habitude de me mettre quelques instants à la fenêtre avant de m’endormir, pour voir le soleil se lever sur le golfe et lui souhaiter le bonsoir. Si vous ne vous êtes jamais procuré ce plaisir, Monseigneur, je vous recommande cette place comme la plus favorable peut-être de tout Venise, pour jouir de ce splendide phénomène. Un nuage d’or l’annonce de loin au bord de la lagune ; le fond est d’un noir pourpré ; le ciel et la mer attendent avec calme ; en deux secondes l’astre paraît dans toute sa splendeur et les vagues luisent comme embrasées..... c’est un spectacle ravissant !

Un matin, comme je m’abandonnais selon mon habitude au charme de cette scène, je m’aperçois tout-à-coup que je n’en suis pas le seul témoin. Je crois entendre des voix dans le jardin ; et comme je me tournais du côté du bruit, je distingue une gondole, je vois des personnes qui entrent dans le jardin ; elles marchent à pas lents comme à une promenade, et remontent l’allée. Je reconnais bientôt qu’il y a un homme et une femme ; ils ont un petit nègre avec eux. La dame est vêtue de blanc ; un diamant brille à son doigt ; le crépuscule ne me permet pas encore d’en distinguer davantage.

Ma curiosité est excitée. Bien certainement c’est un rendez-vous et un couple amoureux... mais dans ce lieu et à cette heure inaccoutumée !..... car il était à peine trois heures, et tout se trouvait encore enveloppé dans une obscurité profonde. Le cas me parut neuf et l’endroit convenable pour un roman. Je voulus en attendre la fin.

Sous la voûte de feuilles du jardin je les perds bientôt de vue, et il se passe longtemps avant qu’ils reparaissent. Un chant agréable remplit l’espace. Il venait du gondolier qui abrégeait le temps à sa façon dans sa gondole et répondait à un camarade du voisinage. C’étaient des stances du Tasse parfaitement en harmonie avec l’heure et le lieu ; les notes mélodieuses expiraient avec grâce dans le calme universel.

Cependant le jour commençait, et les objets se voyaient plus clairement. Je cherche mes amoureux. Maintenant ils descendent une grande allée en se donnant la main et s’arrêtent souvent ; mais ils me tournent le dos et leur marche les éloigne de moi. Leur tournure m’annonce des personnes distinguées, et une taille noble, angélique me fait soupçonner une beauté extraordinaire. Ils parlaient peu, il me le sembla du moins, et la dame plus que son cavalier. Ils ne paraissaient prendre aucun intérêt au spectacle du soleil levant qui brillait maintenant de tout son éclat devant eux.

Pendant que je vais chercher ma lunette et que je la dirige pour rapprocher autant que possible cette singulière apparition, ils disparaissent tout-à-coup dans une allée latérale, et un temps considérable s’écoule encore avant que je les revoie. Le soleil est maintenant tout-à-fait levé ; ils viennent tout près, au-dessous de moi, et m’apparaissent en face..... Quelle figure céleste !..... était-ce un jeu de mon imagination, était-ce un effet magique de lumière ? Je crus voir un être surnaturel et mes yeux se fermèrent éblouis..... Tant de douceur et tant de majesté ! tant de noblesse et d’esprit avec une jeunesse si florissante !... J’essaie en vain de vous la décrire. Je n’ai pas vu de beauté depuis ce moment-là.

L’intérêt de la conversation les arrêta dans mon voisinage, et j’eus tout le loisir de me perdre dans la contemplation de cette merveille. Mais à peine mes regards sont-ils tombés sur le cavalier, que cette beauté même ne peut plus les attirer. Il paraissait dans la fleur de l’âge, un peu mince et d’une taille noble et élevée..... Mais sur aucun front humain je n’ai vu rayonner tant d’esprit et de grandeur, une expression si divine. Quoique certain de n’être pas découvert, je ne pus soutenir ce regard perçant qui lançait des éclairs sous d’épais sourcils. On lisait dans ses yeux une mélancolie calme et touchante ; le sourire de la bienveillance adoucissait les ombres sévères répandues sur toute sa physionomie. Mais une certaine coupe de visage où il n’y avait rien d’européen, son costume qui semblait un choix heureux et hardi des modes les plus diverses, que personne ne pourrait imiter, donnaient à toute sa personne un air de singularité qui ne contribuait pas peu à en relever l’effet extraordinaire. Quelque chose de vague dans le regard pouvait faire soupçonner un enthousiaste, mais l’extérieur et le geste annonçaient l’homme du monde. »

 

Z**, qui dit tout ce qu’il pense, comme vous savez, ne put se retenir davantage. Notre Arménien ! s’écria-t-il. C’est tout-à-fait notre Arménien et pas un autre.

