Malalice ou La part du diable

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Marcel SCHNEIDER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

AUTOUR des Halles, la nuit rivalise avec le jour. Des soleils suspendus un peu partout laissent dans l’obscurité les façades des maisons, les passages et les recoins, pour n’éclairer, et de quelle lumière brutale ! que les trottoirs et la chaussée. Ces pans d’ombre et de clarté transfigurent le quartier. On s’y perd plus facilement que dans un labyrinthe.

J’aime à passer par là pour rentrer chez moi, même au prix d’un détour. L’accoutumance ne gâte pas mon plaisir : si je n’arrive pas à me perdre, j’ai l’impression de ne plus savoir où je suis. Ce dépaysement, cette soudaine distance qui me fait prendre du large et me regarder comme un autre procurent une sorte de joie. On atteint une limite, on pénètre dans un autre monde. Il s’agit pourtant du même, et il vous apparaît nouveau, aussi mystérieux qu’à la première visite. On le reconnaît à ce tremblement qui saisit, à ce givre sur quoi l’on marche, à cette fraîcheur ventilée qui vous pénètre. Tout semble pris par le gel, étincelant de neige, à la fois brumeux, obscur et brillant, dur et impalpable, solide et irréel comme ces forteresses dressées sur les plateaux de Castille qui montent la garde sur le vide, le silence, et cela sous un soleil si dru qu’il donne l’équivalent des ténèbres. En regardant cette stérilité, ces cailloux qui luisent comme des éclats de verre, ces tours en ruines, ces murs qui déversent du granit et de la cendre, nous sommes plongés dans la nuit originelle.

Mais la nuit n’est-elle pas aussi pure, aussi sainte que le jour ?

Hier soir, je traversais le quartier des Halles avec Éric. Comme nous approchions de l’église Saint-Eustache, il s’arrêta devant une boutique où il lut avec stupeur ce mot écrit en capitales énormes DIABLES. Il me regarda en éclatant de rire, puis nous fîmes quelques pas sans rien dire. Mais, vers la rue du Cygne, il déchiffra sur une autre devanture Location de diables, grands et petits.

– Quoi ! s’écria-t-il, des diables à louer ? Il ne manquait plus que ça !

Je décrivis quelle sorte de chariots étaient ces diables. Je m’expliquais mal. Un homme qui traversait la rue en poussant un diable devant lui me tira d’embarras.

– Tiens, en voici justement un !

Il l’examina, fort déçu.

– Ce n’est que cela ? Dommage qu’il ne s’agisse pas des vrais. Les miens ne me suffisent plus.

Il songeait à ses propres démons. Là-dessus, il me raconta combien, dans son enfance, il avait souhaité une apparition du Diable. Son père, pasteur, en appelait si souvent au Seigneur des Enfers, toujours ange, mais déchu, et qui n’avait d’autre joie que d’attirer les âmes dans le péché pour consommer leur damnation, qu’il ne désirait qu’une chose au monde : voir une fois au moins un personnage aussi intéressant. Les termes de péché, de damnation ne lui offraient guère de sens (il pouvait avoir six ans environ), mais ceux d’ange et de noirceur, il aimait à se les répéter jusqu’à plus soif.

Une représentation du Doctor Faustus au théâtre de marionnettes le mit sur la voie. Persuadé qu’un petit garçon faisait une proie plus alléchante qu’un vieux bonhomme, un jour que ses parents étaient absents, en frappant du pied comme il l’avait vu pratiquer sur la scène, il somma le Prince Noir de paraître. Aucun résultat. L’Autre voulait quelque chose de plus corsé. L’enfant alla se planter devant le crucifix et tira la langue. Toujours en vain. Sans plus de résultat, il salit la bible de son père, il cria : « Dieu, tu es un méchant ! Christ, tu es un vilain ! » Le Diable faisait la sourde oreille. Éric, fort dépité, songeait à inventer un jeu plus amusant quand l’idée lui vint de trépigner et de hurler à la mort comme font les chiens.

Alors une auto s’arrêta, une auto noire, étincelante et si longue qu’il ne pouvait voir où elle finissait. Car il était figé sur place, raidi de peur, interdit. Par la fenêtre, Éric apercevait l’avant de la voiture, les glaces qui miroitaient, le volant, enfin une main gantée de cuir qui serrait le volant. Mais il ne pouvait voir à qui appartenait cette main. La trompe retentit. Éric écouta ces appels rauques, stridents, ironiques. Une désespérance hautaine s’exhalait dans ces sons, quelque chose qui vrillait le cerveau, déchirait le ciel et se perdait au delà du paradis. Le petit garçon aurait voulu s’enfuir, se cacher dans son lit, sous un fauteuil, n’importe où, mais échapper à la menace de cette voiture qui bramait son âme perdue. Pendant une éternité d’instant, l’auto noire attendit devant la maison, appelant quelqu’un qui ne venait pas. Personne n’en descendit, personne n’y monta. Et l’auto disparut dans un crachement de rage. L’enfant s’écroula sur le parquet et se mit à sangloter ; il était sauvé, mais il désirait, sur ses cheveux, sur son cou, une caresse de la main de cuir.

– J’attends encore cette caresse, dit-il, je ne prends jamais de plaisir sans y penser. Tu comprends maintenant pourquoi j’aime les bottes, les ceintures, les gants, pourquoi je voudrais être habillé de cuir des pieds à la tête.

– Qu’est-ce qui t’en empêche ?

– Je ne sais pas. Mon père. Dieu peut-être.

Autrement dit, c’était l’idée du péché. Je m’abstins de préciser. Mais, comme il avait prévenu ma pensée, il ajouta en bouffonnant :

– Bénie soit la vie qui nous donne l’espoir du péché !

Puis, content de cette sortie, Éric me quitta. Les Halles depuis longtemps dépassées, je me retrouvai seul sur ces quais de la Seine où l’on revient sans cesse, attiré par la voûte des arbres, attiré par l’eau. La dernière phrase d’Éric, dont, pourtant, la forfanterie ne m’échappait pas, me troublait. Il m’avait dit une fois : « Voltaire ? Ô ce merveilleux doute ! » Je ne découvrais pas ce que le doute, position bien peu confortable, pouvait receler de si séduisant pour l’esprit. La merveille de croire, tout au contraire On ignore l’inquiétude et le tourment.

Je regardai longtemps le fleuve. Il n’aidait pas à la réflexion, mais l’humidité qui m’enveloppait m’était douce et je trouvais quelque apaisement à la vue de ces ténèbres liquides.

Je n’ai jamais cherché à évoquer le Diable ; pourtant, je n’ai point douté de son existence, comme puissance du Mal, sinon comme personne possédant une forme, des pouvoirs, une réalité charnelle. Je croyais qu’il existait, car, jadis, je lui avais donné un nom. Je m’en souviens encore, il était inventé tout exprès. Oui, je me souviens de Malalice, évidente contraction de malin et de malice. C’était une puissance redoutable avec laquelle, enfant, il me fallut composer. Je la croyais au-dessus de moi, autour de moi, en dehors de moi en tout cas.

Pourtant on affirme que la tentation impure ne vient pas de l’extérieur, mais de notre propre fonds : l’homme porte en lui la cause de son mal. Succomber au Démon, c’est succomber à soi-même, ou, du moins, à la part maudite de nous-mêmes qui nous pousse à l’échec.

Comment en arrivons-nous à devenir ce que nous sommes ? N’avons-nous pas, enfants, crié, sauté, comme ceux qui seront sauvés ? À quel âge le signe de l’échec nous marque-t-il ? Nous mettons notre vie en gage : la réussite se nomme Dieu. L’importance de la partie incite à l’audace ; pourquoi ne pas tenter les moyens les plus désespérés quand il s’agit du Ciel ? Le paradis ne recueille pas les misérables, c’est le rendez-vous de ceux qui ont gagné. Gagné le Ciel et peut-être perdu leur vie, mais songez à ceux qui perdent et le Ciel et la vie !

On m’assure que voilà une théologie qui sent le fagot. Je n’en sais pas tant. Je sais simplement qu’on peut perdre sa vie, c’est assez pour moi. Je crains bien qu’Éric n’ait perdu la sienne, que cette auto noire et son chauffeur ne lui aient pas apparu en vain.

 

 

II

 

AI-JE, moi aussi, perdu ma vie ? J’ai dépassé trente-six ans et me voici seul, méchant et faible comme un enfant. Un vieil enfant, le rebutant spectacle ! Jusqu’à la trentaine, on peut temporiser, laisser mûrir les choses, jouir de tout, attendre sans souci du jour ni du lendemain. Mais passée cette limite, quand rien n’est venu, il n’y a plus d’espoir. Il faut se résigner à n’être que ce qu’on est : peu de chose, un personnage bien falot.

Je ne suis pas aussi méchant que ma famille le suppose, que je viens de le dire à l’instant. Je me noircis à plaisir, car enfin, autrefois, je valais quelque chose. Mais le Diable a brouillé les cartes. Nous y revoilà : à qui la faute si je n’ai pas tenu les promesses de mon enfance ? Et, si j’ai seulement ce que je mérite, pourquoi attendais-je tellement de moi ? Qui m’a inspiré une si flatteuse opinion de mon avenir ? Était-ce mon mauvais génie ?

Mon frère aîné possède une situation enviée. Mes sœurs ont fait ce qu’on appelle de beaux mariages. Moi, j’ai plutôt mal réussi. Sans être un raté, disons que je vis en marge, que je passe à côté de l’existence.

Mais, va-t-on penser, c’est trop facile d’en accuser le Diable. On a beau jeu de lui faire endosser nos échecs.

Il me semble qu’on parle de lui à la légère comme s’il n’était bon qu’à effrayer les vieilles femmes et les enfants. Les contes le représentent comme un être répugnant, bête à pleurer et si facile à tromper qu’on se demande en quoi consistent ses fameuses ruses. Il est battu par les uns, chassé par les autres, dupé par tout le monde : bref, le bouc émissaire chargé de tous les crimes que nous refusons de prendre sur nous. On le raille, on le déteste : ce sont peut-être là des précautions d’usage. Il faut donc qu’on en ait peur. Si peur que cela ? On va jusqu’à s’apitoyer sur lui : le pauvre diable. La seule chose qui inquiète en lui, c’est la majuscule. Celui dont Éric vit la main de cuir portait ce redoutable insigne ; sa main devrait s’écrire Sa Main.

Le Démon, autre nom commun auquel la majuscule confère de la majesté, se présente sous un aspect plus auguste. Il a perdu ses poils et son odeur : c’est le génie de la vie intérieure, l’antimorale incarnée. Je devais avoir dix ans quand je le baptisai Malalice : je pressentais alors ce qu’étaient la tentation, le séducteur et le serpent. On essaie de nous dégoûter du serpent parce qu’il rampe ; mais, en se déplaçant, il fait de si gracieux zigzags et, quand il se love, il accomplit des boucles si parfaites que cela devrait bien plutôt nous jeter dans l’admiration.

