Sur l’Olympe

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Henryk SIENKIEWICZ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’est par une nuit de printemps calme, argentée, parfumée de jasmin, étincelante de rosée !

Au-dessus de l’Olympe vogue la lune en son plein.

Dans tout son éclat le sommet neigeux luit d’une triste lumière verdâtre.

Plus bas, au-dessus de la vallée de Tempé, noircissent des fourrés de cornouillers bercés par le chant des rossignols, par les prières, les gémissements, les appels, les invocations, les soupirs, les extases.

Tous ces bruits coulent comme les sons des pipeaux rustiques et de la flûte, remplissent l’atmosphère, tombent et se détachent un à un à la manière des grosses gouttes de pluie, ou se répandent à flots comme un ruisseau.

Par instants ils s’apaisent et alors règne un tel silence qu’on entend presque les neiges se fondre sur les hauteurs à la chaude haleine de mai.

Nuit merveilleuse ! ambrosiaque ! printanière !

Telle était la nuit pendant laquelle Pierre et Paul vinrent s’asseoir entre deux rochers pour juger les anciens dieux.

Sur leurs têtes ils avaient des auréoles lumineuses qui éclairaient leurs cheveux gris, leurs sourcils froncés et leurs yeux sévères.

Plus bas, dans l’ambre profonde des hêtres, apparaissait, toute blanche, une foule de dieux abandonnés, oubliés, effrayés, et attendant leur arrêt de mort.

Pierre fit un signe de la main.

À ce signe sortit le premier de la foule Zeus, assembleur de nuages, et il s’approcha vers les deux Apôtres, encore puissant et énorme comme une statue de marbre sculptée par Phidias mais déjà sombre et décrépit.

Un  vieil aigle à l’aile cassée se traînait à ses pieds, et une foudre éteinte, livide et rouillée par endroits, s’échappait de la main engourdie de l’ancien père des dieux et des hommes.

Mais quand il s’arrêta devant les Apôtres, le sentiment de son ancienne puissance remplit sa poitrine de géant.

Et, ayant relevé sa tête avec fierté, il fixa le visage du vieux pêcheur de Galilée, et ses yeux divins et étincelants, pleins d’orgueil et de colère, ressemblèrent aux éclairs terribles.

L’Olympe, habitué à trembler devant son maître, frissonna dans ses fondements. Alors s’ébranlèrent les hêtres épouvantés ; alors se turent les chants des rossignols, et la lune voguant au-dessus des neiges devint pâle comme la toile d’Arachné.

Pour la dernière fois l’aigle cria de son bec recourbé, et la foudre, comme ranimée de son ancienne force, étincela et commença à serpenter d’un air menaçant aux pieds de son maître et à relever en sifflant et en grinçant sa tête triangulaire et flamboyante, comme un serpent prêt à piquer de son aiguillon venimeux.

Mais Pierre étouffa de son pied les zigzags de feu et les fit rentrer sous terre ; ensuite, s’adressant à l’assembleur de nuages, il dit :

« Tu es maudit et damné à jamais. »

Zeus s’éteignit alors en un clin d’œil, pâlit, et, après avoir chuchoté de ses lèvres noircies, « Ananke », il s’enfonça sous la terre.

Le deuxième dieu qui se présenta devant les Apôtres fut Poséidon aux cheveux noirs et crépus, portant la nuit dans ses prunelles et à la main son trident ébréché.

À celui-ci Pierre parla en ces termes :

« Ce ne sera plus toi qui agiteras et calmeras les flots de la mer, ce n’est plus toi qui conduiras aux ports tranquilles les barques égarées sur la face des eaux ; ce sera l’Étoile de la mer. »

À ce mot le dieu jeta un cri comme s’il était percé d’un trait mortel et se dissipa en un brouillard fugitif.

Ensuite apparut Phébus à l’arc d’argent... Sa lyre sculptée à la main, il s’approchait vers les saints, et les neuf Muses le suivaient lentement, ressemblant à neuf colonnes blanches.

Les Muses effrayées s’arrêtèrent devant le tribunal comme pétrifiées, sans haleine dans la poitrine, et sans espérance dans le cœur.

