La veuve des Highlands

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Walter SCOTT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’objet n’était pas loin, elle en était certaine ;

Mais qu’était cet objet ? Elle n’en savait rien.

Il semblait se montrer près d’un large et vieux chêne.

COLERIDGE.

 

 

 

I

 

 

Le manuscrit de Mrs Bethune Baliol commence de la manière suivante :

Il y a trente-cinq ans, ou peut-être plutôt quarante, que, pour soulager mon esprit abattu par une grande perte que j’avais éprouvée dans ma famille deux ou trois mois auparavant, j’entrepris ce que l’on appelait le petit voyage des Highlands. C’était une excursion devenue en quelque sorte à la mode ; mais, quoique les routes militaires fussent excellentes, les logements qu’on trouvait étaient si peu commodes, qu’on en considérait l’accomplissement comme une petite aventure mise à fin. D’ailleurs, quoique les Highlands fussent aussi paisibles maintenant qu’aucune autre partie des domaines du roi George, ce mot de Highlands avait un son qui continuait de répandre la terreur, dans un temps où il existait encore tant de témoins de l’insurrection de 1745 ; et un grand nombre de personnes ressentaient une sorte de crainte vague en portant leurs regards des tours de Stirling vers le Nord, sur la haute chaîne de montagnes qui s’élève comme un sombre rempart pour cacher dans ses retraites des hommes qui, par leur costume, leurs mœurs et leur langage, étaient encore bien différents de leurs compatriotes des basses terres. Pour moi, je descends d’une race peu sujette aux appréhensions qui naissent uniquement de l’imagination. J’avais quelques montagnards pour parents, je connaissais plusieurs de leurs familles de distinction, et, n’étant accompagnée que de ma femme de chambre, Mrs Alice Lambskin, je partis pour mon voyage sans crainte, quoique sans escorte.

Cependant, j’avais un guide et un cicérone peu inférieur à Great-Heart dans le Voyage du Pèlerin ; ce n’était rien moins que Donald Mac-Leish, postillon que je louai à Stirling, avec deux chevaux robustes aussi sûrs que Donald lui-même, pour conduire ma voiture, ma duègne et moi, partout où il me plairait d’aller.

Donald Mac-Leish était un de ces postillons dont je suppose que les diligences et les bateaux à vapeur ont fait passer la mode. On les trouvait principalement à Perth, à Stirling ou à Glasgow, où l’on avait coutume de les louer avec leurs chevaux pour les voyages que les affaires ou les plaisirs pouvaient faire entreprendre dans le pays des montagnes. Cette classe d’hommes approchait de ce qu’on appelle sur le continent conducteur, ou pouvait être comparée au pilote d’un vaisseau de guerre anglais, qui suit, comme il l’entend, la direction que le capitaine lui ordonne de prendre. Vous n’aviez qu’à expliquer à votre postillon la longueur de votre voyage et les endroits que vous désiriez visiter, vous le trouviez parfaitement en état de fixer les lieux de repos et de rafraîchissement ; il mettait la plus grande attention à ne jamais perdre de vue, dans son choix, votre agrément et tous les objets d’intérêt que vous pouviez avoir le désir de connaître.

Les qualités d’un tel personnage étaient nécessairement bien supérieures à celles du premier prêt qu’on voit trois fois par jour parcourir les mêmes dix milles au galop. Outre le soin extrême que Donald Mac-Leish avait de réparer tous les accidents ordinaires qui pouvaient arriver à ses chevaux aussi bien qu’à la voiture, et à trouver des expédients pour les nourrir de galette dans les lieux où le fourrage était rare et où l’on ne pouvait se procurer d’avoine, c’était d’ailleurs un homme qui avait des ressources intellectuelles. Il avait acquis une connaissance générale des traditions historiques du pays qu’il avait traversé si souvent ; et si vous l’encouragiez – car Donald était un homme aussi réservé que les convenances l’exigeaient, – il vous montrait volontiers les lieux où s’étaient livrées les principales batailles entre les clans, et vous racontait les légendes les plus remarquables qui avaient illustré la route par où vous passiez, ainsi que les objets qui se trouvaient sur votre chemin. Son goût pour la science des légendes formait, avec certains traits de cette finesse naturelle à son occupation actuelle, un étrange contraste qui donnait à sa manière habituelle de penser et de s’exprimer une véritable originalité ; sa conversation était amusante et faisait paraître le chemin plus court.

Ajoutez à cela que Donald connaissait toutes les rubriques de son métier dans un pays qu’il traversait si fréquemment. Il pouvait dire, à un jour près, quand on tuerait l’agneau à Tyndrum ou à Glenuilt ; de sorte que l’étranger avait quelque chance d’être nourri comme un chrétien ; et il savait à un mille près, quel était le dernier village où l’on pouvait se procurer du pain de blé, choses dont il ne manquait pas d’instruire ceux qui étaient peu familiers avec la terre des galettes. Il connaissait chaque mille de la route, et pouvait dire, à un pouce près, quel côté d’un point était praticable, quel côté était décidément dangereux. En un mot, Donald Mac-Leish était non seulement notre fidèle serviteur et notre sûr domestique, mais encore notre humble et obligeant ami ; et, quoique j’aie connu le cicérone à demi classique d’Italie, le valet de place babillard de France, et même le muletier d’Espagne, qui se pique de manger du maïs, et de l’honneur duquel on ne peut douter sans danger, je ne crois avoir jamais eu un guide aussi sensé et aussi intelligent.

Nos mouvements étaient, comme on peut s’en douter, soumis à la direction de Donald ; et souvent il arrivait, lorsque le temps était serein, que nous préférions nous arrêter pour faire reposer ses chevaux, même dans les lieux où l’on n’avait pas établi de relais, et prendre nos rafraîchissements sous un rocher escarpé d’où tombait une cascade, ou sur le bord d’une fontaine que décorait un gazon verdoyant, émaillé de fleurs sauvages. Donald avait l’art de savoir toujours trouver de tels endroits ; et, quoiqu’il n’eût, j’en suis sûre, jamais lu Gil Blas ni Don Quichotte, il choisissait, pour s’arrêter, des lieux dignes de la plume de Le Sage ou de Cervantès. Ayant observé le plaisir que je prenais à converser avec les habitants du pays, il s’arrangeait souvent de manière à fixer notre halte près d’une cabane où vivait quelque vieux montagnard dont la claymore avait brillé à Falkirk ou à Preston, et qui semblait le fragile mais fidèle monument du temps passé. D’autres fois il trouvait le moyen de nous mettre en quartier – jusqu’à concurrence d’une tasse de thé – dans la demeure hospitalière de quelque digne et intelligent ministre de paroisse, ou de quelque famille champêtre de la classe la plus aisée, qui joignait à la simplicité rustique de ses mœurs primitives et à son accueil franc et obligeant une sorte de courtoisie naturelle à un peuple chez lequel les individus de la classe la plus basse ont coutume de se considérer, suivant la phrase espagnole, comme aussi bons gentilshommes que le roi, quoique un peu moins riches.

Donald Mac-Leish était connu de toutes ces personnes, et sa recommandation nous servait autant que si nous eussions apporté des lettres de quelque chef distingué.

Quelquefois, il arrivait que l’hospitalité des montagnards, qui nous servaient toutes les variétés des mets du pays, tels que du lait et des œufs préparés de diverses manières, des gâteaux de différentes espèces, et d’autres aliments plus substantiels, selon les moyens qu’avaient les habitants de régaler le voyageur, descendait avec un peu trop de profusion sur Donald Mac-Leish, sous la forme de rosée des montagnes. Pauvre Donald ! Il était, dans ces occasions, comme la toison de Gédéon, humecté du noble élément qui sûrement ne tombait pas sur nous. Mais c’était son unique défaut ; et lorsqu’on le pressait de boire le coup de l’étrier à la santé de milady, on aurait pris son refus en mauvaise part, et il ne voulait pas commettre une telle incivilité. C’était, je le répète, son unique défaut, et nous n’avions guère raison de nous en plaindre car s’il en devenait un peu plus causeur, il n’en était que plus scrupuleux observateur de toutes les formes de la politesse ; et tout ce qui en résultait, c’est qu’il conduisait plus lentement et qu’il parlait plus longuement et plus pompeusement que lorsqu’il n’avait pas pris la goutte d’usquebaugh. Nous remarquâmes que c’était dans ces occasions que Donald parlait avec un air d’importance de la famille de Mac-Leish, et nous n’avions pas le droit de censurer rigoureusement un faible dont les conséquences étaient restreintes dans des bornes si innocentes.

Nous nous accoutumâmes tellement à la manière d’agir de Donald, que nous observions avec quelque intérêt l’art qu’il employait pour nous causer une petite surprise agréable en nous cachant le lieu où il se proposait d’arrêter, lorsque ce lieu était d’une nature extraordinaire et intéressante. Il en avait une telle habitude que lorsqu’il s’excusait de ce qu’il serait obligé de s’arrêter dans quelque lieu étrange et solitaire, jusqu’à ce que ses chevaux eussent mangé l’avoine dont il avait soin d’être muni, notre imagination s’efforçait ordinairement de deviner la retraite romantique où il avait arrêté en secret que nous nous reposerions à midi.

Nous avions passé la plus grande partie de la matinée au charmant village de Dalmally ; nous étions allés sur le lac sous la conduite de l’excellent ministre qui desservait alors Glenorquhy, et nous avions entendu raconter cent histoires sur les chefs sévères du Loch-Awe, Duncan à la toque de laine, et les autres seigneurs des tours de Kilchurn qui tombent maintenant en poussière. Aussi il était plus tard que de coutume lorsque nous nous mîmes en marche, après avoir été averties une ou deux fois par Donald de la longueur du chemin, attendu qu’il n’y avait aucun lieu convenable pour s’arrêter entre Dalmally et Oban.

Ayant dit adieu à notre vénérable et obligeant cicérone, nous continuâmes notre voyage tournant autour de l’imposante montagne appelée Cruachan-Ben, dont les rochers sauvages et majestueux ont une pente rapide vers le lac, et où l’on ne trouve qu’un défilé qui n’empêcha pas que le clan belliqueux de Mac-Dougal de Lorne ne fût détruit par la sagacité de Robert Bruce. Ce roi, le Wellington de son temps, avait accompli, par une marche forcée, la surprenante manœuvre de faire monter un corps de troupes de l’autre côté de la montagne, et l’avait ainsi placé sur le flanc et l’arrière des soldats de Lorne, tandis qu’il les attaquait de front. Le grand nombre de monticules que l’on voit encore vers l’Occident, en descendant le défilé, nous montre jusqu’où s’étendit la vengeance que Bruce fit tomber sur ses ennemis personnels et invétérés. Je suis, comme vous le savez, sœur de soldats, et j’ai souvent été vivement frappée de l’idée que la manœuvre que nous décrivit Donald ressemblait à celles de Wellington ou de Bonaparte. C’était un grand homme que Robert Bruce, une Baliol même doit l’avouer, quoique l’on commence maintenant à convenir que son titre à la couronne n’était pas plus légitime que celui de l’infortunée famille contre laquelle il combattait. – Mais laissons cela. – Ce qui augmenta encore le carnage, ce fut que l’Awe, rivière rapide et profonde que vomit le lac, se trouvait précisément derrière les fuyards et décrivait un cercle autour de l’imposante montagne ; en sorte que la retraite des malheureux fugitifs fut coupée de toutes parts par la nature inaccessible du pays qui avait semblé leur promettre défense et protection.

Méditant, comme la dame irlandaise dans la chanson, sur des choses passées depuis longtemps, nous vîmes sans impatience la lenteur avec laquelle notre conducteur nous faisait en quelque sorte ramper le long de la route militaire du général Wade, qui ne daigne jamais ou presque jamais éviter la pente la plus rapide, mais qui s’avance en droite ligne, montant et descendant les collines, avec la même indifférence que montraient les anciens ingénieurs pour les terrains creux ou élevés, bien nivelés ou escarpés. Cependant l’excellence réelle de ces travaux – car tels sont les grands chemins militaires des montagnes – méritait le compliment du poète, qui, soit qu’il vînt de la contrée sœur de la Grande-Bretagne, et qu’il parlât son propre dialecte, soit qu’il supposât que ceux à qui il s’adressait pourraient avoir quelque prétention nationale à la seconde vue, produisit le distique suivant :

 

        Had you but seen these roads before they were made,

        You wold holp up your hands, and bless general Wade.

        « Si vous aviez vu ces routes avant qu’elles ne fussent faites,

        vous lèveriez vos mains au ciel et béniriez le général Wade. »

 

Rien, en effet, ne peut être plus étonnant que de voir ces déserts percés et ouverts dans toutes les directions par de larges routes de la meilleure construction possible, et si supérieures à tout ce que le pays aurait pu demander après des siècles pour le but pacifique d’une communication commerciale. Ainsi les traces de la guerre servent quelquefois heureusement aux bienfaits de la paix. Les victoires de Bonaparte ont été sans résultat ; mais sa route sur le Simplon servira longtemps de communication entre les paisibles contrées qui voudront employer aux relations du commerce et de l’amitié cet ouvrage gigantesque, dont le but ambitieux ne fut que de faciliter une invasion militaire.

Tandis que nous avancions ainsi, nous tournâmes peu à peu la côte de Ben-Cruachan ; et descendant le cours rapide et écumant de l’Awe, nous laissâmes derrière nous le large et majestueux lac qui donne naissance à cette rivière impétueuse. Les rochers et les montagnes qui, du côté droit, s’abaissent perpendiculairement sur notre chemin, nous offraient quelques restes des bois qui les avaient couverts autrefois, mais qui, dans des temps postérieurs, avaient été abattus pour entretenir, à ce que nous apprit Donald, les fonderies de fer de Bunawe. Cette scène nous engagea à fixer les yeux avec intérêt sur un gros chêne qui s’élevait à gauche vers la rivière. Cet arbre semblait d’une grandeur extraordinaire et d’une beauté pittoresque, et il se trouvait précisément dans un lieu où il paraissait y avoir quelques verges d’un terrain découvert situé au milieu d’énormes pierres qui avaient roulé du haut de la montagne. Pour rendre la situation plus romantique, au milieu d’un terrain nu s’élevait un rocher au front orgueilleux, du sommet duquel tombait, de la hauteur de soixante pieds, un ruisseau dont les eaux semblaient se fondre pendant leur chute même en écume et en rosée. Mais au bas du rocher, ce faible courant, semblable à un général en déroute, rassemblait ses forces dispersées et domptées en quelque sorte par sa chute, et il trouvait sans bruit un passage à travers la bruyère pour aller joindre les flots de l’Awe.

Cet arbre et cette chute d’eau me frappèrent vivement et je désirai de m’en approcher davantage, non pas que je songeasse à en prendre l’esquisse et à en enrichir mon portefeuille, car, dans ma jeunesse, les demoiselles n’avaient pas coutume de se servir de crayons de mine de plomb, à moins qu’elles ne sussent en faire un bon usage, mais simplement pour me procurer le plaisir de les voir de plus près. Aussitôt Donald ouvrit la portière de la chaise, mais il me fit observer que la descente de la colline était bien rude, et que je verrais mieux l’arbre en suivant encore la route pendant une cinquantaine de toises, attendu qu’alors elle s’approchait davantage de ce lieu, pour lequel il semblait toutefois ne pas avoir de prédilection. Il connaissait, dit-il, près de Bunawe, un arbre bien plus gros que celui-là, et c’était un endroit où le terrain plat laissait à un carrosse la liberté de s’arrêter, ce qui était bien difficile sur ces collines ; mais tout comme il plairait à milady.

Milady aima mieux regarder le bel arbre qu’elle avait devant elle que de passer outre dans l’espoir d’en trouver un plus beau. Nous marchâmes donc à côté de la voiture jusqu’à ce que nous fussions arrivées à un point d’où Donald nous assura que nous pourrions sans peine aller aussi près de l’arbre que nous le souhaiterions, quoiqu’il ne voulût pas nous conseiller de nous en approcher de plus près que la grande route.

Il y avait dans les traits brunis de Donald quelque chose de si grave et de si mystérieux lorsqu’il nous donna cet avis, et ses manières étaient si différentes de sa franchise habituelle, que je sentis s’éveiller ma curiosité. Cependant, nous continuâmes à marcher, et je m’aperçus que l’arbre, dont un terrain élevé nous avait fait perdre la vue, était réellement plus éloigné que je ne l’avais supposé d’abord.

– Je jurerais maintenant, dis-je à mon cicérone, que l’arbre et la chute d’eau que l’on voit là-bas sont précisément le lieu où vous avez l’intention de nous faire faire une halte aujourd’hui.

– Dieu m’en préserve ! s’écria Donald précipitamment.

– Et pour quelle raison, Donald ? Pourquoi voudriez-vous passer près d’un endroit si agréable sans vous arrêter ?

– Nous sommes trop près de Dalmally, milady, pour donner l’avoine aux chevaux ; ce serait rapprocher leur dîner trop près de leur déjeuner, pauvres bêtes ! et en outre ce lieu porte malheur.

– Oh ! maintenant le mystère est expliqué. Il y a ici un fantôme ou un esprit, une sorcière ou une ogresse, une magicienne ou une fée, n’est-ce pas ?

– Point du tout, milady, vous êtes tout à fait hors de la route, comme on dit ; mais si vous voulez prendre patience, attendre que nous ayons passé cet endroit, et que nous soyons sortis de la vallée, je vous dirai tout ce dont il s’agit. Il ne fait pas bon parler de telles choses dans le lieu où elles sont arrivées.

Je fus obligée de suspendre ma curiosité, observant que si je persistais à ramener le discours d’un côté tandis que Donald le détournerait de l’autre, je ne ferais que rendre son objection encore plus forte, comme une corde dont le chanvre est tordu des deux sens opposés. À la fin, le coude de la route nous fit arriver à cinquante pas de l’arbre que je désirais admirer, et je vis alors, à ma grande surprise, qu’il y avait une habitation humaine au milieu des rochers qui l’environnaient : c’était une hutte, la plus étroite et la plus misérable que j’eusse jamais vue, même dans les montagnes. Les murs, formés de mottes ou de divot, comme les Écossais les appellent, n’avaient pas quatre pieds de hauteur ; le toit était de gazon, réparé avec des roseaux et des glaïeuls ; la cheminée était faite d’argile, attachée avec des liens de paille : la totalité des murs, du toit et de la cheminée était également couverte de joubarbe, de gramen et de mousse, comme on en voit sur toutes les vieilles cabanes formées des mêmes matériaux. Il n’y avait pas le moindre vestige d’un plant de chou, chose qui, pour l’ordinaire, se trouve auprès des huttes même les plus misérables ; et pour tout être vivant nous ne vîmes qu’un chevreau qui broutait sur le toit de la hutte et une chèvre, sa mère, qui paissait à quelques pas, entre le chêne et la rivière d’Awe.

– Quel homme, m’écriai-je malgré moi, peut avoir commis un assez grand crime pour mériter une si misérable habitation ?

– Assez de crimes, dit Donald Mac-Leish avec un gémissement à moitié étouffé, et assez de misère aussi, Dieu le sait ; et ce n’est pas non plus l’habitation d’un homme, mais d’une femme.

– D’une femme ! répétai-je, et dans un lieu si solitaire ! Quelle sorte de femme peut-elle être ?

– Venez par ici, milady, et vous en jugerez vous-même ! dit Donald.

Et, avançant quelques pas, puis tournant tout d’un coup vers la gauche, nous aperçûmes le grand et large chêne dans la direction opposée à celle où nous l’avions vu jusqu’alors.

– Si elle a conservé sa vieille habitude, elle sera là à cette heure du jour, dit Donald.

Mais aussitôt il garda le silence et me montra du doigt le lieu dont il voulait parler, comme s’il avait peur d’être entendu. J’y portait mes regards, et j’aperçus, non sans une émotion indéfinissable, une femme, alors assise près du tronc du chêne, la tête baissée, les mains jointes, et un manteau brun étendu sur sa tête, exactement comme l’on représente sur les médailles syriennes Judas sous son palmier. Je fus saisis de la même sorte de crainte respectueuse dont mon guide semblait avoir été frappé par cet être solitaire, et je ne songeais pas à m’avancer vers elle pour la voir de plus près avant d’avoir jeté sur Donald un regard curieux, auquel il répondit à voix basse :

– C’est une femme qui a été bien méchante, milady.

– Extravagante, dites-vous ? répliquai-je, n’entendant qu’imparfaitement ; en ce cas elle est peut-être dangereuse.

– Non, elle n’est pas folle, reprit Donald, car si cela était, peut-être serait-elle plus heureuse qu’elle ne l’est, quoique sans doute, lorsqu’elle songe à ce qu’elle a fait et à ce qu’elle a fait faire, plutôt que de céder gros comme un cheveu de son obstination perverse, il doit lui être difficile d’être de sens rassis ; mais elle n’est ni folle ni méchante, et cependant, milady, je pense que vous feriez mieux de ne pas vous en approcher davantage.