Plus tard, j’appris que le Diable s’appelait aussi Lucifer, le porte-lumière, à cause de son origine angélique. Sa révolte l’a précipité aux Enfers, mais son châtiment sera-t-il éternel ? Jésus-Christ l’a-t-il racheté avec les autres créatures de Dieu ? On m’assure qu’il y a des hommes pour pleurer sur le sort de Lucifer. En moi, la charité n’a jamais été assez vive pour que son salut me tourmente.

Satan, lui, le maître de Lucifer, ne sera pas sauvé : souverain Mal en face de Dieu, souverain Bien. S’agit-il d’un Mal provisoire en face d’un Bien éternel et qui doit triompher, toute la question est là. Depuis que j’ai mis le nez dans les livres des philosophes, ce problème m’occupe.

On fait sourire ceux qui se croient habiles en confessant des inquiétudes d’ordre métaphysique. « Comment se manifestent-elles dans votre vie ? demandent-ils. N’avez-vous pas une profession ? –Si, archiviste. Je travaille à la Bibliothèque Mazarine. – N’avez-vous pas fait ceci, cela ? – Si, je remplis mes devoirs de citoyen. – Vivez-vous en ermite ? – Non. – Alors, en quoi différez-vous des autres, que la métaphysique n’empêche pas de dormir ? – En rien, selon l’apparence. – Voilà pourquoi personne ne vous prend au sérieux. Ceux qu’anime la foi religieuse agissent ou quittent le monde. Ceux qui croient aux réalités s’enrichissent, briguent les honneurs, prennent le pouvoir. Les artistes connaissent la joie de créer. Mais vous, qui ne faites rien de particulier, comment espérez-vous convaincre les gens de votre différence ? »

En tout cas, c’est ce sentiment de dualité, dualité des êtres et des choses, qui désoriente ma vie. Je suis dans ce monde et je n’y suis pas. Je suis séparé des autres et de moi. Je ne suis jamais tout entier à ce que je fais, à ce que je pense, à ce que je dis. Il ne suffit pas que je sois double, il faut encore que mon double me soit comme étranger, inconnu, parfois rebelle, que souvent il agisse à ma place et me dicte ses volontés.

Quelle tentation d’appeler ce double, sinon le Démon, en tout cas mon démon ! Je ne l’ai jamais vu, lui pas plus que son maître. Éric a eu plus de chance ; le prince des ténèbres lui apparut sous une forme précise et des plus vraisemblables : une forme humaine. Pour moi, c’est dans l’orage, dans la nuit, dans la méchanceté de mon cœur que j’ai cru reconnaître sa présence.

Le Diable intervient dans toute existence. Il prend sa part, celle du lion. Comme il a les dents longues, les yeux plus gros que le ventre, un appétit dévorant, il essaie de prendre plus que sa part : il triche. Avec moi, il a triché aussi : il a trouvé de quoi tromper sa faim.

Comment ça, avec moi ? Vous trouvez que si j’étais un grand de ce monde, un criminel, un beau ténébreux, à la bonne heure, le Diable aurait eu la partie belle. Tandis qu’avec ma vie tout unie, banale à souhait, il vous semble que je doive forcer mon talent pour y flairer une présence insolite et pour parler de destin. Quel grand mot ! Comme si chacun n’avait pas le sien. Les grands mots nous font peur parce que la grandeur nous irrite et que tout, aujourd’hui, nous conseille la médiocrité. Tant pis pour nous ! On pourrait retourner le vers :

 

          Tout grands que sont les rois, ils sont ce que nous sommes

 

en :

 

          Il n’y a pas que les rois pour avoir un destin.

 

Malheureusement, il boite. Mais un vers estropié, voilà justement ce qui me convient.

Roch, mon frère aîné, Simone et Colette, les jumelles, me croient le cerveau fêlé. Devant moi, ils éprouvent un certain malaise et rassurent leur conscience en me jugeant bizarre, singulier, morbide. Morbide est leur expression favorite pour désigner ce qui les surprend, les gêne, les scandalise. Comme ils se tiennent de bonne foi pour les représentants de l’ordre divin, de la morale et de la société, est morbide tout ce qu’ils ne sont pas.

Comment pouvons-nous être issus des mêmes parents ? Leur supériorité, leur suffisance me dégoûtent. Tout se passe comme si je n’avais qu’une sœur. Germaine et moi, avons-nous hérité tout ce qu’il y a d’insatisfait dans la famille ? Pourtant, mon père ne nous a jamais donné que des exemples de sagesse, et ma mère, d’exquise décence et de maîtrise de soi. D’où viennent alors la sottise de Roch, la frivolité des jumelles ? Et d’où nous vient, à Germaine et à moi, ce trouble au fond du cœur, qui nous rend infirmes ? Car il y a des cœurs infirmes comme des corps.

Germaine est une femme capable, qui sait tenir sa maison et élever ses enfants. Je l’appelle en riant la perle des mères chrétiennes. N’empêche qu’elle n’est pas heureuse. Son visage s’éclaire seulement si elle dit : « Quand j’étais petite fille... » Qu’est-ce qui nous retient dans le jardin de l’enfance ? Nous n’avons même pas la consolation de penser que, si nous vivions ensemble, nous pourrions ne former qu’un seul être et jouir d’une espèce de bonheur. Nous ne nous complétons pas : nos désirs sont les mêmes, mais il nous manque la même chose. Nous le savons bien, aussi n’en parlons-nous jamais.

 

*

*     *

 

Il est triste de songer à sa vie passée, plus triste encore de la raconter. Mais personne ne résiste à cette tentation.

Chez mon père, le devoir était une seconde nature. Rien de ce qu’exige la morale ne lui pesait. Il vivait dans les règles avec une aisance, une bonne humeur et même, tant il y mettait de naturel, avec une désinvolture qui font aujourd’hui ma stupeur : on parlera d’excellente éducation greffée sur un arbre particulièrement sain et vigoureux. Mon père était innocent et honnête à faire enrager ceux qui n’ont pas la vertu facile. Il ne se prévalait pas de ce mérite, il ne se piquait de rien d’ailleurs, persuadé que la nature et le hasard comptent bien plus que notre volonté. Je crois qu’il formait avec maman un couple heureux. Ils étaient assortis, toujours contents de leur société mutuelle. De fortune égale, de même milieu, ils n’éprouvaient qu’indifférence pour le rang, les honneurs, les préséances mondaines. Avec eux se respirait un air venu de l’âge d’or, du paradis terrestre.

Jamais je n’ai vu maman perdre calme, douceur et mesure. Parfaitement bonne et vertueuse, elle nous paraissait sans défaut, mais un peu lointaine, pas tout à fait réelle, pas aussi humaine que les mères qui distribuent gifles et punitions pour serrer ensuite leurs enfants contre elles, pour rire et pleurer avec eux. Maman jugeait ces femmes-là hystériques, elle nous touchait du bout des doigts, déposait sur nos joues des baisers légers. Nous l’adorions comme une divinité tutélaire, mais nous n’aurions pas songé à lui confier nos misères, à lui demander de guérir nos bobos. Elle planait, affranchie de la pesanteur, de la corruption, de l’opacité charnelle, comme si, dès ce monde, elle avait revêtu son corps céleste. Elle est morte d’une embolie. Elle avait gardé son éclat, sa beauté. Rien n’aura pu la dégrader, ni la vieillesse ni la mort.

Son autorité venait de son sourire : elle ne se mêlait jamais de rien. Notre grand-mère maternelle, en revanche, autoritaire, femme forte selon l’Évangile, était plus terrestre, plus proche de nous. En voulant nous contraindre, elle nous faisait sentir son poids, et quel poids ! Nous aimions à subir ce joug, alors même que nous essayions de le secouer : c’était un obstacle réel contre quoi nous pouvions mesurer nos forces. Aucune arme ne prévalait contre le sourire de maman : c’était la lutte de David contre l’Ange. Par ironie du sort, maman, d’une piété nonchalante, donnait l’idée du Ciel, tandis que grand-mère, dont la foi était exaltée, symbolisait la Terre. Son désir de régenter, sa vue nette des choses et son amour de l’argent expliquent assez cette contradiction.

Je ne sais si mon père prenait plaisir à s’amuser avec nous ou bien s’il estimait de son devoir de le feindre, en tout cas il nous régalait de séances de Pathé-Baby. Quand on cite les noms de Max Linder et de Charlot, je revois leurs visages sur l’écran tendu dans la bibliothèque et, dans le grignotement de l’appareil, les sous-titres que nous récitions de mémoire, avant même de savoir lire, et les images que nous connaissions aussi par cœur et qui n’en déchaînaient pas moins le fou rire et les larmes.

Malgré les railleries de Roch, résolument moderne, je préférais la lanterne magique. Grand-mère avait réuni une jolie collection d’histoires peintes et, ravie de mon enthousiasme qui la rajeunissait, elle me l’avait donnée. Je possédais tous les contes de fées, Robinson Crusoé, Paul et Virginie, L’Invalide à la tête de bois et bien d’autres personnages burlesques du siècle dernier dont les aventures me restaient mystérieuses parce que des plaques perdues faisaient des trous dans leur histoire. Je comblais les lacunes, j’imaginais avec fureur.

Mon auditoire se réduisait le plus souvent à ma sœur Germaine : c’est dire sa complaisance et sa partialité. Roch nous méprisait, les jumelles étaient encore au berceau. Mes inventions tournaient autour d’enfants abandonnés, de magiciennes, d’ogres imbéciles et de princesses infortunées. Je citais le Diable pour mémoire sans le distinguer des loups-garous, des croquemitaines, des fantômes. Ceux que nous offrait la lanterne magique étaient attendrissants à force de ridicule. Il n’y avait pas moyen d’y croire.

Les films du Pathé-Baby nous imposaient des histoires : quelle liberté avec la vieille lanterne ! Non seulement je pouvais transformer les retrouvailles en catastrophes, les ramoneurs en démons et les lis des champs en anges du ciel, mais il suffisait de tirer les plaques au hasard pour obtenir des aventures surprenantes et toujours nouvelles. C’est alors que mon ingéniosité faisait merveille. Les légendes des plaques, aussi brèves que les images, étaient simplifiées, se prêtaient à mille interprétations. Germaine y mettait du sien. Nous arrivions à des résultats délirants.

De tant de fables, de contes, de romans sans cesse inventés, oubliés sitôt composés, il ne reste rien, pas même une vision de jardin qui disparaît sous la brume.

Mais je me souviens fort bien de la chanson que Germaine et moi chantions en nous tenant par la main. Elle nous touchait jusqu’aux larmes et nous paraissait la plus belle du monde.

 

          Le petit Jésus s’en va-t-à l’école.

          Quand il a été sage,

          On lui donne une image,

          Une pomme douce

          Pour mettre à sa bouche,

          Un bouquet de fleurs

          Pour mettre sur son cœur.

