Le miroir de la tante Marguerite
par
Walter SCOTT
Il y a des instants où l’imagination s’égare en dépit de la surveillance de notre raison ; où la réalité semble une ombre ; où les ombres semblent des corps ; où la barrière immense qui sépare la vérité de la fiction semble renversée, comme si les yeux de l’âme pouvaient pénétrer par delà les limites de notre monde. Je préfère ces heures de vagues rêveries à toutes les tristes réalités de l’existence.
ANONYME.
INTRODUCTION
Ma tante Marguerite appartenait à cette respectable classe de sœurs à laquelle sont dévolus tous les soucis, tous les embarras qu’occasionnent les enfants, excepté toutefois ceux qui sont attachés à leur arrivée dans le monde. Notre famille était nombreuse, et composée d’enfants de différents caractères ainsi que de différents tempéraments. Quelques-uns étaient tristes et de mauvaise humeur, on les envoyait à la tante Marguerite afin qu’elle les amusât ; d’autres étaient brusques, impétueux et turbulents ; on les envoyait à la tante Marguerite pour qu’ils se tinssent tranquilles, ou plutôt pour se débarrasser de leur bruit. On lui envoyait aussi ceux qui étaient malades afin qu’elle les soignât ; ceux qui étaient obstinés afin qu’elle les soumît par la douceur de ses réprimandes ; enfin elle remplissait tous les devoirs variés d’une mère, sans avoir l’honneur et la dignité du caractère maternel. Le terme de ses soins est venu ; de tous les enfants languissants ou robustes, doux ou acariâtres, tristes ou enjoués, qui s’agitaient dans son petit salon depuis le matin jusqu au soir, aucun n’existe maintenant, excepté moi, qui, affligé par des infirmités précoces, leur ai cependant survécu.
C’est encore, et ce sera mon habitude tant que j’aurai l’usage de mes membres, d’aller rendre visite à ma respectable parente, au moins trois fois par semaine. Sa demeure est à environ un demi-mille des faubourgs de la ville que j’habite ; elle est accessible non seulement par la grande route, dont elle est à quelque distance, mais encore par un chemin couvert de gazon, et conduisant à travers de jolies prairies. J’ai si peu de tourments dans la vie, qu’un de mes plus grands chagrins est de savoir que plusieurs de ces champs écartés sont destinés à recevoir des bâtiments. Dans celui qui est le plus près de la ville, j’ai vu pendant plusieurs semaines un si grand nombre de brouettes, que je crois en vérité que toute sa surface, à une profondeur de dix-huit pouces au moins, fut dans le même moment élevée sur ces chars à une roue, et transportée dans un autre lieu. D’immenses piles triangulaires de planches sont entassées dans différentes parties de la prairie condamnée, et un petit bouquet d’arbres ornant encore le côté oriental qui s’élève par une pente douce vient de recevoir son arrêt de mort, annoncé par un barbouillage de peinture blanche ; ces arbres doivent faire place à un groupe de cheminées.
Peut-être d’autres s’affligeraient dans ma position, en pensant que ces pâturages appartenaient autrefois à mon père, dont la famille jouissait de quelque considération dans le monde, et qu’ils furent vendus par morceaux, pour remédier à la détresse dans laquelle il se plongea, en essayant par quelque entreprise commerciale de réparer sa fortune diminuée. Tandis que les projets de constructions étaient en pleine vigueur, ces amis qui prennent bien soin que la moindre de nos infortunes n’échappe à notre attention, me disaient souvent : – De tels pâturages, situés si près de la ville, rapporteraient, en navets et en pommes de terre, vingt livres sterling par arpent. Et s’ils étaient vendus pour construction ! oh ; c’était une mine d’or ! et cependant l’ancien propriétaire s’en défit pour une bagatelle. Mes consolateurs ne peuvent réussir à exciter mes plaintes sur ce sujet. Et s’il pouvait m’être permis de porter mes regards sur le passé sans y rencontrer d’obstacles, j’abandonnerais volontiers la jouissance de ma fortune présente et mes espérances futures à ceux qui ont acheté ce que mon père a vendu. Je regrette les altérations du sol, seulement parce qu’elles détruisent les souvenirs, et j’aimerais mieux (il me semble) voir les Clos-du-Comte entre les mains d’étrangers, s’ils conservaient leur aspect champêtre, que de savoir qu’ils m’appartiennent, s’ils étaient ravagés par l’agriculture ou couverts de bâtiments. Mes sensations sont celles du pauvre Logan :
Gazon de mon enfance, ami consolateur,
Théâtre de mes jeux, verte et douce prairie,
Vous avez disparu sous un soc destructeur,
Et la hache a détruit l’aubépine fleurie
Où l’écolier joyeux cherchait avec ardeur
Contre les feux du jour un abri protecteur.
J’espère cependant que l’horrible dévastation ne sera point consommée pendant ma vie. Quoique l’esprit aventureux de l’époque ait fait concevoir le projet de cette entreprise, je suis fondé à croire que les mécomptes qui ont eu lieu ont un peu refroidi les spéculateurs, et que les plaines boisées et le petit sentier conduisant à la retraite de la tante Marguerite seront épargnés pendant le reste de ses jours et des miens. J’y suis intéressé, puisque chaque pas du chemin, après avoir traversé la prairie, est empreint de quelques souvenirs de mon enfance. Voici l’échalier où je me souviens qu’une petite fille revêche me reprocha ma faiblesse, en m’aidant avec négligence à escalader la barrière escarpée que mes frères franchissaient en bondissant. Je me rappelle l’amertume de ce moment, et, convaincu de mon infériorité, le sentiment concentré d’envie avec lequel je regardais les mouvements aisés et les membres élastiques de mes frères plus heureusement constitués. Hélas ! ces barques si solides ont toutes péri sur l’immense océan de la vie, et celle qui semblait si peu digne d’être lancée à la mer a bravé la tempête et vogué jusqu’au port.
Voici l’étang où, manœuvrant notre petite flottille construite en larges joncs, mon frère aîné tomba, et fut avec bien de la peine sauvé du liquide élément, pour mourir sous la bannière de Nelson. Voici le taillis de coudriers où mon frère Henri allait cueillir des noisettes, ne songeant point qu’il devait mourir dans une jungle indienne à la recherche des roupies.
Il y a tant de souvenirs dans les environs du petit chemin, que, lorsque je m’arrête appuyé sur ma canne en béquille, et que je regarde autour de moi, en comparant ce que j’était autrefois et ce que je suis, je finis presque par douter de ma propre identité, jusqu’au moment où je me trouve en face du porche de chèvrefeuille de la demeure de ma tante Marguerite, demeure dont la façade est irrégulière, et dont les gothiques fenêtres, projetant des treillis, donnent à penser que les ouvriers se sont appliqués à les construire entièrement différentes les unes des autres, par la forme, la grandeur, par la pierre d’entablement d’un goût suranné et les lambels qui les ornent. Cette maison, jadis le manoir des Clos-du-Comte, nous appartient encore ; car, par quelques arrangements de famille, elle fut assurée à la tante Marguerite pendant sa vie. Cette propriété précaire est en quelque sorte la dernière ombre de la famille de Bothwell des Clos-du-Comte, et ce qui lui reste de l’héritage paternel. Lorsque, à la mort de ma vieille parente, cette maison passera dans des mains étrangères, le seul représentant de la famille sera alors un vieillard infirme, voyant sans regret avancer la mort, qui a dévoré tous les objets de ses affections.
Lorsque j’ai donné carrière pendant quelques minutes à de semblables pensées, j’entre dans le manoir, qui, dit-on, n’était qu’un pavillon de bâtiment primitif, et j’y trouve un être sur lequel le temps semble avoir bien peu d’empire ; et cependant il y a autant de différence entre l’âge de la tante Marguerite d’aujourd’hui et celui de la tante Marguerite de ma première jeunesse, qu’entre l’enfant de six années et l’homme de cinquante-six ans. Mais le costume de la vieille dame ne contribue pas peu à persuader que le temps a oublié la tante Marguerite.
La couleur brune ou chocolat de sa robe de soie, avec des manchettes aux coudes, de la même étoffe, entre lesquelles il y en a d’autres en dentelles de Malines ; les gants de soie noire ou mitaines, les cheveux blancs renvoyés en arrière sur un bourlet, et le bonnet de batiste sans tache qui entoure une tête vénérable : toutes ces choses ne composaient pas le costume de 1780, moins encore celui de 1826 ; elles semblent être particulières à la tante Marguerite. Elle est encore assise où elle s’asseyait il y a trente ans, avec son rouet ou son tricot, près du feu pendant l’hiver, et à sa fenêtre pendant l’été ; ou bien elle se hasarde aussi loin que le porche, pendant les soirées les plus chaudes de la belle saison. Ses membres, semblables aux pièces solides de quelques mécaniques, accomplissent encore les fonctions pour lesquelles ils furent destinés, et agissent avec une activité qui diminue graduellement, mais qui n’indique point encore qu’elle soit sur le point de s’arrêter tout à fait.
La sollicitude et l’affection qui rendirent la tante Marguerite l’esclave volontaire d’une multitude d’enfants ont maintenant pour objet la santé et le bien-être d’un homme vieux et infirme, le seul parent qui lui reste, et la seule personne qui puisse trouver de l’intérêt aux traditions qu’elle recueille, comme l’avare cache l’or dont il ne voudrait pas que personne pût jouir après sa mort.
Ma conversation avec ma tante Marguerite a rarement rapport au présent ou à l’avenir, car le passé possède tout ce que nous regrettons, nous ne désirons rien de plus ; et, pour ce qui doit suivre, nous n’avons de ce côté de la tombe, ni espérances, ni craintes, ni inquiétudes. Nous portons donc naturellement nos réflexions vers le passé, et nous oublions l’état misérable de notre fortune présente, la décadence de notre famille, en rappelant les heures de sa richesse et de sa prospérité.
D’après cette légère introduction, le lecteur connaîtra, de la tante Marguerite et de son neveu, tout ce qui est nécessaire pour comprendre la conversation et la narration suivantes.