Alors il me fit connaître en peu de mots l’histoire que je vais raconter un peu plus en détail. J’en entendis le récit avec un mélange d’horreur et de compassion qui me détermina tout à coup à m’approcher de cette infortunée pour lui adresser quelques paroles de consolation ou plutôt de pitié, et qui, en même temps, me fit craindre de céder à ce mouvement.

Tel était en effet le sentiment qu’elle excitait parmi les montagnards qui regardaient Elspat Mac-Tavish, ou la femme de l’Arbre, comme ils l’appelaient, du même œil que les Grecs considéraient ceux qui étaient poursuivis par les Furies, et dont l’esprit était en proie aux tourments qui sont la suite d’un grand crime. Ils regardaient ces êtres infortunés, tels qu’Oreste et Oedipe, moins comme les auteurs volontaires de leur crime que comme les instruments passifs par lesquels les terribles décrets du destin s’étaient accomplis ; et la crainte avec laquelle ils les envisageaient n’était pas sans un mélange de vénération.

J’appris aussi de Donald Mac-Leish, que l’on craignait quelque malheur pour ceux qui avaient l’audace de s’avancer trop près d’un être voué à un tel degré de misère ou de troubler sa solitude solennelle ; et qu’on supposait que quiconque s’en approchait devait être atteint jusqu’à un certain point de la contagion de son malheur.

Ce fut donc avec répugnance que Donald me vit résolue à voir de plus près cette infortunée, et qu’il me suivit lui-même pour m’aider à descendre un sentier très rude. Je crois que ses égards pour moi domptèrent dans son cœur quelques fâcheux pressentiments qui, dans cette occasion, se mêlaient à la crainte sinistre de voir ses chevaux boiteux, les essieux perdus, la voiture renversée, et d’autres accidents et périls auxquels la vie d’un postillon est exposée.

Je ne sais trop si mon courage m’aurait conduite si près d’Elspat, si Donald Mac-Leish ne m’eût pas suivie. On voyait dans les traits de cette femme l’austère abstraction d’un chagrin sans espoir et affreux, mêlé avec les sentiments du remords, et un orgueil qui s’efforçait de le cacher. Elle devina peut-être que c’était la curiosité produite par son histoire extraordinaire qui m’avait engagée à troubler sa solitude ; et elle ne pouvait voir sans contrainte qu’un sort tel que le sien eût été le sujet de l’amusement d’une voyageuse. Cependant le regard qu’elle porta sur moi fut celui du dédain plutôt que de l’embarras. L’opinion du monde et des enfants du monde ne pouvait ni augmenter ni diminuer le poids de sa misère ; et, à l’exception du demi-sourire qui semblait indiquer le mépris d’un être élevé par la grandeur même de son affliction au-dessus de la sphère de l’humanité, elle parut aussi indifférente à la manière dont je la regardais, que si elle eût été un corps inanimé ou une statue de marbre.

Elspat avait une taille au-dessus de la moyenne ; ses cheveux, tirant maintenant sur le gris, étaient encore épais, et avaient été du noir le plus foncé. Ses yeux étaient de même couleur, et, formant un contraste avec ses traits secs et austères, ils brillaient de cet éclat sauvage et incertain qui indique un esprit en désordre. Elle avait tourné ses cheveux avec une certaine élégance autour d’une épingle d’argent, et s’était enveloppée de son manteau brun drapé avec assez de goût, quoique l’étoffe en fût du tissu le plus commun.

Après avoir contemplé cette victime du crime et du malheur, jusqu’à ce que j’eusse honte de garder le silence, quoique j’ignorasse comment je devais m’adresser à elle, je commençai à lui témoigner ma surprise de ce qu’elle avait choisi une habitation si solitaire et si déplorable. Elle coupa court à ces expressions de compassion en me répondant d’une voix austère, sans le moindre changement d’air ou d’attitude :

– Fille de l’étranger, il vous a raconté mon histoire.

Je fus à l’instant réduite au silence, et je sentis combien tout ce que la terre peut offrir d’aisance devait paraître petit à l’esprit qui avait de tels sujets de méditation. Sans chercher à entamer de nouveau la conversation, je tirai une pièce d’or de ma bourse, car Donald m’avait fait entendre qu’elle vivait d’aumônes, pensant qu’elle étendrait au moins la main pour la recevoir. Mais elle n’accepta ni ne refusa mon présent ; elle ne parut même pas le remarquer, quoiqu’il valût, sans doute, vingt fois celui qu’on lui offrait ordinairement. Je fus obligée de le déposer sur ses genoux, en disant involontairement :

– Que Dieu vous pardonne et qu’il vous soulage !

Je n’oublierai jamais le regard qu’elle lança vers le ciel, ni le ton avec lequel elle prononça, en s’écriant, les paroles mêmes de mon vieil ami John Home : My beautiful ! my brave ! C’était le langage de la nature, et il partait du cœur d’une mère privée de son enfant, comme il naquit de l’heureuse imagination de ce poète tandis qu’il prêtait le langage de la poésie à la douleur idéale de lady Randolph.

 

 

 

II

 

 

Quoique Elspat fût dans sa vieillesse devenue la proie de chagrins et de malheurs sans consolation et sans espoir, elle avait cependant connu des jours meilleurs. Elle était autrefois la belle et heureuse femme de Hamish Mac-Tavish, qui, par sa force et son courage, avait obtenu le titre de Mac-Tavish-Mhor. La vie de cet homme fut remplie de troubles et de dangers, parce qu’il avait modelé ses mœurs sur celles des anciens montagnards, qui regardaient comme honteux de se passer d’une chose qu’ils pouvaient prendre. Les habitants des basses terres qui résidaient dans son voisinage, et qui désiraient jouir en repos de leurs vies et de leurs biens, étaient satisfaits de lui payer un petit tribut sous le nom d’argent de protection, et se consolaient en pensant, suivant le vieux proverbe, qu’il valait mieux flatter le diable que de le combattre. D’autres, qui trouvaient du déshonneur à payer untel tribut, furent souvent surpris par Mac-Tavish-Mhor, par ses associés et ses partisans, qui avaient coutume de les en punir d’une manière proportionnée, soit dans leurs personnes, soit dans leurs biens, ou même des deux manières. On se rappelle encore l’incursion dans laquelle il enleva à Monteith un troupeau de cent cinquante vaches, et la manière dont il plaça le laird de Ballybught tout nu dans un bourbier, pour avoir menacé d’envoyer chercher une compagnie de la highlands-watch pour défendre ses biens.

Quels que fussent de temps en temps les triomphes de cet audacieux cateran, ils étaient souvent compensés par des revers ; et la manière adroite dont il se tirait d’affaire, ses fuites rapides et les stratagèmes ingénieux qui l’arrachaient au péril le plus imminent, n’étaient pas un sujet moins fréquent de souvenirs et d’admiration que les exploits dans lesquels il avait réussi. Dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, à travers toute espèce de fatigues, de peines et de dangers, Elspat fut toujours sa compagne fidèle. Elle jouissait avec lui de ses moments de bonheur, et lorsque l’adversité venait à peser sur eux, sa grandeur d’âme, sa présence d’esprit et le courage avec lequel elle souffrait les dangers et les fatigues augmentèrent, dit-on, plus d’une fois les efforts de son époux.

Leur moralité était celle des anciens montagnards, amis fidèles et ennemis acharnés ; ils considéraient comme leur bien propre les troupeaux et les moissons des habitants des basses terres, chaque fois qu’ils avaient les moyens d’emmener les uns et de s’emparer des autres ; et dans ces occasions ils n’avaient pas le moindre scrupule sur le droit de propriété. Hamish-Mhor raisonnait comme le vieux guerrier crétois :

 

            Mon bouclier, mon épée et ma lance

            Me rendent le maître de tous.

            Celui qui craint de tomber sous mes coups

            Doit tout céder à ma vaillance.

            Tout ce qu’il a doit passer sous ma loi ;

            Ce que possède un poltron est à moi.

 

Mais ces jours de déprédations périlleuses, quoique souvent couronnées du succès, devinrent plus rares lorsque l’expédition du prince Charles-Édouard eut échoué. Mac-Tavish-Mhor n’était pas resté oisif dans cette occasion, et il fut proscrit comme traître à l’État, et comme voleur et cateran. Des garnisons furent établies dans beaucoup de places où l’on n’avait jamais vu d’Habits-Rouges auparavant, et le tambour guerrier des Saxons retentit au milieu des retraites les plus solitaires du pays des montagnes. Le sort qui menaçait Mac-Tavish devint de jour en jour plus inévitable ; et ce qui rendait encore plus difficiles les efforts qu’il avait à faire pour se défendre ou pour s’échapper, c’est qu’Elspat, pendant son adversité, avait augmenté sa famille d’un enfant qui était un obstacle considérable à la rapidité qu’exigeaient leurs mouvements.

Le jour fatal arriva enfin : dans un fort défilé situé sur les flancs du Ben-Cruachan, le fameux Mac-Tavish-Mhor se vit surpris par un détachement de Sidier-Roy [i]. Son épouse le seconda héroïquement, chargeant de temps en temps son fusil ; et, comme ils étaient maîtres d’un poste qui était presque inexpugnable, peut-être aurait-il pu s’échapper si ses munitions avaient toujours duré. Mais à la fin ses balles s’épuisèrent. Cependant ce ne fut qu’après qu’il eut chargé son fusil des boutons d’argent de son habit, que les soldats, cessant de redouter les coups inévitables d’un homme qui avait tué trois de leurs camarades et qui en avait blessé davantage, s’approchèrent de son fort, et, ne pouvant le prendre vif, le tuèrent après la résistance la plus désespérée.

Elspat fut témoin de toutes ces infortunes, et elle y survécut, car elle avait, dans l’enfant qui ne pouvait trouver qu’en elle un appui, un motif de forces et de courage. Il est difficile de dire comment elle put se soutenir. Ses seuls moyens apparents d’existence étaient trois ou quatre chèvres qu’elle faisait paître où il lui plaisait, dans les pâturages des montagnes, sans que personne lui reprochât de s’emparer ainsi du bien d’autrui. Au milieu de la misère générale du pays, ses anciennes connaissances avaient peu de chose à donner, mais ce qu’elles pouvaient soustraire à leurs propres besoins, elles le consacraient volontiers au soulagement des autres. Elle allait quelquefois chez les habitants des basses terres, non pas solliciter l’aumône mais plutôt demander un tribut. Elle n’avait pas oublié qu’elle était la veuve de Mac-Tavish-Mhor, et elle s’imaginait que l’enfant à qui elle donnait la main pourrait un jour égaler la réputation de son père et obtenir l’ascendant que celui-ci avait exercé en maître. Elle s’associait si peu avec les autres, sortait si rarement des retraites les plus sauvages des montagnes, où elle vivait avec ses chèvres, qu’elle ignorait tout à fait le grand changement opéré dans le pays qui l’environnait, la substitution de l’ordre civil à la violence militaire, et l’autorité que la loi et les partisans de la loi avaient obtenue sur ceux qui, dans les ballades gaéliques, étaient appelés les fils impétueux de l’épée. Elle sentait, il est vrai, la diminution de son importance et la gêne de sa condition ; mais la mort de Mac-Tavish-Mhor en était, selon elle, une cause suffisante, et elle ne doutait point qu’elle ne regagnât ce degré de considération dont elle avait joui autrefois lorsque Hamish-Bean, ou James le Blond, pourrait manier les armes de son père. Si donc Elspat était rudement repoussée par un fermier brutal lorsqu’elle demandait quelque chose nécessaire à ses besoins ou à ceux de son petit troupeau, ses menaces de vengeance, exprimées d’une manière obscure, mais terrible, arrachaient souvent à ces hommes, effrayés de ses malédictions, le soulagement qu’ils avaient refusé à son indigence ; et la tremblante ménagère, qui donnait des aliments ou de l’argent à la veuve de Mac-Tavish-Mhor, désirait dans son cœur que la vieille sorcière eût été brûlée le jour qu’on avait fait justice de son mari.

Ainsi s’écoulèrent plusieurs années, pendant lesquelles Hamish-Bean grandit et devint, non pas, il est vrai, égal à son père par la taille et la force, mais plein d’activité et d’audace, ayant les cheveux blonds, les joues vermeilles, l’oeil d’un aigle, et toute l’agilité, sinon toute la force de son redoutable père, sur l’histoire et les exploits duquel sa mère revenait souvent, afin de former son fils à la même vie d’aventures. Mais les jeunes gens voient l’état présent de ce monde variable d’un oeil plus pénétrant que les vieillards. Plein d’attachement pour sa mère, et disposé à tout faire pour lui procurer des moyens d’existence, Hamish s’aperçut pourtant, lorsqu’il connut le monde, que la vie de cateran était désormais aussi dangereuse que déshonorante, et que s’il devait imiter les hauts faits de son père, ce devait être dans une autre carrière plus conforme aux opinions du jour.

À mesure que les facultés de l’esprit et du corps se développèrent en lui, il sentit davantage la nature précaire de sa situation, les vues erronées de sa mère, et son ignorance des changements arrivés dans la société, qu’elle voyait si peu. En visitant des amis et des voisins, il s’aperçut des chétifs moyens d’existence auxquels sa mère était réduite, et apprit qu’elle ne possédait rien ou presque rien au delà des choses absolument nécessaires à la vie, choses qui, même, étaient souvent sur le point de lui manquer. Quelquefois ses succès à la pêche et à la chasse lui permirent d’augmenter un peu ses moyens d’existence ; mais il ne vit d’autre ressource régulière pour la soutenir que dans les humiliations d’un travail servile, qui, pût-il lui-même s’y soumettre, porterait certainement un coup mortel à l’orgueil de sa mère.

Eslpat, de son côté, vit avec surprise que Hamish-Bean, quoique maintenant d’une haute taille et propre à porter les armes, ne montrait aucune inclination pour la carrière active de son père. Il existait dans son cœur un sentiment maternel qui l’empêchait de le presser en termes formels de commencer à vivre en cateran, dans la crainte des périls auxquels ce genre de vie devait l’exposer ; et lorsqu’elle désirait lui parler à ce sujet, son ardente imagination lui présentait l’ombre de son époux s’élevant contre elle et son fils, revêtue de son tartan ensanglanté, et qui, le doigt sur les lèvres, lui interdisait un pareil discours. Cependant elle s’étonnait d’une conduite qui semblait indiquer dans son fils un manque de courage, et soupirait de le voir passer chaque jour dans l’oisiveté, vêtu de l’habit à longs pans des basses terres que la législature avait ordonné aux montagnards de porter au lieu de leur costume pittoresque. Elle pensait qu’il aurait bien mieux ressemblé à son époux s’il avait porté le plaid serré par une ceinture, les hauts-de-chausses descendant à mi-cuisse, et si des armes bien polies brillaient à son côté.

Outre ces sujets d’inquiétude, Elspat en avait d’autres qui naissaient de l’extrême impétuosité de son caractère. Son amour pour Mac-Tavish-Mhor avait été accompagné de respect, et quelquefois même de craintes ; car les caterans n’étaient pas hommes à se soumettre au gouvernement des femmes. Mais pendant l’absence et la première jeunesse de son fils, elle avait exercé sur lui une autorité impérieuse qui donnait à son amour maternel un caractère de jalousie. Elle ne pouvait souffrir que Hamish, à mesure qu’il croissait en âge, fît chaque jour un nouveau pas vers l’indépendance, et s’absentât de la cabane quand bon lui semblait et pour autant de temps qu’il lui plaisait. Elle voyait avec regret que, tout en conservant pour elle tous les égards du respect et de la tendresse, il semblât croire qu’il était seul maître et responsable de ses actions. De tels sentiments n’auraient pas amené de grandes conséquences si elle avait su les renfermer en elle-même ; mais l’ardeur et l’impatience de son caractère lui firent souvent manifester à son fils qu’elle se croyait négligée et indignement traitée. Lorsqu’il s’absentait pour quelque temps de la cabane sans en faire connaître le motif, le ressentiment de sa mère, à son retour, était ordinairement si déraisonnable qu’il suggéra naturellement à ce jeune homme, passionné pour l’indépendance et avide d’améliorer sa situation dans le monde, le projet de la quitter, dans le dessein même de pourvoir plus efficacement aux besoins de celle dont les prétentions exclusives de son amour filial ne tendaient qu’à le retenir dans un désert où ils mouraient de faim l’un et l’autre, sans espoir et sans secours.

Un jour que Hamish s’était rendu coupable d’une de ces excursions faites sans consulter sa mère, celle-ci, mécontente et courroucée, lui avait montré à son retour plus de violence qu’à l’ordinaire, ce qui avait excité en lui un sentiment de déplaisir qui couvrit son front et ses joues d’un nuage triste et sombre. À la fin, comme elle persistait dans son sentiment déraisonnable, la patience du jeune homme s’épuisa ; il prit son fusil qui était au coin de la cheminée, et murmurant en lui-même une réplique que son respect pour sa mère l’empêchait de faire tout haut, il était sur le point de quitter la hutte dans laquelle il venait à peine d’entrer.

– Hamish, dit la mère, allez-vous encore me quitter ?

Mais Hamish ne répondit qu’en regardant la platine de son fusil et en la frottant.

– Oui, frottez la platine de votre fusil, dit sa mère avec amertume ; je suis bien aise que vous ayez assez de courage pour le décharger, quand ce ne serait que sur un chevreuil.

Hamish tressaillit à ce reproche qu’il ne méritait pas, et n’y répondit que par un regard de colère. Elle vit quelle avait trouvé le moyen de lui faire de la peine.

– Oui, dit-elle, regardez avec colère, tant qu’il vous plaira, une vieille femme qui est votre mère, vous serez encore longtemps sans froncer le sourcil devant les traits courroucés d’un homme qui a barbe au menton.

– Taisez-vous, ma mère, ou parlez de ce que vous connaissez, dit Hamish très irrité... c’est-à-dire de la quenouille et du fuseau.

– Était-ce donc à la quenouille et au fuseau que je pensais lorsque je vous emportai sur mon dos à travers le feu de six Saxons, quand vous n’étiez encore qu’un enfant ? Je vous le dis, Hamish, je sais cent fois mieux ce que c’est qu’une épée ou un fusil que vous ne le saurez jamais ; et vous n’apprendrez jamais de vous-même autant de choses sur la noble guerre, que vous en avez vu lorsque vous étiez enveloppé dans mon plaid.

– Vous êtes au moins déterminée, ma mère, à ne pas me laisser en paix à la maison, mais tout cela finira, dit Hamish au moment où, reprenant son dessein de quitter la hutte, il se leva et s’avança vers la porte.

– Restez ici, je vous l’ordonne ! dit sa mère ; restez ici ! ou puisse le fusil que vous portez être l’instrument de votre perte ! puisse la route que vous allez suivre être pour vous le chemin du trépas !

– Pourquoi vous servir de telles expressions, ma mère ? dit le jeune homme en se retournant ; elles ne sont pas bonnes, et ne peuvent produire rien de bon. Adieu ! Pour le présent nous sommes trop en colère pour parler ensemble. – Adieu. De longtemps vous ne me reverrez.

À ces mots il partit, et laissa sa mère, qui, dans le premier accès de son impatience, fit pleuvoir sur lui des torrents de malédictions, et qui, le moment d’après, pria le ciel de les faire retomber sur sa tête et d’épargner celle de son fils. Elle passa cette journée et la suivante, livrée à toute l’exagération de son humeur violente ; tantôt priant le ciel et toutes les puissances que lui avaient rendues familières de ridicules traditions, de lui rendre son cher fils, – l’agneau de son cœur ; – tantôt méditant, dans son ressentiment, dans quels termes amers elle lui reprocherait sa désobéissance lorsqu’il serait de retour, et tantôt étudiant le langage le plus tendre pour le fixer dans la cabane que, dans le transport de son affection, elle n’aurait pas voulu quitter, lorsque son fils y était, pour les appartements du château de Taymouth.

Deux jours s’écoulèrent, pendant lesquels elle négligea de soutenir la nature, même par les faibles moyens que sa situation lui offrait ; et sans la force d’un corps accoutumé aux fatigues et aux privations de toute espèce, rien n’aurait pu lui conserver l’existence, quoique l’angoisse de son esprit l’empêchât de sentir sa propre faiblesse. Elle demeurait, à cette époque malheureuse, dans la même cabane près de laquelle je l’avais trouvée ; mais alors cette habitation était en bien meilleur état, grâce aux soins de son fils, qui l’avait en grande partie bâtie ou réparée.