          C’est pour toi,

          C’est pour moi

          Que Jésus est mort en croix.

 

Je voyais le petit Jésus, une gibecière ajustée sur son dos, dans une tenue désuète qui sentait la lanterne magique, trottiner par un matin de neige. Il tenait d’une main une pomme rouge, de l’autre un bouquet d’œillets. Il n’arrivait jamais à l’école. Une voiture le renversait et son cadavre gisait dans la neige. Près de la tête, sur la neige, la pomme rouge, les œillets rouges et du sang.

 

*

*     *

 

La semaine de Pâques est pleine de contrastes, La liturgie passe de la tristesse du Golgotha aux alléluias de la Résurrection et la nature imite ce revirement. La chaleur arrive sans crier gare, puis l’hiver revient à la charge et le printemps se retire on ne sait où. Si brusque est le retour au froid qu’on le croirait importé, comme les oranges d’Espagne.

J’aimais ces changements, ils s’harmonisaient avec mon existence : chaque année, la veille des Rameaux, quittant Paris, nous nous transportions en Bretagne chez ma grand-mère. Elle possédait une maison de famille qui dépendait jadis de l’abbaye de Melleray. Nous restions là-bas jusqu’à l’automne.

Chez grand-mère, on avait coutume, pour faire pénitence, de manger pendant la semaine sainte tout ce qui ne flatte pas le goût : morue, lentilles, salades amères, lait caillé, pruneaux. Nous étions soutenus par l’idée de trouver le jour de Pâques, après la messe, des œufs en chocolat et en sucre dans les buis du jardin et des cadeaux dans la corbeille de grand-mère, sans compter ceux que la famille de mon père nous envoyait d’Alsace. Là-bas, ce ne sont pas les cloches, à leur retour de Rome, qui régalent les enfants de bonbons, mais des lièvres venus tout droit des forêts légendaires. Ces animaux consentent à se montrer sous les aspects les plus divers, le pain d’épice, le massepain, le sucre filé, et même la chair à saucisse. Avant de se laisser manger, ils pondent des œufs. Des œufs en chocolat et en sucre, de toutes les grosseurs, mais aussi de vrais œufs peints au pochoir avec les couleurs de l’arc-en-ciel. Nous en recevions qui portaient nos noms et qui nous remplissaient de fierté.

Nous allions au chemin de Croix, à l’office des Ténèbres. Les rares statues étaient voilées de violet ; tout, jusqu’à la lumière assombrie, se consacrait à la douleur. L’austérité de l’église, ses piliers de granit, ses murs de pierre nue me donnaient un frisson d’inquiétude ; le chant des moines faisait le reste. À la fin de l’office, on éteignait, une à une, les quinze lumières du chandelier. Grand-mère nous avait dit que c’était la colombe du Saint-Esprit qui les soufflait de son aile.

– Tu l’as bien vue ? me demanda Germaine, qui réglait ses réponses sur les miennes.

– Oui, répondis-je avec force.

– Menteur ! s’écria Roch. Tu avais les yeux fermés.

C’était pour ne pas manquer l’apparition.

L’année suivante, bien avant la fin des ténèbres, un oiseau des bois entra par un vitrail descellé et, d’un battement d’ailes souverain, éteignit à la fois tous les cierges du chœur. L’assistance, épouvantée, fit entendre un gémissement. Les moines continuèrent leurs chants ; celui qui servait ralluma les lumières sans trembler. Pourtant, on avait l’impression que cet oiseau sombre et hagard n’annonçait rien de bon.

Grand-mère resta sur son prie-Dieu plus longtemps que d’habitude. Elle échangeait avec maman des regards angoissés. Nous étions impatients de retrouver nos prés et nos bois.

– Que va-t-il arriver ? soupira grand-mère.

Elle jurait que c’était un oiseau de mauvais augure, qu’il pouvait bien avoir été lancé par le Diable. Grand-père haussa les épaules, cria à la superstition. J’écoutais, abasourdi. J’avais six ans et demi. C’était la première fois que le Diable prenait à mes yeux une existence, qu’il devenait autre chose qu’un mot. Il vivait dans le battement d’ailes de l’oiseau sauvage, dans cette bourrasque qui avait éteint les lumières, dans mon angoisse tout à coup.

 

*

*     *

 

Quand j’avais incité mes cousines à commettre quelque sottise, tyrannisé mes tantes ou désobéi, ma grand-mère s’écriait : « Mais cet enfant a le diable au corps ! » Je la croyais sur parole et ne doutais pas un instant que le diable n’eût pris possession de moi.

Inutile de dire que personne, dans ma famille, ne me tint pour un possédé. Mais les enfants prennent tout à la lettre.

Je me campais devant les glaces pour voir si j’étais changé : avec le diable en moi, je ne pouvais que noircir. Je regardais attentivement mes oreilles en m’attendant à les trouver pointues, je frottais mes tempes avec l’espoir d’y sentir la naissance des cornes, je flairais mes bras pour déceler l’odeur du soufre. J’interrogeais mon image à la dérobée, car grand-mère affirmait que c’est péché de se regarder souvent dans la glace, qu’on y découvre un beau jour l’image du Diable. Justement, je le faisais pour savoir si ma transformation en démon se voyait déjà et je me demandais : « À supposer que j’aperçoive un diable dans le miroir, cela viendra-t-il de ce que je m’y suis trop souvent regardé ou de ce que la méchanceté a peu à peu fait de moi ? »

Par où le Diable était-il entré dans mon corps ? Par les yeux, par la bouche ? Je savais, pour avoir vu communier ma famille, qu’on mange le corps du Christ ; on peut donc avoir le Christ au corps. Mais moi, si j’avais mangé le Diable, où cela ? Et comment ?

Ma mère, ma grand-mère, toute ferme qu’elle fût, mouraient de peur aux premiers grondements d’orage. Elles réclamaient à si grands cris les secours de la religion que j’ai toujours associé le Diable à l’éclair, au tonnerre et à l’ouragan.

Nous habitions une maison isolée sur une colline et dominée par de hauts peupliers. Dès que se levait le vent, les arbres craquaient. Grand-mère faisait fermer fenêtres et volets. Maîtres et domestiques se retranchaient dans une sorte d’alcôve qui donnait dans le salon et dont les rideaux étaient tirés avec soin. Les cierges bénits à la Chandeleur étaient allumés, un flacon d’eau de Lourdes, par prudence, posé à portée de la main. Il faisait chaud, bien vite étouffant. On n’avait d’autre distraction que de demander à grand-mère qui étaient les messieurs et les dames, tous très dignes et très respectables, et qui semblaient vieux même dans leur jeunesse, représentés sur les tableaux, miniatures et photographies qui faisaient de cette alcôve le panthéon de la famille. Grand-mère se lançait dans des histoires dont on n’entendait jamais la fin. Pour nous, il s’agissait sans distinction de vieux cousins et de vieilles tantes, morts depuis longtemps et que nous ne verrions jamais. À quoi bon nous soucier d’eux ?

De temps en temps, le plus hardi, Roch en l’occasion, était dépêché aux nouvelles : ces dames regardaient le ciel comme un marmot dont on surveille les entrailles. Le ciel se purgeait-il ? Nous étions libérés. Mais, si l’orage éclatait dans les environs, quel concert de gémissements ! Ma mère, tante Lucie se mettaient à ressasser les malices de la foudre. Les bonnes renchérissaient. La vieille Gallande racontait des histoires fabuleuses : elle venait du Finistère. Comme nous, les enfants, nous n’y avions jamais mis les pieds, ce pays nous paraissait aussi chimérique que la Patagonie. Nous étions disposés à tout croire.

Nous apprenions ainsi qu’une fille, surprise en rase campagne, s’était vue déshabillée par la foudre qui avait brûlé tous ses vêtements, sauf son pantalon, pour la pudeur... que le Seigneur des orages rendait stériles les femmes qui passaient leur doigt sur la raie de leurs cheveux quand éclatait le tonnerre, que les chats se mettaient à parler, que les oiseaux de nuit quittaient leurs nids et se perdaient dans le ciel comme lancés par une fronde, que... Mais, sur ce chapitre, la cuisinière ne tarissait pas.

Germaine m’a rappelé l’histoire qui nous avait à ce moment plongés dans une stupeur bienheureuse.

– Figurez-vous, disait la Bretonne, un hêtre, vieux de plus de mille ans...

– Gallande, vous exagérez, disait grand-mère.

– Avec votre permission, Madame, il était déjà debout avant que les fées soient chassées de Bretagne. Un jour, la foudre le touche. Il s’ouvre en deux, on aurait dit une cosse de pois sèche. Son cœur était noir comme le Diable.

À ce nom, grand-mère sursautait, mais Gallande continuait sans se laisser troubler.

– Et savez-vous ce qu’on a trouvé dans le tronc ? Un homme qui avait disparu du village avant la Révolution. Il s’était pendu à une grosse branche, tout contre l’arbre, et l’écorce l’avait recouvert.

– Mais, voyons..., objectait tante Lucie.

– Oui, Madame, par pitié pour son crime. Afin qu’au Jugement Dernier Dieu ne dise pas à cet homme : « Tu as désespéré, tu seras damné », le hêtre avait pris le péché sur lui, nous a expliqué le curé. Il y a plus de religion chez les plantes que chez les hommes.

Les coups de tonnerre, en se rapprochant, faisaient taire les bavardes. On se signait, on soupirait. Quand la foudre tombait dans le voisinage, grand-mère versait de l’eau de Lourdes dans une coupe et nous en aspergeait. Nous récitions le chapelet pour conjurer l’horreur. Entre un pater et un ave, j’entendais des phrases comme : « Il s’éloigne, il va passer – non, il se rapproche », ne sachant si l’on parlait de l’orage ou d’un être merveilleux, cavalier sauvage, chasseur maudit qu’on disait chevaucher les nuages et rouler sur le tonnerre. Je tremblais de plaisir, de frayeur et d’une sorte d’amour. Les prestiges de cet être miraculeux m’inondaient de joie. Si le Diable et l’orage avaient partie liée, j’étais prêt à sacrifier au premier, tant le second m’exaltait. Sensible à la grandeur plus qu’à la violence, j’admirais dans l’ouragan le bouleversement cosmique, sans songer que sa puissance déracinait les arbres que j’aimais. J’aurais voulu être dehors sous la pluie sombre au lieu d’étouffer dans un cabinet sous les patenôtres et l’eau bénite. Le mot orage, surtout au pluriel, garde pour moi son prestige d’antan et je crois bien que ma dévotion pour Chateaubriand date du jour où j’ai trouvé : « Levez-vous, orages désirés ! » Désirés : voilà le mot qui exprimait ce que je ressentais. On désire ce qu’on redoute, on souhaite ce qui vous épouvante.

