La volonté de Dieu

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Karl SIMROCK

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un roi, chassant avec sa suite, trouva un cerf qu’il relança. Et le bois était sombre, et un épais brouillard s’élevait. Le roi perdit de vue le cerf, et aussi sa suite: comme elle le cherchait d’un côté et qu’il la cherchait d’un autre, ils ne se rencontrèrent point. Tandis qu’il allait s’égarant de la sorte, la nuit tomba tout d’un coup, si bien qu’il ne savait plus ni où il était ni de quel côté il devait tourner ses pas.

Enfin, il aperçut une lumière dans le lointain; il donna de l’éperon à son cheval, et arriva à une chaumière où il frappa, pour réclamer l’hospitalité.

Dans la chaumière demeurait un garde forestier, qui n’avait jamais vu son seigneur; il lui demanda donc qui il était et où il voulait aller si tard.

« Je suis, répondit le roi, un simple chevalier égaré dans cette forêt; donne-moi, je t’en prie, l’hospitalité pour cette nuit.

– Entrez sous la garde de Dieu ! repartit le forestier. Je partagerai volontiers avec vous le peu que j’ai. »

Il mena le cheval à l’écurie; puis il mit le couvert et servit ce qu’il avait de mieux.

Dans la conversation, le roi demanda qui était le maître de la forêt.

« Le roi ! dit l’autre; et moi, je suis son garde forestier. Je vous donnerais volontiers un bon lit; mais ma femme est près d’accoucher, et elle-même a besoin du nôtre. »

Après le souper, quand ce fut l’heure de prendre du repos, le forestier dressa un lit pour le chevalier dans l’écurie; et comme le roi était plongé dans son premier sommeil, il entendit une voix qui disait :

« Cette nuit, va naître un enfant qui sera roi après toi. »

Trois fois le roi entendit la voix; et, saisi de frayeur, il s’écria:

« Si c’est l’enfant du forestier qui doit régner après moi, je saurai y mettre bon ordre! »

Au milieu de ces réflexions, il fut surpris par les cris d’un enfant nouveau-né, et en conçut encore plus d’effroi :

« Si c’est un garçon qui vient de naître, pensa-t-il, c’est l’enfant de ce forestier que la voix a voulu désigner. Mais il ne sera pas dit que l’enfant d’un homme de rien aura pu régner sur mes États après moi. »

Le jour venu, il se leva, prit son cheval, manda le forestier et lui dit:

« Je suis le roi, ton seigneur. »

Le forestier, effrayé, demanda grâce pour ne l’avoir pas mieux reçu et l’avoir fait coucher à l’écurie.

« Ne crains rien, reprit le roi, je te remercie de m’avoir donné un gîte dans mon embarras. Mais, dis-moi, ta femme n’est-elle pas accouchée d’un enfant, cette nuit?

– Sire, dit le garde, elle est accouchée d’un garçon. » Le roi le pria de lui montrer l’enfant; et, quand on le lui eut apporté, l’ayant regardé attentivement, il vit un signe sur son front, le remarqua avec soin et dit au forestier:

« Je veux faire élever cet enfant et l’adopter pour mien. Dans six semaines, je l’enverrai chercher.

– Sire, répliqua le forestier, je ne mérite pas que vous mue fassiez l’honneur d’élever mon enfant; mais Dieu vous récompensera de tant de condescendance. »

Cependant, la suite du roi l’avait rejoint et l’accompagna au château.

Six semaines après cette aventure, le roi fit appeler trois serviteurs fidèles et leur dit :

« Allez trouver le garde chez qui j’ai passé la nuit dans la forêt, et emmenez l’enfant qui lui est né cette nuit-là; et quand vous serez dans la forêt, vous le tuerez secrètement, et vous m’apporterez son cœur. Je vous l’ordonne, sur peine de la vie.

– Sire, répondirent les serviteurs, que votre volonté soit faite ! »

Ils allèrent donc chez le garde, dans la forêt, et lui demandèrent l’enfant, pour le porter au roi qui se chargerait de l’élever, et le forestier le leur donna.

En repassant par la forêt, lorsqu’ils crurent avoir trouvé un endroit convenable, ils mirent l’enfant par terre pour le tuer d’après l’ordre du roi. Il leur souriait et leur tendait ses petits bras.

