Le marin Georges,
le diable et les lutins
par
Paul SÉBILLOT
IL Y AVAIT UNE FOIS des gens riches qui n’avaient qu’un enfant. Ils le mirent au collège et, quand il eut dix-huit ans, ils lui dirent de choisir l’état qu’il voudrait.
Georges réfléchit un moment, et dit :
« Puisque vous me donnez à choisir, je prends l’état de marin.
– Si tu veux être marin, lui dit son père, embarque-toi pendant quelque temps, et, à ton retour, si le métier te plaît je te ferai recevoir capitaine. »
Georges se mit en route : il marcha pendant trois jours, sans rencontrer personne : le troisième jour il croisa in monsieur, auquel il souhaita le bonjour.
« Bonjour, mon enfant, répondit le monsieur ; d’où viens-tu ?
– Mes parents m’avaient dit de choisir un état ; j'ai pris celui de marin, et je cherche à m’embarquer ; mais je n’ai pas trouvé de capitaine.
– C’est que tu n’as pas bien cherché ! Veux-tu t’embarquer avec moi ? »
Georges se mit à regarder le monsieur, et il vit qu’il avait des pieds de cheval. Il lui dit pourtant :
« Vous êtes capitaine, bien vrai !
– Oui, mon garçon, capitaine au long cours, et, comme j’ai besoin d’un novice, si tu veux venir avec moi, je te donnerai cinquante francs par mois. »
Georges suivit le monsieur, et trois jours après ils étaient tous les deux seuls à bord d’un navire.
« Capitaine, demanda Georges, où sont les matelots ?
– Ne t’en inquiète pas, c’est assez de nous deux. »
Le lendemain ils partirent ; ils avaient bon vent, et le navire, qui était neuf, marchait vite. Tout à coup il s’éleva une grande tempête, et le vaisseau qui avait trop de toile était violemment secoué. L’eau passait par-dessus la lisse, il yen avait sur le pont à hauteur de bottes et le vent soufflait de plus en plus fort.
« Comment allons-nous faire à nous deux pour carguer les voiles ? demanda Georges.
– Ne crains rien », répondit le diable.
Et il s’écria :
« Halez bas le clinfoc et serrez les perroquets ! »
Aussitôt plus de cent petits hommes tout noirs s’attirèrent de dessous le pont, et en moins d’une minute le clinfoc était amené et les perroquets serrés.
Georges n’était pas trop rassuré ; il dit au diable :
« Capitaine, je suis malade, et je voudrais bien relâcher dans un port pour me faire soigner à l’hôpital.
– C’est bien ; dans deux jours tu seras dans un hôpital, où l’on te soignera bien. »
Deux jours après, le navire entra dans un port, où il y avait une belle île sur laquelle était bâtie une grande ville. Au commandement du capitaine, les petits hommes noirs vinrent mouiller l’ancre, serrer les voiles et mettre tout en ordre, puis ils disparurent comme l’éclair. Alors, on vit arriver le long du bord une petite embarcation ; elle était montée par trois hommes qui étaient bien vilains, si vilains que, rien qu’à les voir, ils faisaient peur. Ils avaient des ribères (fucus) sur le dos, et ils paraissaient âgés de plus de mille ans.
Le capitaine et Georges montèrent dans la barque et en moins de deux minutes ils abordèrent à l’île dont tous les habitants étaient sujets du diable. Il y avait dans la ville de l’or et de l’argent à volonté : tous les habitants, hommes et femmes, ressemblaient comme deux gouttes d’eau aux trois marins qui étaient venus prendre à bord Georges et le capitaine. Dès que celui-ci eut mis pied à terre, il devint vieux tout d’un coup, si bien que, sans la forme de ses pieds, Georges ne l’aurait pas reconnu.
« Où sommes-nous ? demanda-t-il.
– Dans ma ville natale : elle m’appartient ; il y a deux mille ans que j'en suis parti, et j'ai encore à y rester deux mille ans, puisque tu m’as dit qu’il fallait y relâcher.
– Deux mille ans ! s’écria Georges ; et moi !
– Tu resteras avec moi, et nous serons heureux ici tous les deux.
– Oui, mais j’aimerais mieux être dans un port français qu’ici.
– Je veux bien t’y mener, répondit le diable, mais à la condition que tu me donnes ton âme et qu’elle m’appartienne après ta mort.
– Marché fait, répondit Georges ; menez-moi à Saint-Malo, où je suis né !
– Tout de suite, mais auparavant il faut signer.
– Non, non, quand je serai rendu ; je ne signe rien à l’avance. »
Au bout de trois jours, ils arrivèrent sur la rade de Saint-Malo, et le capitaine voulut faire signer Georges.
« Pas encore, répondit-il, quand je serai débarqué. »
Georges alla voir ses parents, et leur apporta beaucoup d’or et d’argent qu’il avait pris dans l’île, puis il alla voir l’évêque de Saint-Malo, auquel il raconta tout. Le soir l’évêque vint à bord avec toutes ses étoles et beaucoup d’eau bénite, mais ils eurent beau chercher, ils ne virent personne. L’évêque prit son goupillon et se mit à asperger d’eau bénite ; mais dès qu’elle eut touché le bateau, il disparut, et ils tombèrent à la porte de l’enfer. Elle s’ouvrit aussitôt et le portier cria :
« Qui est là ?
– C’est moi, répondit le diable, et j’apporte un marin et un évêque.
– Comme ils vont bien rôtir, répliqua Chabert, jette-les dans le milieu du four. »
L’évêque auquel il restait encore de l’eau bénite en prit un peu et en jeta dans les yeux du portier qui ferma la porte en poussant des cris épouvantables, puis il lui dit :
« Va t’en, toi et ton marin, vieux maudit ; jamais tu ne rentreras ici. »
L’évêque se tourna vers le diable, et lui dit :
« Si tu ne nous rapportes pas à Saint-Malo, je vais te faire souffrir ! »
Et il lui jeta de l’eau bénite aux yeux.
« Jamais ! s’écria le diable.
– C’est bien », répondit l’évêque.
Il lui passa d’une main une étole au cou, tandis que de l’autre, il l’arrosait d’eau bénite : le diable jetait des cris à faire frémir un tas de rochers, et il finit par dire à l’évêque :
« Cesse de me tourmenter, je vais te ramener. »
Et aussitôt tous les trois se trouvèrent à la porte de l’évêché.
Le père de Georges fut bien content de le revoir, car il l’avait cru perdu. Il l’envoya à l’école et, peu après, il le fit recevoir capitaine. Quand il fut reçu, son père lui dit d’aller au Havre trouver son parrain qui était armateur et se nommait aussi M. Georges. Son parrain lui donna un navire à commander, et il partit pour Londres.
Mais le navire n’avait pas été béni, et le diable, qui voulait se venger, alla les attendre à Londres. Quand ils y furent arrivés, il alla se cacher à bord. Quand le navire quitta le port de Londres, voilà le vent debout qui se met à souffler, pas moyen de faire route, et pour comble de malheur, le navire disparut sous les flots, et jamais on n’en a entendu parler.
Paul Sébillot, Contes de marins
recueillis en haute Bretagne, 1890.
(Conté en 1881 par Isidore Poulain.)
Recueilli dans Légendes traditionnelles de la mer,
Éditions L'Ancre de Marine, Saint-Malo, 1998.