– Quel Arménien ? s’il n’y a pas d’indiscrétion ?

– On ne vous a pas encore raconté cette farce ? dit le prince. Mais point d’interruption. Je commence à m’intéresser à votre homme. Continuez votre récit.

– Il y avait quelque chose d’inexplicable dans sa conduite. Ses regards se reposaient sur elle d’un air significatif, avec passion quand elle regardait ailleurs, et avec modestie quand ils rencontraient les siens. Cet homme est-il fou ? pensais-je. Je voudrais être là une éternité ; je ne verrais rien autre chose.

La verdure me les déroba encore. J’attendis longtemps, longtemps leur retour, mais en vain. Enfin, je les découvris encore d’une autre fenêtre.

Ils étaient sur le bord d’un bassin, à une certaine distance l’un de l’autre, plongés tous deux dans un profond silence. Il pouvait y avoir quelque temps déjà qu’ils étaient dans cette position. Elle paraissait l’interroger avec un regard tranquille, plein d’âme et de franchise, et recueillir toutes les pensées qui passaient sur son front. Lui, il cherchait à la dérobée son image dans l’eau limpide, comme s’il ne s’était pas senti le courage de la regarder elle-même, ou bien il attachait ses yeux sur le dauphin qui faisait jaillir l’onde dans le bassin. Qui sait combien de temps encore ce jeu muet aurait duré si la dame avait pu le supporter ? Avec un geste gracieux d’affection elle se rapprocha de lui, lui prit la main en jetant son beau bras autour de son cou et la porta à sa bouche. Il resta froid et ne répondit point à ses caresses.

Mais il y avait dans cette scène quelque chose de touchant qui se passait en lui. Son âme paraissait déchirée par une émotion violente : une force irrésistible l’entraînait ; une puissance secrète semblait le retenir. Cette lutte était muette, mais douloureuse, et un si beau danger à côté de lui ! Non, me disais-je, il entreprend trop. Il doit succomber ; il succombera.

Il fait un signe ; le petit nègre disparaît. Je m’attendais à une scène de sentiment, à une amende honorable faite à genoux, à une réconciliation scellée de mille baisers. Rien de tout cela. Cet homme incompréhensible tire de son portefeuille un paquet cacheté qu’il remet entre les mains de la dame. À cette vue elle verse quelques larmes, et sa figure prend une expression navrante.

Après un court silence ils partent. Une dame âgée sort d’une allée latérale ; elle s’était tenue éloignée pendant tout le temps, et je la voyais maintenant pour la première fois. Les deux dames descendent lentement en causant. Pendant ce temps-là, il saisit l’occasion de rester derrière elles sans être remarqué. Indécis, le regard tourné vers elle, il s’arrête, marche et s’arrête encore. Tout-à-coup il disparaît dans le feuillage.

Enfin on se retourne, on paraît inquiet de ne plus le trouver, et l’on s’arrête sans doute pour l’attendre. Il ne vient pas ! Les yeux le cherchent partout avec anxiété ; on double le pas. Je regarde aussi par tout le jardin. Il n’y est point. Il n’est nulle part.

Tout-à-coup j’entends du bruit sur le canal, une gondole se détache du rivage. C’est lui ; j’ai de la peine à me retenir, je voudrais le crier à son amante. Maintenant il est jour..... c’était une scène d’adieu.

Elle paraissait pressentir ce que je savais déjà. Elle court au rivage ; sa compagne ne peut la suivre. Il est trop tard. Légère comme une flèche, la gondole glisse, et un mouchoir blanc flotte encore de loin. Les femmes s’éloignent aussi.

À mon réveil, je me mis à rire de mon illusion. Mon imagination avait continué cette aventure dans un rêve et maintenant la vérité n’était plus qu’un songe. Une jeune fille charmante comme une houri qui se promène avant l’aube avec son amant dans un jardin écarté, sous ma fenêtre ; un amant qui ne sait pas mieux tirer parti d’une pareille heure ; cela me paraissait une composition très propre à tenter, à absoudre l’imagination d’un rêveur. Mais le rêve avait été trop beau pour ne pas le renouveler aussi souvent que possible, et le jardin m’était devenu plus cher depuis que ma fantaisie l’avait peuplé de si charmantes figures. Pendant plusieurs jours après cette matinée, le mauvais temps me chassa de ma fenêtre, mais la première belle soirée m’y attira involontairement. Jugez de ma surprise, lorsqu’après avoir cherché quelques minutes je vois en face de moi la blanche robe de mon inconnue. C’était elle-même. C’était bien elle. Je n’avais pas seulement rêvé. La vieille dame était avec elle, conduisant un petit garçon, mais occupée d’elle-même et marchant à l’écart. Elle visita toutes les places où elle s’était trouvée la première fois avec son cavalier. Elle resta surtout longtemps devant le bassin, et son regard fixe paraissait y chercher en vain une image chérie.