Le troisième jour après la disparition de son fils, étant assise à sa porte, et se balançant à la manière des femmes des Highlands lorsqu’elles éprouvent quelque peine ou quelque malheur, elle vit passer un homme le long de la grande route au-dessus de sa cabane. Elle ne fit que jeter un coup d’oeil vers lui, – il était à cheval ; ce n’était donc pas Hamish, et Elspat se souciait trop peu de tous les autres êtres qui pouvaient habiter la terre, pour tourner les yeux une seconde fois vers lui. Cependant l’étranger s’arrêta en face de la cabane, et mettant pied à terre il suivit le sentier rapide et rocailleux qui conduisait à la porte d’Elspat.

– Dieu vous bénisse, Elspat Mac-Tavish !

Elle regarda celui qui s’adressait à elle dans sa langue, avec l’air de déplaisir d’une personne qui se trouve interrompue dans ses rêveries ; mais le voyageur continua, et dit :

– Je vous apporte des nouvelles de votre fils Hamish.

Aussitôt, cet étranger, qui avait paru à Elspat l’être le moins intéressant qui pût exister, devint à ses yeux aussi imposant qu’un messager descendu des cieux pour prononcer à haute voix sur sa vie ou sa mort. Elle s’élança de son siège en tressaillant, et, les mains jointes et élevées vers le ciel, les yeux fixés sur les traits de l’étranger, et tout son corps penché vers lui, elle lui fit, de ses regards avides, ces questions que sa langue défaillante ne pouvait articuler.

– Votre fils vous envoie ses respectueux souvenirs avec ceci, dit le messager en mettant dans la main d’Elspat une petite bourse qui contenait quatre ou cinq dollars.

– Il est parti ! il est parti ! s’écria Elspat ; – il s’est vendu pour être le serviteur des Saxons, et je ne le verrai plus ! Dites-moi, Miles Mac-Phadraick, car maintenant je vous reconnais, est-ce le prix du sang du fils que vous avez mis dans la main de la mère ?

– Oh ! à Dieu ne plaise ! répondit Mac-Phadraick, qui était un tacksman, et qui jouissait d’une étendue considérable de terre sous son chef, propriétaire vivant à peu près à vingt milles de distance ; à Dieu ne plaise que je me rende jamais coupable d’injustice ou de fausseté envers la veuve ou le fils de Mac-Tavish-Mhor ! Je vous jure, par la main de mon chef, que votre fils se porte bien, et qu’il viendra bientôt vous voir ; et alors il vous dira lui-même le reste. À ces mots, Mac-Phadraick reprit promptement le sentier par où il était venu, regagna la route, et, montant sur son bidet, continua son voyage.

 

 

 

III

 

 

Elspat Mac-Tavish resta les yeux fixés sur l’argent, comme si l’empreinte des pièces eût pu lui apprendre comment il avait été acquis.

– Je n’aime point ce Mac-Phadraick, dit-elle en elle-même ; c’était de sa race que parlait le barde lorsqu’il dit : « Craignez-les, non lorsque leurs paroles sont bruyantes comme un vent d’hiver, mais lorsqu’elles viennent frapper vos oreilles comme le chant de la grive. » Cependant cette énigme ne peut s’entendre que d’une manière : mon fils a pris l’épée afin de gagner par la force, comme un homme, ce que des rustres voudraient l’empêcher de prendre avec des paroles bonnes à effrayer les enfants.

Lorsqu’une fois cette idée eut frappé l’esprit d’Elspat, elle lui parut d’autant plus raisonnable que Mac-Phadraick, comme elle le savait parfaitement, tout circonspect qu’il était, avait encouragé la conduite de son époux au point d’acheter de lui des bestiaux, quoiqu’il ne pût ignorer comment ils avaient été obtenus ; ayant soin toutefois de faire ses marchés de manière à en retirer un grand profit, sans avoir le moindre danger à craindre. Qui pouvait mieux que Mac-Phadraick indiquer à un jeune cateran le chemin qu’il devait suivre pour commencer son métier périlleux avec plus d’espoir de succès ? Qui pouvait mieux que lui convertir son butin en argent ? Les sentiments qu’une autre femme aurait pu éprouver en croyant qu’un fils unique s’était précipité dans la carrière où son père avait péri, étaient à peine connus des mères highlandaises de ce temps. Elspat considérait la mort de Mac-Tavish-Mhor comme celle d’un héros qui avait succombé dans son métier belliqueux, mais qui n’était pas tombé sans vengeance. Elle craignait moins pour son fils la mort que le déshonneur. Elle redoutait pour lui la soumission aux étrangers, et ce sommeil mortel de l’âme causé par ce qu’elle regardait comme l’esclavage.

Ce principe moral qui naît si naturellement et si justement dans l’esprit de ceux qui ont été élevés sous un gouvernement stable dont les lois protègent les biens du faible contre les incursions du fort, étaient pour la pauvre Elspat un livre fermé et une source cachée. Elle avait appris à voir, dans ceux qu’on appelait Saxons, une race avec laquelle les habitants des montagnes étaient constamment en guerre, et elle croyait que tous les établissements qu’ils avaient à la portée d’une incursion des Highlanders étaient un objet légitime d’attaque et de pillage. Ses principes à ce sujet avaient encore été fortifiés non seulement par le désir qu’elle avait de venger la mort de son époux, mais encore par un sentiment d’indignation générale qui existait, non sans justice, dans les cœurs des Highlanders, depuis la conduite barbare et violente qu’avaient tenue les vainqueurs après la bataille de Culloden. Il y avait même certains clans montagnards qu’elle regardait, dans l’occasion, comme justement soumis au pillage, à cause d’anciennes inimitiés et de haines mortelles qui avaient existé entre eux et celui dont elle faisait partie.

La prudence aurait pesé les faibles moyens que laissait le temps présent pour résister aux efforts d’un gouvernement régulier, qui, lorsque son autorité était moins ferme et moins bien établie, n’avait pu réprimer les ravages de caterans tels que Mac-Tavish-Mhor ; mais la prudence était inconnue à une femme solitaire dont les idées se reportaient encore aux temps de sa jeunesse, Elle s’imaginait que son fils n’avait qu’à se proclamer successeur de son père dans sa carrière d’entreprises audacieuses, et qu’une foule d’hommes aussi braves que ceux qui avaient marché sous les bannières de Mac-Tavish-Mhor accourraient sous les mêmes bannières. Selon elle, Hamish était l’aigle qui n’avait qu’à s’élever par un noble essor et à reprendre sa place naturelle dans les cieux, sans comprendre combien cet essor serait désormais surveillé, et quel plus grand nombre de balles seraient dirigées vers son cœur. En un mot, l’état nouveau de la société inspirait à Elspat les mêmes sentiments que les temps qui n’existaient plus. Elle avait vécu dans l’indigence, dans le mépris et dans l’oppression, depuis que son époux avait cessé d’inspirer la crainte, et elle croyait que son ascendant renaîtrait lorsque son fils se serait déterminé à jouer le rôle de son père. Si elle perçait plus avant dans l’avenir, ce n’était que pour songer que ses restes glacés auraient été déposés dans la tombe, que sa tribu aurait, selon l’usage, fait entendre sur elle les cris et les chants funèbres, longtemps avant que son Hamish-le-Blond pérît, la main appuyée sur la poignée de sa claymore sanglante. La tête de son père avait blanchi et avait été exposée à cent dangers avant qu’il succombât les armes à la main. Qu’elle eût pu survivre à un tel spectacle, c’était une conséquence naturelle des mœurs de ce siècle ; et il valait mieux, pensait-elle dans son orgueil, l’avoir vu mourir de la sorte, que l’avoir vu quitter la vie dans une chaumière enfumée, sur un lit de paille vermoulu, comme un chien harassé de fatigue ou un bœuf mourant de maladie. Mais l’heure de son jeune, de son brave Hamish était bien éloignée. Il devait triompher, il devait vaincre comme son père. Et lorsqu’il tomberait à la fin, – car elle supposait qu’un jour il périrait d’une mort sanglante, – Elspat aurait depuis longtemps été placée dans la tombe, et elle ne pourrait ni voir son agonie, ni pleurer sur son tertre funéraire.

La tête d’Elspat s’exalta, par ces idées extravagantes, jusqu’à son degré habituel d’enthousiasme, ou plutôt elle le porta plus haut que jamais. Et suivant le langage emphatique de l’Écriture, qui, dans cet idiome, ne diffère guère du style sacré, elle se leva, se lava, changea de vêtements, mangea du pain, et reprit son énergie.

Elle brûlait du désir de voir revenir son fils ; mais ce sentiment n’était plus accompagné de l’inquiétude amère que causent le doute et la crainte. Elle se disait à elle-même qu’il avait encore beaucoup de choses à faire avant qu’il pût, dans le siècle où il vivait, s’élever jusqu’au rang d’un chef éminent et redouté. Cependant elle s’attendait en quelque sorte à le voir revenir à la tête d’une troupe d’hommes intrépides, au son des cornemuses, bannières déployées, avec le noble tartan flottant au gré des vents, malgré les lois qui avaient supprimé, sous de sévères châtiments, le costume national et tout l’appareil de la chevalerie highlandaise ; pour tout cela son ardente imagination se bornait à lui accorder l’intervalle de quelques jours.

Dès que cette idée se fut une fois emparée de son esprit, toutes ses pensées n’eurent pour objet que de se préparer à recevoir son fils, à la tête de ses partisans, de la même manière qu’elle avait coutume d’orner sa hutte pour le retour de son père.

Elle n’avait pas le moyen de pourvoir à sa subsistance, mais elle n’y attachait aucune importance ; les heureux caterans amèneraient avec eux des bestiaux de toute espèce. Cependant elle arrangeait l’intérieur de sa hutte pour leur réception ; elle brassait ou distillait l’usquebaugh en si grande quantité, qu’on n’aurait jamais pu supposer qu’une seule femme eût été capable de la préparer. Elle mettait sa hutte dans un tel ordre, qu’on aurait cru que c’était un jour de réjouissance. Elle la balaya et la décora de rameaux de différents arbres, comme la maison d’une juive le jour appelé la Fête des Tabernacles. Elle préparait, sous des formes aussi variées qu’elle pouvait le faire, le produit du lait de son petit troupeau, afin d’en régaler son fils et les compagnons qu’elle comptait recevoir avec lui.

Mais la principale décoration, celle qu’elle recherchait avec le plus de soin, était le cloudberry, fruit écarlate qui ne se trouve que sur de très hautes montagnes et seulement en petite quantité. Son époux, ou peut-être un de ses ancêtres, avait choisi ce fruit pour emblème de sa famille, parce qu’il semblait à la fois indiquer, par sa rareté, le petit nombre d’individus dont ce clan se composait, et par le lieu où on le trouve, la hauteur ambitieuse de leurs prétentions.

Tant que durèrent ces simples préparatifs, Elspat fut dans un état de bonheur un peu incertain. Dans le fait, sa seule inquiétude était de ne pas avoir le temps d’achever tout ce qu’elle pouvait faire pour accueillir Hamish et les amis qui, selon elle, devaient s’être attachés à lui, avant qu’ils arrivassent, et de ne pas se trouver prête à les recevoir.

Mais lorsque tout ce qu’elle pouvait faire fut enfin terminé, elle se trouva de nouveau sans aucune occupation, si ce n’est le peu de soins qu’exigeaient ses chèvres ; et lorsqu’une fois elle s’en était occupée, il ne lui restait qu’à passer en revue ses petits préparatifs, à renouveler ceux qui étaient d’une nature passagère, à remplacer les branches desséchées et les rameaux flétris, et alors à s’asseoir à la porte de sa cabane et à examiner la route qui, d’un côté, montait des rives de l’Awe, et de l’autre tournait autour des hauteurs de la montagne, s’accommodant aux lieux élevés ou unis, aussi bien que l’avait permis le plan de l’ingénieur militaire. Cependant son imagination, se traçant un tableau de l’avenir d’après ses souvenirs du passé, créant avec les brouillards du matin ou les nuages du soir les formes fantastiques d’une troupe en marche, appelée alors Sidier-dhu, composée de soldats vêtus du tartan brun d’Écosse, et ainsi nommée pour les distinguer des bataillons écarlates de l’armée anglaise. C’était dans ce genre d’occupation qu’elle passait bien des heures de chaque matinée et de chaque soirée.

 

 

 

IV

 

 

C’était en vain qu’Elspat promenait ses regards sur le sentier lointain depuis le premier rayon de l’aurore jusqu’à la dernière lueur du crépuscule. La poussière ne s’élevait nulle part pour annoncer des armes étincelantes ou des plumes flottant au gré des vents. Le voyageur solitaire marchait d’un pas lent et indifférent, portant la redingote brune des basses terres et le tartan teint en noir ou en pourpre, pour suivre ou éluder la défense de le porter avec ses couleurs bigarrées. Le montagnard, découragé par les lois sévères, quoique peut-être nécessaires, qui proscrivaient les armes et le costume qu’il avait considérés comme son droit de naissance, se faisait remarquer par sa tête baissée et son maintien abattu. Ce n’était pas dans des hommes si humiliés qu’Elspat pouvait reconnaître la démarche légère et libre de son fils, maintenant qu’il avait, d’après ce qu’elle concluait, adopté une vie nouvelle, en s’affranchissant de tous les signes de l’esclavage des Saxons. Chaque nuit, lorsque les ténèbres couvraient la terre, elle s’éloignait de sa porte, toujours ouverte, et allait se jeter sur son grabat, non pour dormir, mais pour veiller. – Les hommes braves ou terribles, disait-elle, marchent pendant la nuit ; leurs pas se font entendre lorsque tout se tait, excepté l’ouragan et la cataracte ; le daim timide paraît seulement lorsque le soleil brille sur le sommet de la montagne ; mais le loup audacieux marche à la rouge clarté de la lune d’août. – En vain raisonnait-elle ainsi. La voix désirée de son fils ne venait pas l’appeler de l’humble couche où elle était étendue en rêvant son retour. Hamish n’arrivait pas.

– L’espoir différé, dit le roi-prophète, rend le cœur malade ; – et, malgré la force de la constitution d’Elspat, elle commençait à éprouver qu’elle n’était pas en état de supporter les fatigues auxquelles l’exposait son affection inquiète et exagérée, lorsqu’un matin, de très bonne heure, l’apparition d’un voyageur sur la route solitaire de la montagne ranima ses espérances, qui avaient commencé à se changer en un désespoir insouciant. L’étranger ne portait aucun signe de l’esclavage saxon. De loin elle put voir flotter le plaid dont les plis tombaient derrière lui avec grâce, et la plume qui, placée sur la toque, indiquait une naissance distinguée. Il portait un fusil sur son épaule ; à son côté pendait la claymore, avec les accessoires ordinaires, la dague, le pistolet et le sporranmollach. Cependant, avant qu’Elspat eût examiné toutes ces particularités, les pas légers du voyageur devinrent plus rapides, et il agita son bras en signe de reconnaissance. Un instant après, Elspat tenait dans ses bras son fils bien-aimé, revêtu du costume de ses ancêtres, et paraissant aux yeux de sa mère le plus beau entre dix mille.

Il serait impossible de décrire les premiers épanchements de son affection. Des bénédictions se mêlèrent aux épithètes les plus tendres que put fournir son langage énergique pour exprimer le ravissement sauvage de sa joie. Sa table fut précipitamment chargée de tout ce qu’elle avait à offrir ; et, tandis que cette mère contemplait le jeune soldat partageant avec elle quelques rafraîchissements, quelle ressemblance, et pourtant quelle différence entre les sentiments qu’elle éprouvait alors et ceux qu’elle avait éprouvés en le voyant prendre sur son propre sein son premier aliment.

Lorsque le transport de sa joie fut apaisé, Elspat devint impatiente d’apprendre les aventures de son fils depuis leur séparation, et ne put s’empêcher de lui reprocher vivement la témérité avec laquelle il avait traversé les montagnes en plein jour, sous le costume montagnard, lorsque la punition était si terrible et qu’il y avait tant d’Habits-Rouges dans le pays.

– Ne craignez rien pour moi, ma mère, dit Hamish, cherchant à la délivrer d’inquiétude, et toutefois un peu embarrassé ; je puis porter le brecan à la porte du fort Auguste si cela me fait plaisir.

– Oh ! ne sois pas trop téméraire, mon cher Hamish, quoique ce soit le défaut qui convienne le mieux au fils de ton père ! – Ne sois pas trop téméraire ! Hélas ! ils ne combattent plus comme autrefois, à armes égales et à nombre égal, mais ils prennent avantage des armes et du nombre, en sorte que le faible et le fort sont mis de niveau par le coup de fusil d’un enfant. Ne me croyez pas indigne d’être appelée votre mère et l’épouse de votre père, si je parle de la sorte ; car, homme contre homme, Dieu sait que je vous mettrais en face du plus brave du comté de Breadalbane, et même de Lorne.

– Je vous assure, ma mère, répliqua Hamish, que je ne cours aucun danger. Mais avez-vous vu Mac-Phadraick ? et que vous a-t-il dit relativement à moi ?

– Il me laissa de l’argent en abondance, Hamish ; mais le plus grand plaisir qu’il me fit fut de me dire que vous vous portiez bien, et que vous viendriez bientôt me voir. Mais gardez-vous de Mac-Phadraick, mon fils ; car, lorsqu’il s’appelait l’ami de votre père, il aimait mieux le plus mauvais bœuf de son troupeau que le sang le plus précieux de Mac-Tavish-Mhor. Profitez donc de ses services, et ne manquez pas de les lui payer, car c’est ainsi qu’on doit en agir avec les méchants ; mais suivez mon conseil et ne vous fiez pas à lui.

Hamish ne put s’empêcher de pousser un soupir qui sembla faire entendre à Elspat que l’avis venait trop tard.

– Qu’avez-vous fait avec lui ? continua-t-elle d’un ton qui indiquait l’impatience et l’alarme.

– J’ai reçu de lui de l’argent, et c’est ce qu’il ne donne pas sans en recevoir la valeur : il n’est pas du nombre de ceux qui échangent de l’orge pour de la paille.

– Oh ! si vous vous repentez de votre marché, et que vous puissiez le rompre sans vous déshonorer, reportez-lui son argent, et ne vous fiez pas à ses paroles flatteuses.

– Cela ne peut être, ma mère, dit Hamish ; je ne me repens pas de mon engagement, si ce n’est qu’il doit m’obliger à vous quitter bientôt.

– Me quitter ! comment me quitter ! Jeune insensé, pensez-vous que je ne connaisse pas les devoirs de l’épouse ou de la mère d’un homme entreprenant ? Tu n’es encore qu’un enfant ; et, quoique ton père eût été vingt ans la terreur du pays, il ne méprisait ni ma compagnie ni mon assistance, mais il disait souvent que mon secours valait celui de deux jeunes gens vigoureux.

– Il ne s’agit pas de cela, ma mère ; mais puisqu’il faut que je quitte le pays...

– Que tu quittes le pays ! répliqua la mère en l’interrompant ; penses-tu donc que je sois comme un buisson qui prend racine où il croît, et qui doit mourir si on le transplante ailleurs ? J’ai respiré d’autres vents que ceux du Ben-Cruachan ; j’ai suivi ton père jusque dans les solitudes de Ross, jusque dans les déserts impénétrables de Y Mac Y Mhor. – Fi donc, jeune homme, mes membres, tout vieux qu’ils sont, me porteront aussi loin que tes pieds pourront me tracer la route !

– Hélas ! ma mère, dit le jeune homme d’une voix défaillante, mais traverser la mer...

– La mer ? Qui suis-je pour craindre la mer ? N’ai-je jamais été dans une barque en ma vie ? N’ai-je jamais vu le détroit de Mull, les îles de Treshonish et les rochers escarpés de Harris ?

– Hélas ! ma mère, je vais loin, bien loin de tous ces lieux. Je suis enrôlé dans un des nouveaux régiments, et nous allons combattre les Français en Amérique.

– Enrôlé ! répéta la mère étonnée, – contre ma volonté, sans mon consentement ! Vous n’avez pu le faire ; – vous ne l’avez pas voulu.

Alors, se levant, et prenant en quelque sorte l’attitude du commandement impérial :

– Hamish, ajouta-t-elle, vous ne l’avez pas osé.

– Le désespoir, ma mère, fait tout oser, répondit Hamish d’un ton mélancolique et résolu. Que ferais-je ici, où je puis à peine gagner du pain pour vous et pour moi, et où tout empire de jour en jour ? Si vous vouliez seulement vous asseoir et m’écouter, je vous convaincrais que j’ai agi pour le mieux.

Elspat s’assit avec un sourire amer ; et la même expression sévère et ironique se peignit sur ses traits, tandis que, serrant les lèvres, elle écoutait la justification de son fils.

Hamish continua sans être déconcerté par un mécontentement auquel il s’attendait.

