L’aumône

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Claude SOLHAC

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sur Bruges tombe la paix du soir. Quelle paix ! Notre amie du Rozenhoedkaai a dit :

– Allons au Lac d’Amour. Dans ce décor médiéval, je vous conterai une histoire.

Le Lac, ses cygnes, et ses nénuphars. Le petit pont en dos d’âne qui mène au Béguinage double ses arches dans l’eau grise. Une eau gris perle, un peu rose, un peu bleue, d’une si belle nacre...

– Au cours des siècles, il y eut souvent amitié entre nos deux patries. Entre la France, et la Flandre. Écoutez. Vous reconnaîtrez le vrai de l’histoire. Pour le reste, pour le détail, on assure chez nous qu’il est aussi vérité.

 

 

*   *   *

 

– Gudule, ma mie, fermez l’huis, voire le contrevent. Toute notre Flandre est en tumulte, du fait de messire Philippe Artevelde.

Gudule marche vers la porte, une porte vermoulue qu’un poing dur ébranlerait. Elle fait glisser le verrou. Elle marche vers la fenêtre à petits carreaux, tire à elle le volet de bois plein où se découpe un cœur, et le clôt sur un rouge crépuscule d’automne. L’aïeule poursuit, à voix murmurée :

– Nous sommes pauvres, c’est vrai. Que viendrait-on chercher céans, chez ceux qui demandent l’aumône ? Nous sommes pauvres. Mais on se bat dans les rues. On ne pourrait voler que notre vie... Fermez bien l’huis, Gudule !

– Tout est bien fermé, grand-mère.

Et Gudule revient vers l’aïeule.

Celle-ci est chenue, cassée, noueuse comme un vieil arbre. Mais dans le visage parcheminé, les yeux restent jeunes, parce qu’ils restent bons.

Gudule a le même regard – deux gouttes d’eau bleue – mais dans un visage de seize ans. Un teint de rose pâle, des cheveux couleur de paille. La lampe à huile, qu’elle vient d’allumer, met un reflet sur l’or des nattes. Elle éclaire l’humble robe de futaine, d’un vert cendré, reprisée, rapiécée, si pauvre, si propre.

La lampe éclaire les solives, où pendent des grappes d’oignons et des bouquets de simples ; le vaisselier aux faïences jaunes et roses, la petite salle enfumée si propre, si pauvre.

Gudule travaille de tout son cœur à des travaux de lingerie. Cela ne peut leur suffire. Telle est leur misère que l’aïeule est obligée de s’en aller de porte en porte, et de tendre la main...

S’il n’y avait que la misère ! Il faut la guerre, par surcroît. Bruges la bonne ville, la capitale, connaît l’assaut des troupes révoltées, des Gantois conduits par Philippe Artevelde. Elle connaît pire : depuis ce matin, les assaillants ont franchi les remparts. Ils sont maîtres de la cité. Bourgeois et manants sont en bel effroi.

Une rumeur de bataille. Des incendies continuent d’éclater, çà et là. Le tocsin sonne, aux tours de Notre-Dame.

La jouvencelle soupire :

– Si du moins Bertrand était là pour nous défendre !

Un soupir lui fait écho.

– Las ! votre Bertrand, votre promis, est un des meilleurs archers de Mgr Louis de Male, comte de Flandre. Où sont-ils, à cette heure ?

Des coups, des cris, à faible distance. Le bruit s’enfle, puis s’éloigne. L’aïeule joint les mains, apeurée, comme pour demander secours.

– Où sont-ils ? reprend-elle, baissant encore la voix. Vous ne savez pas, Gudule ? J’ai ouï dire, en faisant ma tournée, ce soir, que les troupes de notre comte étaient tout à fait vaincues.

Mais Gudule est trop jeune pour désespérer. Elle a foi en Louis, comte de Flandre, et en Bertrand son promis, le vaillant archer.

– Qui sait, grand-mère ! Mgr Louis de Male a des amis. En rendant mon travail, ce soir, j’ai ouï dire, moi, qu’il compte faire appel, sur les conseils du duc de Bourgogne, son gendre, qu’il compte faire appel au roi de France. Alors...

– Oh ! si le roi de France vient !

Et tel est l’espoir que la petite chambre pauvre, où vacille une frêle lueur, semble tout ensoleillée.

... Elles ont soupé tant bien que mal d’une tranche de pain noir, et d’un oignon cru. Il n’y a plus de rouge, dans le cœur du contrevent, rien que l’argent d’une étoile. Bien que le vent soit vif et dur, les braises meurent dans l’âtre.

Soudain, un bruit de pas dans la ruelle déserte, un bruit de pas assourdis, comme hésitants.

– Qui peut venir en nos ruelles ! marmotte la grand-mère, en retrouvant son chagrin.

Qui peut venir dans ce quartier de manants, dans ces ruelles de pauvres, où chacun se terre au logis ?

Voici qu’on rase le mur. Un coup léger, à la porte vermoulue...

Les deux femmes se sont levées, pâles d’émoi. Une voix feutrée s’élève dans l’ombre.

