Légende
Je l’ai lue dans une vieille chronique.
Ceci se passait au bon vieux temps, au fin fond de l’Irlande, dans un petit village près d’Arklow.
Il y avait là un maître d’école, un magister. Il s’appelait Peters Kerry.
Le magister était jeune dans ce temps-là. Il avait vingt-cinq ans, de longs cheveux lisses, d’un blond cendré, le col un peu penché par l’étude ou la rêverie. Il était maigre et pâle. Il portait des chausses trop courtes, des gilets trop étroits (le tout élimé à l’envi), des souliers où le cordonnier du village avait posé pièce sur pièce. Avec cela, un air gauche et timide. Il était pauvre.
Ses élèves étaient étourdis, querelleurs et musards. C’étaient des enfants.
Il vivait frugalement – et plus d’un jour avec la faim. Les parents de ses élèves le payaient en pommes de terre et en sacs de seigle, rarement en jambons. Donc il vivait de pommes de terre, d’oignons et de pain noir. Pour cave, il avait la source. Il assurait qu’elle était bonne et qu’il rapportait dans sa cruche, suivant l’heure, ou du soleil, ou des étoiles, et tout le frisson de la forêt.
L’hiver, Peters était très malheureux. Il allait glaner du bois mort. Mais, s’il est long à ramasser, un fagot brûle vite. Souvent le pauvre magister faisait sa classe en soufflant dans ses doigts.
L’été, cela allait mieux. Il avait le soleil, la forêt, le lac. Trois amis qui le consolaient de la solitude. Car la pauvreté n’est pas le plus dur.
* * *
Il y avait pourtant de bonnes heures dans sa vie. Chaque dimanche, il se rendait aux assemblées. Il apportait sa cornemuse. Il se juchait sur un tonneau et commençait ses ritournelles. Au bout d’un moment, la salle ou l’aire était en allégresse. Les couples tournaient, légers, comme des elfes aux ritournelles des oiseaux. Pour lui, il jouait, les yeux perdus, des yeux soudain profonds comme le lac.
Plus de gaucherie, d’air timide. On ne voyait plus l’habit râpé. On ne voyait plus qu’il était pauvre. Il était beau, il était fier, il était roi.
La soirée finie, chacun faisait fête au ménétrier. Et le lendemain, le roi redevenait un pauvre homme en lutte avec des bambins à tête dure et avec la faim.
Je me trompe. Chaque soir, il redevenait roi pour une heure. C’était à la veillée. Le village s’assemblait tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre. Devant la grange par les nuits d’étoiles et de sureaux, et par les nuits de neige autour des vastes cheminées à hotte où le vent et le feu luttaient, on faisait cercle. Debout au milieu du cercle, le ménétrier se transformait en conteur.
Il contait les aventures des fées et des lutins amis du clair de lune, celles des « Auricaunes », les nains espiègles et fantasques, et celles des Pookas qui dorment sous les eaux du lac. Il contait les exploits de Fin-MacCool, lequel en une seule nuit bâtit la Chaussée du Géant. On l’écoutait en retenant son souffle.
* * *
Un soir de giboulées, la cornemuse de Peters menait un « jig ». La salle était noire et fumeuse, mal éclairée par les chandelles fichées dans un cerceau qui frissonnaient au vent des couples. Mais elle bourdonnait de joie. Tout à coup, l’été entra, et le soleil. Pour parler plus simplement que Peters, pour parler comme tout le monde, Mary O’Flanagan entra dans la salle enfumée. Elle n’était pas même blonde. Elle était brune en vraie Irlandaise, avec de beaux yeux fendus en amande, des lèvres charnues comme un fruit. Elle riait. Elle était légère et mince comme un bouleau blanc. Peters vît toute la salle ensoleillée.