– Lorsque je vous quittai, ma mère, ce fut pour aller chez Mac-Phadraick ; car, quoiqu’il soit astucieux et avare, suivant la coutume des Saxons, cependant il est sage, et je pensai qu’il ne me refuserait pas, attendu qu’il ne lui en coûterait rien, de m’apprendre comment je pourrais améliorer notre condition dans le monde.

– Notre condition dans le monde ! dit Elspat perdant patience à ces mots. Êtes-vous allé trouver un lâche, dont l’âme ne vaut pas mieux que celle d’un vacher, pour lui demander des conseils de conduite ? Votre père n’en demanda jamais qu’à son courage et à sa claymore.

– Très chère mère, répondit Hamish, comment pourrai-je vous convaincre que vous vivez sur cette terre de nos pères, comme si nos pères existaient encore ? Vous marchez en quelque sorte dans un rêve, environnée des fantômes de ceux qui sont depuis longtemps avec les morts. Quand vivait et combattait mon père, les grands respectaient l’homme au bras fort, et les riches le craignaient. Il avait pour protecteurs Mac-Allan-Mhor et Caberfae, et pour tributaires les hommes d’un rang inférieur. Maintenant tout est fini, et le fils n’obtiendrait qu’une mort sans honneur et sans pitié pour prix des actions qui valurent à son père du crédit et du pouvoir parmi ceux qui portent le breacan. Le pays est conquis, les lumières en sont éteintes ; Glengary, Lochiel, Perth, lord Lewis, tous les chefs puissants, sont morts ou exilés. Nous pouvons nous en affliger, mais nous ne saurions qu’y faire. Toque, claymore et sporran, pouvoir, force et richesses, tout a péri à Drummossie-Muir.

– C’est faux ! dit Elspat avec emportement. Vous et les esprits lâches comme le vôtre, vous vous êtes laissés subjuguer par la faiblesse de vos cœurs, et non par la force de l’ennemi ; vous êtes comme la timide poule d’eau, qui prend pour l’ombre de l’aigle le moindre nuage qui paraît dans les cieux.

– Ma mère, dit Hamish avec fierté, ne m’accusez pas de faiblesse de cœur. Je vais où l’on a besoin d’hommes qui aient des bras forts et des âmes courageuses. Je quitte un désert pour une terre où je puis récolter de la gloire.

– Et vous laissez votre mère périr de misère et de vieillesse, dans la solitude, dit Elspat, essayant successivement tous les moyens d’ébranler une résolution qui commençait à lui paraître plus profondément enracinée qu’elle ne l’avait cru d’abord.

– Rien de tout cela, répondit-il ; je vous laisse dans l’aisance et dans la sécurité, que vous n’avez encore jamais connues. Le fils de Barcaldine a été créé commandant, et c’est sous lui que je me suis enrôlé. Mac-Phadraick est chargé de ses affaires, il lui cherche des recrues et il y trouve son compte.

– Voilà ce qu’il y a de plus vrai dans toute l’histoire, quand tout le reste serait aussi faux que l’enfer, dit la vieille femme avec amertume.

– Mais nous devons aussi y trouver notre intérêt, continua Hamish, car Barcaldine doit vous donner une chaumière dans son bois de Letter-Findreight, avec le droit de pâture sur le terrain commun pour vos chèvres et pour une vache si vous voulez en avoir une ; et ma paye, malgré mon éloignement de vous, sera plus que suffisante pour votre nourriture et tous vos autres besoins. Ne craignez rien pour moi. Je pars simple soldat ; mais je reviendrai officier avec un demi-dollar par jour, s’il ne faut que se battre avec courage et remplir régulièrement ses devoirs pour mériter une telle récompense.

– Pauvre enfant ! répliqua Elspat, d’un ton où la pitié se mêlait au mépris ; et vous fiez-vous à Mac-Phadraick ?

– Je le puis, dit Hamish, dont le front se couvrit du rouge foncé qui était la couleur de son clan ; car Mac-Phadraick sait quel sang coule dans mes veines, et il n’ignore pas que, s’il venait à vous manquer de foi, il pourrait compter les jours qui me ramèneraient à Breadalbane, et songer que ceux de sa vie ne se prolongeraient pas au delà de trois soleils. Je le tuerais dans ses propres foyers, s’il venait à me manquer de parole, oui, par le grand Être qui nous créa l’un et l’autre !

Le regard et l’attitude du jeune soldat en imposèrent pour un moment à Elspat ; elle n’avait pas coutume de voir en lui l’expression de sentiments profonds et amers qui lui rappelaient si fortement son époux ; mais elle continua ses remontrances du même ton insultant qu’elle les avait commencées.

– Pauvre garçon, dit-elle, et vous croyez qu’à la distance de la moitié du monde on entendra vos menaces, on y fera attention ! Mais allez, allez courber la tête sous le joug du Hanovrien, contre lequel tous les vrais montagnards ont combattu jusqu’à la mort ; allez renier la royale famille des Stuarts, pour laquelle votre père, et ses pères, et les pères de votre mère, ont rougi de leur sang tant de champs de bataille ; allez placer votre tête sous la ceinture d’un des descendants de la race de Dermid, dont les enfants ont assassiné, oui, ajouta-t-elle avec un cri farlouche, assassiné les pères de votre mère dans leurs paisibles habitations de Glencoe ! Oui, continua-t-elle en poussant un cri plus farouche et plus perçant encore, je n’étais pas née alors, mais ma mère me l’a dit, et j’écoutais la voix de ma mère ; je me rappelle encore ses paroles : « Ils vinrent en paix et furent reçus en amis, et leurs mains ensanglantées allumèrent des incendies, firent pousser des cris de douleur, et commirent des assassinats. »

– Ma mère, répondit Hamish d’un ton triste mais résolu, je ne suis nullement étranger à tous ces malheurs ; le noble bras de Barcaldine n’a pas versé une seule goutte du sang de Glencoe. C’est sur la malheureuse famille de Glenlyon que la malédiction est tombée, et c’est aussi sur elle que Dieu a appesanti sa vengeance.

– Vous parlez déjà comme le prêtre des Saxons, répliqua sa mère ; ne vaut-il pas mieux que vous restiez ici, et que vous demandiez une église à Mac-Allan-Mhor, afin de prêcher le pardon à la race de Dermid ?

– Hier était hier, répondit Hamish, et aujourd’hui est aujourd’hui. Lorsque les clans sont écrasés et confondus ensemble, il est bon et sage que leurs haines et leurs querelles ne survivent pas à leur indépendance et à leur pouvoir. Celui qui ne peut se venger en homme ne doit pas garder comme un lâche une haine inutile. Ma mère, le jeune Barcaldine est brave et sincère ; je sais que Mac-Phadraick lui a conseillé de ne pas me laisser prendre congé de vous, dans la crainte que vous ne voulussiez me dissuader de mon dessein ; mais il a dit : « Hamish Mac-Tavish est fils d’un homme brave, et il nemanquera pas à sa parole. » Ma mère, Barcaldine marche à la tête de cent des plus braves enfants des montagnes, revêtus du costume de leur pays et des armes de leurs pères, cœurs contre cœurs, épaules contre épaules. J’ai juré d’aller avec lui ; il s’est fié à moi et je me fierai à lui.

À cette réponse, prononcée avec tant de fermeté et de résolution, Elspat resta, dans son désespoir, comme frappée de la foudre. Les arguments qu’elle avait crus si concluants et si irrésistibles avaient été repoussés comme les flots le sont par un rocher. Après avoir longtemps gardé le silence, elle emplit la coupe de son fils, et la lui présenta avec un air d’abattement, de déférence et de soumission.

– Buvez, dit-elle, à la poutre du toit de votre père, avant de le quitter pour jamais ; et dites-moi, – puisque les chaînes d’un nouveau roi et d’un nouveau chef que vos pères ne connurent jamais, si ce n’est comme mortels ennemis, pèsent sur les membres du fils de votre père, – dites-moi combien vous y comptez de chaînons.

Hamish prit la coupe ; mais il regarda sa mère comme s’il eût su ce qu’elle voulait dire. Elle continua d’une voix plus élevée :

– Dites-moi, car j’ai le droit de le savoir, combien de jours la volonté de ceux dont vous avez fait vos maîtres me permet de vous voir ? En d’autres termes, combien me reste-t-il de jours à vivre ? Car, lorsque vous me quitterez, la terre n’aura plus rien qui soit digne de me faire prolonger mon existence.

– Ma mère, répondit Hamish Mac-Tavish, je puis rester six jours avec vous, et si vous voulez partir avec moi le cinquième, je vous conduirai en sûreté à votre nouvelle habitation. Mais si vous restez ici, je m’en irai le septième, à la pointe du jour. Alors, et pas plus tard, il me faudra partir pour Dunbarton, car si je ne paraissais pas le huitième jour, j’encourrais une punition comme déserteur et je serais déshonoré comme soldat et comme gentilhomme.

– Le pied de votre père, répondit-elle, était aussi libre que le vent de bruyère. Il était aussi inutile de lui dire : où vas-tu ? que de demander à cet invisible conducteur des nuages : pourquoi souffles-tu ? Dis-moi sous quelle peine tu dois – puisque tu le dois et que tu le veux – retourner à ton esclavage.

– Ne l’appelez pas esclavage, ma mère, c’est le service d’un honorable soldat, le seul service qui soit possible maintenant pour le fils de Mac-Tavish-Mhor.

– Cependant dis-moi quelle serait la punition, si tu ne retournais pas ? répliqua Elspat.

– Punition militaire comme déserteur, répondit Hamish sans toutefois pouvoir cacher à l’oeil observateur de sa mère une altération de ses traits, produite par quelques sentiments intérieurs qu’elle résolut de sonder plus avant.

– Et c’est là, dit-elle avec un calme affecté que ses regards étincelants démentaient, la punition d’un chien désobéissant, n’est-ce pas ?

– Ne me faites plus de questions, ma mère, dit Hamish ; la punition n’est rien pour celui qui ne la méritera jamais.

– Elle est pour moi quelque chose, répliqua Elspat, puisque je sais mieux que toi que là où se trouve le pouvoir de punir se trouve souvent aussi la volonté de le faire sans cause. Je voudrais prier pour toi, Hamish, et il faut que je sache contre quels maux je dois demander à celui qui veille sur tout le genre humain de protéger ta jeunesse et ta simplicité.

– Ma mère, dit Hamish, peu importe à quel châtiment un criminel serait exposé, quand on est déterminé à ne jamais mériter ce nom. Nos chefs montagnards avaient coutume aussi de punir leurs vassaux, et d’après ce que j’ai entendu dire, assez sévèrement. N’est-ce pas Lachlan Mac-Jan, qui, autrefois, eut la tête tranchée par ordre de son chef pour avoir tiré sur le cerf avant lui ?

– Oui, dit Elspat, et ce fut avec justice qu’il perdit la tête, puisqu’il avait déshonoré le père du peuple à la face même du clan assemblé. Mais les chefs étaient nobles dans leur courroux, ils punissaient avec une arme tranchante et non avec un bâton. Leurs punitions faisaient couler le sang, mais n’apportaient pas le déshonneur. Peux-tu en dire autant des lois sous le joug desquelles tu as mis ta tête que la nature avait fait naître libre ?

– Je ne le puis, ma mère, je ne le puis, dit Hamish avec tristesse. Je les ai vus punir un Anglais pour avoir déserté ce qu’ils appellent leur bannière. Il fut battu de verges, je l’avoue, fustigé comme un chien qui a offensé un maître impérieux. Ce spectacle me fit mal, je l’avoue ; mais la punition des chiens n’est réservée qu’à ces hommes pires que des chiens, qui ne savent pas tenir leur parole.

– C’est pourtant à cette infamie que tu t’es assujetti, Hamish, répliqua Elspat, si tu donnes à tes officiers quelque sujet de mécontentement, ou qu’ils en conçoivent injustement contre toi. Je ne veux plus te rien dire à ce sujet. Si le sixième jour après celui-ci était le jour de ma mort, et que tu restasses pour me fermer les yeux, tu courrais le danger d’être battu de verges comme un chien lié à un poteau, oui, à moins que tu n’eusses le cœur assez généreux pour me laisser mourir seule, et pour souffrir que sur mon foyer désert la dernière étincelle du feu de ton père et celle de la vie de ta mère s’éteignissent ensemble !

Hamish traversa la hutte d’un pas qui indiquait l’impatience et le mécontentement.

– Ma mère, dit-il à la fin, ne vous mettez pas toutes ces idées dans l’esprit. Je ne puis être assujetti à une telle infamie, car je ne le mériterai pas ; et si je venais à en être menacé, je saurais mourir avant de me voir déshonoré jusqu’à ce point.

– Je reconnais à ces paroles le fils de l’époux de mon cœur ! répliqua Elspat ; et à ces mots elle changea d’entretien, et sembla écouter son fils avec une mélancolie qui ne trouvait rien à lui répliquer, lorsqu’il lui rappela la brièveté du temps qu’il leur était permis de passer ensemble, et la supplia de le laisser écouler sans aucune allusion inutile et désagréable aux circonstances qui les obligeraient bientôt de se séparer.

Elspat fut alors convaincue que son fils, entre autres qualités de sou père, avait cet esprit mâle et altier qui empêchait qu’on ne pût le détourner d’une résolution définitive. Elle montra donc un air de soumission apparente à leur inévitable séparation ; et si de temps en temps elle éclatait en plaintes et en murmures, c’était parce qu’elle ne pouvait dompter entièrement l’impétuosité de son caractère, ou que la réflexion lui faisait comprendre qu’un acquiescement total et sans réserve aurait pu paraître à son fils affecté et suspect, et l’engager à se tenir sur ses gardes, et à déconcerter les mesures par lesquelles elle espérait encore empêcher son départ. Son affection maternelle, ardente, quoique intéressée, mais incapable d’être modifiée par le moindre égard aux avantages réels de l’objet infortuné de son attachement, ressemblait à l’amour que les animaux ont, par instinct, pour leurs petits ; et ne pénétrant guère plus avant dans l’avenir que ne fait un de ces êtres inférieurs, elle sentit seulement qu’être séparé de son Hamish et mourir étaient la même chose pour elle.

Dans le court intervalle qui leur était accordé, Elspat épuisa tous les moyens que son affection put imaginer pour rendre agréable à son fils le temps qu’ils paraissaient devoir passer l’un avec l’autre. Sa mémoire la reportait bien avant dans les temps passés, et son trésor des légendes, qui sont en tout temps le principal amusement des montagnards dans leurs moments de repos, était encore augmenté par la connaissance peu ordinaire qu’elle avait acquise des chants des anciens bardes des traditions des Sennachies et des conteurs d’histoires les plus estimés. Les soins empressés qu’elle prenait pour que rien ne manquât à son fils étaient en effet si persévérants, qu’il en éprouvait presque de la peine, et il cherchait doucement à l’empêcher de se donner tant de fatigues pour lui faire un lit de bruyère fraîche fleurie, ou pour apprêter sa nourriture.

– Laissez-moi faire, Hamish, répliquait-elle dans ces occasions ; vous faites votre volonté en quittant votre mère, laissez votre mère suivre la sienne en faisant ce qui lui plaît, tandis que vous restez près d’elle.

Elle semblait si bien réconciliée avec les arrangements qu’il avait pris, qu’elle pouvait l’entendre parler de changer de domicile, et d’aller demeurer sur les terres de Green-Colin, comme s’appelait celui sur les propriétés de qui il lui avait procuré un asile. Mais, au fond, rien n’était plus éloigné de sa pensée. Pendant leur violente altercation, Elspat avait conclu des discours de son fils que, s’il ne retournait pas au temps fixé par son congé, il courrait le hasard d’une punition corporelle. S’il se trouvait exposé au risque d’être ainsi déshonoré, elle n’ignorait nullement qu’il ne voudrait jamais se soumettre à l’infamie en retournant au régiment où il pourrait en être frappé. Supposait-elle que quelques autres conséquences pouvaient résulter de son malheureux projet, c’est ce qu’il est impossible de savoir ; mais celle qui avait partagé tous les périls et toutes les traverses de Mac-Tavish-Mhor avait appris par cent exemples que la résistance ou la fuite offraient à un homme courageux, au milieu d’un pays couvert de roches, de lacs et de montagnes, de passages dangereux et de sombres forêts, le moyen de déjouer la poursuite de plusieurs centaines de personnes. Elle ne craignit donc rien pour l’avenir, et l’unique objet de ses pensées fut d’empêcher Hamish de tenir parole à son officier.

Dans ce secret dessein, elle éluda la proposition que son fils lui fit plusieurs fois de partir avec lui et d’aller prendre possession de sa nouvelle demeure, et elle y opposa des raisons qui semblaient si naturelles qu’il n’en éprouva ni alarme ni déplaisir.

– N’exige pas de moi, lui dit-elle, que, dans le court espace d’une semaine, je fasse mes adieux à mon fils unique et à la vallée où j’ai vécu si longtemps. Permets que mes yeux, affaiblis par les pleurs que tu leur feras verser, se promènent encore, au moins quelque temps, sur le lac Awe et sur le Ben-Cruachan.

Hamish céda d’autant plus volontiers, dans cette circonstance, aux désirs de sa mère qu’une ou deux personnes, qui résidaient dans une vallée voisine, et dont les fils faisaient partie de la levée de Barcaldine, devaient aussi fixer leur domicile sur les domaines du même chef, et qu’il paraissait décidé qu’Elspat partirait avec elles lorsqu’elles iraient habiter leur nouvelle résidence. Ainsi Hamish crut qu’il avait contenté la fantaisie de sa mère en lui assurant en même temps une existence heureuse et tranquille. Mais elle nourrissait dans son esprit des pensées et des projets bien différents !

Le terme du congé de Hamish approchait ; plus d’une fois il se proposa de partir, afin d’être sûr d’arriver aisément et de bonne heure à Dunbarton, ville où se trouvait le quartier général de son régiment ; mais les prières de sa mère, son penchant naturel à rester encore au milieu des scènes longtemps chères à son cœur, et surtout sa ferme confiance dans sa vitesse et son activité, l’engagèrent à différer son départ jusqu’au sixième jour, le dernier qu’il lui fut possible de passer avec sa mère s’il voulait réellement exécuter les conditions de son congé.

 

 

 

V

 

 

Dans la soirée qui précéda le jour fixé pour son départ, Hamish descendit vers la rivière avec sa ligne, afin de se livrer pour la dernière fois à un genre d’amusement dans lequel il excellait, et pour se procurer, en même temps, les moyens de faire avec sa mère un repas un peu meilleur que de coutume. Il fut aussi heureux qu’à son ordinaire, et eut bientôt pris un beau saumon. En revenant chez lui, il lui arriva un incident dont il parla ensuite comme d’un mauvais présage, quoique probablement son imagination exaltée, jointe au penchant universel de ses compatriotes pour le merveilleux et l’exagération donnât une importance superstitieuse à une circonstance ordinaire et toute naturelle.

Sur le sentier qui conduisait chez lui, il fut surpris de voir un homme qui, comme lui, était vêtu et armé à la manière des anciens Highlanders. La première idée qui lui esprit fut que ce passant faisait partie de son corps, dont les soldats levés par le gouvernement et portant les armes d’après l’autorité du roi, n’étaient pas soumis aux nouveaux règlements qui proscrivaient l’ancien costume et les armes d’autrefois. Mais, tandis qu’il accélérait le pas pour atteindre son camarade supposé, dans l’intention de lui demander sa compagnie pour le voyage du lendemain, il fut surpris de voir que l’étranger portait une cocarde blanche, signe fatal proscrit dans le pays des Highlands. Cet homme était de haute taille ; son extérieur avait quelque chose de sombre qui semblait encore ajouter à sa stature ; et la manière dont il semblait avancer, plutôt en glissant qu’en marchant, fit naître dans l’esprit de Hamish des doutes superstitieux sur la nature de l’être qui passait ainsi devant lui, dans le crépuscule. Il ne chercha plus à le rejoindre, mais il se contenta de le suivre des yeux, croyant, d’après la superstition commune aux montagnards, qu’on ne doit ni s’approcher indiscrètement des apparitions surnaturelles que l’on peut voir, ni en éviter la présence ; mais qu’il faut leur laisser le choix de cacher ou de révéler leurs secrets, selon que leur pouvoir surnaturel peut le permettre ou que le but de leur mission peut le requérir.

Sur un monticule situé au bord de la route, précisément à l’endroit où le sentier, changeant de direction, descendait vers la cabane d’Elspat, l’inconnu s’arrêta, et sembla attendre l’approche de Hamish ; Hamish, de son côté, voyant qu’il fallait qu’il passât près de cet être suspect, rassembla tout son courage et s’avança vers l’endroit où il continuait à le voir. Alors l’inconnu lui montra d’abord la cabane d’Elspat et fit du bras et de la tête un signe pour lui défendre d’en approcher ; ensuite il étendit la main vers la route qui conduisait au Sud, et son geste semblait lui enjoindre de partir à l’instant dans cette direction. Un moment après, cette figure, portant le plaid national, disparut. Hamish ne dit pas précisément s’évanouit, parce qu’il y avait dans cet endroit des rochers et des arbres rabougris en assez grande quantité pour l’avoir caché ; mais il pensa qu’il avait vu l’esprit de Mac-Tavish-Mhor l’avertissant de commencer à l’instant son voyage pour Dunbarton, sans attendre jusqu’au lendemain matin, et sans revoir la hutte de sa mère.