– Ouvrez, bonne mère ! Ouvrez, bonnes gens !

Faut-il ouvrir ? Elles se regardent. Elles ont peur. Gudule murmure :

– C’est peut-être Bertrand.

– Non ! répond l’aïeule, qui frissonne. Bertrand dirait simplement : Gudule !

Mais la voix reprend dans l’ombre :

– Pour l’amour de Dieu, ouvrez !

Et Gudule, résolue et vaillante, se dirige vers l’huis, tire le verrou, puisqu’on leur demande asile pour l’amour de Dieu.

La porte tourne avec lenteur. La nuit est noire. À peine si l’on distingue sur le seuil deux formes drapées dans une cape. Celle d’un homme, celle d’un enfant. Ils sont entrés. L’homme a rejeté sa cape. Il s’avance vers l’aïeule.

– Me reconnaissez-vous ?

Elle le regarde, tremblante, plissant ses paupières fanées. Mais ses yeux sont restés vifs. Et soudain :

– Je vous reconnais. Vous êtes Monseigneur Louis de Male, comte de Flandre. J’ai plusieurs fois été à l’aumône à votre hôtel.

Et rapidement, le comte de Flandre raconte. Le sort des armes lui est aujourd’hui contraire. Il doit fuir. Il doit céder devant Philippe Artevelde. Il cherche pour la nuit un asile, avec son page. On ne viendra point les quérir dans ce quartier de misère. Un sien archer lui a indiqué cette demeure. Lui-même, d’ailleurs, avait gardé souvenir de l’aïeule, qui lui disait, à chaque don :

– Je prierai pour vous...

L’aïeule et Gudule, le cœur gonflé d’honneur et de dévouement, répondent ensemble :

– Monseigneur, notre maison est vôtre.

 

 

*   *   *

 

Les deux errants sont repartis à l’aube, tandis que commençait le pillage de la ville, et que les Gantois s’acharnaient surtout sur les marchands et artisans composant « les quatre métiers ». Ils sont repartis. Gudule a retrouvé de vieux vêtements de son père, pour le comte. Et pour le page, elle a trouvé une robe de droguet, une gorgerette de lin, une coiffe bien posée sur des boucles brunes. Elle les a suivis, par prudence. Un panier au bras, un panier rustique plein de légumes d’automne, comme d’honnêtes jardiniers, ils ont franchi les murailles. La sentinelle ne leur a rien dit. Et qu’aurait-elle eu à leur dire ? On ne s’intéresse point à de menues gens.

Et Gudule est revenue vers l’aïeule, pleine de joie et de souci.

 

 

*   *   *

 

Que sont-ils devenus, les fugitifs ? Ont-ils pu gagner la France ?

Dieu les a protégés. Le comte Louis a pu gagner Lille. Il a fait appel au roi Charles VI, qui pour le secourir a levé une bonne armée. Déjà les Français sont entrés en Flandre. Philippe Artevelde n’en est pas troublé. Il feint de dédaigner l’adversaire.

Et, lui, de faire appel aux Anglais – qui arriveront trop tard. Et de déclarer à ses troupes :

« Je veux qu’on tue tout, si ce n’est le roi de France ; je le veux supporter, pour ce que ce n’est qu’un enfant : on lui doit pardonner ; il ne sait pas ce qu’il fait ; il va ainsi qu’on le mène : nous le mènerons à Gand apprendre à parler flamand. »

On n’a point mené le roi de France à Gand, la cité flamande. Le gentil roi de quatorze ans, à la tête de sa noblesse, un beau matin de novembre, a écrasé les rebelles, dans la plaine qui s’étend entre Courtrai et Rosebecque. Le cadavre de Philippe Artevelde a été retrouvé sous un monceau de morts. Et Mgr Louis de Male, après cette victoire, achève de reconquérir ses États.

 

 

*   *   *

 

C’est un soir, un soir d’hiver où Bruges est blanche de neige. La pauvre salle enfumée sent la jacinthe, parce que Gudule aime les fleurs, et qu’elle a planté deux bulbes dans une faïence verte.

Une étoile regarde, par le cœur du contrevent.

– Ouvrez, pour l’amour de Dieu !

Cette voix, comme un autre soir...

– Pour l’amour de Dieu, ouvrez bonnes gens !

Gudule va ouvrir. Elle réprime un cri de joie. Sur le seuil, il y a Mgr le comte de Flandre, et Bertrand, son bel archer.

– Ah ! grand-mère, dit le comte Louis, je viens vous remercier de votre aumône précieuse. Vous m’avez sauvé la vie. Que vous rendrai-je, en retour ?

L’aïeule pleure de joie. Le comte lui tend une cassette où tinte l’or. Il prend la main de Bertrand, celle de Gudule.

– Voici la dot de cette jouvencelle. Pour Bertrand, il deviendra mon écuyer. Qu’en dites-vous, grand-mère ? Le bonheur de ces enfants, en échange de votre aumône, en échange de ma vie. Le bonheur...

 

 

 

Claude SOLHAC, Contes de tous les pays, 1957.