Son exquise beauté m’avait captivé la première fois. Aujourd’hui l’impression était plus douce, mais non moins profonde. J’avais la pleine liberté de contempler ce visage céleste ; à la surprise de la première vue succédait insensiblement un sentiment plus tendre. L’auréole disparaît, et je ne vois plus que la plus belle des femmes qui embrase tous mes sens. Ma résolution est prise. Elle doit être à moi.

Pendant que je délibère si je dois la sur prendre et m’approcher d’elle, ou bien prendre d’abord des informations avant de risquer ce premier pas, une petite porte du couvent s’ouvre et un carmélite sort. Au bruit qu’il fait la dame quitte sa place et je la vois s’approcher de lui rapidement. Il tire un papier qu’elle regarde avec avidité, et une joie vive se peint sur sa figure.

Dans le même instant, mes visiteurs habituels m’éloignent de la fenêtre. Je l’évite avec soin, parce que je ne veux céder ma conquête à personne. Il faut passer une heure entière dans une impatience pénible jusqu’à ce qu’enfin je réussis à éloigner les importuns. Je cours à ma fenêtre, mais tout a disparu.

Le jardin était vide quand je descendis. Plus de gondole sur le canal. Point de traces nulle part. Je ne sais ni d’où elle est venue ni où elle est partie. Pendant que je m’avance en tournant les yeux de tous côtés, j’aperçois de loin quelque chose de blanc sur le sable. Je m’approche ; c’est un papier plié en forme de lettre. Ce ne pouvait être autre chose que la lettre remise par le moine. Bonne trouvaille ! m’écriai-je. Ceci me donnera tout le secret et me rend maître de sa destinée.

La lettre est scellée d’un sphinx, sans adresse et en chiffres ; mais cela m’effraie peu, je sais déchiffrer. Je la copie rapidement, car il fallait s’attendre qu’elle allait s’apercevoir bientôt de cette perte, et qu’elle reviendrait. Si elle ne la retrouvait plus, c’était une preuve que le jardin était fréquenté par plusieurs personnes, et cette découverte pouvait bien l’en éloigner pour toujours. Que pouvait-il arriver de plus contraire à mes espérances ?

Ce que j’avais supposé arriva. J’étais à peine à la fin de ma copie qu’elle reparaît avec sa compagne, toutes deux cherchant avec inquiétude. Je fixe la lettre à une tuile arrachée du toit, et je la laisse tomber dans une place où elle doit passer. Sa joie charmante quand elle la retrouve me paie de ma générosité. Elle l’examine de tous les côtés avec des yeux perçants, comme pour deviner la main profane qui a pu y toucher ; mais l’air satisfait avec lequel elle la met dans son sein montre qu’elle n’a aucun soupçon. Elle s’éloigne et un dernier regard de ses beaux yeux remercie les dieux propices du jardin qui ont gardé si fidèlement le secret de son cœur.

Alors je m’empressai de déchiffrer la lettre. J’essayai en plusieurs langues ; je réussis enfin avec l’anglais. Elle était si remarquable que je la sais par cœur. »

Je suis interrompu. La suite une autre fois.

 

 

 

 

LE BARON DE F*** AU COMTE D’O***

 

Huitième Lettre.

 

Août.          

 

Non, cher ami. Vous faites tort à cet excellent Biondello. Certainement votre soupçon est faux. Je vous livre tous les Italiens ; mais celui-ci est un homme d’honneur.

Vous trouvez singulier qu’avec des talents si brillants et une conduite si exemplaire un homme s’abaisse à servir, s’il n’a pas de secrets desseins, et vous concluez de là que ces desseins doivent être suspects. Quoi ! Est-ce donc quelque chose de si nouveau qu’un homme de tête et de mérite cherche à plaire à un prince en position de faire sa fortune ? Est-il déshonorant de le servir ? Biondello ne fait-il pas voir clairement que cet attachement au prince tient à la personne même ? N’a-t-il pas avoué qu’il a une demande à lui faire ? Cette demande nous éclaircira sans doute tout le mystère. Il peut avoir des desseins secrets, mais ces desseins ne peuvent-ils pas être innocents ?

Il vous paraît étrange que pendant les premiers mois, et c’étaient précisément ceux où nous jouissions encore de votre présence, ce Biondello ait tenu cachés tous les grands talents qu’il met au jour à présent, et qu’il n’ait attiré par rien l’attention sur lui. Cela est vrai. Mais où aurait-il eu alors l’occasion de se distinguer ? Le prince avait besoin de lui, et le hasard devait nous découvrir ses autres talents. Tout récemment il nous a donné de son dévouement et de sa loyauté une preuve qui détruira tous vos soupçons. On observe le prince. On cherche à avoir de secrètes informations sur son genre de vie, sur ses connaissances et ses relations. Je ne sais qui a cette curiosité ; mais écoutez.