Mary était la fille de riches fermiers, arrivés depuis peu, à qui le seigneur du village venait de confier sa ferme la plus importante. Elle savait qu’elle était belle et qu’elle était riche. À la fin de cette veillée, tout le monde le savait, Peters le premier.
Peters avait perdu son cœur.
* * *
Il la revit le lendemain à la veillée. Quand on lui demanda ses histoires, il les avait toutes oubliées. Il ne savait plus rien que l’amour de Mary. Elle le regardait avec des yeux brillants. Soudain il les retrouva toutes, ses histoires. Jamais il n’avait conté ainsi. La salle était suspendue à ses lèvres, Mary la première.
Mais elle n’avait pas perdu son cœur.
Le maître d’école, qui contait si bien, était mal habillé.
* * *
Peters aimait Mary de toute son âme.
Je vous demande un peu pourquoi les garçons pauvres se vont mettre en tête des filles riches. Cela arrive pourtant, en Irlande et même ailleurs. En tout cas, c’était arrivé à notre magister. Celui-ci au reste était riche de savoir, de bonté, de courage, enfin riche d’amour. Tous trésors peu prisés, pour la coutume, par les parents des filles bien dotées.
La belle Mary ne dédaignait pas les hommages d’où qu’ils vinssent. Ceux du maître d’école la flattaient. On le disait savant, artiste, quoi encore ? Le village l’estimait. Donc, la belle Mary estimait ses hommages. Mais c’était Donald qu’elle aimait, le charpentier Donald.
Donald était un gros garçon tout rouge, grand et fort, qui faisait claquer son fouet comme un tonnerre et dont le rire ébranlait les vitres. Toujours bien repu et bien mis. Toujours des guêtres à boutons de cuivre et des casaques de velours. Il parlait haut et fort, sûr de lui et sûr de sa bourse.
Il avait hérité dernièrement de son parrain. Et il gagnait beaucoup d’argent à faire des maisons, des charrues, des berceaux et des cercueils.
Mary aimait Donald. Il lui plaisait parce qu’il était riche d’abord, puis parce qu’il était un peu hardi et qu’elle était un peu hardie. Pour tout dire, elle trouvait Peters trop sage. Elle aurait eu peur de s’ennuyer avec lui.
Peters osait parfois parler de son amour. Elle lui répondait sans colère, avec le rire de ses dents blanches :
– N’y a-t-il pas assez de pauvres ménages en Irlande ? En faut-il un de plus ? Vous êtes jeune et très savant, mon bon Peters. Mais ni la science ni la jeunesse ne se mangent à dîner.
* * *
Mary acceptait bien les hommages de Peters. Mais elle encourageait les hommages de Donald.
La peine rend sauvage...
Un soir, le magister ne parut pas à la veillée.
Il n’y reparut pas le lendemain.
On l’attendit toute la semaine, un peu plus déçu de jour en jour. Car sans lui la veillée n’était plus la veillée. La salle semblait vide et froide. On ne savait plus rire ni rêver. On se sentait désemparé et malheureux. Tant il est vrai que le monde a besoin de gaieté et de rêve.
Heureusement le dimanche arrivait. On se rattraperait avec la cornemuse.
Le dimanche arriva. Pas plus de ménétrier que de conteur.
Alors on s’en fut trouver Peters. C’est-à-dire on se rendit chez lui, mais on ne le trouva point. Ces derniers temps, il partait dans la montagne à peine sa classe finie. Il s’en allait seul, loin, loin...
Où allait-il ? Les pâtres le voyaient errer dans les brumes d’automne, les pâtres qui ramenaient les troupeaux du soir. Et ils frissonnaient. Et ils pressaient les chiens et les brebis et ils avaient hâte de se blottir chez eux, songeant que les fées se promèneraient tout à l’heure sur la lande et les follets dans les tourbières – dans les « bogs ».
Près d’un long mois passa ainsi. Le village regrettait son beau conteur ; il regrettait son ménétrier merveilleux. On le pria de revenir. En vain. Le magister s’était fiancé à la montagne.