Mais le dieu rayonnant se tourna vers Paul et se mit à parler d’une voix semblable à une musique merveilleuse :

« Laisse-moi la vie, Seigneur, et défends-moi ; sans quoi tu serais obligé de me ressusciter. Je suis la fleur de l’âme humaine, je suis sa joie, sa lumière et son aspiration vers la Divinité. – Tu sais mieux que personne, ô Seigneur, que le chant de la terre n’arrivera pas jusqu’au ciel si vous lui cassez les ailes. – Je vous en conjure donc, ô Saints, ne tuez pas le Chant ! »

Il y eut un instant de silence. Pierre leva les yeux vers les étoiles, Paul mit les mains sur la poignée de son glaive, y appuya son front et tomba dans une rêverie profonde.

Enfin il se leva, fit tranquillement le signe de la croix sur la tête rayonnante du dieu et dit :

« Reste vivant, ô chant ! »

Alors Apollon s’assit avec sa lyre aux pieds de l’Apôtre : la nuit était devenue plus claire, le parfum des jasmins était plus fort, les sources retentirent plus gaiement, les Muses se groupèrent à la manière d’un troupeau de cygnes blancs, et avec des voix encore tremblantes d’effroi, elles se mirent à chanter tout bas des paroles admirables et qui n’avaient jamais été entendues jusque-là sur les hauteurs de l’Olympe :

« À votre protection nous avons recours, Ô Sainte-Mère de Dieu.

Ne dédaignez pas nos prières.

Mais gardez-nous toujours de tout accident.

Ô Notre Dame ! »

Et elles chantaient ainsi, assises sur les bruyères, les yeux tournés vers le ciel comme de pieuses religieuses aux têtes blanches.

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Alors défilèrent aussi les autres dieux.

On vit voler le cortège de Bacchus déchaîné, débridé, couronné de lierre et de paire, orné de cithares et de thyrses. Il vola par-dessus les apôtres avec des acclamations d’ivresse, de fureur et désespoir, et tomba dans un abîme sans fond.

Alors se dressa devant les Apôtres une autre divinité : hautaine, arrogante, amère. Et, sans attendre ni questions, ni arrêt, elle commença à parler la première, avec un sourire dédaigneux sur les lèvres.

« Je suis Pallas Athéné. Je ne vous demande pas la vie, car je ne suis qu’illusion : Ulysse m’estimait et m’écoutait quand il fut devenu vieux ; Télémaque m’obéissait tant qu’il n’eut pas de barbe au menton. Vous-mêmes, vous ne serez pas en état de m’enlever l’immortalité ; mais en revanche je vous dis que j’ai toujours été une ombre vaine, que je le suis et que je le resterai à jamais. »

Enfin vint le tour de la plus belle, de la plus adorée.

Elle s’approcha douce, admirable, les yeux baignés de larmes. Son cœur battait sous sa poitrine de neige comme celui d’un oiseau, et ses lèvres tremblaient comne celles d’un enfant qui a peur d’une punition sévère.

Elle tomba donc aux pieds des Apôtres, et, tendant ses bras divins, s’écria avec soumission et avec crainte :

« Je suis une pécheresse, je suis une coupable ; mais, ô Seigneur ! C’est moi qui suis le bonheur de l’humanité.

Ayez pitié de moi et pardonnez-moi, car je suis l’unique félicité des hommes. »

Ensuite l’effroi et les sanglots lui coupèrent la parole. Mais Pierre la regarda avec pitié et mit sa vénérable main sur ses cheveux d’or, et Paul s’inclinant vers une touffe de lys des champs, en cueillit le calice, et, la touchant avec, il dit : « Sois dès à présent comme cette fleur, mais reste vivante, ô toi qui fais le bonheur des hommes. »

Et alors le jour commença à l’oindre. L’étoile rose du matin parut à l’horizon. Les rossignols cessèrent de chanter, et à leur place les chardonnerets, les trigilles, les pinsons et les fauvettes commencèrent à retirer de dessous leurs ailes humides de rosée leurs petites têtes sommeillantes, à secouer la rosée de leurs plumes et à répéter à voix basse :

« Świt, świt 1. » La terre se réveillait souriante et réjouie, parce qu’on ne lui avait ravi ni le Chant ni le Bonheur.

 

 

Henryk SIENKIEWICZ.

 

Paru dans Bulletin polonais, littéraire,

scientifique et artistique en 1907.

 

 

 



1 Świt est un mot polonais qui veut dire l’aube du jour.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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