La bienfaisance ingénieuse

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Francesco SOAVE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il se révèle parfois de ces hommes qui pour le bonheur de l’humanité devraient être immortels. Mais, hélas ! ils sont rares, et, de plus, il semble que, lorsqu’ils paraissent, la mort se plaise à nous les enlever plus tôt que d’autres. La France eut, dans le siècle dernier, à déplorer la perte prématurée d’un de ces mortels exemplaires qui mériteraient de vivre éternellement.

Mgr d’Apochon, archevêque d’Auch, siége métropolitain de la Gascogne, nous représentait ces anciens pasteurs qui ne connaissaient pas d’autre plaisir que de faire le bien. Tout entier aux soins de son ministère, il ne laissait jamais échapper l’occasion qu’on lui offrait de rendre quelque service. Il était le consolateur des affligés et le soutien des malheureux ; il regardait comme ses besoins propres ceux de ses ouailles ; jamais il ne dépensa pour lui la dixième partie de son revenu, qui était considérable ; tout le reste était employé en bonnes œuvres. On cite de lui mille traits de générosité ; nous nous bornerons à en rapporter deux : l’un qui montre avec quel art il savait dissimuler ses bienfaits pour ôter à ses obligés le poids de la reconnaissance ; l’autre qui prouve que la charité lui inspirait des actes d’un courage héroïque.

L’homme né dans une condition honorable et réduit à la misère par les rigueurs de la fortune est particulièrement digne de compassion ; il en est de même de celui que la honte empêche de faire connaître son indigence et de demander du secours. En pareil cas, il ne suffit pas d’être généreux ; la véritable charité veut de plus que l’obligé n’ait pas à rougir du bien qu’on lui fait. Puisque dans l’opinion des hommes la richesse est au-dessus de tout et que ceux qui en sont privés sont considérés comme peu de chose, la pauvreté, qui lorsqu’elle est jointe à la vertu mériterait les plus grands honneurs, est devenue un opprobre ; le mépris qui l’accompagne est surtout redoutable pour ceux qui par leur naissance auraient le plus de droits à la considération. Aussi il en est qui aiment mieux languir dans une détresse cachée que de la révéler en sollicitant des secours ; et les aider de telle façon que le bienfait puisse leur être reproché est souvent pour eux une offense plutôt qu’un bon office. Il faut les secourir avec adresse, et se garder de laisser voir qu’on connaît ou même qu’on soupçonne leur situation. Mgr d’Apochon nous offre de cette manière d’agir un remarquable exemple, qui date des premiers jours de son avènement au siège archiépiscopal d’Auch.

Arrivé dans cette ville, il apprit qu’il s’y trouvait deux dames de noble et illustre famille, restées seules, de nuées de fortune, obligées par leur état de pauvreté à vivre dans la retraite et à se soustraire à tous les regards ; mais que c’étaient des personnes sages, vertueuses, patientes, et supportant avec résignation leur infortune. Ému de pitié pour leur situation, toujours ingénieux et bien inspiré dans sa bienfaisance, il chercha promptement par quel moyen adroit il pourrait les tirer de leur gène. Comme témoignage de la grande estime en laquelle il les tenait, il commença par elles le cours de ses visites, donnant ainsi à entendre qu’il les honorait et les respectait plus que personne.

Après les premières politesses, et au milieu d’un entretien où il eut soin de laisser voir, d’une manière naturelle et sans affectation, le cas qu’il faisait d’elles, comme par hasard ses regards se portèrent sur un tableau qui se trouvait dans la chambre où ils étaient. Il se mit aussitôt à en faire un grand éloge, disant qu’il donnerait volontiers deux mille écus pour le posséder, qu’aucune peinture ne l’avait jamais charmé à ce point, enfin que s’il ne  supposait qu’elles y fussent trop attachées, il oserait les prier de vouloir bien lui céder ce tableau à n’importe quel prix. Les dames répondirent qu’elles s’estimaient trop heureuses qu’il eût vu dans leur maison quelque chose qui lui plût, et que ce serait pour elles un grand honneur qu’il voulût bien l’accepter sans aucune rétribution. Le prélat les remercia vivement de leur complaisance, à laquelle il était fort sensible. Rentré dans son palais, il envoya aussitôt chercher le tableau et remettre les deux mille écus ; et pour écarter toute idée d’un présent qu’il voulût leur faire, il leur renouvela ses remerciments en des termes tels qu’elles durent croire lui avoir fait effectivement un très grand cadeau.

Grâce à la générosité ingénieuse de ce prélat charitable, les deux dames se trouvèrent secourues sans avoir à en rougir et même sans s’en douter. Quant à lui, il aima mieux passer pour un connaisseur médiocre (car le tableau avait en réalité fort peu de valeur) que de laisser ces personnes sans secours, ou de manquer, en les aidant, à cette délicatesse que réclamait leur naissance.

 

 

 

Francesco SOAVE, La bienfaisance ingénieuse.

 

Recueilli dans Les bijoux volés et autres nouvelles, 1875.

 

 

 

 

 

 

 

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