La belle Mary se languissait comme les autres, car elle aimait rire et danser. On chuchotait qu’elle devait se marier au printemps avec le charpentier. Mais il fallait passer gaiement l’hiver.
Elle crut avoir trouvé le moyen de ramener ménétrier et cornemuse.
– Vous ne savez pas vous y prendre, dit-elle un jour. Ce n’est pas avec des paroles que nous le ramènerons. C’est avec autre chose. Après tout, il n’est pas tenu de nous amuser pour rien.
Car bien entendu, le pauvre magister jouait et contait pour la gloire et pour le plaisir.
On convint qu’elle avait raison. On se cotisa. On partit à l’école. C’était un dimanche matin. La porte était grande ouverte, et le vent entrait, le vent d’hiver. Pauvre maison, pauvre lit de bois blanc, pauvre maie, pauvre table. Il y avait, sur le carreau nu, quelques pommes de terre violettes. Le chaudron était à sa place près de la vaisselle d’étain. Point de feu. Point de pain. Point d’âme.
On appela : « Peters ! »
Personne ne répondît.
– Où peut-il être ? se dirent les bonnes gens.
Personne ne rentra le soir.
Peters avait disparu.
Ce fut grand émoi au village. On le chercha. On ne le découvrit ni mort ni vivant. Les pâtres hochaient la tête.
– Quelque Pooka a dû l’entraîner au fond du lac.
Les plus sensés supposaient qu’il avait dû choir dans quelque crevasse en gravissant la montagne. On ne le découvrit ni vivant ni mort.
Pendant quelque temps on parla beaucoup du magister, puis un peu moins, puis plus du tout. Sur un disparu, le sillage d’oubli se referme vite.
Un autre magister vint remplacer Peters Kerry.
Noël passa. L’Épiphanie. La Chandeleur ...
* * *
Un matin de printemps – c’était un beau dimanche bleu – comme le dernier coup de la messe tintait, on vit un cavalier arriver sur la place. Le cavalier mit pied à terre, laissa sa monture à l’auberge, entra dans l’église. Il portait un habit de drap fin à boutons d’argent, une culotte de velours, des bas de soie et des souliers à boucles. Le temps de traverser de l’auberge à l’église, toutes les femmes avaient vu cela. Quelques hommes jeunes l’avaient vu aussi. Et tout le monde avait reconnu Peters.
Tout le monde fut tôt dehors, la messe finie. Peters souriait sur la place. On le pressait, on l’étouffait, on l’acclamait.
– D’où venez-vous, Peters Ferry ?
Il souriait. Entre les grosses houppelandes à collet, entre les mantes bleues ou vertes, il n’en finissait pas de tendre les mains. Jamais il n’avait eu tant d’amis. Jamais ses amis ne l’avaient tant aimé.
Chacun le dévorait des yeux. Un « landlord » n’eût pas porté plus brillant costume. Ce drap marron, ces bas chinés... De la dentelle au col, aux manches. Et ces boucles d’argent, et cette cravache à pommeau d’or... Et cette tournure surtout ! Ce mollet bien cambré, cette taille bien prise. Et ces cheveux poudrés qui sentaient bon l’iris, et ce visage fin et fier ! Mais... mais c’est qu’il était beau garçon, Peters Kerry. Comment ne s’en était-on pas aperçu encore ?
On regardait, on questionnait. Les langues, les yeux, tout marchait à la fois.
– D’où vous est tombée cette fortune subite ?
– Avez-vous fait un héritage, Peters ? Avez-vous hérité de votre parrain comme Donald le charpentier ?
– Le gouverneur se serait-il intéressé à vous qui êtes un artiste, à vous qui êtes un savant ? Vous aurait-il signé une pension ?
Et la petite Nanny Rook murmura timidement :
– Auriez-vous rencontré une fée ? une bonne fée ?