La semaine passée, par une soirée d’été assez avancée, je fus rendre visite à la vieille dame avec laquelle le lecteur a déjà fait connaissance, et je fus reçu par elle avec son affection et sa bonté ordinaires, mais en même temps elle semblait absorbée et disposée au silence. Je lui en demandai la raison.
– Ils ont nettoyé la vieille chapelle, me répondit-elle ; John Cleighudgeons ayant, il paraît, découvert que ce qu’elle contenait (je suppose que c’étaient les restes de nos ancêtres) convenait à merveille pour engraisser les champs.
À ces mots, je tressaillis avec plus de vivacité que cela ne m’était arrivé depuis quelques années, et je m’assis, tandis que ma tante ajoutait, en posant la main sur ma manche :
– La chapelle a été longtemps regardée comme un commun, mon cher, on s’en servait pour la bergerie. Et que pouvons-nous reprocher à un homme qui emploie son bien à son propre usage ? Outre cela, je lui ai parlé, et il m’a promis très honnêtement que, s’il trouvait des os ou des tombes, ils seraient respectés et remis à leur place. Que pouvais-je demander de plus ? La première pierre sépulcrale qu’on a trouvée portait le nom de Marguerite Bothwell, 1585 ; j’ai ordonné qu’on la mît soigneusement de côté, car je pense que c’est pour moi un présage de mort. Cette pierre ayant servi à celle dont je porte le nom, pendant deux cents ans, a été levée à temps pour me rendre le même service. Depuis longtemps ma maison est en ordre en tout ce qui concerne les affaires de ce monde ; mais qui peut dire que sa paix avec le Ciel est assurée ?
– D’après ce que vous venez de dire, ma tante, répliquai-je, peut-être devrais-je prendre mon chapeau et m’en aller ; je le ferais si je ne m’apercevais pas que dans cette occasion il y a un peu d’alliage mêlé à votre dévotion. Penser à la mort dans tous les temps est un devoir ; la supposer plus proche parce qu’une vieille pierre sépulcrale qui porte votre nom vient d’être trouvée, c’est une superstition. Et vous dont le jugement et l’esprit justes ont été si longtemps les guides d’une famille déchue, vous êtes la dernière personne que j’aurais soupçonnée d’une pareille faiblesse.
– Et je ne mériterais pas vos soupçons, mon neveu, si nous parlions de n’importe quel autre accident de la vie humaine, et qui eût rapport au présent ou à l’avenir. Mais pour tout ce qui regarde le passé, je suis coupable d’une superstition dont je ne désire nullement me corriger. C’est un sentiment qui me sépare du siècle, et qui me lie encore à ceux que je vais retrouver. Et même, ainsi qu’aujourd’hui, lorsque ces idées me présentent une tombe entr’ouverte, et m’invitent à la contempler, je n’aimerais point à les bannir de mon esprit ; mais elles n’ont d’empire que sur mon imagination, qu’elles occupent doucement, sans influencer ma raison et ma conduite.
– En vérité, ma bonne dame, si toute autre personne que vous m’eût fait une semblable déclaration, je l’aurais trouvée aussi capricieuse que le ministre qui, sans chercher à défendre son texte fautif, préférait, par habitude seulement, son vieux mumpsimus au moderne sumpsimus.
– Eh bien ! répondit ma tante, il faut que j’explique mon inconséquence sur ce point, en la comparant à une autre. Je suis, comme vous le savez, une de ces vieilles gens d’un autre monde qu’on appelle Jacobite ; mais je suis Jacobite de sentiment et de sensations seulement, car jamais sujet plus loyal ne joignit ses prières à celles qu’on adresse pour la conservation de George IV : que Dieu lui accorde une longue vie ! mais je suis persuadée que notre bon souverain ne penserait pas qu une vieille femme lui fait injure, lorsque, appuyée dans son fauteuil, par une clarté douteuse comme celle-ci, elle songe aux hommes courageux qui crurent que leur devoir les appelait à prendre les armes contre son grand-père, et comment, dans une cause qu’ils supposaient celle de leur prince légitime, et de leur patrie.
« Ils combattirent jusqu’à ce que leur main fût collée à leur large épée ; mais quoique la fortune leur fût contraire, leur courage ne put être abattu. »
Ne venez point dans un tel moment, lorsque ma tête est remplie de plaids, de pibrochs, de claymores, demander à ma raison d’admettre ce que, je le crains, elle ne pourrait nier, c’est-à-dire que le bien public exigeait l’abolition de toutes les choses que je rêve. Je ne puis, il est vrai, refuser de reconnaître la justesse de votre raisonnement ; mais étant convaincue contre ma volonté, vous avez peu gagné par vos démonstrations. Vous feriez aussi bien de lire à un amant éperdument amoureux le catalogue des imperfections de sa maîtresse ; après l’avoir forcé d’en écouter l’énumération, vous ne pourrez en tirer d’autre réponse, sinon qu’il ne l’en aime que mieux.
Je n’étais pas fâché d’avoir changé le cours mélancolique des pensées de la tante Marguerite, et je répondis sur le même ton : – Je ne puis m’empêcher d’être persuadé que notre bon roi est d’autant plus sûr de l’affection loyale de Mistress Bothwell, qu’il a, en sa faveur, le droit de naissance des Stuarts, aussi bien que celui qui résulte de l’Acte de succession.
– Peut-être mon attachement prend-il sa source dans la réunion des droits dont vous parlez, et en est-il d’autant plus vif. Mais, sur mon honneur, il serait aussi sincère, si le droit du roi n’était fondé que sur le vœu du peuple, comme il a été déclaré à la révolution : je ne suis pas de vos gens jure divino.
– Et néanmoins vous êtes Jacobite.
– Et néanmoins je suis Jacobite, ou plutôt, je vous laisse la permission de me mettre de ce parti dont les membres étaient appelés le parti des fantasques, du temps de la reine Anne, parce qu’ils se laissaient guider tantôt par leurs impressions, tantôt par leurs principes. Après tout, il est fort étrange que vous ne vouliez pas permettre à une vieille femme d’être aussi peu conséquente dans ses sentiments politiques que les hommes le sont en général dans les divers incidents de la vie. Vous ne pourriez m’en citer un dont les passions et les préjugés ne l’écartent pas continuellement du chemin que la raison lui indique.
– Cela est vrai, ma tante, mais vous êtes une de ces personnes qui s’égarent à plaisir, et qu’on devrait forcer de rentrer dans le droit chemin.
– Épargnez-moi, je vous en conjure : vous vous rappelez cette chanson gaélique, quoique sans doute je prononce incorrectement les paroles :
– Hatil mohatil, na dowski mi. Je dors, mais ne m’éveillez pas.
Je vous assure, mon cher parent, que les rêves dans lesquels se complaît mon imagination, et ce que vous appelez les caprices de mon esprit, valent tous les songes de ma jeunesse. Maintenant, au lieu de porter mes pensées dans l’avenir, de me former des palais enchantés, sur le bord de la tombe, je tourne mes regards vers le passé, je songe aux jours et aux usages de mon meilleur temps, et des souvenirs tristes et cependant consolants me deviennent si chers, que je me dis presque que c’est un sacrilège d’être plus sage, plus raisonnable, moins remplie de préjugés, que ceux que je révérais dans ma jeunesse.
– Il me semble que je comprends maintenant tout ce que vous voulez dire, et je conçois que vous puissiez préférer de temps en temps la lueur douteuse de l’illusion à la lueur invariable de la raison.
– Lorsque les travaux du jour sont terminés, qu’il ne reste plus de tâche à remplir, nous pouvons, si cela nous convient, rester dans les ténèbres. C’est lorsque nous nous mettons à l’ouvrage qu’il faut demander des bougies.
– Et au milieu de cette obscurité, repris-je, l’imagination crée des visions enchantées, et souvent persuade les sens de leur réalité.
– Oui, dit la tante Marguerite, dont la mémoire prouve qu’elle a lu les poètes, pour ceux qui ressemblent au traducteur du Tasse.
« Puissant poète dont l’esprit exalté croit les magiques merveilles qu’il chante. »
Il n’est pas nécessaire d’éprouver les sensations pénibles qu’une croyance réelle dans de tels prodiges occasionnerait. Une semblable croyance, de nos jours, est réservée aux esprits faibles ou aux enfants. Il n’est pas nécessaire non plus de ressentir dans vos oreilles une espèce de tintement et de pâlir, comme Théodore, à l’aspect du spectre du chasseur. Tout ce qui est indispensable pour jouir de la douce impression d’une terreur surnaturelle, c’est d’être susceptible d’un léger frémissement en écoutant un conte effrayant, un conte qu’un narrateur adroit, qui d’abord exprime son incrédulité pour toute légende merveilleuse, recueille et raconte, comme ayant en lui quelque chose qu’il avoue qu’il lui est impossible d’expliquer. Il existe un autre symptôme, cette hésitation momentanée à regarder autour de nous, au moment où l’intérêt du conte est dans toute sa force ; et, troisièmement, un désir d’éviter de regarder dans un miroir, lorsque, le soir, on se trouve seul dans sa chambre. Tels sont les signes qui indiquent que l’imagination d’une femme est dans une disposition d’esprit favorable pour écouter une histoire de revenant. Je ne prétends pas décrire ceux qui indiquent la même disposition dans un homme.
– Ce dernier symptôme d’éviter un miroir, chère tante, doit être bien rare parmi le beau sexe.