Il y a ici à Saint-Georges une maison publique où Biondello entre et sort souvent ; il peut y avoir là quelque amour ; je n’en sais rien. Il y a quelques jours il y trouve une société réunie, des avocats et des officiers du Gouvernement, de joyeux compagnons et toutes vieilles connaissances. On est surpris, enchanté de le revoir. On renouvelle connaissance, chacun raconte son histoire jusqu’à ce jour, et Biondello doit aussi régaler de la sienne. Il le fait en peu de mots. On le félicite de sa nouvelle position ; on a déjà entendu parler du train de vie splendide du prince de *** ; surtout de sa libéralité envers ceux de ses gens qui savent garder un secret ; ses obligations envers le cardinal A**i sont connues de tout le monde ; il aime le jeu, etc. Biondello fait l’étonné. On plaisante avec lui du mystère qu’il affecte, on sait bien qu’il est l’homme d’affaires du prince de ***. Les deux avocats le prennent au milieu d’eux. Les bouteilles se vident. On le force de boire ; il s’excuse parce qu’il ne peut supporter le vin ; il boit cependant pour avoir l’air de s’enivrer.

– Oui, dit enfin un avocat, Biondello entend son affaire ; mais il ne sait pas encore tout. Il n’est qu’à moitié au fait.

– Que me manque-t-il encore ?

– Il entend, dit l’autre avocat, l’art d’obtenir un secret, mais pas encore celui de s’en débarrasser avec avantage.

– Est-ce qu’il se trouverait un acheteur ? demanda Biondello.

Les autres convives se retirent de la chambre ; il reste en tête-à-tête avec ses deux hommes qui maintenant prennent la parole. Pour abréger, il devait leur donner des renseignements sur les relations du prince avec le cardinal et son neveu, leur indiquer la source d’où le prince tirait de l’argent, et leur remettre entre les mains les lettres qu’on écrirait au comte d’O***. Biondello les a remis à une autre fois, mais il n’a pu savoir d’eux qui les envoyait. D’après les offres magnifiques qui lui étaient faites, on peut conclure que les questions venaient d’un homme très riche.

Hier soir il a tout découvert à mon maître. Celui-ci était d’abord d’avis de faire arrêter sur-le-champ les négociateurs, mais Biondello fit des objections. Il faudrait bien les relâcher, et alors on risquait tout son crédit dans cette classe d’hommes, peut-être même sa vie. Tous ces gens-là se tiennent entre eux, ils sont tous pour un ; il aimerait mieux avoir pour ennemi un grand conseiller de Venise que d’être décrié comme un traître parmi eux. D’ailleurs il ne pourrait plus être d’aucune utilité au prince s’il avait perdu la confiance de ce monde-là.

Nous avons cherché d’où cela pouvait venir. Qui donc à Venise peut avoir intérêt à connaître ce que mon maître donne et reçoit, ce qu’il a à faire avec le cardinal A**i, et ce que je vous écris ? Serait-ce un dernier tour du prince de **** ? Ou bien l’Arménien se remue-t-il encore ?

 

 

 

 

LE BARON DE *** AU COMTE D’O***

 

Neuvième Lettre.

 

Août.          

 

Le prince nage dans les délices de l’amour. Il a retrouvé sa Grecque. Écoutez comment cela est arrivé.

Un étranger qui était venu par Chiozza et qui avait beaucoup parlé de la belle situation de cette ville sur le golfe, inspira au prince le désir de la voir. Cela s’est fait hier, et pour éviter la gêne et la dépense, personne ne devait l’accompagner que Z** et moi avec Biondello ; il voulait rester incognito. On trouva un bateau qui s’y rendait précisément, et on y loua des places. La société était très mêlée, mais insignifiante, et le trajet n’eut rien de remarquable.

Chiozza est bâtie sur pilotis comme Venise, et peut avoir environ quatre mille habitants. Il y a peu de noblesse, mais à chaque pas on y rencontre des pêcheurs ou des matelots. Celui qui porte un manteau et une perruque passe pour riche ; le bonnet et le col rabattu sont les marques de la pauvreté. La situation de la ville est belle ; mais il ne faut pas avoir vu Venise.

Nous ne restâmes pas longtemps. Le patron, qui avait encore de nombreux passagers, devait revenir de bonne heure, et rien ne retenait le prince à Chiozza. Tout le monde avait déjà pris sa place sur le bateau quand nous entrâmes. Comme la compagnie nous avait incommodés dans le passage, nous prîmes cette fois une chambre pour nous seuls. Le prince s’informa des personnes qui pouvaient se trouver là encore, on lui répondit qu’il y avait un dominicain et quelques dames qui revenaient à Venise. Mon maître fut curieux de les voir et prit aussitôt sa chambre.