En effet, il pouvait arriver tant d’accidents pour retarder son voyage, surtout dans un pays où il y avait tant de passages de bac, qu’il forma la ferme résolution, quoiqu’il ne pût se déterminer à partir sans prendre congé de sa mère, de ne rester près d’elle que le temps nécessaire pour lui faire ses adieux, afin que, le jour suivant, le premier rayon du soleil le vît partir et ayant fait plusieurs milles dans son voyage pour Dunbarton. Il descendit donc le sentier et, entrant dans la cabane, il communiqua, d’un ton presque brusque et troublé, qui indiquait l’agitation de son esprit, sa résolution de partir à l’instant. À sa surprise, Elspat parut ne pas combattre son dessein, mais elle le pressa de prendre quelque nourriture avant de la quitter pour jamais. Il le fit à la hâte et en silence, pensant à leur prochaine séparation, et cependant croyant à peine qu’elle aurait lieu sans qu’il eût encore une fois à lutter contre la tendresse maternelle. Cependant, à son grand étonnement, elle emplit de liqueur la coupe du départ.

– Pars, dit-elle, mon fils, puisque telle est ta ferme résolution ; mais auparavant, reste encore un instant près du foyer de ta mère ; il y aura longtemps que la flamme aura cessé d’y briller, lorsque ton pied reviendra fouler la terre qui en forme le sol.

– À votre santé, ma mère, dit Hamish ; et puissions-nous nous revoir heureux, malgré vos sinistres présages !

– Il vaudrait mieux ne pas nous quitter, dit sa mère, l’observant d’un oeil attentif, tandis qu’il vidait la coupe, dans laquelle il aurait considéré comme de mauvais augure de laisser une seule goutte de liqueur.

– Maintenant, dit-elle à demi-voix entre ses dents, pars, si tu peux partir.

– Ma mère, dit Hamish en replaçant sur la table la coupe qu’il venait de vider, cette liqueur est agréable au goût, mais elle ôte la force qu’elle aurait dû donner.

– Tel est le premier effet qu’elle produit, mon fils, répliqua Elspat ; mais couchez-vous sur ce lit de bruyère, fermez les yeux pour quelques instants, et le sommeil d’une heure vous rendra plus de forces que le repos ordinaire de trois nuits entières, si l’on pouvait les unir en une seule.

– Ma mère, dit Hamish, sur le cerveau de qui la potion produisait maintenant un effet rapide, donnez-moi ma toque ; il faut que je vous embrasse et que je parte. Cependant il me semble que mes pieds sont cloués à la terre.

– Je vous assure, dit sa mère, que vous vous trouverez bien dans un instant, si vous voulez vous coucher une demi-heure ; il y a encore huit heures jusqu’à l’aurore et quand elle paraîtra, il restera assez de temps pour que le fils de votre père commence un tel voyage.

– Il faut que je vous obéisse, ma mère, je sens qu’il le faut, dit Hamish en balbutiant ; mais appelez-moi lorsque la lune se lèvera.

Il s’assit sur le lit, se pencha en arrière, et s’endormit presque aussitôt. Palpitant de joie, comme une personne qui a accompli une entreprise difficile, Elspat se mit à arranger affectueusement le plaid du jeune homme endormi, auquel son extravagante tendresse devait être si fatale ; manifestant pendant cette occupation les transports de sa joie par un accent qui exprimait à la fois l’amour maternel et le triomphe de l’amour-propre.

– Oui, dit-elle, agneau de mon cœur, la lune se lèvera et se couchera pour toi, ainsi que le soleil ; mais non pour éclairer tes pas loin de la terre de tes pères, ou pour t’exciter à servir le prince étranger ou l’ennemi de ta race !... Jamais je ne serai livrée à un fils de Dermid pour être nourrie comme une esclave ; mais celui qui fait ma vie et mon orgueil sera mon gardien et mon protecteur. On dit que le pays des montagnes est changé ; mais je vois le Ben-Cruachan élever dans les cieux sa tête altière aussi haut que jamais ; – personne n’a encore gardé ses troupeaux dans le bassin profond du lac Awe, – et le chêne que l’en voit là-bas ne se courbe pas encore comme un saule. Les enfants des montagnes seront tels qu’étaient leurs pères jusqu’à ce que les montagnes elles-mêmes soient mises de niveau avec les vallées. Dans ces forêts sauvages qui suffisaient naguère pour nourrir des milliers de braves, sans doute il reste encore quelque subsistance et quelque abri pour une vieille femme et pour un brave jeune homme de la race ancienne et conservant les mœurs d’autrefois.

Tandis que la mère triomphait ainsi, dans son erreur, du succès de son stratagème, on peut dire au lecteur qu’il était fondé sur la connaissance des drogues et des simples, qu’Elspat, habile dans tous les arts qui avaient rapport à la vie sauvage qu’elle menait, possédait à un degré extraordinaire, et qu’elle mettait en pratique pour différents objets. Avec les herbes qu’elle savait choisir aussi bien que distiller, elle avait le talent de guérir plus de maladies que ne pourrait le croire aisément un médecin ordinaire. Elle en employait quelques-unes à teindre le tartan de diverses couleurs ; avec d’autres elle composait des liqueurs de différentes vertus, et malheureusement elle savait en préparer une qui était un violent soporifique : c’était sur les effets de cette dernière potion, comme le lecteur doit sans doute se l’être imaginé, qu’elle comptait pour retenir Hamish au delà du terme marqué pour son retour ; et elle se flattait que l’horreur que lui ferait éprouver la crainte de la punition à laquelle il se trouverait ainsi exposé l’empêcherait de retourner à son régiment.

Pendant cette nuit terrible, Hamish Mac-Tavish fut plongé dans un sommeil profond, plus profond que ne l’est un repos ordinaire ; mais il n’en fut pas ainsi de sa mère. À peine fermait-elle les yeux un moment qu’elle se réveillait en sursaut, craignant que son fils ne se fût levé et ne fût parti ; et ce n’était qu’en se rapprochant de la couche sur laquelle il dormait, et en l’entendant respirer régulièrement et avec force, qu’elle se rassurait sur la sécurité du repos dans lequel il était plongé.

Cependant, elle craignait encore que l’aurore ne vint à l’éveiller, malgré la vertu narcotique de la potion dont elle avait rempli sa coupe. S’il restait quelque espoir qu’un mortel pût accomplir ce voyage, elle était sûre que Hamish l’entreprendrait, quand il devrait mourir de fatigue sur la route. Agitée par cette nouvelle crainte, elle s’efforça d’écarter la lumière, en bouchant toutes les fentes et toutes les crevasses, qui, plutôt que toute autre entrée régulière, pouvaient offrir aux rayons du matin un passage dans sa misérable habitation ; soin dont l’objet était d’y retenir, au milieu de la pauvreté, celui à qui elle aurait avec joie donné le monde entier si elle en avait été maîtresse.

Tous ces soins étaient superflus ! Le soleil parcourut les cieux, et le cerf le plus agile de Breadalbane, poursuivi par les chiens, n’aurait pu, pour se sauver la vie, courir aussi vite que Hamish l’aurait dû faire pour arriver au temps désigné. La veuve de Tavish-Mhor avait complètement atteint son but. Le retour de son fils au terme fixé était impossible. Elle crut également impossible qu’il songeât jamais à retourner, se trouvant, comme il devait l’être maintenant, exposé au danger d’une punition infamante. Peu à peu, à différentes fois, elle avait obtenu de lui une connaissance parfaite de ce qu’il avait à redouter, s’il manquait de paraître au jour fixé, et du faible espoir qu’il avait d’être traité avec indulgence.

Tout le monde sait que le grand et sage comte de Chatam se glorifiait d’avoir trouvé le moyen de rassembler, pour la défense des colonies, ces vaillants montagnards, qui, avant lui, avaient été des objets de crainte et de soupçon pour chaque administration. Mais les habitudes et le caractère particulier de ce peuple apportèrent quelques obstacles à l’exécution de son projet patriotique. Par caractère et par habitude, tous les Highlanders avaient coutume de porter les armes ; mais en même temps ils ne connaissaient nullement la gêne que la discipline impose aux troupes régulières, et elle leur était insupportable. Ils formaient une espèce de milice qui ne pouvait concevoir qu’un camp fût son unique demeure. S’ils perdaient une bataille, ils se dispersaient pour se sauver et pour veiller au salut de leur famille ; s’ils remportaient une victoire, ils retournaient au fond de leurs vallées pour y porter leur butin et s’occuper du soin de leurs bestiaux et de leurs fermes. Ce privilège d’aller et de venir au gré de leur bon plaisir était si grand à leurs yeux qu’ils ne voulaient pas en être privés, même par leurs chefs, qui, sous beaucoup d’autres rapports, avaient sur eux une autorité si despotique. La conséquence nécessaire qui en résulta fut que les recrues nouvellement faites dans les Highlands purent difficilement comprendre la nature d’un engagement militaire qui forçait un homme à servir dans l’armée plus longtemps qu’il ne le jugeait à propos ; et peut-être arrivait-il souvent qu’en les enrôlant on ne prenait pas assez de soin pour leur expliquer la durée de l’engagement auquel ils s’assujettissaient, de peur qu’une telle découverte ne changeât leur résolution. Il y eut donc de nombreuses désertions dans le régiment qu’on venait de lever, et le vieux général qui commandait à Dunbarton ne vit rien de mieux pour les réprimer que d’ordonner qu’on fît un exemple extraordinaire d’un déserteur anglais. Le régiment des jeunes montagnards fut obligé d’assister à la punition, ce qui frappa d’horreur et de dégoût des hommes particulièrement jaloux de l’honneur personnel, et qui en indisposa naturellement plusieurs contre le service militaire. Mais le vieux général, qui avait étudié la discipline dans les guerres d’Allemagne, n’en persista pas moins dans son opinion et annonça dans l’ordre du jour que le premier montagnard qui déserterait, ou qui manquerait de paraître à l’expiration de son congé, passerait par les verges, et serait puni comme le coupable dont on avait vu le châtiment. Personne ne doutait que le général ne tînt scrupuleusement sa parole chaque fois que la sévérité devenait nécessaire, et Elspat savait donc que son fils, une fois qu’il s’apercevrait qu’il lui était impossible d’obéir aux ordres du général, devrait en même temps considérer comme inévitable la punition dégradante décrétée contre la désertion, s’il venait à se replacer sous le pouvoir de ce chef.

Lorsque midi fut passé, de nouvelles craintes s’élevèrent dans l’esprit de cette femme isolée. Son fils dormait encore par suite de l’influence du narcotique ; mais que faire si sa santé ou sa raison venaient à souffrir d’une dose plus forte qu’aucune de celles qu’elle avait jamais vu donner ? Pour la première fois aussi, malgré la haute idée qu’elle avait de l’autorité maternelle, Elspat commença à redouter le ressentiment de son fils, envers qui son cœur lui disait qu’elle avait mal agi. Depuis peu, l’humeur d’Hamish était moins docile, et ses résolutions, surtout depuis son enrôlement, étaient formées avec indépendance et exécutées avec fermeté. Elle se rappela la sévère obstination de son père lorsqu’il se croyait offensé, et commença à craindre que Hamish, en découvrant qu’elle l’avait trompé, ne vînt à s’en venger au point de l’abandonner et de poursuivre seul sa carrière dans le monde. Telles furent les craintes alarmantes auxquelles cette malheureuse femme commençait à se livrer après le succès apparent de son stratagème.

La soirée approchait lorsque Hamish s’éveilla pour la première fois ; mais alors il était bien loin d’avoir l’usage entier des facultés de son esprit ou de son corps. Ses paroles vagues et son pouls agité causèrent d’abord de grandes inquiétudes à Elspat ; mais elle employa les remèdes que lui suggéra sa science en médecine ; et, dans le cours de la nuit, elle eut la satisfaction de le voir encore une fois plongé dans un sommeil profond, qui sans doute fit disparaître la plus grande partie des effets du narcotique, car vers le temps où le soleil paraissait sur l’horizon, elle l’entendit se lever et lui demander sa toque. Elle l’avait écartée à dessein, de peur qu’il ne vînt à s’éveiller et à partir pendant la nuit sans qu’elle s’en aperçût.

– Ma toque ! ma toque ! cria Hamish, il est temps que je vous dise adieu. Ma mère, votre boisson était trop forte ; – le soleil est levé ; – mais demain matin, je n’en verrai pas moins le double sommet de l’antique Dun. Ma toque ! ma toque ! Ma mère, il faut que je parte à l’instant.

Ces paroles firent voir clairement que le pauvre Hamish ne savait pas qu’il s’était écoulé deux nuits et un jour depuis qu’il avait vidé la coupe fatale, et Elspat eut maintenant à entreprendre une tâche qui lui sembla presque aussi dangereuse qu’elle lui était pénible, celle d’expliquer la ruse qu’elle avait employée.

– Pardonnez-moi, mon fils, dit-elle en s’approchant de Hamish et en le prenant par la main avec un air de déférence et de crainte qu’elle n’avait peut-être jamais montré à son père, même lorsqu’il était dans ses accès d’humeur.

– Vous pardonner, ma mère ! – eh quoi ! dit Hamish en riant, – de m’avoir donné une trop forte dose de liqueur dont ma tête se ressent encore ce matin, ou d’avoir caché ma toque afin de me retenir un peu plus longtemps ? C’est bien plutôt à moi de vous demander pardon. Donnez-moi la toque, et souffrez que je fasse ce qui est maintenant indispensable. Donnez-moi ma toque, ou je vais m’en passer et partir. Certes, je ne me laisserai pas retarder faute d’un objet si peu important, moi qui n’ai eu, durant des années entières, qu’une lanière de cuir de daim pour lier mes cheveux par derrière. Ne plaisantez pas, ma mère, mais donnez-la-moi, ou bien il me faut partir nu-tête, puisqu’il m’est impossible de rester.

– Mon fils, dit Elspat en lui tenant fortement la main, ce qui est fait ne peut s’empêcher. Quand vous emprunteriez les ailes de l’aigle, vous arriveriez au Dun trop tard pour ce que vous désirez, – trop tôt pour ce qui vous y attend. Vous croyez voir le soleil se lever pour la première fois depuis que vous l’avez vu se coucher ; mais hier, il s’est montré au-dessus du Ben-Cruachan, quoique vos yeux fussent fermés à sa lumière.

Hamish jeta sur sa mère un regard farouche de terreur ; mais revenant aussitôt à lui-même, il dit :

– Je ne suis pas un enfant pour être détourné de mon dessein par de telles ruses. Adieu, ma mère ; chaque instant est aussi précieux que la vie.

– Arrête, dit-elle, mon cher fils ! Ne cours pas à ton infamie et à ta perte, mais laisse-toi détromper. Je vois là-bas le prêtre qui monte la grande roide sur son cheval blanc ; va lui demander le jour du mois et de la semaine : qu’il décide entre nous.

Aussi rapide que l’aigle, Hamish vola au haut de la colline, et, s’arrêta près du ministre de Glenorquhy, qui allait ainsi, de bon matin, porter des consolations à une malheureuse famille près de Bunawe.

L’homme de bien fut un peu effrayé de voir un montagnard armé, ce qui était si rare alors, et paraissant en proie à la plus vive agitation, arrêter son cheval par la bride, et lui demander d’une voix défaillante quel était le jour de la semaine et du mois.

– Si vous aviez été où vous deviez être hier, jeune homme, répondit l’ecclésiastique, vous auriez su que c’était le sabbat du Seigneur, et que c’est aujourd’hui lundi, deuxième jour de la semaine et vingt et unième du mois.

– Est-il bien vrai ? dit Hamish.

– Aussi vrai, répondit le ministre surpris, qu’il est vrai que je prêchai hier la parole de Dieu dans cette paroisse. Qu’avez-vous, jeune homme ? Êtes-vous malade ? Êtes-vous dans votre bon sens ?

Hamish ne fit point de réponse ; il répéta seulement en lui-même les premières paroles de l’ecclésiastique :

– Si vous aviez été où vous deviez être hier.

Et, en parlant ainsi, il lâcha la bride, quitta la route, et descendit le sentier conduisant à la hutte, avec l’air et le pas d’un homme qui marche à l’échafaud. Le ministre surpris le suivit des yeux ; mais quoiqu’il connût l’habitante de la chaumière, le caractère d’Elspat l’avait détourné d’avoir des relations avec elle, parce qu’elle passait généralement pour papiste, ou plutôt pour une personne indifférente à toute religion, à l’exception de quelques pratiques superstitieuses qu’elle tenait de ses parents. Le révérend M. Tyrie avait donné quelques soins à l’instruction de Hamish lorsque l’occasion s’en était présentée, et si la semence était tombée au milieu des ronces et des épines avec un caractère comme le sien, elle n’avait cependant pas été tout à fait stérile et perdue. Il y avait quelque chose de si lugubre dans l’expression actuelle des traits du jeune homme que le vertueux ecclésiastique fut tenté de descendre à la chaumière et de s’informer s’il n’était pas arrivé à ceux qui l’habitaient quelque malheur dans lequel sa présence pût être consolante ou son ministère utile. Malheureusement il ne persévéra pas dans cette résolution, qui aurait pu empêcher un bien fatal évènement, attendu qu’il serait probablement devenu médiateur pour l’infortuné jeune homme. Mais le souvenir de l’humeur sauvage de ces montagnards, qui avaient été élevés dans les anciennes mœurs du pays, l’empêcha de s’intéresser à la veuve et au fils du brigand redouté Mac-Tavish-Mhor, et lui fit manquer une occasion de faire beaucoup de bien qu’il regretta vivement dans la suite.

Lorsque Hamish Mac-Tavish rentra dans la hutte de sa mère, ce ne fut que pour se jeter sur le lit qu’il avait quitté ; et, prononçant ces mots : « Perdu ! Perdu ! » il exhala, par des cris de douleur et de colère, le ressentiment profond qu’il éprouvait du stratagème qu’elle avait mis en usage contre lui, et de sa cruelle situation.

Elspat s’attendait à la première explosion de la colère de son fils, et dit en elle-même : « Ce n’est que le torrent de la montagne enflé par une pluie d’orage. Asseyons-nous et reposons-nous sur la rive ; quoiqu’il soit maintenant débordé, nous pourrons bientôt le passer à pied sec. » Ses plaintes et ses reproches, qui, même au milieu de son angoisse, offraient un mélange de respect et d’affection, elle les laissa expirer sans y répondre ; et lorsque enfin il eut épuisé toutes les exclamations de chagrin que fournit à l’homme souffrant la langue toujours abondante des sentiments du cœur, et qu’il resta plongé dans un sombre silence, elle le laissa ainsi près d’une heure avant de s’approcher de la couche sur laquelle il était étendu.

– Maintenant, dit-elle d’une voix où l’autorité maternelle était adoucie par la tendresse, avez-vous épuisé vos inutiles regrets ? Êtes-vous capable de comparer ce que vous avez gagné à ce que vous avez perdu ? Est-ce que le fils perfide de Dermid est votre frère ou le père de votre tribu, pour que vous pleuriez ainsi parce que vous ne pouvez vous attacher à son baudrier et devenir un de ceux qui doivent exécuter ses ordres ? Pourriez-vous trouver dans un pays éloigné les lacs et les montagnes que vous laisseriez ici ? Pourriez-vous chasser le daim de Breadalbane dans les forêts de l’Amérique, ou trouver dans l’Océan le saumon aux écailles d’argent que vous pêchez dans l’Awe ? Considérez donc quelle est votre perte et, en homme sage, comparez-la à ce que vous avez gagné.

– J’ai tout perdu, ma mère, répliqua Hamish, puisque j’ai manqué à ma parole et perdu mon honneur. Je pourrais raconter mon histoire, mais qui voudrait, ah ! qui voudrait me croire ?

L’infortuné jeune homme joignit les mains, et, les pressant contre sont front, se cacha le visage sur le lit.

Elspat fut alors réellement alarmée, et peut-être regretta-t-elle d’avoir eu recours à son fatal artifice. Elle n’avait d’espoir ou de refuge que dans l’éloquence de la persuasion, qu’elle possédait à un très haut degré, quoique son ignorance totale du monde, tel qu’il existait alors, en rendît l’énergie infructueuse. Elle pressa son fils, par toutes les épithètes que put trouver la tendresse d’une mère, de prendre soin de sa propre sûreté.