– Vous êtes un novice dans les usages de la toilette, mon cher neveu. Toutes les femmes consultent le miroir avec anxiété, avant de se rendre dans la société, mais à leur retour la glace n’a plus le même charme. Le dé a été jeté, l’impression qu’elles désiraient produire a eu ou n’a point eu de succès. Mais, sans aller plus loin dans les secrets des miroirs, je vous dirai que moi-même, ainsi que beaucoup d’honnêtes personnes, je n’aime point avoir un large miroir dans une chambre faiblement éclairée, où la lumière d’une bougie semble plutôt se perdre dans la profonde obscurité de la glace, qu’être réfléchie dans l’appartement. Cet espace rempli par les ténèbres est un vaste champ où l’imagination crée des chimères ; elle y appelle d’autres traits que les nôtres, ou bien, comme dans les apparitions de la veille de la Toussaint, elle nous fait apercevoir quelque visage inconnu regardant par-dessus nos épaules. Enfin, lorsque je suis dans mes humeurs sombres, je prie ma femme de chambre de tirer le rideau vert sur le miroir de ma toilette, auparavant d’entrer dans mon appartement, afin qu’elle ait le premier choc de l’apparition, s’il doit y en avoir une. Mais, pour vous dire la vérité, cette antipathie à regarder dans un miroir, dans certain temps et dans certain lieu, est fondée, je le suppose, sur une histoire qui m’est venue par tradition de ma grand’mère, qui joua un rôle dans la scène que je vais vous raconter.
CHAPITRE PREMIER
Vous aimez, mon neveu, les esquisses de la société du temps passé. Je voudrais pouvoir vous peindre sir Philippe Forester, le libertin achevé de la bonne compagnie d’Écosse, vers la fin du dernier siècle. Il est vrai que je ne l’ai jamais vu, mais les anecdotes de ma mère étaient remplies de son esprit, de sa galanterie et de sa dissipation. Ce brillant chevalier fleurissait, comme je vous l’ai dit, vers la fin du dix-septième siècle et le commencement du dix-huitième. C’était le sir Charles Easy et le Lovelace de son temps et de son pays, renommé par la multitude des duels qu’il avait eus et le nombre de ses intrigues amoureuses ; la supériorité qu’il avait acquise dans le monde à la mode était absolue, et lorsqu’on réfléchit à une ou deux de ses aventures, pour lesquelles, si les lois étaient faites pour toutes les classes, il aurait dû certainement être pendu, la faveur dont jouissait un tel homme sert à prouver qu’il y a plus de décence, sinon de vertu, dans les temps présents, qu’il n’y en avait autrefois, ou que les bonnes manières étaient autrefois plus difficiles à acquérir que ce qu’on appelle maintenant ainsi, et qu’en conséquence celui qui les possédait obtenait en proportion des indulgences plénières, et des privilèges pour sa conduite. Aucun galant de cette époque n’était le héros d’une histoire plus affreuse que celle de la jolie Peggy Grindstone, la fille du meunier, à Sille-Mills ; elle aurait pu donner de l’occupation au lord-avocat, mais elle n’endommagea pas plus la réputation de Philippe que la grêle n’endommage la pierre du foyer. Il fut aussi bien reçu que jamais dans la société et dîna chez le duc d’Argyle, le jour où la pauvre fille fut enterrée. Elle mourut de douleur. Mais cela n’a point de rapport à mon histoire.
Maintenant il faut que vous écoutiez quelques mots sur des parents et des alliés. Je vous promets de ne point être prolixe, mais il est nécessaire, pour l’authenticité de ma légende, que vous sachiez que sir Philippe, avec sa beauté, ses talents distingués, ses manières élégantes, épousa la plus jeune des miss Falconer de King’s Copland. La sœur aînée de cette dame était devenue précédemment la femme de mon grand-père, sir Geoffrey, et elle apporta dans notre famille une fortune considérable. Miss Jemina, ou miss Jemmie Falconer, comme on l’appelait ordinairement, avait environ dix mille livres sterling ; c’était alors une fort belle dot.
Les deux sœurs ne se ressemblaient en aucune façon, quoiqu’elles eussent l’une et l’autre des admirateurs lorsqu’elles étaient filles. Lady Bothwell avait dans les veines du sang du vieux King’s Copland. Elle était hardie, mais non pas jusqu’à l’audace, ambitieuse, et désirant l’élévation de sa maison et de sa famille ; c’était, suivant l’opinion générale, un aiguillon pour mon grand-père, qui était naturellement indolent, et qui (à moins que ce ne soit une calomnie) s’engagea, par les conseils de sa femme, dans des intrigues politiques, qu’il eût été plus sage d’éviter. C’était cependant une femme dont les principes étaient solides et le jugement sain, comme le prouvent quelques lettres qui sont encore dans mon secrétaire.
Jemmie Falconer était en toute chose l’opposé de sa sœur ; son esprit ne dépassait point les limites ordinaires, si l’on pouvait dire qu’il les atteignait. Sa beauté, tant qu’elle dura, ne consistait que dans la délicatesse du teint et la régularité des traits, sans aucune expression. Ces charmes mêmes disparurent dans les malheurs d’une union mal assortie. Elle aimait passionnément son mari, et celui-ci la traitait avec une indifférence polie, qui, pour une femme dont le cœur était aussi tendre que le jugement était faible, paraissait plus pénible et plus affreuse peut-être que de mauvais traitements réels. Sir Philippe était un voluptueux, c’est-à-dire un complet égoïste, dont les inclinations et le caractère ressemblaient à la rapière qu’il portait, fine, polie, brillante, mais inflexible et sans pitié. Comme il observait avec soin toutes les formes de la politesse envers sa femme, il avait l’art de la priver même de la compassion du monde ; et quoiqu’elle soit assez inutile à ceux qui la possèdent, il était pénible pour un esprit comme celui de lady Forester de ne point l’avoir obtenue.
Les caquets de la société plaçaient le mari coupable bien au-dessus de la femme outragée. Quelques personnes appelaient lady Forester une pauvre créature sans caractère, et déclaraient qu’avec une dose de l’énergie de sa sœur, elle eût fait entendre raison à tous les sirs Philippe du monde, fussent-ils semblables au redoutable Falconbridge lui-même. Mais la plupart des amis des deux époux affectaient de la sincérité et voyaient des torts des deux côtés, quoiqu’il n’existât, en effet, qu’un oppresseur et une opprimée. Ces amis sincères s’exprimaient ainsi : – Certainement personne n’entreprendra de justifier sir Philippe Forester ; mais enfin, nous connaissions tous sir Philippe, et Jemmie Falconer pouvait deviner ce qu’elle avait à en attendre. Qu’est-ce qui la priait de se jeter à la tête de sir Philippe ? Il n’aurait jamais songé à elle, si elle ne lui eût fait les premières avances, avec ses pauvres dix mille livres sterling, à moins qu’il n’ait eu besoin d’argent. Elle a bien voulu compromettre le bonheur de sa vie. Je connais des femmes qui auraient bien mieux convenu à sir Philippe. Mais, enfin, si elle voulait absolument épouser cet homme, ne pouvait-elle pas essayer de rendre sa maison plus agréable à son mari, de réunir plus souvent ses amis chez elle, de ne point l’étourdir par les cris des enfants, de prendre soin que tout fût élégant et de bon goût autour d’elle ? Je suis persuadé que sir Philippe aurait fait un mari très rangé, si sa femme avait su comment le captiver.
Mais ceux qui bâtissaient ce brillant édifice de félicité domestique oubliaient que la pierre angulaire manquait ; que, pour recevoir nombreuse compagnie et faire bonne chère, les frais du banquet auraient dû être faits par sir Philippe, dont la fortune dilapidée n’eût point suffi à de telles dépenses, en même temps qu’elle fournissait à ses menus plaisirs. Ainsi, en dépit de tout ce qui était si sagement suggéré par de charitables amies, sir Philippe porta sa bonne humeur et son affabilité hors de chez lui, tandis qu’il laissait une maison solitaire et une épouse désolée.
Enfin, gêné dans sa fortune, et fatigué des courts instants qu’il passait dans sa triste maison, sir Philippe résolut de faire un tour sur le continent, en qualité de volontaire. Il était alors fort commun parmi les hommes de naissance de prendre ce parti, et peut-être notre chevalier se flattait qu’une teinte du caractère militaire, assez pour exalter, mais non pas assez pour rendre pédant, ajouterait à ses moyens et lui conserverait cette situation élevée qu’il tenait dans les rangs de la mode.
La résolution de sir Philippe jeta sa femme dans toutes les angoisses de la terreur ; l’élégant baronnet en fut presque touché. Contre son habitude, il prit quelque peine pour calmer ses craintes, et fit une dernière fois verser à sa femme des larmes dans lesquelles se mêlait une espèce de plaisir. Lady Bothwell demanda comme une faveur le consentement de sir Philippe pour recevoir chez elle sa sœur et ses enfants, pendant l’absence du chef de la famille. Sir Philippe accepta avec empressement une proposition qui épargnait de la dépense, imposait silence aux personnes qui l’auraient accusé d’abandonner sa femme et ses enfants, et qui satisferait lady Bothwell, pour laquelle il éprouvait un respect involontaire ; car elle lui avait toujours parlé avec franchise, quelquefois avec sévérité, sans être intimidée par ses railleries ou le prestige de sa réputation.
Un ou deux jours avant le départ de sir Philippe, lady Bothwell prit la liberté de lui adresser, en présence de sa femme, la question positive que cette dernière avait souvent désiré faire, sans avoir le courage de s’y décider.
– Pourriez-vous avoir la bonté de nous dire, sir Philippe, quelle route vous prendrez, lorsque vous aurez atteint le continent ?
– Je vais de Leith à Helvoet par un paquebot.
– Je comprends cela parfaitement, répondit sèchement lady Bothwell ; mais je présume que vous n’avez pas l’intention de vous arrêter longtemps à Helvoet, et je désirerais savoir vers quel lieu vous vous dirigerez en quittant cette ville.
– Vous m’adressez, lady Bothwell, une question que je n’ai pas encore osé me faire à moi-même. Ma réponse dépend du sort de la guerre. Je me rendrai, comme de raison, au quartier général, partout où le hasard le placera, pour y présenter mes lettres de recommandation ; j’y apprendrai du noble métier de la guerre tout ce qu’il est nécessaire d’en savoir pour un pauvre amateur comme moi, et alors je pourrai me mêler de ces sortes de choses dont on nous entretient si souvent dans la gazette.