Vers treize ans, quand j’eus pris de l’indépendance, au lieu de m’enfermer dans le cabinet aux portraits, je grimpais dans ma chambre et j’assistais au déchaînement. Je n’élevais pas de louanges au Diable, je n’avais pas le goût du blasphème, mais l’enivrement que je goûtais était une manière d’adoration. Mon cœur appelait la puissance destructive, la grandeur sinistre. C’étaient les éclairs qui me fascinaient, ces éclairs silencieux et étincelants. Dans ces nues humides et lourdes comme du bitume, dans ces paquets de pluie opaques, les éclairs, par miracle, semblaient secs, alertes, d’un intolérable éclat. Aiguisés, pénétrants, tout à la fois évidence du génie, grâce déliée, ils figuraient l’esprit du Diable. Ils fusillaient comme la grâce de Dieu, ils élisaient le sommet le plus haut, ils marquaient d’un signe, ils prenaient possession pour toujours.

Lors d’un orage plus violent que les autres, comme j’étais monté dans ma chambre malgré les reproches de ma grand-mère, elle me donna une preuve de son amour pour moi. La foudre tombée dans le jardin, elle s’inquiéta de moi, qu’elle savait posté derrière la vitre, qui sait ? peut-être la fenêtre ouverte. Surmontant sa frayeur, elle se précipita au premier. Quand elle ouvrit la porte, la foudre tomba juste sur le peuplier de la grille. La fenêtre était ouverte, comme elle le craignait. À cause de l’appel d’air, je suppose, une lumière de la grosseur d’une étincelle fit le tour de la pièce en déplaçant la pendule de la cheminée sur le secrétaire : le balancier s’arrêta. L’étincelle roula aux pieds de ma grand-mère, épouvantée, très digne, plus ferme que jamais, et disparut dans l’escalier.

– Mon pauvre enfant ! dit-elle simplement, et elle m’ouvrit les bras.

Je m’y jetai, plus ému que je ne voulais le montrer.

Elle était sûre que le Ciel m’avait averti. Mais, la première frayeur passée, ma révérence pour les éclairs et pour le vent ne fit que redoubler. Où grand-mère discernait miséricorde divine, je voyais faveur singulière du Seigneur des orages.

 

*

*     *

 

J’étais au milieu de ma huitième année ; je pense à ce jour de printemps, dur et brillant, où j’ai fait une promenade dont je ne suis jamais revenu. Nos parents nous avaient emmenés en Suisse. C’était la première fois que ma sœur et moi passions une frontière ; notre excitation attendrissait les serviteurs de l’hôtel, mais Roch rougissait de nos enfantillages. Jamais je n’avais vu de si hautes montagnes, tant de neige et de glace amoncelées, même en rêve, et le ciel était d’un bleu si serré qu’on aurait pu le couper au couteau. Tout me montait à la tête, tout me jetait hors de moi : je parlais à tort et à travers, je sautais comme un démon, les larmes se mêlaient à mes cris de joie et j’avais de la peine à m’endormir, gorgé de tant d’impressions nouvelles. Je parlais encore dans mon sommeil.

Il suffit que je songe à cette promenade pour que s’étende autour de moi un grand silence, une sorte de saisissement comme si le monde s’était figé dans le miroitement du givre. L’air était succulent et dru et je l’imaginais plein de flocons envolés, d’aiguilles de glace arrachées aux branches par le vent. Le chemin de fer à crémaillère nous avait déposés sur une haute prairie, le village avait disparu. Mais que nous étions encore loin de ces sommets transparents et bleus que j’avais cru pouvoir toucher. Il me semblait que la beauté du monde était contenue dans ces formes étincelantes et que, s’il m’était permis d’y porter la main, je m’en retournerais heureux pour le reste de ma vie.

Nous arrivâmes enfin à un lac, le Blausee, but ignoré de notre excursion. En dépit de son nom, il n’était pas bleu, mais noir, aussi calme et brillant que du marbre. De grands sapins l’entouraient et un tel silence qu’on aurait entendu tomber la neige.

– Qui habite ici ? demanda Germaine.

– Le bon Dieu, répondit maman. Mes enfants, faites-lui une prière.

Je murmurai quelques mots sans trop y penser. Germaine lança des fleurs vers le ciel.

– Voyez la magicienne ! fit mon père en riant.

Je le regardai sans comprendre.

Un bateau nous attendait, et dans le bateau une vieille femme qui pesait sur les avirons. Ma mère et Germaine, à qui l’eau ne disait rien qui vaille, et que la noirceur du lac épouvantait, refusèrent de descendre dans la barque. Maman essaya même de nous en dissuader, mais Roch affirma qu’il fallait autre chose pour effrayer des « hommes ». En dépit de mes sept ans, je me rangeai parmi les hommes et sautai dans la barque en même temps que Roch. Maman nous vit quitter le rivage vaguement alarmée.

– Revenez vite ! cria-t-elle. Et ne vous penchez pas trop.

La vieille ramait avec force ; pourtant la surface du lac n’en était pas troublée. Les rames, en glissant sur l’eau, soulevaient un peu d’écume qui retombait et se perdait aussitôt dans l’obscurité. Un bloc de marbre noir n’aurait pas montré plus de force calme, d’éternelle affirmation.

La vieille femme remuait les lèvres tout en les serrant si bien que sa bouche ressemblait à un animal qui cherche à pénétrer dans un terrier. Je ne sais plus ce que lui demanda mon père, elle répondit par un grognement qui me persuada que l’animal pouvait bien avoir forcé l’obstacle de ses lèvres.

Quand nous arrivâmes vers le milieu du lac, la vieille abandonna les rames.

– Regardez bien le fond, dit-elle à voix très basse, de peur d’éveiller les génies.

Je me penchai – je sens encore la main de mon père saisir mon manteau – et je vis que nous naviguions sur la cime de sapins qui étincelaient. Ils étendaient des branches noires et transparentes, on aurait dit du cristal. Ils tendaient les bras vers nous, vers le ciel qu’ils n’atteindraient jamais. Ils nous appelaient par ces branches mortes depuis des siècles et métamorphosées par l’eau sépulcrale, et j’entendis mon nom prononcé par une voix aussi rauque et basse que l’écho prolongé du tonnerre. Nul souffle ne la porta jusqu’à mes oreilles, elle résonna dans mon cœur.

– Je viens, je viens ! m’écriai-je en pleurant.

Je crus avoir crié, mais aucun son ne sortit de ma bouche. Mon père me tenait si serré contre lui que je ne pouvais bouger : j’aurais voulu me laisser couler dans les bras de ces arbres resplendissants, si pareils à des anges et comme eux inaccessibles, à portée de main.

Quand la barque eut regagné la rive, Germaine se moqua de mes yeux rougis, j’affectai de ne pas entendre ses railleries.

– Mais que voit-on au milieu du lac ? demanda maman.

– Comme des candélabres d’argent, dit mon père.

– Tout simplement des arbres pétrifiés, dit Roch.

Je gardai le silence ; pourtant j’avais cru apercevoir les anges qui environnent la gloire de Dieu, vision à peine entrevue que je ne voulais pas laisser glisser de ma mémoire. La première règle était d’observer la discrétion, le silence.

Était-ce là le même Dieu qui tonne dans un soleil de flammes, le Dieu du Sinaï ? J’éprouvais que celui dont j’avais deviné la face sous l’eau coupante rayonnait comme un éclat obscur. De peur de le blesser, je me contentais de l’appeler le Visage ; je pensais à lui le soir juste avant de m’endormir. Je lui disais que je l’aimais, il me prenait dans ses bras et nous tombions ensemble dans le sommeil.

 

*

*     *

 

Le mois de juin qui suivit notre retour de Suisse m’apporta une tout autre émotion.

L’aînée des filles de tante Lucie se maria. Trop jeune pour danser, je m’ennuyais ferme à la réception. Le grand-père de ma cousine – celui qui n’était pas de notre côté, mais que je connaissais fort bien – était un petit bonhomme replet, toujours le mot pour rire, ce qu’on appelait jadis un bon drille. Il voulait à toute force danser avec la mariée. On lui remontra que ça ne valait rien pour son cœur, mais allez faire entendre raison à un vieillard encore vert. Il commande une valse aux musiciens et le voilà parti. En s’accrochant à sa danseuse, monumentale dans ses voiles de tulle, il ressemblait à ces poissons qui se collent au flanc de leur femelle géante. Je ne pouvais détacher mes yeux de ce spectacle, d’autant plus que, la giration aidant, les voiles s’enroulaient autour de lui et le faisaient disparaître. Il penchait de plus en plus la tête en avant ; soudain il s’affaissa sur le corsage de la mariée. Il était mort.

Les cris de ma cousine rompirent le sortilège. En agonisant, le vieillard l’avait serrée si étroitement qu’on eut de la peine à la dégager de ces deux bras crispés. Tout le monde s’agita en même temps ; il y eut un tel vacarme, un tel désordre que je ne me rappelle plus comment s’acheva le bal.

Ma cousine n’a jamais eu d’enfant. On prétend que la mort, entrée en elle le jour de ses noces, l’a rendue stérile.

 

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*     *

 

Chaque été nous ramenait la visite de tante Zélia : elle passait le mois d’août à Melleray.

Tante Zélia faisait notre stupeur. Petite, menue, très pâle, elle possédait la plus étonnante chevelure que j’aie vue : une chevelure brillante, ondée et qui lui tombait jusqu’aux mollets. Maman, mes tantes Claire et Lucie, et même tante Gertrude portaient les cheveux coupés. Mais il faut dire que tante Zélia était la grand-tante de maman et qu’elle était née le 2 décembre 1851. Papa aimait à préciser : le jour du coup d’État. Nous ne savions pas lequel, ni même ce qu’était un coup d’État, mais cette circonstance ajoutait un ragoût à cet âge qui nous paraissait déjà fabuleux, immémorial.

Ces cheveux, que, sans le secours de la cosmétique, elle avait gardés noirs, faisaient l’objet de soins maniaques. Bertha, sa femme de chambre, les lui brossait une heure le matin, et grand-mère, qui avait toujours les doigts occupés, une broderie, un tricot, n’importe, grondait que c’était là du temps perdu et qu’à soixante-dix ans passés il valait mieux vaquer au salut de son âme.

La chevelure de tante Zélia occupait nos esprits. On disait que, mise en nattes pour la nuit, elle gardait la vieille dame comme deux serpents apprivoisés et que, dénouée, elle la couvrait tout entière. Nos livres d’images nous représentaient si souvent Geneviève de Brabant et Madeleine repentie vêtues de leurs seuls cheveux, que cela ne nous surprenait pas trop.

D’ailleurs, rien ne nous surprenait de la part de tante Zélia. C’était un être irréel, à peine une femme, une vieille chose qui agissait de façon absurde et qui pouvait tout se permettre puisqu’elle venait de ce monde aboli, chinois, féerique : le second Empire.