« Ah ! dit l’un d’eux alors, ce serait grand péché vraiment que de tuer un enfant si innocent et si beau !

– Nous ne voulons pas le tuer, dirent aussi les autres ; cherchons un moyen de lui sauver la vie en cachant la vérité au roi.

– Ici, dans le bois, dit un de ces hommes, il y a beaucoup de jeunes marcassins ; tuons-en un et portons son cœur au roi, au lieu du cœur de l’entant. »

Ils suivirent ce conseil, posèrent l’enfant sur un tronc d’arbre où l’on devait le trouver facilement, et s’en furent présenter au roi le cœur du marcassin tué par eux. Le roi le prit, le jeta dans le feu et s’écria :

« Maintenant, je serais curieux de voir comment tu feras pour régner après moi ! »

Or, le jour même où l’enfant du garde était resté exposé sur un arbre, un comte, en chasse avec ses chiens, vint à traverser la forêt; et quand les chiens furent proches de l’arbre sur lequel se trouvait l’enfant qui pleurait, ils s’arrêtèrent en aboyant. Le comte, observant ce qui se passait, accourut avec sa suite de ce côté, entendit les cris de l’entant et l’aperçut là sur l’arbre, enveloppé d’un mauvais drap. Il l’enleva, le mit sur ses genoux et se hâta de le porter à sa femme ; et comme ils n’avaient pas d’enfants, il lui dit :

« Chère femme, annonçons à tout le monde que cet enfant nous appartient : j’espère qu’il nous donnera lieu de nous réjouir. »

Ce projet plut fort à la comtesse; et, au bout de quelques jours, il ne fut bruit, par tous leurs domaines, que du fils dont la comtesse était accouchée, à la grande joie des gens du pays.

L’enfant grandit, aimé de tous; et, au bout de sept ans, on l’envoya à l’école; et il continua de croître en force jusqu’à l’âge de vingt ans. Alors il arriva que le roi manda à sa cour les gentilshommes de son royaume, riches et pauvres. Le comte y alla comme les autres, et amena le jeune homme avec lui. Le roi le vit donc, et reconnut ce signe sur le front qu’il avait remarqué dans la maison du forestier et dont il avait pris bonne note dans sa mémoire.

En sortant de table, il dit au comte :

« À qui appartient ce garçon qui vous sert d’écuyer?

– C’est mon fils », répondit le comte.

Mais le roi ayant ajouté : « Au nom de la foi que vous m’avez jurée, dites-moi la vérité ! »

Le comte avoua qu’il ne connaissait pas les parents du jeune homme; qu’il l’avait trouvé à la chasse, vingt ans auparavant, abandonné sur un arbre et enveloppé d’un drap en lambeaux.

Le roi, après le récit du comte, manda en secret les serviteurs qu’il avait envoyés chercher l’enfant du forestier, et les pressa sérieusement de lui déclarer en toute franchise ce qu’ifs avaient fait de cet enfant.

« Sire, lui répondirent ces hommes, assurez-nous la vie sauve, et nous dirons la vérité. »

Le roi les assura de son pardon, et ils convinrent alors qu’ils avaient eu pitié de l’enfant, de peur de commettre un péché et un crime.

« Nous avons tué à sa place un petit marcassin, dont nous vous avons apporté le cœur, après avoir mis l’enfant sur un arbre.

– Alors c’est bien lui, pensa le roi, qui doit régner après moi; mais je saurai l’en empêcher ! »

Il pria donc le comte de laisser le jeune homme à sa cour, mais, depuis ce moment, il ne songea plus de nouveau qu’aux moyens de le tuer.

La reine et sa fille se trouvaient dans un autre pays, loin du roi. Un jour, celui-ci appela le jeune homme et lui dit :

« Il faut que tu te rendes tout de suite auprès de la reine avec une lettre de ma part : il y a si longtemps que je n’ai eu des nouvelles d’elle et de ma fille !

