Sabine la sculptrice
Brûlant d’égaler la nature
Qu’un souffle divin anima,
Du feu sacré pour la sculpture
La fille d’Ervin s’enflamma.
La vierge à la longue paupière
D’un grand amour aima la pierre
Qu’elle taillait avec ferveur ;
Car Sabine avait lu la Bible
Et portait un peuple invisible
Sous son front candide et rêveur.
Et pour l’honorer, la jurande
Lui confia tout un portail ;
L’œuvre était difficile et grande,
Mais Sabine aimait le travail,
Et sculpta selon sa science
L’ancienne et nouvelle Alliance,
Marie et le divin Enfant ;
Dans les niches, sous les voussures :
Les Apôtres, humbles figures,
Et plus haut le Christ triomphant.
Or, au centre de la chapelle,
Dans un poudroiement lumineux,
Une colonne svelte et belle
Montait d’un jet vertigineux.
Sabine, pensive et ravie,
Dit un jour : « L’arbre de la vie
Ne doit-il pas fleurir aux cieux ?
J’y mettrai les Évangélistes
Et puis quatre anges, doux psalmistes
Qui chanteront au-dessus d’eux. »
Un seigneur du pays de France
En ces temps passait à Strasbourg ;
Plein de joie et de révérence,
Du vaste Dôme il fit le tour.
Sous la chapelle protectrice,
Il vit Sabine la sculptrice
Frappant le grès d’un ciseau sûr ;
Sabine avait le front lucide,
Les cheveux blonds d’une sylphide,
L’œil profond comme un lac d’azur ;
Je ne sais par quel sortilège
La vierge tourna ses clairs yeux,
En inclinant son front de neige
Vers le seigneur silencieux.
Je ne sais pas ce qu’ils pensèrent,
Mais longtemps ils se regardèrent,
Et ce fut comme un trait de feu ;
Je ne sais pas ce qu’ils se dirent,
Mais je sais que leurs mains frémirent
En se touchant, au mot d’adieu.
Alors, vers la fille d’Alsace
Qui sculptait sur son piédestal,
Sous l’arc-en-ciel de la rosace
Il tendit l’anneau nuptial.
« La guerre sainte me réclame,
Dit le seigneur ; mais, sur mon âme !
Doux souvenir vous garderai !
Si je reviens de Palestine,
Me suivrez-vous, belle Sabine ?
Elle : Doux seigneur, j’attendrai. »
Il partit. D’une ardeur fiévreuse,
Elle se remit à sculpter,
Et la colonne harmonieuse
Sous sa main paraissait chanter.
Elle y forma selon la règle
L’apôtre saint Jean, avec l’aigle,
Saint Luc, saint Marc et saint Matthieu.
Ainsi passa l’année entière,
Sans qu’apparût dans l’ombre austère
Celui qu’elle attendait de Dieu.
Dormait-il dans la mer profonde,
Ou sous les flots dans noir torrent ?
Dans quel désert perdu du monde,
Captif ou mort !... le seigneur franc ?
Sabine sculptait sa colonne,
Dans l’été comptant sur l’automne
Et dans l’hiver sur le printemps.
Comme un pilier que rien ne plie,
À ceux qui lui disaient : « Oublie ! »
Elle répondait : « Non ! J’attends ! »
Et, rêvant au seigneur de France,
Sabine, avec ses doigts légers,
Sculpta l’Ange de l’espérance
Et ses frères, blancs messagers.
Et lorsque, à son œuvre asservie,
Au roc elle eut donné sa vie
Si bien qu’enfin il respirait...
Sabine, baissant sa paupière,
Soudain parut changée en pierre
Et l’Ange du pilier... pleurait.
Et laissant tomber sur la dalle
Le ciseau de sa pâle main,
Elle quitta la cathédrale
Et plus n’en reprit le chemin.
« Un jour, j’en suis sûre, dit-elle,
Il reverra cette chapelle,
Le doux seigneur que j’ai choisi.
Voyant la colonne élancée,
Il dira : C’est ma fiancée
Fidèle qui sculpta ceci. »
La vierge à la longue paupière,
Aux yeux d’azur, aux cheveux d’or,
Alors, se coucha sous la pierre ;
Elle n’est pas morte... elle dort.
Et, ceint de sa douce auréole,
L’ange de lumière console
Quiconque aime sans oublier ;
Pensif il sourit et s’incline,
Tandis qu’en sa tombe Sabine
Attend toujours son chevalier.
Édouard SCHURÉ, 1884.
Recueilli dans Les légendes des cathédrales,
par Jean-François Blondel,
Éditions Jean-Cyrille Godefroy, 2002.