– Laissez-moi, dit-elle, déjouer ceux qui vous poursuivent. Je vous sauverai la vie, je vous sauverai l’honneur, je leur dirai que mon Hamish aux blonds cheveux est tombé du haut du Corrie Dhu dans un gouffre dont les yeux de l’homme n’ont jamais vu le fond. Je leur dirai cela et je jetterai votre plaid sur les épines qui croissent sur le bord du précipice, afin qu’ils croient à mes paroles. Ils y croiront, et ils iront revoir le double sommet du Dun ; car quoique le tambour des Saxons puisse appeler les vivants à la mort, il ne peut rappeler les morts sous leur servile étendard. Alors nous voyagerons ensemble bien loin vers le Nord, jusqu’aux lacs salés de Kintail, et nous mettrons des vallées et des montagnes entre nous et les fils de Dermid. Nous irons voir les rivages du lac noir et ma famille, – car ma mère ne descendait-elle pas des enfants de Kenneth, et ne nous reconnaîtront-ils pas avec leur ancienne affection ? Dans ces vallées lointaines les montagnards conservent encore toute leur noblesse, séparés des Saxons grossiers et de la race de ces hommes vils qui en sont les instruments et les esclaves.

L’énergie d’une langue un peu hyperbolique, même dans ses expressions les plus ordinaires, parut presque trop faible pour fournir à Elspat les moyens de faire ressortir aux yeux de son fils le brillant tableau du pays où elle lui proposait de se réfugier. Cependant il lui fallait peu de couleurs pour peindre son paradis des montagnes.

– Les collines, dit-elle, étaient plus hautes et plus magnifiques que celles de Breadalbane. – Ben-Cruachan n’était qu’un nain en comparaison de Scooroora. – Les lacs étaient plus larges, plus profonds, et remplis non seulement de poissons, mais encore de cette espèce d’animal enchanté et amphibie qui fournit à nos lampes l’huile qui les alimente. – Les daims étaient plus grands et plus nombreux ; – le sanglier aux blanches défenses, dont la chasse fut toujours préférée des braves, se trouvait encore dans ces solitudes occidentales. Les hommes étaient plus nobles, plus sages et plus forts que la race dégénérée qui vivait sous les bannières des Saxons. Les filles de ce pays étaient belles, avaient des yeux bleus, des cheveux blonds et un sein de neige ; et c’était parmi elles qu’elle choisirait pour Hamish une épouse d’une race irréprochable, d’une réputation sans tache, et d’une affection sûre et vraie, qui serait dans leur chaumière d’été comme un rayon du soleil, et dans leur habitation d’hiver comme la chaleur du feu bienfaisant.

Tels furent les moyens dont elle se servit pour tâcher de calmer le désespoir de son fils, et de le déterminer, si elle le pouvait, à quitter le lieu fatal où il semblait résolu de rester. Le langage de sa rhétorique était poétique, mais, sous d’autres rapports, il ressemblait à celui que, comme d’autres mères trop tendres, elle avait prodigué à Hamish lorsqu’il était enfant ou adolescent, afin de l’engager à faire quelque chose qui ne lui plaisait pas ; elle parla pourtant avec plus de force, de rapidité et de véhémence, à mesure qu’elle commença à désespérer que ses paroles pussent convaincre son fils. Son éloquence ne fit aucune impression sur l’esprit de Hamish. Il connaissait beaucoup mieux qu’elle l’état actuel du pays, et il sentait que, quand même il lui serait possible de se cacher comme un fugitif, au milieu de montagnes plus éloignées, il n’y avait nulle part un seul coin de terre où il pût faire le même métier que son père, quand même il n’aurait pas adopté les idées plus justes du temps où il vivait, et l’opinion que le métier de cateran n’était plus la route des honneurs et des distinctions. Ses paroles allèrent donc frapper des oreilles fermées, et elle s’épuisa en vain pour essayer de peindre le pays des parents de sa mère, avec des couleurs qui pussent engager Hamish à l’y accompagner. Elle parla des heures entières ; mais elle parla en vain. Elle ne put arracher d’autre réponse que des gémissements, des soupirs et des sanglots qui exprimaient l’angoisse du désespoir.

À la fin, se redressant, et quittant le ton monotone avec lequel elle avait, en quelque sorte, chanté les louanges du pays qui devait leur offrir un refuge, pour prendre le langage concis et sévère de l’impatience et de la passion : – Je suis folle, dit-elle, de perdre mes paroles avec un enfant indolent, lâche et sans intelligence, qui se couche comme un chien sous les coups. Restez ici, pour recevoir vos maîtres impérieux ; et soyez prêt à subir votre punition ; mais ne croyez pas que les yeux de votre mère en soient jamais témoins. Je ne pourrais sans mourir voir un tel spectacle. Mes yeux ont souvent vu la mort, mais jamais le déshonneur. Adieu, Hamish ! adieu pour toujours.

À ces mots, elle se précipita hors de la hutte avec la célérité d’un vanneau, et peut-être concevait-elle réellement alors le projet, qu’elle avait exprimé, de quitter son fils pour jamais. C’eût été un spectacle presque effrayant que de la voir, toute cette soirée, errer au milieu de cette solitude comme un esprit inquiet, et s’adresser à elle-même un langage qu’on ne saurait traduire. Elle courut çà et là durant des heures entières, cherchant les sentiers les plus dangereux à travers le marécage et le long du précipice, ou sur les bords de la rivière écumante. Mais le courage qui naît du désespoir lui sauva la vie, que peut-être (quoiqu’on vît rarement dans les montagnes des suicides commis de propos délibéré) elle avait le désir de terminer. Ses pas sur le bord du précipice étaient assurés comme ceux de la chèvre sauvage. Ses yeux, dans cet état d’agitation, étaient si perçants qu’ils discernaient, même au milieu des ténèbres, les périls qu’un étranger n’aurait pu éviter en plein midi.

Elspat ne marcha pas toujours directement devant elle ; autrement elle aurait bientôt été fort loin de la chaumière où elle avait laissé son fils. Mais elle décrivit une sorte de cercle, cette chaumière étant le centre où son cœur la ramenait sans cesse ; et tout en errant à l’entour elle sentait qu’il était impossible d’en quitter le voisinage. Elle y retourna avec les premiers rayons du jour, et arrivée près de la porte, formée de claies, elle s’y arrêta un instant, comme si elle avait eu honte d’avoir été ramenée par une tendresse inquiète dans le lieu qu’elle avait quitté dans le dessein de n’y revenir jamais ; mais il y avait encore plus de crainte et d’inquiétude dans son hésitation. – Son fils aux blonds cheveux avait peut-être souffert des effets de la potion qu’il avait prise ; ses ennemis ne seraient-ils pas venus déjà le surprendre pendant la nuit ? Elle ouvrit doucement la porte, et entra sans faire de bruit. Accablé de chagrins et d’inquiétude, et peut-être encore un peu livré à l’influence de la liqueur soporifique, Hamish Bean dormait de ce sommeil profond auquel on dit que les Indiens succombent pendant l’intervalle de leurs tourments. À peine sa mère était-elle bien sûre qu’elle le voyait maintenant sur le lit ; à peine était-elle certaine qu’elle entendait le bruit de sa respiration. Elspat, le cœur palpitant, s’approcha de l’âtre, situé au centre de la hutte, où dormaient, couverts d’un morceau de tourbe, les charbons ardents du feu qui ne s’éteint jamais sur un foyer écossais, jusqu’à ce que celui qui l’occupe le quitte lui-même pour toujours.

– Faible étincelle, dit-elle en enflammant, à l’aide d’une allumette, un éclat de pin de marécages qui devait tenir lieu de chandelle ; faible étincelle, bientôt tu seras éteinte pour toujours ; et fasse le ciel que la vie d’Elspat Mac-Tavish ne dure pas plus longtemps que la tienne !

En parlant ainsi elle éleva la lumière étincelante vers le lit sur lequel les membres de son fils étaient encore étendus dans une posture qui permettait de douter s’il dormait ou s’il était évanoui. La lumière alla frapper ses yeux. – Il se leva aussitôt en tressaillant, fit un pas en avant avec sa dague nue à la main, comme un homme armé qui marche à la rencontre d’un ennemi mortel, et s’écria : – N’approche pas ! Sur la vie, n’approche pas !

– Voilà la voix et le geste de mon époux, répondit Elspat, et je reconnais à ses paroles et à sa démarche le fils de Mac-Tavish-Mhor.

– Ma mère, dit Hamish quittant son ton de fermeté désespérée pour en prendre un plaintif et mélancolique ; oh ! très chère mère, pourquoi êtes-vous revenue ici !

– Demandez pourquoi la biche retourne vers son faon, dit Elspat ; pourquoi la femelle du chat sauvage de nos montagnes retourne vers son repaire et ses petits. Sachez, Hamish, que le cœur de la mère ne vit que dans le sein de l’enfant.

– En ce cas, il cessera bientôt de palpiter, dit Hamish, à moins qu’il ne puisse battre dans un sein placé dans la tombe. – Ma mère, ne me blâmez pas ; si je pleure, ce n’est pas sur moi, mais sur vous ; car mes souffrances finiront bientôt, tandis que les vôtres... – Oh ! quel autre que Dieu y mettra des bornes !

Ces mots firent frémir et reculer Elspat ; mais elle reprit presque aussitôt son attitude droite et son air intrépide.

– Je te croyais un homme il n’y a qu’un instant, dit-elle, et te voilà redevenu enfant. Écoute-moi toutefois, et quittons ensuite cette demeure ensemble. Ai-je eu quelque tort envers toi, ou t’ai-je fait quelque injure ? Si cela est, ne te venge pourtant pas si cruellement. – Vois ! Elspat Mac-Tavish, qui jamais ne fléchit le genou, même devant un prêtre, se prosterne devant son propre fils, et implore de lui son pardon. – Et tout à coup elle se jeta à genoux devant le jeune homme, lui saisit la main, la baisa cent fois, et répéta aussi souvent, avec des accents déchirants, les plus ardentes prières pour obtenir son pardon. – Pardon, s’écria-t-elle, pardon, pour l’amour des cendres de votre père ; pardon, pour l’amour des douleurs que j’ai souffertes en vous portant dans mon sein, et des soins que j’ai pris pour vous élever ! – Entendez, ciel, et voyez, terre, la mère demande pardon à son enfant, et le pardon lui est refusé !

Ce fut en vain que Hamish s’efforça d’arrêter ce torrent d’expressions passionnées, en assurant sa mère, avec les protestations les plus solennelles, qu’il lui pardonnait le fatal artifice dont elle avait fait usage contre lui.

– Paroles en l’air, dit-elle, vaines protestations que vous n’employez que pour cacher la profondeur de votre ressentiment. Voulez-vous que je vous croie ? Eh bien ! quittez cette hutte à l’instant, et éloignez-vous d’un pays que chaque heure rend plus dangereux pour vous. Faites ce que je vous demande, et je pourrai croire que vous m’avez pardonné ; refusez-le, et je prends de nouveau la lune et les étoiles, le ciel et la terre à témoin du ressentiment impitoyable avec lequel vous poursuivez votre mère pour une faute qui, si c’en est une, ne fut commise que par amour pour vous.

– Ma mère, dit Hamish, vous ne pouvez changer ma détermination. Je ne fuirai devant personne. Quand Barcaldine enverrait tous les montagnards qui sont sous ses bannières, c’est ici, c’est en ce lieu que je les attendrai et lorsque vous m’ordonnez de fuir, c’est comme si vous commandiez à cette montagne de s’arracher de ses fondements. Si j’avais su positivement par quelle route ils viennent ici, je leur aurais épargné la peine de venir m’y chercher. Mais je pourrais aller par le chemin de la montagne, tandis qu’ils viennent peut-être par celui du lac. C’est ici que j’attendrai mon sort, et il n’y a pas dans toute l’Écosse une voix assez puissante pour m’ordonner de bouger d’ici et pour me faire obéir.

– Je reste donc ici moi-même, dit Elspat se levant et parlant avec un calme qu’elle n’avait qu’en apparence : j’ai vu la mort de mon époux ; mes yeux ne craindront pas de voir celle de mon fils. Mais Mac-Tavish-Mhor mourut de la mort d’un brave, tenant de la main droite sa bonne claymore ; mon fils périra comme le bœuf qui est conduit à la boucherie par le Saxon qui l’a acheté pour de l’argent.

– Ma mère, dit le malheureux jeune homme, vous m’avez ôté la vie ; vous en aviez le droit, puisque vous me l’aviez donnée ; mais ne touchez pas à mon honneur ! Je le tiens d’une race de braves ancêtres, et il ne doit être souillé ni par les actions d’un homme ni par les paroles d’une femme. Ce que je ferai, peut-être l’ignoré-je encore moi-même ; mais ne me tentez pas davantage par vos paroles injurieuses ; vous m’avez déjà fait plus de blessures que vous n’en pouvez jamais guérir.

– C’est bien, mon fils, répliqua Elspat. Tu n’entendras plus de moi ni plainte ni remontrance ; mais gardons le silence, et attendons le sort que le ciel nous réserve.

Le lendemain matin le soleil trouva la chaumière silencieuse comme la tombe. La mère et le fils s’étaient levés, et s’occupaient chacun de leur tâche. Hamish disposait et nettoyait ses armes avec le plus grand soin, mais avec l’air d’un abattement profond. Elspat, plus agitée dans ses angoisses, préparait la nourriture que le malheur de la veille leur avait fait négliger durant un espace extraordinaire de temps. Aussitôt qu’elle fut apprêtée, elle la plaça sur la table devant son fils, en répétant les paroles d’un poète des montagnes : – Sans la nourriture de chaque jour, le soc de la charrue du laboureur reste immobile dans le sillon ; sans la nourriture de chaque jour, l’épée du guerrier est trop pesante pour son bras. Nos corps sont nos esclaves. Cependant nous devons les nourrir si nous voulons qu’ils nous servent. Ainsi parlait autrefois le barde aveugle aux guerriers de Fion.

Le jeune homme ne répondit rien ; mais il accepta la nourriture placée devant lui comme pour prendre des forces pour la scène à laquelle il s’attendait. Lorsque sa mère vit qu’il avait mangé suffisamment, elle emplit de nouveau la coupe fatale, et la lui offrit comme pour terminer le repas. Mais il se détourna en tressaillant, et en faisant un geste convulsif qui exprimait à la fois la crainte et l’horreur.

– Non, mon fils, dit-elle ; cette fois tu n’as, je t’assure, aucun motif de crainte.

– Ne me pressez pas, ma mère, répondit Hamish ; ou bien mettez dans un vase le crapaud immonde, et alors le boirai ; mais dorénavant, jamais je n’approcherai mes lèvres de cette coupe maudite, jamais je ne goûterai de cette liqueur qui est la perte de l’âme !

– Comme il vous plaira, mon fils, dit Elspat avec hauteur, et alors elle commença, avec l’apparence d’un grand empressement, les différents travaux domestiques qui avaient été interrompus la journée précédente. Quels que fussent les sentiments de son cœur, on aurait cru, à ses gestes et à son air, que toute inquiétude en était bannie. Ce n’était qu’à son excès d’activité et à son agitation continuelle qu’un observateur attentif aurait pu s’apercevoir que ses actions avaient pour mobile quelque sentiment pénible ; il aurait pu remarquer également combien de fois elle s’interrompait au milieu d’airs et de chansons qu’elle fredonnait, apparemment sans savoir ce qu’elle faisait, pour aller jeter un coup d’oeil rapide à la porte de la hutte. Quels que fussent les sentiments de Hamish, ses manières étaient directement opposées à celles de sa mère. Ayant fini de nettoyer et de préparer ses armes, ce qu’il fit dans l’intérieur de la hutte, il s’assit devant la porte, et fixa ses regards sur la colline située vis-à-vis de la chaumière, comme une sentinelle sur ses gardes qui attend l’approche d’un ennemi. Midi le trouva dans la même position, dont il n’avait point changé, et ce fut une heure après que sa mère, debout près de lui, lui posa la main sur l’épaule, et lui dit, d’un ton aussi indifférent que si elle eût parlé de la visite de quelques amis : – Quand les attendez-vous ?

– Ils ne peuvent être ici avant que les ombres grandissent vers l’Orient, répondit Hamish, et cela en supposant même que le détachement le plus proche, commandé par le sergent Allan Breack Cameron, ait été envoyé expressément ici de Dunbarton, ce qui est fort probable.

– En ce cas, entrez encore une fois sous le toit de votre mère, et venez y partager la nourriture qu’elle a préparée ; après cela, qu’ils viennent, et tu verras si ta mère n’est qu’un témoin inutile ou gênant dans le moment du danger. Ta main, quelque habitude qu’elle en ait, ne saurait décharger ces armes aussi vite que je puis les charger ; et même, si cela est nécessaire, je ne crains ni la lueur de l’amorce ni le bruit du fusil, et les coups que j’ai tirés ont passé pour atteindre leur but.

– Au nom du ciel, ma mère, ne vous mêlez pas de cette affaire, dit Hamish. Allan Breack est sage et bienveillant, et il descend de bonne race. Peut-être pourra-t-il me promettre que nos officiers ne m’infligeront pas de punition infamante ; et s’ils veulent m’enfermer dans un cachot ou me faire tuer d’un coup de mousquet, soit ! j’y consens.

– Hélas ! et te fieras-tu à leurs paroles, enfant insensé ? Souviens-toi que la race de Dermid fut toujours flatteuse et pleine de fausseté ; ils n’auront pas plus tôt chargé tes mains de chaînes, qu’ils te dépouilleront pour te battre de verges.

– Épargnez-moi vos avis, ma mère, dit Hamish d’un ton sévère ; pour moi, ma résolution est prise.

Mais quoique Hamish parlât ainsi pour échapper aux importunités, je dirai presque aux persécutions de sa mère, il lui aurait été, dans ce moment, impossible de dire quelle conduite il avait résolu de tenir. Il ne s’était déterminé que sur un point, et c’était d’attendre son destin, quel qu’il pût être, sans ajouter à la faute de manquer à sa parole, dont il s’était rendu involontairement coupable, celle de chercher à échapper à la punition. Cet acte de dévouement, il croyait le devoir à son honneur et à celui de ses compatriotes. Si on le considérait comme ayant manqué à sa parole et trahi la confiance de ses officiers, auquel de ses camarades voudrait-on se fier à l’avenir ? Et quel autre que Hamish-Bean Mac-Tavish serait accusé par les habitants des montagnes d’avoir légitimé et confirmé les soupçons que le général saxon entretenait, disait-on, sur leur bonne foi ? Il était donc bien décidé à subir son sort. Mais avait-il l’intention de se livrer paisiblement entre les mains du détachement qui viendrait pour le saisir, ou se proposait-il de faire résistance, afin de provoquer ces troupes à le tuer sur la place : c’est une question à laquelle il aurait lui-même trouvé impossible de répondre. Le désir qu’il avait de voir Barcaldine, et de lui expliquer pourquoi il n’était pas revenu au temps fixé, le portait à adopter le premier plan de conduite ; la crainte qu’il éprouvait d’une punition dégradante et des reproches amers de sa mère, l’excitait fortement à suivre le second et le plus dangereux. Il laissa au hasard le soin de le décider au moment de la crise, et il ne resta pas longtemps dans l’attente de la catastrophe.

Le soir approchait, les montagnes abaissaient vers l’Orient leurs ombres gigantesques, tandis que, vers l’Occident, l’on voyait encore briller sur leurs cimes l’or et le pourpre. L’on pouvait distinguer, de la porte de la chaumière, la route qui tourne autour du Ben-Cruachan, lorsqu’un détachement de cinq soldats, dont les armes étincelaient aux rayons du soleil, se montra tout à coup dans le lointain, à l’endroit où le grand chemin est caché derrière la montagne. Un des soldats du détachement était un peu en avant des quatre autres, qui marchaient deux à deux, suivant les règles de la discipline militaire. Il était incontestable, d’après les toques, les fusils et les plaids qu’ils portaient, que c’était un détachement du régiment de Hamish, conduit par un sous-officier, et l’on ne pouvait pas douter davantage du motif qui les amenait sur les bords du lac Awe.

– Ils avancent d’un bon pas, dit la veuve de Mac-Tavish-Mhor. Je serais étonnée qu’il s’en retournassent tous de la même manière. Mais ils sont cinq, et la différence de nombre est trop grande pour ne pas profiter de l’avantage du lieu. Retirez-vous dans la hutte, mon fils, et tirez par le trou qui est près de la porte. Vous pouvez en faire tomber deux avant qu’ils quittent la grande route pour prendre le sentier. Il n’en restera plus que trois, et votre père, avec mon assistance, a souvent résisté à un pareil nombre.