Les jours où elle se faisait laver les cheveux se déroulait une véritable cérémonie. Tante Zélia choisissait une matinée ensoleillée, prenait possession d’une pelouse, éloignait tous les curieux. Cachés dans les buissons, nous l’observions de loin. Elle s’enveloppait d’un peignoir, puis, calée dans un fauteuil d’osier, enfonçait son visage dans une sorte d’entonnoir, afin de ne pas se gâter le teint. Le carton lui emboîtait le front à la racine des cheveux comme un masque. Bertha plongeait l’éponge dans une cuvette d’eau de pluie et l’opération commençait. Le shampooing se composait de jaunes d’œufs, d’huile d’amandes et de cognac. Bertha prenait son temps ; tante Zélia, la figure cachée, ne la pressait pas non plus. C’étaient nous qui tremblions d’impatience.

Après avoir rincé les cheveux à l’eau vinaigrée, puis à l’eau claire, Bertha prenait une à une les mèches et les agitait dans le soleil pour les sécher. Cela durait un temps fou. Tante Zélia se plaignait de maux de tête tout le reste du jour. De temps à autre, elle abaissait son masque et respirait. Son visage, à peine coloré, semblait sortir d’une tombe.

Nous l’aimions beaucoup. Elle nous racontait des histoires de sa jeunesse qui nous faisaient mourir de rire, tant nous jugions absurdes les gens de ce temps-là. Nous les plaignions de tout cœur d’avoir ignoré l’électricité, les avions et le métro. Un jour, elle voulut nous montrer comment se dansait la valse sous Napoléon III. Tandis que nous chantions à tue-tête le Danube Bleu, elle se mit à tourner, virevolter, tourbillonner si vite que ses cheveux dénoués firent autour d’elle une singulière auréole. Enthousiasmés, Germaine et moi trépignions tout en chantant, aussi grisés de plaisir que tante Zélia de valse vertigineuse. Mais je ne sais comment ses cheveux, emmêlés et accrochés dans la crémone, lui tirèrent la tête en arrière ; elle perdit l’équilibre et son front se heurta contre le coin d’une table. Hémorragie interne ; une heure plus tard, elle n’était plus. Elle aussi mourut en dansant.

Je n’eus pas un vrai chagrin, je ne me représentais pas que je ne verrais plus tante Zélia. Une disparition si soudaine tenait de l’enchantement ; la vieille fée nous avait encore joué un de ses tours.

Mais on pouvait voir dans cette fin brusquée un châtiment divin. Grand-mère n’y manqua pas : la coquette était punie, elle était morte dans l’impénitence finale.

– La pauvre ! Dieu fasse qu’elle se soit préparée ! soupirait grand-mère avec une compassion feinte.

Des années plus tard, en voyant dans les fêtes foraines les motocyclistes faire la boucle, le grand soleil et traverser un voile de flammes, je songeais encore à tante Zélia qui tournait, prisonnière de ses cheveux, comme dans une roue.

 

*

*     *

 

Comme tous les enfants, nous inventions des mots. Ce langage secret nous charmait ; nous nous imaginions que personne n’y entendait goutte. Maman nous écoutait en souriant, elle avait dû en faire autant naguère. Roch haussait les épaules. Mon père, pour aviver notre plaisir, cherchait à deviner. Il faisait semblant, pensait sans doute à autre chose et ne devinait pas. Son échec nous comblait de fierté.

Par l’entremise de Germaine, je faisais circuler dans notre république enfantine un certain nombre de mots. Mes cousins et cousines, qui me vouaient une haine sournoise et que la préférence avouée de grand-mère pour le vaurien achevait de prévenir contre moi, sauvaient leur amour-propre en attribuant à Germaine les mots que j’avais trouvés. Il y avait « baratchoum » pour signifier les choses énormes, monstrueuses, et « cropitète » pour parler des insignifiantes, et beaucoup d’autres que j’ai oubliés. Notre vocabulaire se composait surtout de mots que nous avions happés au vol dans la conversation des grandes personnes, dont nous ignorions le sens et que nous déformions à notre guise : béhanzin, tourlourou, pechblende, cucurbitacé, cimaise, troc... Nous les répétions cent fois de suite. C’étaient des mots de ralliement, des symboles de je ne sais quoi, des défis, des cris d’allégresse, des affirmations de nos petites personnes, encore inconnues à elles-mêmes et déjà volontaires, insolentes, rebelles, assurées d’être le centre du monde.

Nos jeux restaient innocents, même quand les apparences plaidaient contre nous. Une invention de Germaine nous attira une méchante affaire. Rien ne l’amusait tant que de jouer à la couvée : le poulailler n’avait pas de secret pour elle. Germaine nous faisait accroupir dans l’herbe, à deux ou trois serrés les uns contre les autres, et tout bonnement elle s’étendait sur nous. Quand elle jugeait nous avoir assez réchauffés, elle s’installait à califourchon. Alors de pousser des gloussements, de battre des avant-bras comme si c’étaient des ailes, de se trémousser sur nos corps tassés sous elle. Encore devions-nous parfois relever la tête et piailler ainsi que font les poussins. Alors elle oubliait son rôle et se mettait à rire en battant des mains.

Mais ce n’était rien encore : elle nous donnait la becquée. Elle mâchait du pain, des fruits, et, penchée sur notre bouche, elle s’efforçait de nous gorger. Je trouvais ce procédé plutôt répugnant, mes cousins aussi, mais les filles, plus dociles, se laissaient nourrir jusqu’à l’étouffement.

Un jour grand-mère nous surprit – et nous ne songions pas à nous cacher : elle suffoqua de saisissement. Elle était si outrée que d’abord elle se tut. Puis elle s’enfuit en faisant des gestes et en poussant des cris qui n’auguraient rien de bon.

– Ça va nous coûter cher, grogna un de mes cousins. Encore une idée de fille !

Nous reçûmes tous la fessée : Grand-mère nous jugea tous coupables de scandale ; elle n’exempta que Simone et Colette, qui n’étaient guère plus que des bébés. La cuisinière empoigna les filles, le jardinier les garçons, et au travail !

Je ne sais ce qu’éprouvait Gallande ; avec ses mains de beurre, elle ne devait pas taper bien fort. Mais le jardinier s’en donnait à cœur joie ; ses mains valaient des battoirs. Il prenait tant de plaisir à la correction que ça se voyait.

– Ah ! mes gaillards, s’écria-t-il, on va vous en donner, de la becquée.

Son excitation imbécile me révolta. Je m’enfuis, mais il me rattrapa au bout du jardin, me mit la tête entre ses cuisses et m’infligea une vraie raclée.

Maman ne nous donna aucune explication, elle n’accusa pas non plus sa mère. Elle se contenta de distribuer des sourires et de ces baisers suaves dont elle avait le secret.

– Allons, allons, fit-elle, ne recommencez pas. Quelle drôle d’idée de couver ! Vous n’êtes pas des oiseaux !

Elle sécha les larmes de Germaine, adoucit mon humiliation. Mais je ne pardonnai pas au jardinier. Dès que grand-mère eut à se plaindre de lui, je le chargeai de tous les méfaits pour obtenir son renvoi. Grand-mère voulut-elle me faire réparation ? Il reçut son congé, il n’avait plus son air bravache.

Il nous restait d’autres jeux que la couvée. Nous aimions aussi surprendre les grandes personnes dans les interminables couloirs mal éclairés vers 1925, l’électricité n’était pas encore posée à Melleray. Tante Gertrude, qui souffrait des nerfs, piquait une crise quand nous nous jetions sur elle. Les bonnes hurlaient et lâchaient ce qu’elles tenaient. Quand un certain nombre de plats furent cassés et certain nombre de punitions infligées, il fallut varier les plaisirs. Nous nous posions des questions de ce genre : « Est-ce que tu passerais une nuit seul dans la forêt ? Dans le désert ? Sur le mont Blanc ? Au Pôle Nord ? Sur l’Atlantique ? » Byrd, Nungesser, Coli, Lindbergh étaient à la mode. Les filles se bouchaient les oreilles, les garçons fanfaronnaient. Roch déclarait qu’il passerait la nuit en enfer.

– Mais tu y verrais clair, avec le feu ! répliquait-on.

– Et puis tu n’y serais pas seul.

Et l’on citait tous ceux à qui leur méchanceté avait valu ce châtiment : Attila, Pharaon, un fermier qui tuait tous les chats, Landru, la fille du maître maçon qui, paraît-il, n’osait plus secouer un torchon à la fenêtre de peur d’être montrée du doigt, Guillaume II et le Vilain Turc iraient certainement peupler l’Enfer.

– En quoi est-elle faite, la maison du Diable ? demanda Simone.

– En peau de mouche, répondit Germaine.

– C’est ça, en peau de mouche ! criâmes-nous tout ensemble en battant des mains. Les mouches, ça donne des maladies ; mouches à viande, sales, bruyantes, importunes, elles ne pouvaient servir qu’à bâtir la demeure du Chien Galeux, malade sans espoir, noir comme pas un, noir et brillant.

On imagine le Diable planant dans les ténèbres, guettant sa proie comme un hibou. J’ai éprouvé qu’il était bien au delà de ce que les sens et l’esprit conçoivent comme hors de nous ou bien en nous. Comment l’expliquer ? Il était dedans et pourtant je le croyais dehors. Il m’entourait de ses bras et, dans le même instant, il s’était déjà glissé en moi et prenait tant de place dans ma poitrine qu’il m’empêchait de respirer. Il me caressait d’une main et me tourmentait de l’autre. Il me faisait du bien et du mal. Il m’apparaissait comme apparaît l’amour : partout présent, délicieux, terrible, déchirant.

Mais je ne lui avais pas encore donné de nom. Je me refusais à admettre que le Visage auquel je songeais parfois en m’endormant fût le sien.

 

*

*     *

 

Grand-mère nous rassemblait autour de ses jupes et nous gavait de bonbons pour nous tenir tranquilles. Au lieu de nous instruire de sujets à notre portée, elle se plaisait à traiter de questions de haut parage où nous ne comprenions rien. Au mieux, retenions-nous une phrase, un mot qui nous avaient frappés. Mais dès qu’elle quittait le terrain des croyances exprimées en formules qui ont fait l’épreuve du temps, elle se perdait, elle rêvait à haute voix. Je l’écoutais, fasciné : pour un peu, elle aurait prononcé des oracles. Moins je comprenais, plus ses propos m’enchantaient. Elle parlait avec abondance du veau d’or, des idoles, de la reine de Saba. Elle se demandait de quelle couleur apparaissaient les ailes des anges, pourquoi saint Gabriel avait offert à Marie une tige de lis plutôt qu’une rose ou un œillet, si dans les corps glorieux du Paradis on distinguera les hommes des femmes. Nous éclations de rire à la pensée que grand-père, qui portait une large barbe, et grand-mère, alourdie de multiples jupes, pourraient être confondus.