– Mais j’espère sir Philippe, que vous vous rappellerez que vous êtes époux et père et que, bien que vous trouviez convenable de vous passer ce caprice militaire, il ne vous précipitera point dans les dangers, qu’il n’est nullement nécessaire de courir lorsque l’on n’est point soldat de profession.
– Lady Bothwell me fait trop d’honneur, en témoignant le moindre intérêt pour ma sûreté. Mais, pour calmer sa flatteuse inquiétude, je la prierai de se souvenir que je ne puis exposer la vie du vénérable père de famille qu’elle recommande à ma protection, sans hasarder celle d’un honnête garçon, nommé Philippe Forester, avec lequel je suis associé depuis trente ans, et dont je n’ai pas le moindre désir de me séparer.
– Sir Philippe, vous êtes en effet le meilleur juge de vos propres affaires ; je n’ai pas je droit de m’en mêler. Vous n’êtes point mon mari.
– Dieu préserve !... dit sir Philippe avec précipitation ; il ajouta cependant au même instant : Dieu préserve que je prive mon ami sir Geoffrey d’un trésor aussi inappréciable !
– Mais vous êtes le mari de ma sœur, reprit lady Bothwell, et je suppose que vous n’ignorez pas la tristesse qui l’accable.
– Si d’en entendre parler depuis le matin jusqu’au soir peut me convaincre, je devrais en effet en savoir quelque chose.
– Je ne prétends point faire assaut d’esprit avec vous, sir Philippe, mais vous devez être persuadé que cette tristesse est causée par la crainte des dangers que pourra courir votre personne.
– Dans ce cas, je suis au moins surpris que lady Bothwell se donne autant d’embarras sur un sujet aussi insignifiant.
– L’intérêt que je porte à ma sœur peut répondre pour le désir que j’éprouve de connaître les desseins de sir Philippe Forester, dont, sans cela, la destinée me deviendrait indifférente. Mais je dois aussi avoir des inquiétudes sur la sûreté d’un frère.
– Vous voulez parler du major Falconer, votre frère du côté de votre mère. Qu’a-t-il de commun avec cette agréable conversation ?
– Vous avez eu quelques mots ensemble, sir Philippe.
– Tout naturellement ; nous sommes alliés, et comme tels nos conversations sont fréquentes.
– Vous éludez de me répondre ; par mots, j’entends que vous vous êtes querellés sur le sujet de votre conduite envers votre femme.
– Si vous supposez le major Falconer assez simple pour me donner des avis sur ma conduite domestique, lady Bothwell, vous devez en effet être convaincue que j’aurais été assez mécontent pour le prier de garder ses conseils jusqu’à ce qu’on daignât les lui demander.
– Et c’est dans cette disposition que vous allez rejoindre l’armée où mon frère Falconer sert dans ce moment ?
– Personne ne connaît mieux le sentier de l’honneur que le major Falconer, et un candidat de la gloire comme moi ne peut choisir sur cette route un meilleur guide.
– Et cette raillerie froide et insensible est la seule consolation que vous donniez aux craintes que nous avons conçues sur une querelle qui pourrait amener les conséquences les plus terribles ! Grand Dieu ! de quelle matière avez-vous formé le cœur des hommes, puisqu’ils peuvent se jouer ainsi de nos souffrances !
Sir Philippe Forester fut ému, et renonça au ton de raillerie dont il avait parlé jusqu’alors.
– Chère lady Bothwell, dit-il en prenant la main que cette dame lui abandonnait avec répugnance, nous avons tort l’un et l’autre. Vous êtes trop profondément sérieuse, et peut-être je ne le suis pas assez. La dispute que nous avons eue, le major Falconer et moi, n’est d’aucune importance ; s’il eût existé entre nous quelque chose qui aurait dû se terminer par voie de fait, comme nous disons en France, nous ne sommes point hommes à ajourner une rencontre. Permettez-moi de vous dire que si l’on allait répéter que vous, ou lady Falconer, avez des inquiétudes à ce sujet, ce serait le véritable moyen d’amener une catastrophe qui, probablement, n’aura jamais lieu. Je connais votre bon sens, lady Bothwell, et je sais que vous me comprendrez lorsque je vous dirai que mes affaires exigent une absence de quelques mois.
Jemina ne peut pas le comprendre. C’est une suite de questions. – Eh quoi ! ne pourriez-vous pas faire ceci, cela, ou toute autre chose ? et lorsque vous lui avez prouvé que ses expédients ne serviraient à rien, il faut recommencer à tourner autour du même cercle. Maintenant, ayez la bonté de lui dire, chère lady Bothwell, que vous êtes satisfaite. Elle est, vous devez en convenir, une de ces personnes sur lesquelles l’autorité agit plus puissamment que le raisonnement. Placez en moi seulement un peu de confiance, et vous verrez que je m’en rendrai digne.
Lady Bothwell secoua la tête, comme une personne à demi satisfaite.
– Combien il est difficile, dit-elle, d’éprouver de la confiance, lorsque la base sur laquelle elle doit reposer a été ébranlée si souvent ! Enfin, je ferai de mon mieux pour tranquilliser Jemina, et, quant a vos promesses, je vous en rends responsable devant Dieu et devant les hommes.
– Ne croyez pas que je veuille vous tromper. La manière la plus sûre de correspondre avec moi sera d’adresser les lettres poste restante, à Helvoetsluys, où je donnerai des ordres pour qu’on me les envoie plus loin. Quant à Falconer, notre première rencontre aura lieu devant une bouteille de Bourgogne ; ainsi tenez-vous en repos sur son compte.
Lady Bothwell n’était pas tout à fait rassurée ; cependant elle était convaincue que sa sœur gâtait sa propre cause en la prenant trop à cœur, comme disent nos servantes, et en montrant devant chaque personne étrangère, par ses manières, et quelquefois aussi par ses paroles, le mécontentement que lui causait le voyage de son mari, ce qui finissait toujours par être connu de sir Philippe, et par exciter son ressentiment. Mais il n’y avait aucun remède à ces dissensions domestiques, qui durèrent jusqu’au jour de la séparation.
Je suis fâchée de ne pouvoir dire avec précision l’année dans laquelle sir Philippe Forester passa en France ; mais c’était à une époque où la campagne s’ouvrait avec une nouvelle fureur. Bien des escarmouches sanglantes, quoique peu décisives, eurent lieu entre les Français et les alliés. De toutes les améliorations modernes, il n’en est peut-être pas de plus grandes que l’exactitude et la célérité avec lesquelles les nouvelles sont transportées, de la scène d’une action quelconque, dans le pays que cette action peut intéresser. Pendant les campagnes de Marlborough, les souffrances de ceux qui avaient des parents ou des amis dans l’armée étaient augmentées par l’incertitude où ils étaient laissés pendant des semaines, après avoir appris que de sanglantes batailles avaient été livrées, et dans lesquelles avaient combattu sans doute les personnes dont le nom faisait palpiter leur cœur. Parmi celles qui étaient le plus cruellement tourmentées de cette incertitude, était la... j’allais presque dire la femme abandonnée du brillant sir Philippe Forester : une seule lettre avait instruit Jemina de l’arrivée de son mari sur le continent, elle n’en avait pas reçu d’autres. Il parut une relation dans les journaux, dans laquelle on faisait mention du volontaire sir Philippe Forester, comme ayant été envoyé dans une reconnaissance dangereuse, mission dont il s’était acquitté avec le plus grand courage et autant de dextérité que d’intelligence ; il avait même reçu, ajoutait-on, les remerciements de l’officier commandant. La satisfaction que lui causait la distinction que son mari venait d’acquérir fit paraître momentanément une teinte de rose, sur les joues pâles de lady Forester ; mais elle se perdit aussitôt dans une pâleur plus grande encore, causée par la pensée du danger qu’il avait couru. Après cette nouvelle, les deux sœurs n’en reçurent point d’autres, ni de sir Philippe, ni même de leur frère le major Falconer. La position de lady Forester ne différait point de celle de cent autres femmes ; mais un esprit faible est naturellement irritable, et l’incertitude que quelques-unes supportaient avec indifférence, d’autres avec une résignation philosophique, d’autres encore avec une disposition naturelle à voir tout en beau, était intolérable pour lady Forester, qui était en même temps sensible, sérieuse, prompte à se décourager, et dépourvue de toute force d’esprit.
CHAPITRE II
Ne recevant aucune nouvelle de sir Philippe, ni directement, ni d’une manière indirecte, la malheureuse Jemina finit par trouver une espèce de consolation dans cette même négligence qui avait si souvent causé ses peines.
– Il est si insouciant, si léger ! répétait-elle cent fois par jour à sa sœur ; il n’écrit jamais lorsqu’il n’a point d’évènement à apprendre : c’est son habitude ; s’il y avait quelque chose d’extraordinaire, il nous en informerait.
Lady Bothwell écoutait sa sœur, sans essayer de la consoler. Peut-être elle pensait que les plus mauvaises nouvelles venues de Flandre auraient aussi leur bon côté, et que la douairière lady Forester, si le destin voulait qu’elle portât ce triste titre, pourrait trouver une source de bonheur inconnu à la femme du gentilhomme le plus brillant et le plus distingué de l’Écosse. Cette conviction devint plus forte lorsque, d’après des informations prises au quartier général, on sut que sir Philippe n’était plus à l’armée, soit qu’il eût été pris ou tué dans quelqu’une de ces escarmouches qui avaient lieu à chaque instant, et dans lesquelles il aimait à se distinguer, ou bien que, par quelque raison inconnue ou par caprice, il eût quitté volontairement le service, sans qu’aucun de ses compatriotes ou de ses amis, dans le camp, pussent même former une conjecture. Dans le même temps, les créanciers de sir Philippe, en Écosse, devenus pressants, entrèrent en possession de ses biens, et menacèrent sa personne, s’il était assez téméraire pour reparaître dans son pays. Ces nouveaux malheurs aggravèrent le ressentiment de lady Bothwell contre le mari fugitif ; tandis que sa sœur n’y voyait qu’un nouveau sujet de déplorer l’absence de celui que son imagination lui représentait comme il était avant son mariage, galant, aimable et affectionné.