Peters écoutait tout et ne répondait rien. Mais quelqu’un lui ayant demandé s’il comptait se fixer au pays, il s’empressa de répondre :
– Sans doute. J’ai eu froid, j’ai eu faim ici. Bonnes raisons pour y rester.
Sans plus les faire languir, il annonça qu’il venait d’acheter la propriété de Mennigore, qu’il l’avait payée comptant, et qu’il choisirait pour l’exploiter six des meilleurs gars du pays. Après cette bonne nouvelle, on l’aima si possible davantage.
* * *
Et le dimanche suivant, Peters se rendit à l’assemblée. Il s’y rendit avec sa cornemuse. Simple comme devant, il grimpa sur un tonneau et commença ses plus beaux airs. Gai ! Gai ! Tout le village était en joie.
La danse finie, il fit offrir des rafraîchissements. La joie ne diminua pas, au contraire.
Beaucoup de ménétriers aveugles parcouraient alors l’Irlande, partout bien accueillis ; l’un d’eux se trouvait justement à Arklow. Le whiskey bu, le jeune ménétrier céda sa place au musicien errant et il se mêla aux danseurs.
Mary O’Flanagan attendait, un sourire tremblant sur les lèvres et de la tendresse plein les yeux. Donald n’était pas venu à l’assemblée.
Peters ne vit pas Mary O’Flanagan. Il marcha vers la petite Nanny Rook en jupe de futaine rouge et petit chapeau de paille rond.
Nanny vivait avec sa grand’mère. Elle était vive comme un roitelet, plus gaie encore quoique pauvre. Elle était blonde comme un épi avec des yeux aussi noirs qu’une mûre. Elle avait bon cœur.
Peters dansait avec Nanny. Tandis qu’il dansait avec l’autre, Mary lui jeta un regard triste, si triste... Que voulez-vous ! Quand une fois on a perdu son cœur... Peters ramena à sa place la petite Nanny et il vint inviter Mary O’Flanagan.
Quelque temps plus tard, on ne parlait plus que de la noce, et des cadeaux. Peters avait offert à sa Mary une lieue de dentelle et je ne sais combien de livres d’or en colliers ou en boucles. Il avait acheté pour elle un poney noir qu’elle monterait le jour du mariage pour se rendre à l’église. Que sais-je encore ! Un landlord n’eût été plus généreux. Pas une fille du village qui n’enviât la fiancée. Donald était parti ailleurs.
* * *
Peters était parfaitement heureux.
Or, Mary n’était pas parfaitement heureuse. Elle disait à son fiancé :
– Vous n’avez donc pas confiance en moi que vous me cachez un secret ? D’où vous vient cette fortune miraculeuse ? Vous me comblez de cadeaux, mais vous me refusez la chose la meilleure, celle à laquelle j’attache le plus de prix. Peters, vous n’avez pas confiance en moi.
Peters souriait, se penchait, baisait le bout des doigts blancs.
– Patience, mon cher cœur, disait-il, patience. J’ai confiance en vous. Vous saurez tout le lendemain des noces.
– Le lendemain des noces ! Et me sera-t-il possible de vous aimer le lendemain des noces plus que la veille ? Et qu’est-ce que votre amour qui m’aime moins la veille que le lendemain ! Vous ne m’aimez pas, Peters.
– Saint Patrick me protège ! Je ne vous aime pas ?
Elle fit tant qu’à la fin il céda. Cela finit toujours ainsi.
C’était la veille de leurs noces.
– J’ai confiance en ma fiancée comme en ma femme, dit-il gravement. Et ce cadeau que vous me demandez, je vais vous le donner.
Alors il lui conta que lorsqu’il fuyait avec son désespoir, il avait découvert au revers de la montagne un ruisseau qui roulait des eaux jaunâtres. Intrigué, il était revenu là le lendemain non sans avoir fabriqué un petit filet à mailles fines. Il avait plongé le filet dans les eaux jaunes ; et quelque chose de jaune était resté entre les mailles : c’était de l’or.