Mais je cessai de rire le jour où elle déclara que le Diable sortait comme de la glace des entrailles de Dieu. Je songeai tout de suite à mon lac dont l’eau si froide protégeait le Visage et je pris peur. Je me voyais forcé de donner un nom à ce que je ne voulais pas nommer. Je ne me demandais pas si ma grand-mère battait la campagne. D’où tenait-elle la formule d’un Démon glacé ? Je l’ignorais. La phrase me frappa de terreur, d’enchantement. Je me la répétai comme un verset magique : j’en attendais toutes les lumières. Mais elle n’éclaira pas mon esprit, n’ouvrît aucune des portes secrètes de la connaissance. J’avais beau me la redire, elle restait une énigme, un objet d’une confondante beauté, mais d’un usage et d’un sens parfaitement inconnus. Elle enveloppait le Visage sans m’aider à en définir la nature ni les pouvoirs.

Enfin il fallut venir à composition. L’éblouissement obscur dans l’abîme du lac, ce visage apparu sous une eau coupante et glacée, allais-je lui donner le nom de ce qu’on m’enseignait à exécrer ? Non, la force me manquait. J’aimais cette vision, rien ne m’assurait qu’elle fût infernale et je ne croyais pas offenser Dieu si j’en gardais le souvenir.

C’est alors que se révéla ce caractère ambigu qui, depuis... Un compromis me tira d’affaire. S’il était vrai que ce visage entr’aperçu au fond du lac appartînt à Celui qu’il ne fallait pas, comme il me semblait ridicule et choquant d’appliquer le nom de Diable à une image si mystérieuse et si belle, j’inventais celui de Malalice. Le doute subsistait sur sa personne, sur sa nature, sur ses pouvoirs, mais j’apaisais ainsi ma conscience. Je restais attaché à Dieu sans avoir renoncé à l’Autre.

De plus, je possédais un trésor, un talisman, quelque chose que j’avais trouvé qui n’existait que pour moi : Malalice. Qui sait même si je ne me flattais pas de la pensée de révérer un dieu qui n’appartenait pas à tout le monde, qui consentait à se manifester à mes seuls yeux, un dieu personnel, quoi ?

L’an dernier, au hasard d’une lecture, je suis tombé sur la fameuse formule : il faut la rendre à saint Grégoire. Dans une méditation sur l’Ancien Testament, après avoir noté que Caïphe descend d’Abraham, il conclut : « Satan surgit comme de la glace des entrailles de Dieu, car le maître d’iniquité sortit, glacé par la torpeur du péché, du feu des mystères divins. »

Ainsi Dieu serait l’aîné, à la fois père et mère, et Satan, son fils maudit. Comment des entrailles brûlantes ont-elles pu former un glaçon ? J’entends bien que saint Grégoire se sert d’une image et qu’il veut dire : le péché engourdit, assomme et nous insuffle le froid de la mort. C’est par son désir de faire le mal et de se damner que Satan se sépara de la volonté de Dieu. Il voulut agir de sa propre autorité et se révolta contre son père. Voici ce que je veux dire par ma question : « Comment un père prudent, songeant aux dégâts qu’allait commettre un rejeton pareil, ne lui a-t-il pas tordu le cou, aussitôt né ? » Mais il paraît que c’est là une pensée blasphématoire.

Revenons-en à l’affirmation de Grégoire le Grand. Bien que l’on associe l’Enfer à l’idée de flammes et que Satan laisse une odeur de roussi, par lui-même il n’est que glace. On dit qu’à son approche les plantes se flétrissent et que les sorcières qu’il pénètre de son sexe bifide sont envahies par un froid qui leur donne la rigidité du cadavre.

Glace du péché, brasier de l’amour divin : pourquoi a-t-il fallu que m’attirent les palais de cristal, le miroir des étangs gelés, les fleurs de givre, tout ce que forme et déforme la neige, plutôt que les paysages dorés par le soleil, la sécheresse et les cigales ? Aurais-je mieux aimé Dieu si je n’avais pas confondu la blancheur et la transparence de la glace avec la pureté ?

 

 

III

 

MALALICE ne m’avait encore inspiré que des peccadilles ; je compte pour rien le renvoi du jardinier, un vrai butor. À dix ans, je subis la première tentation. Ce ne fut ni l’orgueil ni la puissance : César, Napoléon ne hantaient pas mes rêves. Ce fut la méchanceté.

Il m’arrive aujourd’hui d’être méchant par faiblesse, par entraînement, par désespoir, pour voir ce que ça donnera, pour tenter Dieu. Mais, entre dix et onze ans, j’ai subi des accès de méchanceté pure. Malalice a dû m’y précipiter, car il me semble que je sortais de ma nature. Je ne me reconnaissais plus. Ces actes me ressemblaient si peu que personne ne songea à me les attribuer ; j’en fus le seul témoin, donc le seul juge. On me contraignit à un rôle qui excédait mes forces. Je commettais alors des actions trop cruelles pour moi et je ne tenais pas le coup : le remords me lancinait. La honte aussi. Malalice, qui m’avait donné l’élan, m’abandonnait dans le besoin. Traître, lâcheur, il était infidèle, mais à quoi ? Il ne m’avait rien promis. J’éprouvai pourtant une déception, une sorte de chagrin d’amour. Tenté au delà de mes forces, j’ai succombé au delà de mes forces. On comprendra ce que je veux dire.

 

*

*     *

 

Raoul, le fils du fermier de Melleray, possédait un couteau que je convoitais parce que la lame en était plus longue, plus affilée que celle des innocents canifs dont on me faisait cadeau. Mes cousins aimaient à jouer avec Raoul, car il connaissait toutes les cachettes du jardin, grimpait aux arbres comme un chat, exécutait mille tours et pitreries. Moi, je le détestais. Son nom, ses yeux bleu délavé, à fleur de tête, sa force, son agilité, l’odeur de ses vêtements, son assurance, sa façon d’écarter les jambes quand il s’asseyait et de laisser pendre ses bras, tout en lui me répugnait. Mais son couteau me tentait. Je lui offris de le lui échanger contre une statuette de la Sainte Vierge.

– Tu sais, lui dis-je, elle a été bénie à Lourdes. Grand-mère me l’a rapportée d’un pèlerinage. Et puis elle pèse : c’est de l’argent.

Je ne sais ce qui le décida, la valeur ou la sainteté de l’objet, il me tendit son couteau.

– On est bons amis, fit-il.

Je ne répondis rien et courus laver le couteau dans le ruisseau. Puis je frottai la lame et le manche avec vigueur ; il fallait dissiper le souvenir de l’affreux Raoul.

Deux jours plus tard, je me repentais de ce troc : le couteau ne taillait pas aussi dru que je l’avais espéré et puis mon dédain pouvait bien avoir fâché la Sainte Vierge. J’allais entrer au petit lycée Henri-IV et je ne voulais pas passer pour un cancre. Si jamais la Sainte Vierge, pour se venger, me frappait d’idiotie ? Je voulus récupérer ma statuette.

– Rends-la-moi, dis-je à Raoul. Grand-mère veut que je la regarde quand je fais ma prière. J’ai dit que je l’avais perdue. Il faut que je la retrouve pour ce soir.

Il fit la sourde oreille et, comme j’insistais, déclara :

– Tu as pris le couteau et j’ai dit : on est bons amis. Tout est en règle. On peut pas revenir là-dessus.

Il avait suspendu la statuette à son cou comme une médaille, il ne voulait plus s’en séparer. Sûr de son droit et de la validité de l’échange, il s’en alla, en sifflotant, les mains dans les poches.

Ce geste, ce sifflotement, son refus m’exaspérèrent. Je saisis une grosse pierre qui se trouvait sur le bord du chemin et la lui lançai de toutes mes forces dans le dos. Il hurla, faillit tomber sur les genoux, puis rentra courbé en deux à la ferme. Je ne sais quel mensonge il débita, mais plutôt que d’avoir à m’accuser – et à rendre son talisman – il préféra se taire. Je me tus aussi.

Dès que la rage m’eut quitté, le remords m’envahit. D’abord je craignis d’avoir tué Raoul, estropié Raoul, que sais-je ? Un jour, deux jours passèrent sans qu’on parlât d’accident. Je respirai, mais n’en fus pas quitte avec moi-même.

Je savais très bien que je m’étais abandonné à la méchanceté parce que je ne risquais rien. Raoul tenait à cette statuette, il se laisserait rouer plutôt que de me la rendre. Et puis, fils du fermier, on lui enseignait peut-être que celui qui travaille chez autrui doit supporter l’humeur de ses maîtres. En tout cas, j’avais conscience, au moment même où la rage me piquait, que Raoul, tout fort qu’il était et bien plus fort que moi, ne se vengerait pas, ne se battrait jamais avec moi. J’étais donc à couvert, je pouvais torturer à loisir ; mais, ce faisant, je découvris aussi que j’étais lâche et je me punis de ma lâcheté.

On nous parlait souvent de pénitence. Il y avait dans la chambre de grand-mère un tableau qui me révoltait : Saint Jérôme dans le désert. L’ermite, tout en os, se frappait la poitrine avec un caillou et levait vers le ciel des yeux voilés de larmes. Ses gros genoux, aplatis sur les rochers coupants, me dégoûtaient. Voilà donc ce qu’il fallait imiter pour me punir. Je nouai une corde autour de mes reins et serrai si fort que, le lendemain, la peau irritée saignait déjà. Je m’obstinai, ma chemise tachée de sang me trahit.

Maman, épouvantée, me pressa de questions : la honte m’empêcha de répondre. L’aveu qui me coûtait tant, qui m’aurait donné la plus salutaire pénitence, l’aveu de ma lâcheté, je ne le confessai point. Je parlai, sans rien préciser, de crime et de péché. Persuadée que j’avais cédé à un excès de piété, Maman interdit qu’on parlât devant moi de saints ermites, de désert et de macération. Aussi longtemps que je portai des cicatrices, le souvenir de ma faute me tourmenta.

On voit que je n’étais pas fait pour le métier de méchant. Si j’avais tenté de m’y endurcir, mes progrès ne m’auraient guère valu d’honneur. La méchanceté n’est pas mon fort. Par vivacité d’imagination, je me mets à la place de la victime. Du coup, le rôle de bourreau perd tout charme.

 

*

*     *

 

La dureté des enfants envers les animaux vient de ce qu’ils ne conçoivent pas la mort ; ils tuent, incapables de se représenter quel bien est la vie. Je noyais sans tremblement les petits chats, les chiens nouveau-nés. J’avoue que j’y prenais un certain plaisir, innocent dans sa cruauté : je plastronnais, je témoignais un courage romain. Il faut que l’enfant soit encore bien faible pour s’imaginer que tuer des animaux sans défense constitue un exploit. Ensuite il se mêla quelque perversité à mon plaisir : ce n’était plus pour faire étalage de ma force, – j’avais compris qu’il n’en fallait aucune, – mais pour la joie de détruire, de produire la mort où, l’instant d’avant, existait encore la vie. Créateur à rebours. Dans l’impossibilité désespérée de créer, je tuais tout ce qui me tombait sous la main, sous le pied : mouches, insectes, chenilles, vermisseaux, taupes, serpents. J’étouffais les oiseaux entre mes jambes, je jetais au feu les souris prises au piège, – tout ça à l’insu de mes parents, qui avaient une tendresse franciscaine pour les bêtes. Les chiens les plus déshérités trouvaient grâce à leurs yeux.