À peu près à cette époque, il vint à Édimbourg un homme dont l’apparence était aussi étrange que les prétentions. Il était communément appelé le docteur de Padoue, parce qu’il avait été élevé dans la fameuse université de cette ville. On le supposait possesseur de rares recettes de médecine, avec lesquelles on affirmait qu’il avait opéré des guérisons remarquables. Mais, quoique les médecins d’Édimbourg lui donnassent le nom d’empirique, il existait un grand nombre de personnes, parmi lesquelles il s’en trouvait appartenant au clergé, qui, tout en admettant la réalité des cures et la puissance des remèdes, alléguaient que le docteur Damiotti faisait usage de charmes et d’un art illégal, afin d’assurer la réussite de ses ordonnances. Il fut défendu, même du haut de la chaire, de s’adresser à lui, de rechercher la santé par le moyen des idoles, et de se confier à un secours qui venait d’Égypte. Mais la protection que le docteur de Padoue reçut de quelques amis puissants lui permit de braver ces imputations et d’établir, même dans la ville d’Édimbourg, célèbre par son horreur pour les sorciers et les nécromanciens, la dangereuse réputation d’un interprète de l’avenir. On ne tarda pas à dire que, pour une certaine gratification, qui, comme de raison, devait être considérable, le docteur Baptista Damiotti pouvait faire connaître le sort des absents, et même montrer aux personnes qui l’interrogeaient la forme corporelle des amis regrettés, et l’action qu’ils accomplissaient au même moment. Ce bruit parvint à lady Forester, qui était arrivée au dernier degré de cette angoisse dans laquelle un infortuné entreprendrait tout pour obtenir une certitude quelconque.
Douce et timide dans les occasions ordinaires de la vie, lady Forester trouvait, dans l’état de son esprit, de la hardiesse et de l’obstination : et ce ne fut pas sans autant de surprise que d’alarmes que lady Bothwell entendit sa sœur Jemina exprimer sa résolution de rendre une visite au docteur de Padoue, et de le consulter sur le sort de son mari. Lady Bothwell essaya de lui démontrer que les prétentions de l’étranger ne pouvaient être fondées sur autre chose que sur l’imposture.
– Je m’inquiète fort peu, dit la femme abandonnée, du ridicule que je puis me donner. S’il y a une chance sur cent que je puisse obtenir quelque certitude sur le sort de mon mari, je ne voudrais pas manquer cette chance pour tout ce que le monde pourrait m’offrir.
Alors lady Bothwell appuya sur l’illégalité d’avoir recours à des connaissances acquises par un art défendu.
– Ma sœur, reprit Jemina, celui qui meurt de soif ne pourrait s’empêcher de boire, même à une source empoisonnée : celle qui souffre une incertitude semblable à la mienne doit chercher à être éclairée, même si le pouvoir qui peut offrir la lumière est défendu ou infernal. J’irai seule apprendre mon sort, et je veux le connaître dès ce soir. Le soleil qui se lèvera demain me trouvera, sinon plus heureuse, du moins résignée.
– Ma sœur, dit à son tour lady Bothwell, si vous êtes décidée à cette étrange démarche, vous n’irez pas seule. Si cet homme est un imposteur, vous pourriez être trop agitée par votre émotion pour découvrir qu’il vous trompe ; si, ce que je ne puis croire, il y a quelque vérité dans son art, vous ne serez point exposée seule à des communications d’une si étrange nature. Mais réfléchissez encore à votre projet, et renoncez à une connaissance que vous ne pouvez obtenir sans vous rendre coupable, et peut-être même sans danger.
Lady Forester se jeta dans les bras de sa sœur, et, la pressant contre son cœur, la remercia cent fois de lui avoir offert sa compagnie, tandis qu’elle refusait avec tristesse de suivre l’avis amical dont cette offre avait été accompagnée.
Lorsque la brune fut arrivée, heure du jour où le docteur de Padoue recevait les visites de ceux qui venaient le consulter, les deux dames quittèrent leurs appartements de la Canongate d’Édimbourg, habillées comme des femmes des classes inférieures, et leur plaid ajusté autour de leur visage, comme on les portait dans ces classes ; car, dans ces jours d’aristocratie, la qualité d’une femme était généralement indiquée par la manière dont son plaid était disposé, aussi bien que par la finesse de son tissu. C’était lady Bothwell qui avait suggéré cette espèce de déguisement, en partie pour éviter les observations tandis qu’elles se rendraient à la maison du devin, et en partie pour faire un essai de la pénétration de cet homme, en paraissant devant lui sous un caractère supposé.
Le domestique de lady Forester, homme d’une fidélité à toute épreuve, avait porté au docteur, de la part de cette dame, un don assez considérable, afin de le rendre propice. Le domestique avait ajouté que la femme d’un soldat désirait connaître le sort de son mari, sujet sur lequel, suivant toute probabilité, on consultait souvent le sage docteur.
Jusqu’au dernier moment, lorsque l’horloge du palais sonna huit heures, lady Bothwell observa sa sœur, espérant qu’elle renoncerait à son téméraire projet ; mais, comme la timidité et même la faiblesse sont capables, dans certains moments, de desseins fermes et résolus, elle trouva lady Forester inébranlable dans sa résolution, quand l’instant du départ arriva. Mécontente de cette démarche, mais bien décidée à ne point abandonner sa sœur dans une telle crise, lady Bothwell accompagna lady Forester dans plus d’une allée obscure. Le domestique marchait devant ces dames, et leur servait de guide. Enfin, il tourna subitement dans une cour étroite, et frappa à une porte en forme d’arceau, qui semblait appartenir à un édifice d’ancienne date ; elle s’ouvrit, sans qu’il fût possible d’apercevoir aucun portier, et le domestique, se rangeant de côté, pria les dames d’entrer dans la maison. Elles n’y furent pas plutôt introduites, que la porte se ferma et les sépara de leur guide. Les deux sœurs se trouvaient alors dans un petit vestibule, éclairé par une lampe lugubre, et n’ayant, lorsque la porte était fermée, aucune communication avec l’air ou la lumière extérieure. La porte d’un appartement intérieur s’entrouvrait dans la partie la plus éloignée du vestibule.
– Il ne faut point hésiter maintenant, Jemina, dit lady Bothwell. Et se dirigeant dans l’intérieur de la maison, les deux sœurs trouvèrent le docteur entouré de livres, de cartes de géographie, d’instruments de physique et d’autres machines de forme et d’apparence particulières.
Il n’y avait rien de bien extraordinaire dans la personne de l’Italien ; il avait le teint brun et les traits prononcés de son pays, et paraissait avoir environ cinquante ans ; il portait un habillement complet de drap noir : c’était alors le costume général des médecins. Cet habillement était riche, mais simple. D’énormes bougies, dans des chandeliers d’argent, éclairaient l’appartement, qui était passablement meublé. Le docteur se leva lorsque les dames parurent, et, malgré leurs vêtements, qui indiquaient une naissance inférieure, il les reçut avec les marques de respect qu’exigeait leur rang, et que les étrangers rendent avec exactitude aux personnes auxquelles elles sont dues.
Lady Bothwell essaya de garder l’incognito qu’elle s’était proposé ; et comme le docteur les conduisait à la place d’honneur, cette dame fit un geste pour refuser sa politesse : – Nous sommes de pauvres femmes, monsieur, dit-elle : le malheur seul de ma sœur a pu nous décider à venir consulter votre art.
Le docteur sourit, et interrompant lady Bothwell, il lui dit :
– Je connais, madame, le malheur de votre sœur, et quelle en est la cause. Je sais aussi que je suis honoré de la visite de deux dames du plus haut rang, lady Bothwell et lady Forester : si je ne pouvais les reconnaître, malgré la classe que leur costume indique, il y aurait peu de probabilité que je fusse capable de leur donner les informations qu’elles viennent chercher.
– Je puis facilement comprendre... dit lady Bothwell.
– Pardonnez ma hardiesse à vous interrompre, reprit l’italien Votre Seigneurie était sur le point de dire qu’elle pouvait facilement comprendre que j’eusse appris son nom par le moyen de son domestique ; mais, en le pensant, vous faites injure à la fidélité d’un bon serviteur, et, je puis ajouter, au talent de celui qui est aussi votre très humble serviteur, Baptista Damiotti.
– Je n’ai l’intention de vous faire injure ni à l’un ni à l’autre, monsieur, dit lady Bothwell, conservant un air calme quoiqu’elle éprouvât un peu de surprise ; mais la position dans laquelle je me trouve a quelque chose de nouveau pour moi. Si vous savez qui nous sommes, monsieur, vous devez savoir aussi ce qui nous amène ici.
– Le désir de connaître la destinée d’un gentilhomme distingué d’Écosse, maintenant ou dernièrement sur le continent, répondit le prophète ; son nom est il cavaliero Philippo Forester, un gentilhomme qui a l’honneur d’être le mari de cette dame, et, avec la permission de Votre Seigneurie, qui a le malheur de ne point apprécier à sa juste valeur un si précieux avantage.
Lady Forester soupira profondément, et lady Bothwell reprit :
– Puisque vous connaissez notre intention, sans que nous ayons besoin de vous l’apprendre, il ne nous reste plus qu’une question à vous faire. Avez-vous le pouvoir de calmer l’inquiétude de ma sœur ?
– Je l’ai, madame ; mais il faut que je vous adresse d’abord une question préalable. Aurez-vous le courage de contempler de vos yeux ce que fait dans ce moment le cavaliero Philippo Forester ? ou voulez-vous vous en rapporter seulement à mon témoignage ?
– C’est ma sœur qui doit répondre à cette question, dit lady Bothwell.
– Je consens à contempler de mes yeux ce que vous avez le pouvoir de me montrer, dit lady Forester avec la même témérité qui l’avait stimulée depuis le moment où elle avait formé la résolution de venir consulter le docteur.