– Sire, répondit le jeune homme, je suis prêt. »

Aussitôt le roi fit venir son secrétaire, et lui dicta une lettre en ces termes :

« Madame, dès que vous aurez reçu et lu la présente lettre, ne tardez pas, sur peine de la vie, à faire tuer dans les trois jours le messager qui vous l’apportera. »

Il scella la lettre du sceau royal et la remit au jeune homme, qui partit, et, au bout de trois jours, arriva sur le soir au château d’un chevalier, très fatigué du long chemin qu’il avait fait jusque-là. Le chevalier l’accueillit à merveille comme envoyé du roi, lui donna à boire et à manger, et, après le dîner, le laissa prendre du repos; car il vit bien qu’il en avait grand besoin. Le voyageur s’étendit sur un sofa et s’endormit aussitôt.

La lettre pendait hors de la châtelaine qu’il portait au côté; le chevalier, voulant s’assurer s’il était bien couché, entra dans la chambre et aperçut la châtelaine avec la lettre aux armes du roi, adressée à la reine. Il se demanda s’il devait ouvrir la lettre et la lire. Ayant reconnu qu’il pouvait la retirer de l’enveloppe sans briser le cachet, il la lut et vit qu’elle prescrivait la mort de son hôte. Il eut pitié du pauvre garçon qui allait lui-même porter cet ordre, et il se dit :

« Ce serait grand péché d’envoyer à la mort un jeune homme si beau et de si belles manières; mais cela n’arrivera pas, si Dieu m’aide ! »

Il fit donc immédiatement écrire une autre lettre :

« Chère femme et reine, je vous ordonne, sur peine de la vie, de bien recevoir le messager qui vous apportera cette lettre, et de lui donner dans les trois jours votre fille unique pour femme. Vous inviterez tous les seigneurs, chevaliers et nobles du pays à la noce, et vous la célébrerez avec toute la magnificence convenable. »

Le chevalier glissa cette lettre dans l’enveloppe aux armes du roi et la remit dans la châtelaine du page. Il le garda encore une nuit, et le lendemain matin, le jeune homme prit congé de son hôte en lui témoignant sa reconnaissance.

Lorsqu’il fut arrivé près de la reine, il la salua de la part du roi et lui remit la lettre. Après l’avoir lue, elle embrassa le messager et lui dit :

« Sois le bienvenu, mon fils. Je me conformerai volontiers aux ordres du roi mon époux. »

Les noces s’accomplirent donc en grande pompe, et les fiancés reçurent une foule de riches cadeaux et d’objets précieux. Puis les invités retournèrent chez eux, mais le jeune homme resta avec sa femme et la reine.

Bientôt après toutes ces fêtes survint le roi, qui avait ouï dire, en chemin, combien la reine avait heureusement arrangé ce mariage. Il en ressentit autant de peur que de surprise.

La reine, sachant qu’il arrivait, dit à son gendre :

« Allons à la rencontre du roi, pour le recevoir. »

Le roi et la reine s’étant rencontrés, celle-ci embrassa tendrement son mari. Mais quand le prince avisa le jeune homme à côté d’elle, il fut pris d’une frayeur mortelle et dit:

« Madame, vous méritez la mort ! »

Elle demanda grâce, et s’écria:

« Mon cher seigneur, qu’ai-je fait pour la mériter ?

– Quoi! répliqua le roi, ne vous ai-je pas ordonné, sur peine de la vie, de tuer dans les trois jours le jeune homme porteur de la lettre ?

– Sire, répondit la reine, j’ai encore cette lettre que tous m’avez envoyée. Il y est dit que je dois, sur peine de la vie, donner dans les trois jours notre fille pour femme à ce jeune homme

– Et ce mariage, reprit le roi, est-il fait ?

– Oui, dit la reine.

– Eh bien, ajouta le roi, montrez-moi la lettre que j’ai envoyée. »

Dès qu’il y eut jeté les yeux et qu’il eut vérifié le cachet, il s’écria :

« Quelle folie, de la part de l’homme, de vouloir arranger les choses autrement que Dieu l’a ordonné ! »

Puis il embrassa le jeune homme et le traita dès lors comme son fils.

Et, après la mort du roi, son gendre lui succéda sur le trône.

 

 

Note de l'auteur : La morale placée dans la bouche du roi laisse à désirer, comme on voit ! Il s’incline sous la main de Dieu ; mais il ne paraît guère se repentir de l’atrocité même de son dessein : curieux état de conscience qui fut en général le propre du moyen âge.

 

 

Karl SIMROCK.

  

 

 

 

 

 

 

 

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