Peters était revenu chaque jour. Un sac lourd rempli, il était allé à Dublin où, en échange de ses paillettes, il s’était vu compter de beaux souverains trébuchants. Ainsi tout l’hiver. La source ne tarissait pas. Maintenant il avait un trésor dans ses coffres.
– Je suis riche – nous sommes riches, Mary. Demain nous le serons plus encore. Après-demain plus que demain. Ensemble nous irons à la pêche, mon cher cœur.
Mary l’avait écouté avec des yeux étincelants.
– Nous irons à la pêche, dit-elle en baissant ses longues paupières. Redites-moi où donc est ce ruisseau.
Il le lui redit. Puis il l’accompagna chez elle songeant que demain, il n’aurait plus à la raccompagner et qu’elle serait chez elle à Mennigore.
* * *
L’aube se leva rose et nacrée.
Tout le village était en alerte. Les jeunes hommes tiraient des coups de fusil ; les jeunes filles nouaient des fleurs. Le riche monsieur Peters, le bon monsieur Peters se mariait.
Nanny avait agrafé en soupirant sa jupe de futaine rouge.
La fiancée tardait. Peters alla au-devant d’elle. À mi-chemin, il rencontra le père de Mary.
– Eh bien ! ... commença-t-il.
– Ah ! monsieur Kerry, dit le vieux, Mary est malade.
– Malade ! Tout d’un coup ! Qu’a-t-elle, pauvre amie ? je vais la voir.
– Elle a la fièvre. Et pour la voir, non. Il vaut mieux la laisser en repos.
Le fermier avait un air plein d’embarras et de sournoiserie. Peters le dévisagea un moment sans rien dire. Brusquement il trancha :
– Retournez à la ferme, bonhomme. Mes meilleurs vœux à votre fille.
Pour lui, il rentra à Mennigore, se munit d’un « schillallah » de merisier et, par des sentes détournées, il partit à longs pas vers la montagne.
Et il vit ce qu’il comptait voir.
Accroupis au bord du ruisseau, côte à côte, Mary et Donald plongeaient leurs mains dans l’eau où courait l’or.
« Ah ! songea-t-il, caché dans le treillis des branches, avant de parler j’aurais dû ouvrir ma Bible et relire le chapitre de Samson et Dalila. Les femmes font toujours bon profit d’un secret. »
Puis il avança hardiment, se planta au beau milieu du sentier découvert, bien appuyé sur son « schillallah » ; et il lança d’un ton railleur :
– Bonne chance !
Mary et Donald sursautèrent. Ce dernier se redressa, menaçant. Il avait déjà relevé ses manches pour tripoter dans l’eau ; il n’eut donc pas à faire ce geste. Mais ses poings crispés disaient amplement ses intentions. Peters le regardait venir, toujours railleur. Or, Donald n’avança pas beaucoup. Il venait de s’apercevoir que l’autre ne reculait point, qu’il tenait solidement un solide bâton et qu’il avait un dur visage. Diable de magister... Le charpentier n’insista pas. Mary d’ailleurs lui criait :
– Laissez la dispute, Donald.
Peters fit un pas en avant. En lui le mépris tuait la colère, et presque la douleur. Il dit, la voix ferme :
– Je suis charmé, Mary, de vous savoir guérie de votre fièvre. Mes compliments. Mes compliments à vous aussi, Donald. Ma fiancée est désormais vôtre. Je vous l’abandonne. Vous aurez une honnête femme. Quant à l’or... c’est une autre affaire.
Sans rien ajouter, il leur tourna le dos, redescendit en courant au village. Les gens attendaient sur la place, tout prêts à voir la noce et ne comprenant rien. Peters se plaça au milieu, commença sa harangue. Il dit d’abord la trahison. Il dit le ruisseau d’or.