La Grecque avait été le sujet de la conversation pendant l’allée, elle le fut encore au retour. Le prince rappelait avec feu son apparition dans l’église ; on fit des projets, les heures passaient comme des instants ; Venise était devant nous que nous n’y pensions pas encore. Quelques passagers débarquent et avec eux le dominicain. Le patron se rend auprès des dames, qui n’étaient séparées de nous que par une mince cloison sans que nous nous en fussions encore aperçus, et leur demande où il fallait aborder ?

– À l’île Murano, à telle maison. – À l’île Murano ! s’écrie le prince, et un pressentiment le fait trembler. Avant que je puisse dire un mot, Biondello accourt précipitamment. – Savez-vous avec quelle société nous voyageons ? Le prince se lève en tressaillant. C’est elle ! elle-même ! continue Biondello. Je viens de quitter son conducteur.

Le prince s’élance dehors. L’appartement était trop étroit pour lui ; le monde entier l’eût été dans ce moment. Mille sentiments s’agitent en lui, ses genoux tremblent, il rougit et pâlit tour-à-tour. Je frissonnais avec lui. Je ne peux pas vous décrire cette situation.

On arrête à Murano. Le prince saute sur le rivage. Elle vient. Je lis sur le visage de mon maître que c’est elle. Son aspect ne me laisse plus aucun doute. Je n’ai jamais rien vu de plus beau ; toutes les descriptions du prince étaient au-dessous de la vérité. Une vive rougeur colora son visage quand elle l’aperçut. Elle avait dû entendre toute notre conversation, elle ne pouvait douter qu’elle en fût elle-même l’objet. Elle regarda sa compagne d’un air significatif comme si elle eût voulu dire : c’est lui ! et baissa les yeux avec embarras. Une petite planche allait du bateau au rivage ; il fallait passer dessus. Elle paraissait craindre d’y marcher... mais moins, je crois, parce qu’elle avait peur de glisser que parce qu’il lui fallait nécessairement un appui, et le prince tendait déjà le bras pour la soutenir. La nécessité mit fin à son hésitation. Elle prit la main du prince et passa. L’émotion violente de ce dernier lui fit faire une impolitesse ; l’autre dame attendait le même service, il l’oublia..... Que n’aurait-il pas oublié dans un pareil moment ? Je réparai la faute, et cela m’empêcha d’entendre le commencement d’une conversation entre mon maître et la dame.

Il tenait toujours sa main, par distraction, je pense, et sans le savoir lui-même.

– Ce n’est pas la première fois, Signora, que..... que..... il ne put achever.

– Je m’en souviens, dit-elle à voix basse.

– Dans l’église de **.....

– Oui, dans l’église de **...

– Si j’avais pu supposer aujourd’hui....... si près de vous..... Elle retira doucement sa main. Il se troublait visiblement. Biondello, qui pendant ce temps-là avait causé avec le domestique, vint à son secours.

– Monseigneur, ces dames avaient commandé leur litière, mais nous sommes revenus plus tôt qu’elles ne l’avaient pensé. Il y a près d’ici un jardin où vous pouvez entrer en attendant pour éviter la foule.

La proposition est acceptée, et vous pouvez penser avec quel empressement de la part du prince. On resta dans le jardin jusqu’au soir. Z** et moi nous occupions la vieille dame pour que le prince pût entretenir la jeune sans être dérangé. Vous pouvez bien croire qu’il a su mettre les instants à profit ; il a obtenu la permission de lui rendre visite. Au moment où je vous écris, il est chez elle, et quand il sera de retour j’en apprendrai davantage.

Hier, en rentrant à la maison, nous avons enfin trouvé la lettre de change de la cour, mais accompagnée d’une lettre qui lui a fait jeter feu et flammes. On le rappelle, et d’un ton auquel il n’est pas habitué. Il a répondu sur-le-champ dans le même style, et nous resterons. La lettre de change suffit justement pour payer les intérêts du capital qu’il doit. Nous attendons avec impatience une réponse de sa sœur.

 

 

 

 

LE BARON DE F*** AU COMTE D’O***

 

Dixième Lettre.

 

Septembre.          

 

Le prince a rompu avec sa cour, toutes nos ressources sont taries de ce côté.

Les six semaines après lesquelles mon maître devait payer le marquis étaient déjà écoulées depuis plusieurs jours, et il n’avait encore rien reçu ni de son cousin à qui il a demandé récemment quelques avances de la manière la plus pressante, ni de sa sœur. Vous pensez bien que Civitella n’y songeait pas, mais la mémoire du prince était d’autant plus fidèle. Hier, à midi, il est venu une lettre de la cour.