– Il peut y avoir du danger.
– Si l’or peut le compenser... dit lady Forester en tirant sa bourse.
– Je ne fais point de telles choses par amour du gain, répondit l’étranger. Je n’ose point employer mon art dans un semblable but ; si je prends l’or du riche, c’est pour le répandre sur le pauvre ; je n’accepte jamais plus que la somme que j’ai déjà reçue de votre domestique. Gardez votre bourse, madame, un adepte n’a pas besoin d’or.
Lady Bothwell réfléchissant que le refus de l’offre de sa sœur était un simple tour de l’empirique, afin qu’on le priât d’accepter une somme plus considérable, et désirant que la scène commençât et finît, elle offrit quelque or à son tour, ajoutant que ce serait pour agrandir la sphère de ses charités.
– Que lady Bothwell agrandisse la sphère de sa propre charité, dit le docteur de Padoue, non seulement en faisant des aumônes, je sais qu’elle en répand de suffisantes, mais en jugeant le caractère des autres et qu’elle ait la bonté d’obliger Baptista Damiotti, en le supposant honnête, jusqu’au moment où elle aura découvert qu’il est un fripon. Ne soyez point surprise, madame, si je réponds à votre pensée plutôt qu’à vos paroles, et dites-moi encore une fois si vous êtes préparée à contempler le tableau que je vais vous offrir.
– J’avoue, monsieur, dit lady Bothwell, que vos paroles m’inspirent quelque crainte. Mais tout ce que ma sœur désire voir, je le regarderai aussi.
– Le danger ne consiste que dans le cas où la résolution vous manquerait. Le tableau ne peut durer que pendant l’espace de sept minutes ; si vous interrompiez la vision en prononçant une seule parole, non seulement le charme serait détruit, mais il pourrait en résulter quelque danger pour les spectateurs. Mais si vous pouvez garder pendant sept minutes un profond silence, votre curiosité sera satisfaite, sans courir le moindre risque. Je vous en réponds sur mon honneur.
Lady Bothwell songeait intérieurement que cette garantie était assez mauvaise ; mais elle écarta ce soupçon, comme si elle supposait que l’adepte, dont les traits sombres exprimaient un sourire ironique, pût en réalité lire dans ses plus secrètes pensées. Un moment de silence solennel eut lieu, jusqu’à ce que lady Forester eut recueilli assez de courage pour répondre au médecin, c’est le titre qu’il se donnait, qu’elle contemplerait avec fermeté, et en silence, le tableau qu’il devait leur présenter. Alors, il leur fit un profond salut, et disant qu’il allait se préparer à satisfaire leurs désirs, il quitta l’appartement. Les deux sœurs se tenant par la main comme si elles espéraient, par cette union étroite, détourner le danger qui pouvait les menacer, se jetèrent toutes les deux sur des sièges placés l’un contre l’autre, Jemina cherchant un appui dans le courage mâle qui était ordinaire à lady Bothwell, et cette dernière, peut-être plus agitée qu’elle n’avait supposé l’être, essayant de se fortifier par la résolution désespérée que le malheur avait donnée à sa sœur. L’une se disait sans doute que lady Bothwell n’avait jamais rien redouté, l’autre pouvait réfléchir qu’un évènement dont une femme faible comme Jemina n’était pas effrayée ne devait point être un sujet de crainte pour un esprit aussi ferme que celui de lady Bothwell.
Quelques moments après, les réflexions des deux sœurs furent interrompues par une musique dont les sons étaient si doux et si solennels, qu’ils semblaient calculés pour éloigner tous les sentiments qui n’étaient point en rapport avec son harmonie, et augmenter en même temps l’émotion que l’entrevue précédente avait excitée. La musique était produite par un instrument inconnu aux deux sœurs ; mais, plus tard, des circonstances conduisirent ma grand’mère à croire que c’était un harmonica, instrument qu’elle entendit à une époque beaucoup plus reculée.
Lorsque ces sons, qui semblaient partir du ciel, se furent évanouis, une porte s’ouvrit, et les deux dames aperçurent Damiotti debout sur une estrade formée de deux ou trois marches, et qui leur faisait signe d’avancer. Son vêtement était si différent de celui qu’il portait quelques minutes auparavant, qu’elles purent à peine le reconnaître ; et la pâleur mortelle de son visage, quelque chose de contracté dans les muscles, indiquant un esprit qui va se livrer à une entreprise étrange ou hardie, avait totalement changé l’expression un peu satirique avec laquelle il les regardait, particulièrement lady Bothwell. Il avait les pieds nus dans une sandale antique. Ses jambes étaient découvertes jusqu’aux genoux, au-dessus desquels il portait une culotte et un gilet collant de soie cramoisie, et par-dessus tout cela une robe flottante, semblable à un surplis, et d’un lin blanc comme la neige ; son col était découvert, et ses longs cheveux noirs et plats, peignés avec soin, se déployaient dans toute leur longueur.
Les dames s’approchèrent, comme il le leur ordonna : il ne montra plus cette politesse cérémonieuse qu’il leur avait d’abord témoignée ; au contraire : il leur fit signe d’avancer d’un air d’autorité ; et lorsque, en se tenant par le bras, et d’un pas incertain, les deux sœurs s’approchèrent du lieu où l’enchanteur était placé, il fronça les sourcils en portant le doigt sur ses lèvres, comme réitérant l’ordre d’un silence absolu ; et, marchant devant les dames, il les guida dans un appartement voisin.
C’était une immense chambre tendue de noir, comme pour des funérailles. Au bout de cette chambre une table, ou plutôt une espèce d’autel, couvert d’un tissu de la même couleur lugubre, sur laquelle étaient posés plusieurs instruments en usage dans la sorcellerie. Ces objets n’étaient pas visibles au moment où les dames entrèrent dans l’appartement, car ils n’étaient éclairés que par la lumière de deux lampes expirantes. Le Maître, pour me servir de l’expression des Italiens à l’égard de semblables personnes, s’avança vers la partie supérieure de l’appartement, en faisant une génuflexion, comme celle d’un catholique devant un crucifix, et en même temps il fit le signe de croix. Les dames le suivirent en silence, se tenant toujours par le bras. Deux ou trois larges marches, fort basses, conduisaient à une plate-forme, en face de ce qu’on pouvait appeler l’autel. Là, le Maître s’arrêta et fit placer les dames à côté de lui, répétant encore une fois d’un air mystérieux le signe qui leur enjoignait le silence. L’Italien alors dégagea son bras nu de dessous son vêtement de lin, et avança l’index vers cinq larges flambeaux ou torches qui prirent feu successivement à l’approche de sa main ou plutôt de son doigt, et jetèrent tout à coup une brillante lumière dans l’appartement. À la clarté de cette lumière, les deux dames purent distinguer sur l’autel deux épées nues et croisées, et un livre ouvert, qu’elles supposèrent une copie des saintes Écritures, mais dans un langage qui leur était inconnu. À côté de ce mystérieux volume, était placé un crâne humain. Mais ce qui frappa le plus les deux sœurs, fut une haute et large glace, qui occupait tout l’espace derrière l’autel, et qui, éclairée par la lumière des torches, réfléchissait les objets qui y étaient placés.
Le Maître alors se plaça entre les deux dames, et montrant le miroir, les prit l’une et l’autre par la main, mais sans prononcer une seule parole. Elles regardèrent à l’instant la surface polie et sombre vers laquelle on dirigeait leur attention ; aussitôt cette surface prit un étrange et nouvel aspect : elle ne réfléchit plus les objets qui étaient placés devant elle, mais, comme si elle contenait intérieurement des scènes qui lui étaient propres, elle laissa voir des images qui, d’abord, se montrèrent d’une manière indistincte et confuse, comme des formes vagues qui prennent peu à peu un corps en sortant du chaos, et enfin, acquièrent une parfaite symétrie. Ce fut ainsi qu’après quelques alternatives de lumière et de ténèbres sur la surface de la merveilleuse glace, une large perspective d’arches et de colonnes se forma d’elle-même des deux côtés du miroir. Enfin, après plusieurs oscillations, l’apparition prit une forme fixe et stationnaire, représentant l’intérieur d’une église étrangère. Les piliers étaient d’une grande beauté, et ornés d’écussons ; les arches étaient hautes et magnifiques, le pavé couvert d’inscriptions funèbres ; mais il n’y avait aucune relique, point d’images dans l’intérieur de l’église, point de calice ou de crucifix sur l’autel : c’était une église protestante du continent. Un ministre, revêtu d’une robe de Genève et d’un rabat, était debout, près de la table de la communion ; une Bible était ouverte devant lui, et son clerc, vêtu d’une robe noire, était à ses côtés, et il semblait préparé à accomplir quelque cérémonie de l’église à laquelle il appartenait.
Enfin une nombreuse société entra par le milieu du bâtiment ; cette société ressemblait à une noce, car à sa tête on voyait une dame et un jeune homme se tenant par la main ; ils étaient suivis par un grand nombre de personnes des deux sexes richement habillées. La mariée, dont on pouvait apercevoir les traits, était extrêmement belle, et paraissait avoir tout au plus seize ans. Pendant quelques secondes, le marié marcha, la tête tournée de manière à ce qu’on ne pouvait distinguer son visage ; mais l’élégance de sa taille et de sa démarche frappa les deux sœurs de la même appréhension. Le jeune homme tourna subitement la tête, et leurs craintes furent réalisées ; elles reconnurent dans le brillant marié qui était devant elles, sir Philippe Forester. Jemina fit entendre un faible cri ; au même moment l’apparition s’obscurcit, et le charme sembla se rompre.
– Je ne puis comparer ce spectacle, dit lady Bothwell, quand elle raconta cette merveilleuse histoire, qu’au reflet qu’offre un étang calme et profond, lorsqu’on y jette une pierre avec violence, et que les rayons de lumière sont dispersés et rompus.