Hamish-Bean prit le fusil que lui offrait sa mère ; mais il ne bougea pas de la porte de la chaumière. Il fut bientôt aperçu par le détachement qui était sur la grande route, comme il en put juger en voyant les soldats hâter le pas, sans toutefois quitter leurs rangs et sans cesser de marcher deux à deux comme des lévriers accouplés, quoiqu’ils avançassent avec une grande rapidité. En bien moins de temps qu’il n’en aurait fallu à des hommes moins accoutumés aux montagnes, ils avaient quitté la grande route, traversé le sentier étroit, et s’étaient approchés, à la portée du pistolet, de la porte de la chaumière où se trouvait Hamish, immobile comme une statue de pierre, et ayant son fusil à la main, tandis que sa mère, placée derrière lui et poussée en quelque sorte jusqu’à la frénésie par la violence de ses passions, lui reprochait dans les termes les plus forts que le désespoir pût imaginer son peu de résolution et sa faiblesse du cœur. Les paroles d’Elspat rendirent encore plus amer le fiel que le jeune homme sentait naître dans son cœur en observant la rapidité peu amicale avec laquelle ses anciens camarades s’avançaient vers lui comme des chiens courant sur le cerf lorsqu’il est aux abois. Les passions violentes et indomptables qu’il tenait de son père et de sa mère s’éveillèrent en lui par l’hostilité apparente de ceux qui le poursuivaient, et la contrainte que son jugement sain avait jusqu’alors imposée à ses passions commença peu à peu à céder. Un sergent lui adressa alors la parole : – Hamish-Bean Mac-Tavish, mettez bas les armes et rendez-vous.

– Et vous, Allan Breack Cameron, arrêtez-vous, et ordonnez à vos soldats de s’arrêter, ou bien il nous en coûtera cher à tous.

– Halte ! soldats, dit le sergent en continuant lui-même à avancer. – Hamish, pensez à ce que vous faites, et rendez votre fusil ; vous pouvez verser le sang, mais vous ne pouvez éviter la punition.

– Les verges, les verges, mon fils ; songez aux verges, lui dit tout bas sa mère.

– Prenez garde, Allan Breack, dit Hamish. Je serais fâché de vous faire mal, mais je ne me laisserai pas arrêter si vous ne m’assurez que je n’aurai rien à craindre des verges des Saxons.

– Fou ! répondit Cameron, vous savez que cela m’est impossible. Cependant je ferai tout ce que je pourrai. Je dirai que vous étiez en route pour rejoindre le régiment, et la punition sera légère. Mais mettez bas votre mousquet. – En avant ! soldats.

Aussitôt il se précipita lui-même en avant, étendant son bras comme pour écarter le fusil que le jeune homme dirigeait contre lui. Elspat s’écria : – Maintenant n’épargnez pas le sang de votre père pour défendre les foyers de votre père ! – Hamish fit feu, et Cameron tomba mort. Tous ces évènements se passèrent en quelque sorte en un instant. Les soldats se précipitèrent en avant et saisirent Hamish, qui, semblant pétrifié par ce qu’il avait fait, ne fit pas la moindre résistance. Il n’en fut pas ainsi de sa mère qui, voyant les soldats sur le point de mettre les menottes à son fils, se jeta sur eux, avec tant de fureur, qu’il fallut que deux d’entre eux la tinssent, tandis que les deux autres s’assuraient du prisonnier.

– N’êtes-vous pas une maudite créature, dit un des soldats à Hamish, d’avoir tué votre meilleur ami, qui, durant toute la marche, cherchait le moyen de vous sauver, de vous épargner le châtiment de votre désertion ?

– Entendez-vous cela, ma mère ? dit Hamish se tournant vers elle autant que ses liens pouvaient le lui permettre. Mais la mère n’entendit rien, ne vit rien. Elle s’était évanouie dans sa hutte. Sans attendre qu’elle revînt à elle-même, le détachement reprit presque aussitôt le chemin de Dunbarton avec le prisonnier. Néanmoins ces soldats crurent nécessaire de s’arrêter quelques moments au village de Dalmally, d’où ils envoyèrent un certain nombre d’habitants chercher le corps de leur chef infortuné, tandis qu’ils allèrent eux-mêmes trouver un magistrat, afin de lui déclarer ce qui était arrivé et de lui demander ses instructions relativement à la conduite qu’ils devaient tenir. Comme le crime était un crime militaire, les instructions du magistrat furent qu’ils devaient, sans délai, conduire le prisonnier à Dunbarton.

L’évanouissement de la mère de Hamish dura assez longtemps, plus longtemps peut-être qu’il n’aurait duré si sa constitution, toute forte qu’elle était, n’eût été affaiblie par l’agitation à laquelle cette femme avait été en proie pendant les trois jours précédents. Elspat fut enfin tirée de sa stupeur par la voix de quelques femmes qui chantaient le coronach ou chant funéraire, en battant des mains et en poussant de bruyantes acclamations, tandis que la cornemuse faisait retenir de temps à autre les sons mélancoliques d’un air lugubre particulier au clan de Cameron.

Elspat se leva tout à coup, comme une personne qui s’éveille d’entre les morts, et sans aucun souvenir distinct de la scène qui s’était passée sous ses yeux. Il y avait dans la hutte des femmes qui enveloppaient le corps de Cameron dans son plaid ensanglanté, avant de l’emporter loin de ce lieu fatal. – Femmes, dit-elle en se levant tout à coup, et interrompant à la fois leurs chants et leurs occupations, dites-moi, femmes, pourquoi vous faites entendre les chants funèbres de Mac-Dhonnil-Dhu dans la maison de Mac-Tavish-Mhor ?

– Louve, tais-toi, et cesse tes hurlements sinistres, répondit une des femmes, parente du défunt ; laisse-nous rendre nos devoirs à notre cousin bien-aimé. Jamais on n’entendra le coronach ni le dirge pour toi ni pour ton louveteau sanguinaire. Les corbeaux le dévoreront sur le gibet, et les renards et les chats sauvages déchireront ton cadavre sur la colline. Maudit soit celui qui bénira votre mémoire, ou qui ajoutera une pierre à votre cairn !

– Fille d’une mère insensée, répliqua la veuve de Mac-Tavish-Mhor, apprends que le gibet, dont tu nous menaces, ne fait point partie de notre héritage. Durant trente ans l’arbre noir de la loi a désiré avidement le corps de l’époux bien-aimé de mon cœur : mais il est mort en brave, le fer à la main, et a frustré cet arbre de ses espérances et de ses fruits.

– Il n’en sera pas ainsi de ton fils, sorcière sanguinaire, répliqua la parente affligée de Cameron, dont les passions étaient aussi violentes que celles d’Elspat elle-même. Les corbeaux arracheront ses cheveux pour garnir leur nid avant que le soleil se soit abaissé au-dessous des îles de Treshornish.

Ces paroles rappelèrent à l’esprit d’Elspat toute la terrible histoire des trois derniers jours. D’abord elle resta immobile, comme si l’excès de son malheur l’eût changée en pierre ; mais en un instant l’orgueil et la violence de son caractère, en se voyant, à ce qu’elle pensait, bravée dans sa propre maison, la rendirent capable de répliquer. – Oui, insolente femme, mon Hamish aux blonds cheveux peut mourir, mais ce ne sera pas sans avoir rougi sa main dans le sang de son ennemi, dans le meilleur sang d’un Cameron, souviens-toi de cela ; et lorsque tu mettras ton mort dans la tombe, écris-y pour épitaphe, tu ne peux en trouver une meilleure, qu’il fut tué par Hamish-Bean, pour avoir essayé de mettre la main sur le fils de Mac-Tavish-Mhor sur le seuil même de sa porte. Adieu ; que la honte de la défaite, de la perte et du meurtre, reste sur le clan qui l’a soufferte.

La parente du malheureux Cameron éleva la voix pour répliquer ; mais Elspat, dédaignant de continuer plus longtemps cette querelle, ou peut-être sentant que son affliction pourrait bien triompher du pouvoir qu’elle avait d’exprimer son ressentiment, avait quitté la hutte, et s’éloignait déjà à la clarté brillante de la lune.

Les femmes qui donnaient les derniers soins aux restes de l’infortuné sergent interrompirent leur triste occupation pour suivre des yeux Elspat, dont l’ombre gigantesque disparaissait au milieu des rochers. – Je suis bien aise qu’elle soit partie, dit une des plus jeunes d’entre elles. – J’aimerais autant envelopper un mort dans son linceul en présence de Satan lui-même – Dieu nous bénisse ! – que dans la compagnie d’Elspat de l’Arbre. – Oui, oui, elle n’a eu, de son temps, que trop de commerce avec l’ennemi des hommes.

– Sotte que tu es, répondit la femme qui avait maintenu jusqu’à la fin le dialogue avec Elspat, penses-tu qu’il y ait, dessus ou dessous la terre, un ennemi pire que l’orgueil et la fureur d’une femme offensée, telle que la furie sanguinaire qui vient de partir d’ici ? Apprends que le sang a été aussi familier pour elle que l’est la rosée pour la marguerite des montagnes. Elle a fait rendre le dernier soupir à maints et maints braves à qui elle et les siens n’avaient que bien peu de choses à reprocher. Mais à présent les nerfs de ses jarrets sont coupés, puisque son louveteau, meurtrier qu’il est, doit finir en meurtrier.

Tandis que ces femmes discouraient ainsi ensemble en gardant le corps d’Allan Breack Cameron, la malheureuse qui avait causé la mort de ce soldat poursuivait sa route solitaire à travers les montagnes. Aussi longtemps qu’elle put être aperçue de la chaumière, elle se contraignit fortement, afin que le changement de son pas ou de ses gestes ne pût procurer à ses ennemis le triomphe de calculer l’excès de son agitation et de son désespoir. Elle marcha donc fièrement, d’un pas plutôt lent que rapide, et, se redressant, elle semblait à la fois souffrir avec fermeté le malheur passé, et défier celui qui était sur le point d’arriver. Mais lorsqu’elle fut une fois hors de la vue des personnes qui restaient dans la chaumière, elle ne put résister plus longtemps à l’impétuosité des mouvements qui l’agitaient. S’enveloppant bizarrement de son manteau, elle s’arrêta au premier monticule qu’elle trouva et, le gravissant jusqu’au sommet, elle étendit les bras et les éleva vers la brillante lune, comme pour accuser le ciel et la terre de ses infortunes, et elle poussa des cris perçants et multipliés, pareils à ceux d’un aigle dont les petits ont été enlevés de son aire. Elle exhala quelque temps son affliction en cris inarticulés, et ensuite continua sa route d’un pas rapide et inégal, dans le vain espoir d’atteindre le détachement qui emmenait son fils prisonnier à Dunbarton. Mais quoique ses forces parussent plus qu’humaines, elles ne lui suffirent pas pour cette tentative, et il lui fut impossible, malgré tous ses efforts, d’accomplir son dessein.

Cependant elle se pressa d’avancer avec toute la célérité dont son corps épuisé était capable. Lorsque la nourriture lui devenait indispensable, elle entrait dans la première chaumière qu’elle trouvait sur son chemin.

– Donnez-moi à manger, disait-elle ; je suis la veuve de Mac-Tavish-Mhor, – je suis la mère de Hamish-Mac-Tavish-Bean ; – donnez-moi à manger, afin que je puisse voir encore une fois mon fils aux blonds cheveux.

Jamais on ne lui refusait ses demandes, quoiqu’on les lui accordât souvent avec une espèce de lutte entre la pitié et l’aversion, sentiments qui étaient quelquefois accompagnés de crainte. On ne connaissait pas exactement la part qu’elle avait eue à la mort d’Allan Breack Cameron, qui devait entraîner celle de son propre fils ; mais on savait quelle était la violence de ses passions, quelles avaient été autrefois ses habitudes ; on ne doutait nullement qu’elle n’eût été, de manière ou d’autre, la cause de la catastrophe, et l’on considérait Hamish-Bean, dans le meurtre qu’il avait commis, moins comme le complice de sa mère que comme l’instrument dont elle s’était servie.

Telle était l’opinion générale des compatriotes de Hamish ; mais elle ne fut guère utile à cet infortuné. Comme son capitaine, Green Colin, connaissait les mœurs et les coutumes de son pays, il n’eut pas de peine à recueillir de la bouche de Hamish les détails relatifs à sa désertion et à la mort du sous-officier. Il fut touché de la plus grande compassion pour un jeune homme qui avait été victime de la tendresse extravagante et fatale de sa mère. Mais il n’avait nulle excuse à alléguer pour soustraire cet infortuné au sort duquel l’avaient condamné la discipline militaire et la sentence d’une cour martiale, en châtiment de son crime.

Peu de temps avait suffi pour instruire le procès, et il ne s’en écoula pas davantage entre la sentence et l’exécution. Le général avait résolu de faire un exemple sévère du premier déserteur qui tomberait en son pouvoir, et il en avait un qui avait eu recours à la force pour se défendre, et qui, en se défendant, avait tué le sous-officier envoyé pour l’arrêter. Il aurait été impossible de trouver un coupable qui méritât mieux sa punition, et Hamish fut condamné à être exécuté immédiatement. Tout ce que l’influence de son capitaine put obtenir en sa faveur, fut qu’il mourrait de la mort d’un soldat ; car il avait été question du gibet.

Le digne ministre de Glenorquhy était par hasard à Dunbarton, à la suite de quelque assemblée ecclésiastique, à l’époque de cette catastrophe. Il visita son malheureux paroissien dans le cachot où il était détenu : il le trouva ignorant sans doute, mais non pas obstiné ; et les réponses qu’il en reçut en conversant avec lui sur des matières religieuses furent telles, qu’il regretta doublement qu’un esprit naturellement pur et noble fût resté malheureusement sauvage et inculte.

Lorsqu’il se fut assuré du caractère et des dispositions réelles du jeune homme, ce digne ecclésiastique fit de tristes et profondes réflexions sur sa propre timidité et sa mauvaise honte, qui, naissant du mauvais renom attaché à la race de Hamish, l’avaient empêché de faire des efforts charitables pour amener au bercail cette brebis égarée. Tandis que ce bon ministre se reprochait sa faiblesse passée, qui l’avait empêché de risquer sa personne pour sauver peut-être une âme immortelle, il résolut de ne plus se laisser gouverner par de si timides conseils, mais de s’efforcer, en s’adressant à ses officiers, d’obtenir le pardon du criminel, ou du moins un sursis à l’exécution de la sentence d’un infortuné pour qui il éprouvait un intérêt si extraordinaire, tant à cause de la docilité de son caractère que par suite de la générosité de ses dispositions.

En conséquence, le ministre alla trouver le capitaine Campbell aux casernes de la garnison. Il régnait sur le front de Green Colin une sombre mélancolie qui, loin de diminuer, ne fit que s’accroître lorsque le ministre lui eut fait connaître son nom, sa qualité et l’objet de sa visite.

– Vous ne pouvez rien me dire de ce jeune homme que je ne sois disposé à croire, répondit l’officier montagnard ; – vous ne pouvez me demander de faire en sa faveur plus que je ne le désire, plus que je ne me suis déjà efforcé de faire moi-même ; mais tout est inutile. Le général appartient moitié aux terres basses, moitié à l’Angleterre. Il n’a aucune idée de la hauteur et de l’enthousiasme de caractère par lesquels on voit souvent, dans ces montagnes, des vertus exaltés mises en contact avec de grands crimes, qui cependant sont moins des fautes de cœur que des erreurs de jugement. J’ai été jusqu’à lui dire qu’en faisant exécuter ce jeune homme il allait mettre à mort le meilleur et le plus brave soldat de ma compagnie, dans laquelle il n’y a peut-être pas un seul soldat qui ne soit honnête et brave. Je lui ai expliqué quel étrange artifice avait occasionné la désertion apparente de l’accusé, et combien peu son cœur avait eu de part au crime que sa main avait malheureusement commis. Il a répondu à cela : « Il y a des visions highlandaises, capitaine Campbell, aussi vaines et aussi peu satisfaisantes que celles de la seconde vue. Un acte de désertion formelle peut toujours se pallier par un prétexte d’ivresse ; le meurtre d’un officier peut aisément se colorer de l’excuse de folie. Il faut faire un exemple, et si celui qui doit en servir est d’ailleurs un bon soldat, sa mort n’en produira que plus d’effet. » Puisque tel est le dessein immuable du général, continua le capitaine Campbell en soupirant, ayez soin, M. Tyrie, de préparer votre pénitent à subir demain, à la pointe du jour, ce grand changement qui doit tôt ou tard s’opérer en nous.

– Et auquel, dit l’ecclésiastique, je prie Dieu de vouloir nous préparer tout aussi bien que je tâcherai de m’acquitter de mon devoir à l’égard de ce pauvre jeune homme.

Le lendemain matin, aussitôt que les premiers rayons du soleil saluèrent les tours grisâtres qui couronnent le sommet de ce rocher singulier et effrayant, les soldats du nouveau régiment montagnard parurent sur la parade, dans l’intérieur du château de Dunbarton ; et s’étant rangés en ordre, ils commencèrent à descendre les escaliers rapides et les passages étroits qui conduisent vers la porte extérieure, au bas même du rocher. Les sons sauvages du pibroc se faisaient entendre de temps en temps, et étaient remplacés par ceux des tambours et des fifres qui battaient la marche funèbre.

Le sort du malheureux criminel n’excita pas d’abord dans le régiment cette pitié générale qu’il aurait sans doute fait naître s’il n’avait été exécuté que pour désertion. Le meurtre de l’infortuné Allan Breack avait donné à l’offense de Hamish une couleur différente ; car le sergent était fort aimé, et appartenait en outre à un clan nombreux et puissant qui comptait beaucoup de soldats dans les rangs. L’infortuné criminel, au contraire, était peu connu des soldats de son corps, et il n’était lié avec presque aucun d’entre eux. Son père avait été, il est vrai, renommé pour sa force et son courage, mais il était d’un clan brisé, comme on appelait ceux qui n’avaient pas de chef pour les conduire au combat.

Il aurait été presque impossible, en tout autre cas, de faire sortir des rangs du régiment le détachement nécessaire pour l’exécution de la sentence ; mais les six individus qui avaient été choisis étaient amis du défunt, et descendaient comme lui de la race de Mac-Dhonnil-Dhu ; ce ne fut donc pas sans un sentiment de vengeance satisfaite qu’ils se préparèrent à la tâche fatale que leur imposait leur devoir. La première compagnie du régiment commença alors à défiler, et fut suivie des autres, chacune s’avançant ou s’arrêtant selon les ordres de l’adjudant, de manière à former trois côtés d’un carré long, le visage des soldats tourné vers l’intérieur du carré. Le quatrième, ou le côté vide du carré, était fermé par le rocher escarpé et effrayant sur lequel s’élève le château. Au centre du cortège, on voyait marcher nu-tête, désarmée et les mains liées, la malheureuse victime de la loi militaire. Une pâleur mortelle couvrait son visage ; mais ses pas étaient assurés, et ses yeux aussi brillants que jamais. Près de lui marchait le ministre ; en avant, on portait le cercueil qui devait recevoir ses dépouilles mortelles. Ses camarades avaient un air calme, grave et solennel, ils étaient émus de pitié pour le jeune homme dont la taille élégante, l’air mâle, et pourtant soumis, avaient, aussitôt qu’il avait pu être vu distinctement, adouci les cœurs d’un grand nombre d’entre eux, même de quelques-uns de ceux qui s’étaient livrés à des sentiments de vengeance.

Le cercueil destiné à recevoir le corps encore vivant de Hamish-Bean fut posé au bout du carré, à environ une toise du pied du rocher, qui, en ce lieu, s’élève perpendiculairement, comme un mur de pierre, jusqu’à la hauteur de trois ou quatre cents pieds. On y conduisit aussi le prisonnier, toujours accompagné de l’ecclésiastique, qui l’exhortait à prendre courage, et lui prodiguait des consolations que le jeune homme semblait écouter avec dévotion et respect. Alors le détachement qui devait faire feu, marchant d’un pas lent, et, à ce qu’il semblait, presque à contrecœur, entra dans le carré, et fut aligné en face du prisonnier, environ à cinq toises de distance. Le ministre était sur le point de se retirer.

– Pensez, mon fils, disait-il, à ce que je vous ai dit, et reposez votre espoir sur l’ancre que je vous ai présentée. Vous échangerez alors une courte et misérable existence pour une vie où vous n’éprouverez ni peines ni chagrins. – Y a-t-il quelque autre chose que je puisse faire pour vous ?

Le jeune homme jeta les yeux sur les boutons de ses manches. Ils étaient d’or, et avaient peut-être été pris par son père à quelque officier anglais pendant les guerres civiles. Le ministre les détacha.

– Ma mère ! dit-il avec quelque effort ; donnez-les à ma pauvre mère ! – Voyez-la, mon bon père, et apprenez-lui ce qu’elle doit penser de tout ceci. Dites-lui que Hamish-Bean éprouve plus de joie de mourir que jamais il n’en éprouva de se reposer après le plus long jour de chasse. Adieu, monsieur, adieu.