Nous avions un peu auparavant renouvelé notre traité avec l’hôtel, et le prince avait déjà déclaré publiquement qu’il prolongeait son séjour. Sans dire un mot, il me donne la lettre. Ses yeux étincelaient, je lisais le contenu sur son front.

Pouvez-vous comprendre cela, cher O*** ? On est informé à *** de toutes les affaires de mon maître, et la calomnie a tiré de là un effroyable tissu de mensonges. On avait appris avec déplaisir, disait-on entre autres choses, que depuis quelque temps le prince démentait son caractère et menait une conduite tout opposée aux principes honorables qu’il avait professés jusqu’alors. On savait qu’il se livrait aux femmes et au jeu avec extravagance, qu’il se jetait dans les dettes, prêtait l’oreille à des visionnaires, à des nécromants ; qu’il avait des relations suspectes avec des prélats catholiques, et qu’il tenait un état bien au-dessus de son rang et de ses revenus. On disait même qu’il allait mettre le comble à ces scandales par une apostasie en entrant dans l’Église romaine. On attendait son retour immédiat pour qu’il se justifiât de cette dernière accusation. Un banquier de Venise, à qui il devait remettre l’état de ses dettes, avait ordre de satisfaire ses créanciers aussitôt après son départ, car dans de pareilles circonstances on ne jugeait pas à propos de mettre l’argent entre ses mains.

Quels griefs et quel ton ! Je pris la lettre, je la relus encore une fois, je voulus y chercher quelque chose qui pût le calmer ; je n’y trouvai rien. C’était pour moi tout-à-fait incompréhensible.

Alors Z** me rappela les informations secrètes qu’on avait voulu prendre auprès de Biondello quelque temps auparavant. L’époque, le sujet, toutes les circonstances s’accordaient. Nous les avions faussement attribuées à l’Arménien. On voyait bien maintenant d’où elles venaient. Une apostasie !... Qui peut avoir intérêt à calomnier mon maître d’une manière si plate et si abominable ? Je crains que ce ne soit un tour du prince de **D** qui veut parvenir à l’éloigner de Venise.

Il se taisait toujours. Ses regards étaient fixes ; son silence m’inquiétait. Je me jetai à ses pieds : « Pour l’amour de Dieu, Monseigneur, m’écriai-je, ne prenez aucune résolution violente. Vous devez avoir, vous aurez la plus complète satisfaction. Confiez-moi cette affaire ; envoyez-moi là-bas. Il est au-dessous de votre dignité de répondre à de pareilles accusations ; mais permettez-moi de le faire. Il faut que le calomniateur soit connu et que *** ouvre les yeux. » Civitella nous trouva dans cette position et demanda avec surprise la cause de notre consternation. Z** et moi, nous gardâmes le silence. Mais le prince qui depuis longtemps ne mettait aucune différence entre lui et nous, et qui était encore dans une trop vive émotion pour écouter la prudence dans un tel moment, nous ordonna de lui communiquer la lettre. J’hésitais ; le prince me l’arracha des mains et la donna lui-même au marquis.

– Je suis votre débiteur, monsieur le marquis, dit-il quand celui-ci eut lu la lettre avec stupéfaction, mais soyez tranquille. Donnez-moi seulement un délai de vingt jours encore et vous serez satisfait.

– Monseigneur, s’écrie le marquis vivement ému, est-ce que je mérite ceci ?

– Vous n’avez pas voulu me presser ; je reconnais votre délicatesse et je vous remercie. Dans vingt jours, comme je l’ai dit, vous serez pleinement satisfait.

– Qu’est-ce que cela ? me dit Civitella avec consternation. Quel rapport y a-t-il... ? je ne comprends pas.

Nous lui expliquâmes ce que nous savions. Il était hors de lui. Le prince, disait-il, devait exiger une réparation ; l’outrage était inouï. En attendant, il le conjurait d’user de toute sa fortune et de son crédit sans limite.

Le marquis nous avait laissés, et le prince n’avait pas encore dit un mot. Il se promenait à grands pas dans la chambre ; il se passait en lui quelque chose d’extraordinaire. Enfin il s’arrêta en silence, puis murmura entre ses dents : Félicitez-vous, il est mort à neuf heures.

Nous le regardâmes avec effroi.

– Félicitez-vous, continua-t-il, félicitez-vous... Je dois me féliciter..... N’a-t-il pas parlé ainsi ? Que voulait-il dire par là ?

– Pourquoi revenir maintenant là-dessus ? m’écriai-je. Que veut dire cela maintenant ?