Le Maître pressa avec expression les mains des deux dames, comme pour les faire ressouvenir de leur promesse, et du danger auquel elles s’exposaient. Le cri plaintif s’arrêta sur les lèvres de lady Forester, et ne produisit qu’un faible son ; la vision, après une fluctuation d’une minute, reprit de nouveau sa première apparence d’une scène réelle, comme elle pourrait être représentée dans un tableau, si ce n’est que les figures étaient mouvantes, au lieu d’être stationnaires.
L’image de sir Philippe Forester, dont la taille et les traits étaient alors visibles, parut conduire vers le ministre la jeune et belle fiancée, qui s’avançait avec une espèce de défiance, mêlée cependant d’une certaine fierté. Au moment où le ministre achevait de placer devant lui la société, et semblait prêt à commencer le service, un autre groupe de personnes, parmi lesquelles il y avait plusieurs officiers, parut dans l’église. Ces personnes s’avancèrent, comme poussées par curiosité, pour être témoins de la cérémonie nuptiale ; mais tout à coup un des officiers, dont on ne pouvait voir le visage, se détacha du groupe, et se précipita vers l’autel ; la société entière se tourna de son côté, comme frappée par l’exclamation qui lui était échappée. Aussitôt cet officier tira son épée, sir Philippe Forester imita ce mouvement, et s’avança vers l’inconnu. Plusieurs hommes de la noce et d’autres appartenant au groupe qui venait d’entrer tirèrent aussi leur épée. Il en résulta un effrayant tumulte, tandis que le ministre et quelques hommes âgés paraissaient vouloir rétablir le calme. Enfin l’espace de temps pendant lequel l’enchanteur prétendait qu’il pouvait mettre son art en usage expira. Les vapeurs se confondirent de nouveau et disparurent peu à peu à la vue ; les arches et les colonnes se mêlèrent ensemble, et la surface du miroir ne réfléchit plus rien que les torches allumées et l’appareil lugubre placé sur l’autel.
Le docteur ramena les dames, qui avaient grand besoin de son secours, dans l’appartement où elles s’étaient d’abord arrêtées. Du vin, des essences et autres liqueurs capables de leur rendre des forces, avaient été préparées pendant leur absence. Il les conduisit à des sièges, où elles prirent place en silence. Lady Forester, plus affectée, joignait les mains, et levait les yeux vers le ciel, mais sans prononcer une parole, comme si le charme n’avait point encore été rompu.
– Et ce que nous avons vu se passe réellement dans cet instant ? dit lady Bothwell, qui recouvrait avec peine son empire sur elle-même.
– Je ne puis vous en répondre avec une entière certitude, répondit le docteur Baptista Damiotti ; mais, ou bien cela se passe en ce moment, ou bien cela s’est passé il y a peu de temps. C’est le dernier évènement remarquable qui soit arrivé à sir Philippe Forester.
Lady Bothwell exprima alors l’inquiétude que lui causait sa sœur, dont la pâleur mortelle et l’apparente insensibilité rendaient leur départ impossible.
– J’y ai songé, répondit l’adepte ; j’ai ordonné à votre domestique de faire venir votre équipage aussi près de cette maison que le peu de largeur de la rue peut le permettre. N’ayez point d’inquiétudes sur l’état de votre sœur, mais faites-lui prendre, lorsque vous serez arrivées, ces gouttes que j’ai composées ; elle sera mieux demain matin. Peu de personnes, ajouta-t-il d’un air triste, quittent cette maison aussi bien portantes qu’elles y sont entrées. Telle est la conséquence de chercher à s’instruire par des moyens mystérieux. Je vous laisse à juger l’état de ceux qui ont le pouvoir de satisfaire une curiosité illégale. Adieu. N’oubliez pas la potion.
– Je ne veux rien donner à ma sœur qui vienne de vous, dit lady Bothwell ; je connais déjà suffisamment votre art. Peut-être voudriez-vous nous empoisonner toutes les deux, pour cacher vos sortilèges ; mais nous sommes des femmes qui ne manquons ni de moyens pour dénoncer des torts dont on se rend coupable envers nous, ni de bras pour les venger.
– Je n’ai point eu de torts envers vous, madame, répondit l’adepte. Vous avez recherché quelqu’un qui est peu ambitieux d’un tel honneur : celui-là n’invite personne ; il donne seulement des réponses à ceux qui viennent le trouver. Après tout, vous avez simplement appris un peu plus tôt le mal que vous étiez condamnée à ressentir. J’entends à la porte les pas de votre domestique je ne veux point retenir plus longtemps Votre Seigneurie, ainsi que lady Forester. Le premier courrier du continent vous expliquera un évènement dont vous avez déjà été en partie témoin. S’il m’est permis de vous donner un conseil, ne laissez pas, sans précaution, les lettres qu’il vous apportera tomber entre les mains de votre sœur.
En prononçant ces mots, le docteur de Padoue souhaita le bonsoir à lady Bothwell ; il l’éclaira jusqu’au vestibule, où, jetant promptement un manteau noir sur ses habits singuliers, et ouvrant la porte, il confia les dames aux soins de leur domestique. Ce fut avec difficulté que lady Bothwell transporta sa sœur jusqu’à la voiture, quoiqu’elle ne fût qu’à vingt pas. Lorsque ces dames arrivèrent chez elles, on fut obligé d’envoyer chercher un médecin pour lady Forester, celui de la famille arriva, et secoua la tête en tâtant le pouls de la malade.
– Les nerfs de lady Forester, dit le médecin, ont éprouvé un choc violent ; il faut que je sache quelle en est la cause.
Lady Bothwell avoua qu’elles avaient rendu visite à l’enchanteur, et que lady Forester avait reçu de mauvaises nouvelles de son mari, sir Philippe.
– Ce coquin d’empirique fera ma fortune s’il reste à Édimbourg, dit le gradué : voilà la septième attaque nerveuse, causée par la terreur, qu’il me donne à guérir.
Il examina ensuite les gouttes que lady Bothwell avait apportées sans y faire attention ; il les goûta, assura qu’elles convenaient parfaitement à la maladie de lady Forester, et qu’elles épargneraient une course chez l’apothicaire. Le docteur garda quelques instants le silence, et regardant lady Bothwell d’une manière expressive, il dit enfin : – Je suppose que je ne dois rien demander à Votre Seigneurie sur la conduite de ce sorcier italien.
– En vérité, docteur, répondit lady Bothwell, je regarde ce qui s’est passé comme une confidence et, bien que cet homme puisse être fripon, puisque nous avons été assez sottes pour le consulter, nous devons être assez honnêtes pour lui garder le secret !
– Puisse être un fripon ! Bien ! dit le docteur ; je suis enchanté d’entendre Votre Seigneurie convenir de cette possibilité à l’égard de quelqu’un qui vient d’Italie.
– Ce qui vient d’Italie peut être aussi bon que ce qui arrive de Hanovre, docteur ; mais nous devons rester amis, et pour cela nous ne parlerons pas de Whigs et de Torys.
– Certainement, dit le docteur en recevant ses honoraires et prenant son chapeau, un carolus me convient aussi bien qu’un guillaume. Mais je désirerais savoir pourquoi la vieille lady Saint-Ringan et toute la société se fatiguent les poumons à vanter ce charlatan étranger ?
– Eh ! bon Dieu ! vous feriez mieux de l’appeler tout d’un coup jésuite !
Lady Bothwell et le docteur se quittèrent froidement et la pauvre malade, dont les nerfs avaient éprouvé d’abord la plus violente agitation, se calma peu à peu. Elle essaya de combattre les terreurs superstitieuses qui s’étaient emparées d’elle ; mais l’affreuse vérité, arrivant de Hollande, réalisa ses plus fatales craintes.
Ces nouvelles furent envoyées par le célèbre comte de Stair. Elles apprenaient qu’un duel avait eu lieu entre sir Philippe Forester et le frère de sa femme, le capitaine Falconer, de l’armée scoto-hollandaise, dans lequel ce dernier avait été tué. La cause de cette querelle rendait cet accident encore plus affreux. On supposait que sir Philippe avait quitté subitement l’armée, en conséquence d’une dette considérable qu’il avait contractée au jeu, et qu’il lui était impossible de payer. Il avait changé de nom, et s’était réfugié à Rotterdam, où il était parvenu à se concilier les bonnes grâces d’un ancien et riche bourgmestre ; et par les avantages de sa personne et ses manières distinguées, il avait captivé l’affection de sa fille unique, très jeune personne d’une grande beauté, et l’héritière d’une fortune considérable. Enchanté des dons séduisants de celui qui se proposait pour son gendre, le riche marchand, qui avait une trop haute opinion du caractère anglais pour prendre quelques informations, donna son consentement au mariage. La cérémonie était sur le point d’être célébrée, dans la principale église de la ville, lorsqu’elle fut interrompue par une singulière circonstance.
Le Capitaine Falconer ayant été envoyé à Rotterdam pour chercher une partie de la brigade des auxiliaires écossais, qui étaient en quartiers dans cette ville, un homme d’un rang distingué, qu’il avait connu antérieurement, lui proposa, comme partie de plaisir, de se rendre dans la principale église pour voir le mariage d’un de ses compatriotes avec la fille d’un riche bourgmestre. Le capitaine Falconer se rendit donc dans cette église, accompagné du Hollandais, avec quelques amis et plusieurs officiers de la brigade écossaise. Son étonnement peut être compris, lorsqu’il vit son propre beau-frère conduisant à l’autel la belle et innocente fiancée qu’il allait tromper indignement. Il proclama, sur le lieu, la perfidie de sir Philippe, et la cérémonie fut, par conséquent, interrompue. Mais contre l’opinion des gens sages, qui pensaient que sir Philippe était à jamais chassé de la classe des gens d’honneur, le capitaine Falconer accepta le cartel que son beau-frère lui envoya, et, dans le combat qui s’ensuivit, il reçut un coup mortel. Telles sont les voies mystérieuses de la Providence ! Lady Forester ne put se rétablir du chagrin que lut causèrent ces nouvelles.