À la belle saison, une chienne bâtarde, lourdaude, qui tenait du veau marin et du crocodile, venait chercher pitance à Melleray. Nous ne la chassions pas. Elle nous suivait à la promenade, aboyait à tout propos comme pour nous prouver qu’elle ferait un vigilant gardien, levait les merles et les perdrix afin de nous persuader de ses talents pour la chasse et ne manquait même pas de faire des grâces quand nous prenions le frais au jardin : elle pouvait aussi servir de carlin, de bichon. Bref, Maître Jacques de la chiennerie. Sa laideur arrivait à nous attendrir ; la pauvre créature s’appelait Bella.

– Allons, va-t’en, disait grand-mère, tu es vraiment trop laide.

Mais mon père plaidait en sa faveur, il lui trouvait du courage, de la ténacité ; ses pattes basses, ses flancs trop vastes la faisaient ressembler à des sculptures chinoises de je ne sais quelle dynastie. Il aurait inventé un style pour justifier l’intérêt qu’il lui témoignait et il lui donnait à la dérobée un morceau de sucre ou deux.

– En voilà une qui ne risque pas de gâter sa taille ! concluait maman en riant. Et Bella s’installait pour l’été à Melleray. On lui assignait une place dans la niche ; il fallait d’abord la défendre contre les autres chiens de la maison qui la houspillaient et dévoraient sa pâtée. Il y en avait cinq, la malheureuse Bella avait fort à faire ; puis tout s’arrangeait, et l’on voyait Bella accourir au-devant de nous, sa longue queue ridicule bien dressée et aboyant de plaisir et d’orgueil pour manifester sa joie de servir des maîtres tels que nous.

À l’automne, le jour de notre départ, elle regagnait d’elle-même, la queue basse, la cour de ferme où elle était née ; mais, sautant le mur, elle revenait de temps en temps l’hiver attraper un morceau chez le jardinier et rafraîchir ses souvenirs : elle avait la vocation de chien de bonne maison comme d’autres aspirent au ruisseau.

Sa laideur ne trouva jamais grâce devant moi et je ne manquai aucune occasion de le lui témoigner. Je lui flanquai de tels coups de pied qu’elle ne s’approchait jamais de moi quand elle me voyait seul. Un jour, pourtant, je la surpris dans l’écurie. Personne ne m’épiait. J’entrebâillai la lourde porte, la malheureuse bête se précipita pour s’enfuir. Alors je refermai la porte sur son cou et serrai de toutes mes forces. Elle n’aboya même pas. Quand je vis sa tête vaciller, je m’enfuis à toutes jambes. La chienne, recueillant ses forces, se traîna au fond du parc où on la trouva morte. On ne sut jamais comment elle s’était traînée jusque-là. Mon père la fit enterrer sous un bosquet de bouleaux qui devint le cimetière des chiens et que mes sœurs allaient désherber et fleurir. Pour toute oraison, grand-mère dit :

– Elle était bien laide.

Ce soir-là, je me fourrai au lit en tremblant ; l’obscurité où je me plaisais tant me fit peur. Mon crime me tourmentait, et moins le remords, la laideur de la chienne ayant toujours excité mon dégoût, que le regret de m’y être pris de cette façon. Un couteau, un bâton me paraissaient plus nobles. Le soupçon qu’on pût taxer mon acte de lâcheté me gênait : je me souvenais de Raoul. La disproportion entre ma faiblesse physique et la pusillanimité qu’elle engendre et la force, le calme que réclame la méchanceté me sautait aux yeux ; par nature, j’avais plus de nerfs que de muscles, plus de dépit, de rage, de caprices que de ces colères qui viennent des entrailles et qui gardent quelque chose de la nuit des corps. J’étais plutôt fait pour être un bon enfant vif, un peu gâté, mais sociable et doux, qu’un garnement, un futur gibier de potence.

La nuit, un cauchemar me réveilla. Un homme noir habillé d’une soutane, coiffé d’un bicorne de gendarme, sortait d’une hutte. Un chien le précédait qui tirait sur sa chaîne. C’était Bella. Tantôt le chien se métamorphosait en monstre, tantôt l’homme se changeait en chien, et Bella devenait homme noir, à quatre pattes, empêtré dans sa soutane. Le couple, car ils formaient un couple, avançait à grands pas vers moi, sans défense dans mon lit. Le monstre de chien me dévorait, le monstre d’homme aussi. Leurs métamorphoses continuelles ne modifiaient pas mon sort : j’étais successivement dévoré par l’un et par l’autre et j’entendais mes os craquer dans leurs gueules.

Pendant deux semaines, la nuit ou dans la journée, la vision me poursuivit. Le couple maître et chien sortait de la hutte, longeait la ligne des peupliers, en bordure d’un pré et d’un ruisseau, et me dévorait. Je me sentais, sang, dégoutter sur leurs mâchoires et, morceaux de chair, descendre dans leurs ventres. Aucune souffrance corporelle, mais une épouvante qui me portait au seuil de la syncope. Mes oreilles bourdonnaient. La nausée me prenait et je ravalais ma salive. J’étais victime, pâture, chose déchiquetée, avalée, disparue dans un néant d’entrailles. J’aurais voulu pleurer, mes yeux restaient secs ; m’enfuir ? mes pieds collaient au sol.

Je pensais que mon crime m’avait fait suppôt du Diable : j’étais enrôlé dans la troupe maudite. Cela m’épouvantait et me ravissait à la fois. Allais-je chevaucher une nuée pendant l’orage et tomber avec la foudre sur les forêts ? Je n’y croyais pas trop, sachant bien que je n’étais pas assez criminel pour mériter cette gloire. Encore une ruse de Malalice, car il me plaisait d’imaginer ma servitude au puissant Seigneur des tempêtes.

Mais, en même temps, je cuisais et recuisais dans la honte, j’étouffais dans l’angoisse. Je tremblais pour mon salut et pesais, sur les balances les plus subtiles dont disposaient mes onze ans, les chances que j’avais de m’en tirer. Me croyant damné, possédé du démon à tout le moins, je pris peur une fois où le fléau avait penché tout de suite du côté qu’il ne fallait pas. Dieu le Père, Dieu le Fils, la Vierge et tous les saints furent appelés à l’aide : je priai si fort qu’un beau jour la vision disparut.

 

*

*     *

 

À Melleray, comme nous habitions loin de l’abbaye, nous ne faisions qu’un seul voyage le dimanche, avec les deux voitures dont nous disposions, et nous assistions tous à la grand-messe, trop tardive pour les communions. J’aurais voulu communier aussitôt pour faire action de grâces et sanctifier ma délivrance, mais il me fallut attendre le retour à Paris. Et, comme avec le temps ma résolution s’émoussa, la rentrée des classes avait eu lieu depuis longtemps que je n’étais pas encore allé à confesse. La Toussaint approchait, plus moyen de tergiverser.

Quand s’ouvrit le volet du confessionnal et que je reconnus dans la pénombre le profil de mon confesseur, la lâcheté l’emporta sur tout ; je débitai une suite de péchés véniels, enfin je m’accusai d’avoir maltraité une chienne pendant les vacances. Comme la bête n’était pas morte sous mes yeux, je pouvais reconnaître l’avoir battue à l’excès, mais protester que je ne l’avais pas tuée. Je redoutais que le prêtre ne me demandât comment je m’y étais pris : avec un fouet, un bâton ? Plutôt mourir que de répondre : avec un battant de porte !... Mais il me posa une singulière question :

– A-t-elle beaucoup crié ?

Je ne l’avais entendu ni aboyer ni gémir. Elle avait dû pourtant le faire, mais j’étais tellement hors de moi que je n’avais rien remarqué.

– Non, mon père.

– Alors ce n’est pas bien grave, fit-il.

Et il me donna sa pénitence.

Point trop assuré de la valeur de ma casuistique, assuré bien au contraire de ma mauvaise foi, je me demandais si j’étais en état de grâce pour communier. J’avais entendu parler de juifs et d’hérétiques tombés raide mort pour avoir profané l’hostie ; je n’en menais pas plus large que ça. Pourtant ma frayeur ne l’emporta pas sur mon orgueil. Si je retournais au confessionnal et m’accusais d’avoir tué Bella ? Avec quel instrument ? demanderait le prêtre. Toujours ce battant de porte ! Fallait-il inventer un procédé plus brave ? Alors c’était pécher par mensonge au lieu de pécher par omission.

On s’étonnera qu’avec des dispositions pareilles je parle de ma piété. Mais n’est-il pas naturel d’être tenté par le Démon ? Les saints aussi luttaient avec lui. Leur exemple me servait de caution. Voyez la différence : ils triomphaient du Malin, et moi je succombais. Sans doute, mais cela n’entamait pas ma croyance en Dieu. Dieu avait choisi les Saints pour manifester sa gloire, pour confesser sa grandeur ; moi, il m’avait réservé pour un autre emploi. Il tolérait mes péchés parce que, d’une manière incompréhensible, cela servait aussi son règne et sa puissance.

Je me disais tout cela en m’agenouillant à la table d’autel entre ma mère et Germaine, et tremblais de tout mon corps en dépit de ma confiance que j’accomplissais la volonté divine, tout méchant, pécheur, un peu maudit peut-être, que j’étais. « Si je tombe, tout noir et paralysé sur la dalle, me disais-je, quel scandale dans l’église ! » Je songeais moins à la douleur de ma mère qu’à l’embarras où la mettrait cette mort singulière qui flattait mon imagination parce qu’elle rappelait celle de don Juan. Mais ma mère, qui ne haïssait rien tant qu’un éclat en public, serait au désespoir. Par amour pour elle, je renonçais à cette mort qui me fascinait et aurait fait de moi un personnage et, partagé entre le désir de vivre et la gloire que m’aurait donnée cette mort impénitente, j’avalai l’hostie. Je crus mourir. Enfin, presque déçu, je constatai que je vivais encore.

Par cette confession imparfaite et par la communion pathétique qui la suivit, je fis une acquisition dont je n’avais pas jusqu’à ce jour la moindre idée : le goût du péché ; la crainte de Dieu s’insinua en moi avec le désir de le braver.

 

*

*     *

 

Les gens simples ne pensent pas. Ils ont bien raison : ils se contentent d’agir selon les règles qu’on leur enseigne et que l’autorité, la tradition leur présentent comme les seules vraies, les seules justes, donc les seules raisonnables. Nous, les insensés, les gloutons, nous voudrions vivre de la vie pleine et instinctive des naïfs et, de surcroît, nous voudrions penser. C’est rechercher la quadrature du cercle. La difficulté de l’entreprise nous aiguillonne ; nous arrivons à la mort toujours à la poursuite de la vie, la vraie vie comme on l’appelle.