– Je n’ai pas compris alors ce qu’il voulait... je le comprends à présent... Oh ! qu’il est insupportable d’avoir un maître au-dessus de soi !

– Cher prince !....

– Qui peut nous le faire sentir..... Ah ! ce doit être doux. Il s’arrêta encore. Sa figure m’épouvantait ; je ne t’avais jamais vue ainsi.

– Le dernier du peuple, reprit-il, ou le plus près du trône, c’est absolument la même chose. Il n’y a qu’une seule différence entre les hommes : ..... obéir et régner !

Il regarda encore une fois dans la lettre.

– Vous avez vu l’homme qui a osé m’écrire ceci. Le salueriez-vous dans la rue si le sort ne l’avait pas fait votre maître ? Par Dieu, c’est une belle chose qu’une couronne !

Il continua sur ce ton et dit des choses que je ne puis confier à une lettre. Mais à cette occasion il me révéla une circonstance qui ne me causa pas moins de surprise et d’effroi, et qui peut avoir les suites les plus dangereuses.

Nous avons été jusqu’ici dans une erreur complète sur ses rapports avec la cour de ***.

Il répondit sur-le-champ à la lettre malgré toutes mes représentations, et la manière dont il l’a fait ne permet plus d’espérer aucun accommodement.

Maintenant, cher O***, vous êtes aussi curieux d’apprendre quelque chose de positif de la Grecque ; mais précisément je ne puis encore vous donner aucune solution satisfaisante à cet égard. On ne peut rien tirer du prince parce qu’il est dans le secret et s’est engagé, je suppose, à le garder. Mais il est certain qu’elle n’est point Grecque comme nous le pensions ; c’est une Allemande de la plus haute naissance. Un bruit que j’ai recueilli lui donne pour mère une femme très haut placée ; elle serait le fruit d’un amour malheureux dont il a été beaucoup parlé en Europe. Les secrètes intrigues d’une personne puissante l’auraient forcée, d’après ce bruit, de chercher un refuge à Venise, et ce sont justement les motifs de cette retraite qui ont rendu inutiles les recherches du prince pour trouver sa demeure. Le profond respect avec lequel le prince parle d’elle et certains égards qu’il a pour elle semblent confirmer cette supposition.

Il est maintenant engagé dans les liens d’une passion redoutable qui croît de jour en jour. D’abord les visites furent rares, dans la deuxième semaine on abrégeait déjà le temps de la séparation, et maintenant il n’y a pas de jour que le prince ne se rende auprès d’elle. Les soirées entières se passent sans que nous puissions le voir, et s’il n’est pas avec elle, c’est d’elle seule qu’il s’occupe. Il se promène plongé dans ses rêveries, et rien de ce qui l’intéressait jadis ne peut seulement attirer son attention.

Où cela ira-t-il, cher ami ? Je tremble pour l’avenir. Sa rupture avec la cour l’a mis dans la dépendance humiliante d’un seul homme, du marquis Civitella. Celui-ci est maintenant le maître de nos secrets et de toute notre destinée. Pensera-t-il toujours aussi noblement qu’il l’a fait jusqu’ici ? Cette bonne intelligence durera-t-elle ? Est-il prudent de donner tant d’importance, tant d’autorité à un seul homme, fût-il le meilleur de tous ?

Le prince vient encore d’écrire à sa sœur. J’espère pouvoir vous donner la suite dans ma prochaine lettre.

 

 

___________

 

 

Mais cette prochaine lettre n’est point venue. Trois mois entiers s’écoulèrent avant que je reçusse des nouvelles de Venise. On ne verra que trop bien par la suite les motifs de cette interruption. Toutes les lettres de mon ami étaient retenues et supprimées. Qu’on juge de ma consternation lorsqu’enfin au mois de décembre de la même année je reçus l’avis suivant, qui me parvint seulement par un heureux hasard (parce que Biondello, qui devait me le remettre entre les mains, tomba malade subitement) :

« Vous n’écrivez pas. Vous ne répondez pas. Venez, oh ! venez ; que l’amitié vous donne des ailes. Notre espoir est perdu. Lisez ceci. Toutes nos espérances sont anéanties !

La blessure du marquis doit être mortelle. Le cardinal médite une vengeance, et ses assassins cherchent le prince. Mon maître... ô mon malheureux maître !..... En être venu là ! indigne, effroyable destinée ! Il faut nous cacher comme des infâmes devant des assassins et des créanciers.

Je vous écris du couvent de **, où le prince a trouvé un refuge. Maintenant il repose sur un lit dur à côté de moi, et il dort... hélas ! du sommeil de la nature épuisée, qui ne lui rendra ses forces qu’avec le sentiment de ses souffrances. Elle a été malade dix jours ; il n’a pas fermé l’œil pendant tout ce temps. J’étais présent à l’ouverture du corps ; on a trouvé des traces de poison. On l’enterre aujourd’hui.