À peine le digne ministre eut-il la force de s’éloigner du lieu fatal ; un officier l’aida de son bras à se soutenir. Lorsqu’il porta pour la dernière fois ses regards vers Hamish, il l’aperçut à genoux sur le cercueil ; le peu de personnes qui l’entouraient s’étaient retirées. L’ordre fatal fut donné, le rocher retentit du son bruyant de l’explosion, et Hamish, tombant avec un gémissement, mourut, probablement, sans presque sentir l’angoisse passagère qui termina ses jours.

Alors dix ou douze soldats de sa compagnie s’approchèrent et posèrent avec une sorte de vénération solennelle les restes de leur camarade dans le cercueil, tandis qu’on battait de nouveau la marche funèbre, et que les soldats des différentes compagnies, marchant à la file, passaient un à un près du cercueil, afin que tous pussent recevoir du spectacle terrible qu’ils avaient sous les yeux l’avertissement qu’il était particulièrement destiné à leur donner. Le régiment se remit alors en marche et remonta l’ancien rocher, la musique, suivant l’usage en pareilles occasions, faisant retentir l’air de sons joyeux comme si chagrins ou soucis ne devaient jamais faire que passer dans le cœur d’un soldat.

En même temps le faible détachement dont nous avons parlé emporta le corps de l’infortuné Hamish à son humble tombe, creusée dans un coin du cimetière de Dunbarton, ordinairement réservé pour les criminels. Là, au milieu de la poussière des coupables, gît un jeune homme dont le nom, s’il avait survécu aux évènements funestes qui le précipitèrent dans le crime, aurait pu orner les annales des braves.

Le ministre de Glenorquhy quitta Dunbarton immédiatement après avoir vu la dernière scène de cette catastrophe mélancolique. Sa raison acquiesça à la justice de la sentence qui avait ordonné que le prix du sang fût payé par le sang, et il reconnut que le caractère vindicatif de ses compatriotes avait besoin d’être retenu par le frein puissant de la loi sociale. Cependant il pleura l’individu qui en avait été la victime. Qui peut accuser la foudre céleste lorsqu’elle éclate au milieu des enfants de la forêt ! et pourtant, qui peut s’empêcher de gémir lorsqu’elle va renverser le tronc superbe d’un jeune chêne qui promettait d’être l’orgueil de la vallée qui l’avait vu naître ? Il méditait encore sur ces évènements mélancoliques, lorsque, à midi, il se trouva engagé dans les défilés de la montagne par où il devait retourner à sa maison, encore éloignée.

Plein de confiance dans sa connaissance du pays, le ministre avait quitté la grand-route pour prendre un de ces sentiers plus courts, ordinairement fréquentés par les piétons seuls et par les personnes montées sur ces chevaux du pays qui, malgré leur petitesse, ont le pied sûr, et sont aussi forts qu’intelligents. Le lieu qu’il traversait en ce moment était, par son aspect, triste et désert, et des traditions superstitieuses l’avaient rendu effrayant ; car on prétendait qu’on y voyait souvent, sous la forme d’une femme, un esprit malin appelé Cloght-Dearg, c’est-à-dire Manteau-Rouge, qui, ennemi des hommes et des êtres inférieurs de la création, traversait la vallée à toute heure, mais particulièrement à midi et à minuit, pour faire tout le mal que lui permettait sa fatale nature, et qui frappait de terreur ceux à qui il ne pouvait nuire autrement.

Le ministre de Glenorquhy s’était déclaré ouvertement contre la plupart de ces superstitions, qu’il regardait avec raison comme nées des siècles ténébreux du papisme, peut-être même de ceux du paganisme, et comme ne méritant ni l’attention ni la croyance des chrétiens d’un siècle éclairé. Quelques-uns de ses paroissiens les plus attachés à sa personne l’accusaient de témérité en le voyant s’opposer à l’ancienne foi de leurs pères, et quoiqu’ils honorassent l’intrépidité morale de leur pasteur, ils ne pouvaient s’empêcher d’entretenir et de témoigner des craintes qu’il ne fût un jour victime de son imprudence, et qu’il ne fût mis en pièces dans la vallée du Cloght-Dearg, ou dans quelque autre de ces lieux déserts et hantés, qu’il semblait traverser avec plus d’orgueil et de plaisir les jours et aux heures où l’on supposait que les mauvais esprits avaient un pouvoir particulier sur les hommes et les animaux.

Ces légendes revinrent à l’esprit de l’ecclésiastique, et, dans la solitude où il se trouvait, un sourire mélancolique se dessina sur ses lèvres lorsqu’il songea à l’inconséquence de la nature humaine, et qu’il réfléchit sur le grand nombre de braves que le son martial du pibroc aurait fait courir tête baissée au milieu des baïonnettes dirigées contre eux, comme le taureau sauvage se précipite contre son ennemi, et qui auraient craint d’affronter ces terreurs imaginaires, à travers lesquelles un homme paisible comme lui, qui dans les périls ordinaires n’etait nullement remarquable pour la force de ses nerfs, se hasardait maintenant sans hésiter.

Comme il portait ses regards autour de cette scène de désolation, il ne put s’empêcher de s’avouer à lui-même que c’était un endroit bien choisi pour la retraite de ces esprits qui, dit-on, se plaisent dans la solitude et la désolation. La vallée était si étroite, et bordée de montagnes si escarpées, qu’il y avait à peine assez de place pour que le soleil de midi lançât quelques rayons épars sur le faible et sombre ruisseau qui coulait à travers ces retraites le plus souvent en silence, mais quelquefois en murmurant tristement contre les grosses pierres et les rochers qui semblaient en quelque sorte déterminés à lui barrer le passage. En hiver ou dans la saison des pluies, ce ruisseau était un torrent écumant, et c’était à de pareilles époques que ses vagues formidables avaient arraché et déplacé ces énormes fragments de rochers qui, au temps dont nous parlons, en cachaient le cours à l’œil et semblaient disposés à l’interrompre entièrement. « Sans doute, pensa le ministre, ce ruisseau qui descend de la montagne, gonflé tout à coup par une chute d’eau ou par un orage, a souvent causé ces accidents qu’on a attribués à Cloght-Dearg parce qu’ils étaient arrivés dans la vallée qui porte ce nom."

Au moment même où cette idée lui venait à l’esprit, il entendit une voix de femme criant avec un accent sauvage et perçant : « Michel Tyrie ! Michel Tyrie ! » Il regarda autour de lui avec étonnement et même avec crainte. Il lui sembla un instant que le malin esprit, dont il avait nié l’existence, allait paraître, et le punir de son incrédulité. Cette alarme ne dura qu’un moment, et ne l’empêcha pas de répondre d’une voix ferme :

– Qui m’appelle ? – Où êtes-vous ?

– Celle qui voyage dans la misère, entre la vie et la mort, répondit la voix ; et à ces mots, une femme de haute taille sortit du milieu des fragments de rochers qui l’avaient cachée à sa vue.

À mesure qu’elle approchait, son manteau de tartan où dominait la couleur rouge, sa taille élevée, son pas pressé, les traits ridés et les yeux farouches qu’on apercevait, sous sa coiffe, l’auraient fait passer aisément pour l’esprit qui donna son nom à cette vallée. Mais M. Tyrie la reconnut aussitôt pour la femme de l’Arbre, la veuve de Mac-Tavish-Mhor, la mère de l’infortuné Hamish-Bean. Je ne sais si le ministre n’aurait pas préféré la visite de Cloght-Dearg lui-même que la présence soudaine d’Elspat, considérant son crime et sa misère. Il retint comme par instinct la bride de son cheval, et s’arrêta pour recueillir ses idées, tandis que quelques pas la firent arriver devant lui.

– Michel Tyrie, dit-elle, les folles du Clachan te regardent comme un Dieu ; sois-en un pour moi, et dis que mon fils est vivant. Dis-le, et moi aussi je suivrai ton culte. Je fléchirai le genou le septième jour devant la maison de prière, et ton Dieu sera mon Dieu.

– Malheureuse femme ! répondit l’ecclésiastique, l’homme ne forme point de pacte avec son auteur, ainsi qu’il en peut former avec une créature de boue pareille à lui-même. Penses-tu marchander avec celui qui créa la terre et forma le firmament, ou peux-tu offrir quelque preuve d’hommage ou de dévotion qui à ses yeux mérite d’être acceptée ? C’est l’obéissance qu’il a demandée, et non le sacrifice ; la patience à souffrir les épreuves dont il nous afflige, et non de vains présents tels que l’homme en offre à son frère inconstant et fait de boue comme lui, afin de le corrompre et de le détourner de ses desseins.

– Tais-toi, prêtre, répondit la femme désolée ; ne viens pas me faire entendre les paroles de ton livre blanc. Les parents d’Elspat étaient du nombre de ceux qui faisaient le signe de la croix et qui s’agenouillaient au son de la cloche sacrée ; et elle sait qu’on peut expier devant l’autel ce qu’on a fait sur le champ de bataille. Elspat avait jadis des troupeaux de toute espèce, des chèvres sur les rochers, des bestiaux dans la vallée. Elle portait autrefois de l’or autour de son cou et sur ses cheveux, des cordons aussi gros que l’étaient ceux des héros d’autrefois. Elle aurait cédé tout cela au prêtre, tout ; et s’il avait désiré avoir les bijoux d’une dame de qualité, ou le sporran d’un chef, fût-il aussi puissant que Mac-Allan-Mhor lui-même, Mac-Tavish-Mhor les lui aurait procurés, si Elspat les lui avait promis. Elspat est maintenant pauvre et n’a rien à donner ; mais l’abbé Noir d’Inchaffray lui aurait ordonné de battre de verges ses épaules, et de se déchirer les pieds en faisant un pèlerinage, et il lui aurait pardonné en voyant son sang répandu et sa chair meurtrie. Tels étaient les prêtres qui avaient réellement du pouvoir, même sur les plus puissants. – Les paroles sorties de leurs bouches menaçaient les grands de la terre, en leur faisant entendre la sentence de leur livre à la lueur de leur torche et au son de leur cloche sacrée. Les puissants se pliaient à leur volonté, déliaient, à la voix des prêtres, ceux qu’ils avaient garrottés dans leur colère, et mettaient en liberté, sans lui nuire, celui qu’ils avaient condamné à la mort, et du sang duquel ils étaient altérés. C’étaient là des hommes véritablement puissants, et ils avaient bien droit de demander au pauvre de s’agenouiller, puisqu’ils pouvaient ainsi humilier les superbes. Mais vous ! contre qui êtes-vous forts, si ce n’est contre des femmes qui ont été coupables de folie, et contre des hommes qui n’ont jamais porté l’épée ? Les prêtres d’autrefois étaient semblables au torrent qui, pendant l’hiver, emplit cette vallée profonde, et fait rouler ces quartiers de rochers l’un contre l’autre aussi aisément que l’enfant joue avec la balle qu’il jette devant lui. – Mais vous ! vous ne ressemblez qu’au ruisseau affaibli par les chaleurs de l’été, que détournent les joncs et qu’arrête une touffe de glaïeuls. Malheur à vous, puisqu’on ne peut trouver nulle assistance en vous !

Le ministre n’eut pas de peine à concevoir qu’Elspat avait renoncé à la foi catholique romaine sans en adopter une autre, et qu’elle retenait encore une idée vague et confuse de la manière dont on composait avec les prêtres, au moyen de la confession, des aumônes et de la pénitence, ainsi que de leur immense pouvoir, qui, une seconde fois rendu propice, était capable, selon elle, de sauver même la vie de son fils. Plein de pitié pour sa situation et d’indulgence pour ses erreurs et son ignorance, il lui répondit avec douceur :

– Hélas ! malheureuse femme ! plût à Dieu que je pusse vous faire voir aussi aisément où vous devez chercher et où vous êtes sûre de trouver des consolations, que je puis vous assurer d’un seul mot que si Rome et tous ses prêtres étaient encore dans la plénitude de leur pouvoir, ni les largesses, ni la pénitence ne pourraient leur rendre possible d’apporter à votre misère la moindre assistance, la plus faible consolation ! – Elspat Mac-Tavish, j’ai de bien tristes nouvelles à vous apprendre.

– Je le sais sans que tu me les annonces, dit la malheureuse femme. – Mon fils a été condamné à mourir.

– Elspat, reprit le ministre, il y a été condamné et la sentence est exécutée.

La mère infortunée leva les yeux au ciel, et poussa un cri si différent de la voix humaine, que l’aigle qui planait au milieu des airs y répondit comme il l’aurait fait au cri de sa compagne.

– C’est impossible ! s’écria-t-elle, c’est impossible ! Les hommes ne peuvent condamner et tuer le même jour ! Tu me trompes ! Le peuple t’appelle saint ! – As-tu le courage de dire à une mère qu’elle a assassiné son unique enfant ?

– Dieu sait, dit le prêtre les yeux baignés de larmes, que je voudrais pouvoir vous apprendre de meilleures nouvelles. Mais celles que j’apporte sont aussi certaines que fatales. Mes oreilles ont entendu le coup mortel, mes yeux ont vu la mort de ton fils, les funérailles de ton fils. – Ma bouche rend témoignage de ce qu’ont vu mes yeux, de ce qu’ont entendu mes oreilles.

La malheureuse femme pressa ses mains l’une contre l’autre, et les éleva vers le ciel, comme une sibylle qui annonce la guerre et la désolation, tandis que, dans une rage à la fois impuissante et terrible, elle vomissait un torrent d’imprécations les plus affreuses.

– Vil rustre saxon ! s’écria-t-elle, lâche et hypocrite imposteur ! puissent les yeux qui ont vu avec calme la mort de mon Hamish aux blonds cheveux se dissoudre dans leurs orbites à force de pleurer tes plus proches parents et tes plus chers amis ! Puissent les oreilles qui ont entendu sonner son trépas être désormais insensibles à toute espèce de son, si ce n’est au cri du corbeau et au sifflement du serpent ! Puisse la langue qui me parle de sa mort et de mon crime se dessécher dans ta bouche ! – Ou plutôt, lorsque tu seras à prier avec ton peuple, puisse le malin esprit le guider, et lui faire prononcer des blasphèmes au lieu des bénédictions, jusqu’à ce que les hommes fuient de terreur loin de ta présence, et que la foudre du ciel, lancée contre ta tête, arrête pour jamais ta voix maudissante et maudite ! Loin d’ici ! Emporte avec toi cette malédiction ! – Jamais, jamais plus Elspat n’adressera autant de paroles à une créature humaine.

Elle tint sa promesse. – Depuis ce jour, le monde fut pour elle un désert où elle resta sans prendre intérêt à ce qui se passait autour d’elle, sans s’en inquiéter, sans même y penser, absorbée dans sa propre affliction, indifférente à toute autre chose.

Quant à sa manière de vivre, ou plutôt d’exister, le lecteur en sait déjà autant qu’il m’est possible de lui en faire connaître, et je ne puis lui rien dire de sa mort. On suppose qu’elle arriva plusieurs années après que cette femme eut attiré l’attention de mon excellente amie mistress Bethune Baliol. Sa bienveillance, qui ne se contenta jamais de verser une larme stérile lorsqu’il était possible d’exercer réellement la charité, la porta à essayer à plusieurs reprises d’adoucir la situation de cette misérable femme ; mais tout ce qu’elle put réussir à faire pour Elspat fut seulement de rendre moins précaires ses moyens de subsistance, circonstance à laquelle elle semblait complètement indifférente, de quelque intérêt qu’elle soit en général, même pour les êtres les plus misérables. On essaya plusieurs fois de placer quelqu’un dans la hutte d’Elspat pour avoir soin d’elle ; mais on ne put jamais y réussir, soit à cause de l’extrême ressentiment qu’elle montrait contre tout ce qui allait troubler sa solitude, soit à cause de la timidité des personnes qu’on avait choisies pour habiter avec la terrible femme de l’Arbre. À la fin, lorsque Elspat fut devenue totalement incapable (du moins en apparence) de se tourner sur le misérable banc qui lui servait de couche, l’humanité du successeur de M. Tyrie envoya deux femmes pour prendre soin d’elle à ses derniers moments, qu’on croyait ne pouvoir être éloignés, et pour éviter le danger de la laisser périr, faute d’assistance et de nourriture, avant qu’elle succombât sous les effets de la vieillesse ou d’une maladie mortelle.

Ce fut dans une soirée du mois de novembre que les deux femmes chargées de ce triste soin arrivèrent à la misérable cabane que nous avons déjà décrite. L’infortunée, étendue sur son grabat, ne semblait déjà plus en quelque sorte qu’un corps inanimé, si ce n’est que ses yeux noirs et vifs roulaient dans leurs orbites d’une manière terrible, et paraissaient observer avec surprise et indignation les mouvements des étrangères, comme si leur présence eût été à la fois inattendue et désagréable. Elles furent effrayées de ses regards ; mais rassurées par la compagnie l’une de l’autre, elles firent du feu, allumèrent une chandelle, préparèrent de la nourriture, et firent d’autres arrangements pour s’acquitter des devoirs dont on les avait chargées.

Les deux gardes convinrent entre elles de veiller tour à tour près du lit de la malade ; mais vers minuit, vaincues par la fatigue, – car elles avaient beaucoup marché dans le cours de la journée, – elles s’endormirent toutes deux d’un profond sommeil. À leur réveil, c’est-à-dire quelques heures après, elles s’assurèrent que la hutte était vide, et que la malade n’y était plus. Elles se levèrent avec terreur, et allèrent à la porte de la cabane qu’elles trouvèrent fermée au loquet, comme elle avait été au commencement de la nuit. Elles cherchèrent au milieu des ténèbres, et appelèrent par son nom celle qui avait été confiée à leurs soins. Le corbeau de nuit poussa des cris du haut du vieux chêne, le renard hurla sur la colline, les échos sourds de la chute d’eau y répondirent, mais aucune voix humaine ne se fit entendre. Ces femmes, effrayées, n’osèrent faire de plus longues recherches avant le jour, car la disparition soudaine d’une femme dans l’état de faiblesse où était Elspat et la nature étrange de son histoire les intimidèrent et ne leur permirent pas de sortir de la hutte. Elles restèrent donc dans une terreur affreuse, pensant tantôt qu’elles entendaient sa voix en dehors, tantôt que des sons d’une nature différente se mêlaient aux tristes soupirs de la brise de la nuit ou au bruit de la cascade. Quelquefois aussi le loquet remuait comme si une main faible et impuissante eût en vain essayé de le lever, et, à chaque instant, elles s’attendaient à voir entrer leur malade animée d’une force surnaturelle, et accompagnée peut-être de quelque être plus effrayant qu’elle-même. Le jour parut enfin. Elles visitèrent en vain les buissons, les rochers et les halliers. Deux heures après, le ministre lui-même arriva, et, sur le rapport des gardes, il ordonna de répandre l’alarme dans le pays, et de faire une recherche exacte et générale dans tout le voisinage de la cabane et du chêne. Mais tout fut inutile. On ne trouva jamais Elspat Mac-Tavish, soit morte soit vivante, et il fut impossible de découvrir jamais la moindre circonstance qui indiquât son sort.

Les gens du voisinage différèrent d’opinion sur la cause de sa disparition. Les plus incrédules pensèrent que le malin esprit, sous l’influence duquel elle semblait avoir agi, l’avait emportée en corps et en âme ; et il y a encore beaucoup de personnes qui refusent de passer, à une heure indue, près du chêne, sous lequel on peut encore, à ce qu’elles assurent, la voir assise selon sa coutume. D’autres, moins superstitieux, supposèrent que s’il avait été possible de visiter le gouffre du Corri-Dhu, les abîmes du lac ou les profondeurs de la rivière, on aurait pu découvrir les restes d’Elspat Mac-Tavish, attendu qu’il n’y avait rien de plus naturel, si l’on considère l’état de son esprit et de son corps, que de supposer qu’elle était tombée par accident, ou qu’elle s’était jetée à dessein dans un de ces lieux de destruction certaine. Le ministre entretint une opinion à part. Il pensa que, ne pouvant souffrir les gardes qu’on avait mises auprès d’elle, cette malheureuse femme, guidée par l’instinct qui dirige les différents animaux domestiques, s’était éloignée de la vue de sa propre race, afin que son agonie pût avoir lieu dans quelque caverne secrète où sans doute ses restes ne frapperaient jamais les regards d’aucun mortel. Il crut que ce sentiment d’instinct était d’accord avec la vie malheureuse de cette femme, et qu’il avait pu avoir de l’influence sur elle quand elle avait vu approcher sa fin.

 

 

 

Walter SCOTT, Les chroniques de la Canongate, 1830.

 

Traduit de l’anglais par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.

 

 

 

 

 

 

 



[i] Soldats rouges (en uniformes anglais).

 

 

 

 

 

 

 

 

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