L’enfant qui pense quand les autres jouent est marqué pour la pire des aventures : la solitude. On ne la choisit pas : c’est elle qui s’impose à nous dès qu’on tire plaisir et vanité de la première pensée : on se sépare des autres et de Dieu.

Vers douze ans, je cessai de jouer pour me livrer au jeu, combien plus enivrant et dangereux, de la réflexion.

– Que fais-tu donc ? demandait maman en me voyant, les jours de congé, regarder obstinément, le front contre la vitre, les autobus et les voitures dans l’avenue.

– Je pense.

L’état de penseur offre d’abord mille satisfactions : Caïn se met à parler en nous. Je me persuadai sans peine que j’étais un être supérieur, un peu maudit, désigné pour accomplir des choses singulières. J’en voulus à mes parents de me traiter comme leurs autres enfants. On me devait des égards, je n’appartenais pas à la même race.

Pendant mes jours de congé, je m’arrangeais peur me faire servir par mes sœurs. Germaine continuait à m’admirer, à prendre sans réserve mon parti contre Roch. Je crois bien que l’ascendant que j’avais sur elle m’empêchait alors de l’aimer comme il faut. Je me suis rattrapé depuis. En tout cas, quand je disais à mes sœurs : « Taisez-vous donc, idiotes ! je réfléchis », Germaine ne se croyait pas comprise dans l’injure. Elle jouissait d’un traitement de faveur.

Je cherchais avec passion à distinguer le bien du mal. C’est le souci majeur de tout homme, même de celui qui ne croit pas à l’au-delà. Car, s’il se proclame roi de la création, il sait bien que cela provient du privilège qu’il détient de marier dans son cœur le vice et la vertu. On m’enseignait avec une si pathétique véhémence qu’il fallait poursuivre le bien et fuir le mal que je croyais qu’il était facile de les définir et de les distinguer.

Grand-mère soupçonnait-elle que le vice fait corps avec la vertu et que c’est pure convention de nommer vertus les vices profitables à la société ? Elle n’en laissait rien paraître et se montrait intarissable, dogmatique, persuasive sur ce chapitre comme sur tous les autres. Les dames du Sacré-Cœur de Nantes l’avaient soumise à bonne école. Elle se rappelait encore les exemples ingénieux, les délicats raisonnements dont se servaient les religieuses pour former les jeunes personnes qui leur étaient confiées. Pendant les longues soirées de septembre, à Melleray, grand-mère ne manquait pas une aussi bonne occasion de nous endoctriner. Les jours plus courts, la perspective de rentrer en classe, la satiété des vacances nous rendaient assagis. La bonne dame s’en donnait à cœur joie ; elle éprouvait sur la seconde génération ce qui avait réussi à ses propres enfants. Persuadée qu’il fallait mêler l’agréable à l’utile, elle nous délassait en nous parlant de ses amies de pension et des religieuses qu’elle préférait. Il s’agissait d’innocentes plaisanteries, de chastes attendrissements qui ne trouvaient pas grâce à nos yeux : nous, nous étions de l’époque de Carpentier, de Dempsey, de Lindbergh et du Tour de France. Les histoires de grand-mère manquaient de muscles, d’avions et de cow-boys. Nous riions souvent pour lui faire plaisir, surtout moi, juché sur la plus haute branche de mes pensées. Mais j’en descendais volontiers pour l’entendre parler de la Mère de Fontenailles qui rougissait quand on chantait devant elle une romance que son frère avait mise en musique. Et grand-mère chantait en s’efforçant de prendre une voix fraîche de communiante :

 

          Le cœur que tu m’avais donné,

          Ma douce amie, en gage

          Ne l’ai ni déchiré

          Ni mis à fol usage.

          L’ai mêlé tant et tant au mien

          Que ne sais plus quel est le tien.

 

– Stupidité ! clamait alors la Mère de Fontenailies, écarlate.

– Quelle horreur ! renchérissait notre grand-mère, cinquante ans plus tard.

Là-dessus, elle tirait la morale.

– La chanson ne valait rien, et nous encore bien moins, qui faisions enrager cette pauvre Mère. Tout ça ne tient pas debout : on ne peut donner son cœur qu’à Dieu.

Cette dernière phrase, nous l’entendîmes des centaines, des milliers de fois.

– Et lorsque vous vous êtes mariée ? demandai-je un jour que l’insolence me chatouillait.

Grand-mère ne répondit pas tout de suite. Germaine tremblait. Mes cousins s’attendaient au pire. C’était oublier la préférence de grand-mère pour moi.

– Sans doute ai-je accepté votre grand-père, mais il n’a jamais prétendu à la première place. D’ailleurs, il m’a épousée pour ma vertu et pour ma piété.

À voir le visage altier de grand-mère, son maigre chignon et sa lourde silhouette, personne n’en doutait.

 

*

*     *

 

Sitôt ma première communion faite, mes parents me mirent interne. Ils estimaient que la discipline me tremperait le caractère – lever à six heures du matin, au son du tambour, quitter le dortoir en rang par deux, en silence et les bras croisés, et la journée ne faisait que commencer ! – que le recueillement est favorable aux études, enfin qu’il fallait soustraire les enfants à l’agitation de la vie de Paris. À la rentrée, Roch regagna son collège anglais, j’entrai au lycée Henri-IV, et Germaine fut expédiée dans un couvent. Nous échangions des lettres assez pathétiques ; dans le fond, nous nous accommodions fort bien de notre nouvelle existence. D’ailleurs, je passais les fins de semaine à la maison. Germaine, soumise à des règles plus sévères, ne sortait qu’au bout du mois.

Pendant ces années d’internat, les souterrains du lycée n’ont pas manqué d’exercer sur moi leur pouvoir. Alors que les autres élèves y descendaient à trois ou quatre pour fumer ou pour se livrer à d’autres plaisirs, j’y suis toujours allé seul, un peu par bravade et pour transgresser la règle, – nous étions privés de sortie si l’on nous prenait sur le fait, – surtout pour communier avec un esprit, pour respirer une présence que je ne percevais nulle part ailleurs. Je frissonnais, je fondais en délices dans ces ténèbres.

Je me pris alors d’un goût désordonné pour les tableaux les plus sombres de Rembrandt, de Greco. Les toiles romantiques qui ornaient la maison et dont le vernis avait tellement noirci qu’on ne distinguait plus rien me ravissaient. Maman se moquait de moi et m’appelait beau ténébreux. De fait, le mot ténèbres exerçait sur moi le même empire qu’orages : une sorte de joie cruelle.

Cette joie, les souterrains du lycée Henri-IV m’en ont repu chaque fois que j’affrontais les puissances du lieu. Pour qui habite la ville, ces souterrains tiennent lieu de cavernes dans la montagne, de grottes au bord de la mer, de gouffres prophétiques. Le silence, l’ombre qui pèsent sous les arbres, dans la forêt, et qui lui donnent cette majesté sans âge, je les retrouvais sous la voûte de ces galeries dont les plus anciennes sont taillées dans le roc de la Montagne Sainte-Geneviève. C’est ainsi que je me représentais le château de l’âme : comme une église souterraine avec une salle ronde, d’énormes piliers de granit, très vieux et très lisses, un couloir circulaire, d’autres piliers, des salles rayonnantes autour d’un centre obscur. Partout la même hauteur de voûte, le même demi-jour, la même certitude, le même recueillement. Je m’y sentais séparé du monde, à l’abri du soleil, des hommes et des choses. Une douce pression me conduisait au centre de la crypte, vers le saint des saints, vers l’unique nécessaire. Je dévoilais mon âme, je me mariais à la nuit. Les pierres me transmettaient les rumeurs venues du fond des âges et qui s’alliaient aux puissances magiques du minéral. Je pouvais adorer ; je confondais la nuit qui couvre la terre après le départ du soleil avec les ténèbres qui remplissent les espaces souterrains et qui ne sont pas seulement absence de lumière, mais privation absolue de lumière. Je songeai qu’à l’intérieur de mon corps il y avait la même opacité, la même densité sombre, et je me réjouissais de transporter en moi une parcelle de ces ténèbres qui m’apparentaient à la terre.

Ce sont elles qui avaient obscurci ma transparence première, qui m’avaient marqué au creux du ventre et aux aisselles. Je haïssais la ligne de poils qui montaient jusqu’à mon nombril et témoignaient trop bien de la malédiction ; j’étais sali, dégradé dans ma chair même.

Et pourtant cette déchéance m’inspirait une sorte de joie, tremblante, honteuse, mais joie quand même. Mon ventre, mon sexe auxquels je n’avais jamais accordé autant d’intérêt qu’à mes mains, à mon visage, me promettaient je ne sais quels plaisirs. Je me familiarisais avec mon corps, avec la nuit viscérale.

Le travail qui se faisait en moi, et d’enfant me transformait en homme, me semblait un rêve qui prenait corps et devenait chair. J’étais comme une femme qui attend son enfant : je nourrissais un autre moi et c’est aussi dans mon ventre que je le portais et le sentais s’agiter. De l’intérieur, il me chatouillait les poils du ventre, il donnait des coups de pied dans mon sexe qui se tendait de surprise, de douleur, et, contre toute attente, j’étais inondé de joie. Il n’y avait plus de frontière entre le rêve et la réalité, mon corps entrait dans la ronde et prenait part à la féerie. Au fil des nuits, les rêves succédaient aux rêves et, de source qui jaillit en ballon qui éclate, de vertige en enlèvement, de vol plané en flèches de gloire, ces rêves me conduisaient dans l’île mystérieuse, dans l’île bienheureuse où l’on ne peut être que deux.

Pour des impressions si nouvelles, l’expression me manquait. Un poème de Ronsard que j’appris alors vint à mon secours :

 

          Je songeais sous l’obscur de la nuit endormie...

 

Il résuma pour moi cette contemplation éperdue où l’effroi se mêlait au ravissement, où le mystère venait se prendre comme un oiseau dans une chambre et tourbillonner autour de moi avec des claquements d’ailes qui m’enroulaient de vertige. La nuit jetait son masque et montrait son visage, je ramassais le masque et le posais sur mes joues.

Échange, complicité, délices partagées, l’âge me préparait aux premières amours.

Mais ni les premières, ni les dernières amours n’ont su me persuader que j’étais fait pour le bonheur. Qui faut-il rendre responsable de cet échec ? Dans les siècles naïfs, on répondait : le Diable. Quelle réponse donner, nous qui sommes devenus si savants ? Je ne sais toujours pas si je suis bon ou si je suis méchant, innocent ou coupable, si la morale consiste à faire ceci ou cela, si Dieu l’emportera sur Malalice à la fin des temps...

Comment vivre sans faire la part du feu ? On a deviné que c’est la part du Diable.

 

 

Marcel SCHNEIDER.

 

Paru dans Les œuvres libres en 1955.

 

 

 

 

 

 

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