Hélas ! cher O***, mon âme est déchirée. J’ai assisté à une scène qui ne s’effacera jamais de mon souvenir. J’étais auprès de son lit de mort. Elle a passé comme une sainte et employé ses dernières paroles à entretenir son ami du ciel dont elle lui frayait le chemin... Notre fermeté était ébranlée. Le prince seul restait inébranlable, et quoiqu’il souffrît trois fois la mort avec elle, il a cependant conservé assez de force d’âme pour résister à la dernière prière de la pieuse fanatique. »

Dans cette lettre se trouvait le billet suivant :

 

Au Prince de ***,

de la part de sa sœur.

 

« La seule Église hors de laquelle il n’y a point de salut et qui vient de faire une si brillante conquête dans la personne du prince de ***, ne le laissera pas manquer des moyens de continuer le genre de vie auquel elle doit sa conversion. J’ai des larmes et des prières pour l’homme égaré ; je n’ai plus de bienfaits pour un indigne. «

« HENRIETTE ***. »

 

Je pris aussitôt la poste et marchai jour et nuit ; en trois semaines j’étais à Venise. La précipitation fut inutile. J’étais venu pour porter des secours ct des consolations à un malheureux ; je trouvai un homme dont la félicité n’avait plus besoin de ma faible assistance. F*** était malade, et on ne pouvait pas lui parler quand j’en fis la demande. On me remit le billet suivant écrit de sa main :

« Retournez, cher Ô***, d’où vous êtes venu. Le prince n’a plus besoin de vous ni de moi. Ses dettes sont payées ; le cardinal est réconcilié ; le marquis rétabli. Vous vous rappelez l’Arménien, qui nous a tant troublés l’année dernière ? Vous trouverez dans ses bras le prince qui depuis huit jours..... a entendu sa première messe. »

Je n’insistai pas moins pour voir le prince, mais je fus éconduit. J’ai appris enfin cette histoire inouïe auprès du lit de mon ami.

 

Friedrich von SCHILLER, Le visionnaire, 1854.

 

Traduit de l’allemand par Alphonse Gautrin.

 

 

 

 



1 Et le lecteur pas davantage, probablement. Cette couronne déposée aux pieds du prince d’une manière si solennelle et si inattendue, rapprochée de la prophétie précédente de l’Arménien, paraît viser si naturellement à un but certain, qu’à la première lecture de ces mémoires, les paroles flatteuses des sorcières de Macbeth : « Salut, Than de Glamis qui seras roi ! » me revinrent en mémoire, et à d’autres aussi, je pense. Quand une idée s’est présentée à l’esprit d’une manière solennelle et extraordinaire, il ne peut pas manquer que toutes les suivantes qui sont seulement susceptibles du moindre rapport avec elle s’adaptent et se mettent avec elle dans une relation certaine. Le Sicilien, qui dans tout cela ne voulait ni plus ni moins, à ce qu’il paraît, que surprendre le prince en lui faisant voir qu’il était connu, a travaillé pour l’Arménien sans y penser. Mais quelque intérêt que perde la chose quand on retranche le but plus élevé auquel elle semblait tendre, je ne puis cependant suivre de trop près la vérité historique, et je raconte le fait comme je l’ai trouvé. (A. D. H.)

2 Le jugement sévère que le baron de F*** se permet de porter sur un prince spirituel, ici et dans quelques passages de la première lettre, tous ceux qui ont le bonheur de connaître ce prince de plus près le trouveront, comme moi, exagéré, et le pardonneront à l’esprit prévenu d’un juge encore jeune. (Note du comte d’O***.)

3 Je me suis donné la peine, cher O*** de vous transmettre fidèlement et telle qu’elle s’est passée, l’importante conversation que nous avons eue ensemble ; mais cela m’aurait été impossible si je m’y étais mis le soir même. Pour aider mes propres souvenirs, j’ai dû lier les idées émises par le prince dans un certain ordre qu’elles n’avaient pas ; de là ce moyen terme entre une conversation libre et une leçon de philosophie, qui vaut mieux et moins que la source d’où je l’ai tiré. Je vous l’assure pourtant, j’ai plutôt retranché qu’ajouté : il n’y a rien de moi que l’ordre et quelques observations que vous reconnaîtrez bien à leur simplicité. (Note du baron de F***.)

4 Le fragment qui suit a déjà paru dans le huitième cahier de la Thalie, et il était d’abord destiné au second volume du Visionnaire. Mais il a trouvé sa place ici lorsque Schiller eut renoncé à terminer cet ouvrage.

5 Et à plus forte raison dans cette pâle traduction d’une œuvre admirable.

 

 

 

 

 

 

 

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