– Et cette scène tragique, demandai-je à la tante Marguerite, eut-elle lieu exactement à la même époque que l’apparition dans le miroir ?
– Il est fâcheux que je sois obligée de discréditer moi-même mon histoire, répondit ma tante ; mais, pour dire la vérité, elle eut lieu quelques jours plus tôt que l’apparition.
– Ainsi, on peut supposer que, par quelque communication prompte et secrète, l’adepte reçut la nouvelle de cet évènement ?
– Les incrédules le pensent.
– Que devint l’empirique ?
– Peu de temps après, on reçut l’ordre de l’arrêter pour crime de haute trahison, comme un agent du chevalier de Saint-George, et lady Bothwell se rappelant les insinuations qui avaient échappé au docteur, ami zélé de la ligue protestante, se souvint aussi que l’adepte était particulièrement prôné parmi les vieilles matrones qui partageaient avec elle la même opinion politique. Il paraît probable que des intelligences sur le continent, qui pouvaient aisément être transmises par quelque agent actif et puissant, lui donnaient les moyens de préparer des scènes de fantasmagorie, comme celle dont lady Bothwell avait été témoin. Cependant il était si difficile de donner une explication naturelle de la chose, que, jusqu’au moment de sa mort, lady Bothwell conserva des doutes à ce sujet, et souvent elle était tentée de couper le nœud gordien, en admettant la possibilité d’un pouvoir surnaturel.
– Mais, ma chère tante, que devint cet homme habile ?
– Oh ! c’était un trop adroit devin pour ne point être capable de prévoir que sa propre destinée deviendrait tragique, s’il attendait l’arrivée de l’homme qui portait un levier d’argent sur sa manche. Il prit prudemment la fuite, et l’on ne sut ce qu’il était devenu. On s’occupa beaucoup, pendant un moment, de lettres et de papiers trouvés dans sa maison ; mais ce bruit tomba peu à peu, et bientôt on ne parla pas davantage du docteur Baptista Damiotti que de Galien ou d’Hippocrate.
– Et sir Philippe Forester disparut-il aussi sans qu’on pût savoir ce qu’il était devenu ?
– Non, reprit ma complaisante narratrice. On en parla une fois encore, et ce fut dans une occasion remarquable. On disait que nous autres, Écossais, lorsqu’il existait une nation qui portait ce nom, avions, parmi nos vertus nombreuses, quelques petits grains de vices. On nous accuse, en particulier, d’oublier rarement et de ne jamais pardonner les injures que nous avons reçues ; on dit aussi que nous faisons un dieu de notre ressentiment, comme la pauvre lady Constance se fit un dieu de son chagrin et suivant Burns, que nous avons l’habitude de « caresser notre colère afin de lui conserver sa chaleur ». Lady Bothwell partageait ces sentiments, et rien au monde, excepté la restauration des Stuarts, ne lui eût paru si délicieux qu’une occasion de se venger de sir Philippe Forester, qui l’avait privée en même temps d’une sœur et d’un frère. Mais, pendant un grand nombre d’années, on n’entendit en aucune façon parler de lui.
Enfin, à une assemblée dans le carnaval, où se trouvait ce qu’il y avait de mieux à Édimbourg, et dans laquelle lady Bothwell avait un siège parmi les dames patronnesses, on vint l’avertir tout bas qu’un monsieur désirait lui parler en particulier.
– En particulier, et, dans une assemblée ! il faut qu’il soit fou. Dites-lui de passer chez moi demain matin.
– Je le lui ai déjà dit, répondit le messager, milady ; mais il m’a prié de vous remettre ce papier.
Lady Bothwell ouvrit un billet qui était ployé et cacheté d’une manière singulière. Il ne contenait que ces mots : Sur des affaires de vie et de mort, écrits par une main inconnue. Tout à coup il lui vint dans la pensée que ce billet pouvait concerner la sûreté politique de quelques-uns de ses amis ; elle suivit donc le messager dans un petit appartement où les rafraîchissements étaient préparés, et d’où la société en général était exclue. Elle trouva un vieillard qui, à son approche, se leva et salua profondément. Son aspect annonçait une santé délabrée, et ses vêtements, quoique scrupuleusement d’accord avec l’étiquette d’un bal, étaient usés et fanés, et beaucoup trop larges pour un corps d’une maigreur extrême. Lady Bothwell fut au moment de chercher sa bourse, espérant se débarrasser de cet importun au prix de quelque argent ; mais la crainte de se méprendre sur les intentions de cet homme l’arrêta, et elle lui laissa le temps de s’expliquer.
– J’ai l’honneur, dit l’inconnu, de parler à lady Bothwell ?
– Je suis en effet lady Bothwell, monsieur ; mais permettez-moi de vous dire que ce n’est ni le temps ni le lieu convenables pour une longue conversation. Que désirez-vous de moi ?
– Votre Seigneurie avait une sœur ?
– Cela est vrai, et je l’aimais de toute mon âme.
– Et un frère ?
– Le plus brave, le meilleur et le plus affectionné des frères.
– Vous perdîtes ces parents bien-aimés par la faute d’un homme infortuné.
– Par le crime de l’homme le plus vil, par la main d’un assassin..
– Vous avez répondu à ce que je désirais savoir, dit le vieillard en saluant, comme s’il désirait se retirer.
– Arrêtez, je vous l’ordonne, s’écria lady Bothwell ; qui êtes-vous, vous qui dans un tel lieu venez rappeler à ma mémoire d’aussi horribles souvenirs ? Qui êtes-vous ? je veux le savoir.
– Je suis un homme qui ne veut point de mal à lady Bothwell, mais, au contraire, qui vient lui offrir les moyens d’accomplir un acte de charité chrétienne dont le monde s’étonnerait, et dont le Ciel donnerait la récompense. Mais je ne la trouve point préparée à faire le sacrifice que j’avais l’intention de lui demander.
– Parlez clairement, monsieur ; que voulez-vous dire ?
– Le misérable qui vous a si profondément offensé est maintenant sur son lit de mort. Ses jours ont été des jours de misère ; ses nuits des heures d’angoisse sans repos. Il ne peut mourir sans votre pardon. Sa vie fut une pénitence continuelle ; cependant il ne peut pas déposer le fardeau de ses peines tandis que vos malédictions pèsent sur son âme.
– Dites-lui, répondit lady Bothwell d’un air sombre, d’implorer le pardon de Dieu qu’il a si grandement offensé, et non pas d’une mortelle comme moi : mon pardon lui est inutile.
– Non, dit le vieillard ; ce serait une garantie de celui qu’alors il se hasarderait à demander à son créateur et à sa femme, qui est dans le Ciel. Souvenez-vous, lady Bothwell, qu’un jour aussi vous vous trouverez sur votre lit de mort ; votre âme, comme celle des autres mortels, ira tremblante d’effroi devant le trône d’où émanent les jugements de Dieu. Que fera-t-elle alors de cette pensée : « Je n’ai point accordé de grâce, et je ne dois point en espérer » ?
– Homme, qui que tu sois, reprit lady Bothwell, ne me presse pas aussi cruellement. Ce serait un blasphème d’hypocrisie de faire prononcer à mes lèvres un pardon qui est démenti par tous les battements de mon cœur ; ce pardon ferait ouvrir la terre, et l’on verrait sortir du tombeau le pâle fantôme de ma sœur et le spectre sanglant de mon frère. Que je pardonne ? jamais ! jamais !
– Grand Dieu ! s’écria le vieillard en joignant les mains, est-ce ainsi que les vers que tu as tirés de la poussière obéissent à tes commandements ? Dieu ! Femme orgueilleuse et vindicative, vante-toi d’avoir ajouté aux tourments d’un homme qui meurt de misère et de chagrin les angoisses du désespoir religieux, mais n’insulte jamais au ciel en implorant pour toi un pardon que tu as refusé d’accorder.
Le vieillard allait quitter lady Bothwell.
– Arrête, s’écria-t-elle, je vais essayer, oui, je vais essayer de lui pardonner.
– Gracieuse dame, répondit le vieillard, vous soulagerez l’âme accablée qui craignait d’abandonner sa dépouille mortelle avant d’être en paix avec vous. Que sais-je, votre pardon conservera peut-être pour la pénitence les restes d’une misérable vie.
– Ah ! dit lady Bothwell, éclairée par une pensée soudaine, c’est le misérable lui-même : et saisissant par le collet sir Philippe Forester, car c’était lui en effet, elle s’écria : – Au meurtre ! au meurtre ! arrêtez le meurtrier !
À cette exclamation si singulière dans un tel lieu, toute la société se précipita dans l’appartement ; mais sir Philippe Forester n’y était plus. Il avait employé toute sa force pour se dégager des mains de lady Bothwell, et s’était sauvé de l’appartement qui s’ouvrait sur le palier de l’escalier. Il était difficile de s’évader de ce côté, car il y avait plusieurs personnes qui montaient ou qui descendaient ; mais le malheureux était désespéré. Il se jeta par-dessus la balustrade ; il tomba sain et sauf dans le vestibule, malgré une chute de quinze pieds au moins ; alors il se précipita dans la rue, et se perdit dans les ténèbres. Quelques membres de la famille des Bothwell le poursuivirent, et si l’on avait pu atteindre le fugitif, il eût été immolé, car, à cette époque, le sang qui coulait dans les veines des hommes était un sang bouillant. Mais la police ne se mêla pas de cette affaire, dont la procédure criminelle avait eu lieu depuis longtemps, et dans un pays étranger. On a toujours supposé que cette scène extraordinaire était une expérience hypocrite par laquelle sir Philippe désirait s’assurer s’il pouvait retourner dans sa patrie sans craindre le ressentiment d’une famille qu’il avait si profondément offensée. Le résultat de cette expérience ayant été si contraire à ses désirs, on croit qu’il retourna sur le continent et qu’il mourut dans l’exil. Ainsi se termina l’histoire du miroir mystérieux.
Walter SCOTT, Le miroir de la tante Marguerite.