– Hé ! braves gens, courez à la montagne !
Avant qu’il eût fini, la placette était vide. Le village se ruait vers la rivière enchantée. Pas besoin de redire le conseil. Avec de grands cris, les paysans chassèrent les parjures du bord de l’eau, avec des cris et des bâtons – nulle part on n’aime les traîtres. Puis, pendant que Mary et Donald pleuraient et criaient, à leur tour ils s’agenouillèrent et commencèrent de pêcher la fortune.
La placette était vide, ou à peu près. Seule une personne était restée adossée à un arbre. Elle portait un jupon de futaine rouge et un petit chapeau de paille rond.
Peters la reconnut. Il vint à elle.
– Eh bien, Nanny, que faites-vous ici, seule, plantée sous l’orme ? N’avez-vous pas entendu ? Pourquoi ne pas suivre le village ? Courez, courez chercher de l’or. Il y en a pour vous comme pour tous. Allez, petite, allez ramasser votre dot.
Il riait d’un rire un peu méchant parce qu’il souffrait. Nanny détourna la tête.
– Que ferait-on de l’or quand on a le cœur triste, murmura-t-elle.
Il la regarda plus attentivement. Comme elle parlait de tristesse et qu’elle ne le regardait point, il comprit. Non moins que devant la trahison, il resta interdit devant l’amour.
* * *
Les jours coulaient. Le village s’enrichissait. Mary et Donald avaient quitté le pays, chassés par le village. Nanny était toujours pauvre et triste, et Peters toujours triste avec ses coffres d’or.
Il ne songeait plus à Mary. Il avait été moqué. C’était un souvenir désagréable. Il avait eu tort d’ailleurs, il en convenait loyalement. Qu’espérait-il d’une coquette ?
Il ne songeait plus à Mary, mais à la petite joie qui l’attendait sagement devant la vieille église alors qu’il croyait la joie à jamais enfuie, à la petite joie en jupe de futaine rouge et en chapeau de paille rond.
Petite joie de seize ans – si grande.
Qu’il fût aimé, il n’en doutait plus. Il fit quelques façons avec lui-même. Quand on a le cœur plein de mépris, il n’y a guère de place pour l’espoir. Mais le mépris est rude maître pour un cœur de vingt-cinq ans. À promener rancune et défiance, Peters maigrissait. Il était fait pour la joie. Un soir qu’il était seul avec le clair de lune, il décida :
– C’est assez d’avoir été sot une fois.
Son orgueil vaincu, il se sentit tout jeune. La nuit lui parut plus vaste, le vent de mai plus tendre, la lune plus riante avec son gros visage rond. Il recommença à chanter.
Et le dimanche, après les vêpres, il s’en fut trouver Nanny Rook.
Le dimanche, il n’y avait plus d’assemblée. Le village allait à la pêche. Là, les vieux couraient comme les jeunes. Il n’y avait plus d’assemblée. À mesure que l’or arrivait, la gaieté s’en allait d’autant.
Nanny était non loin de sa chaumière. Elle était dans le pré et gardait trois brebis. Rien que de voir la jupe rouge, et le petit chapeau de paille, Peters s’émerveilla.
Il approcha. Elle sourit. Ce fut en lui comme un printemps.
– Eh quoi ! dit-il, toujours pauvre, Nanny ?
Elle avait déjà répondu une fois et ne réitéra pas la réponse, qui eût dû lui suffire.
Elle suffisait en effet. Il dit encore :
– Toujours triste ?
Peters prit la main de Nanny. Et voici qu’il fut sûr de tenir le bonheur.
– Bon ! il n’y a pas de tristesse quand on est deux. Donnez-moi vos yeux à lire, Nanny. Le Seigneur me fait donc cette grâce ! Béni soit-il. Je vous aime, cher cœur fidèle. Laissons les autres chercher la fortune. Nous avons mieux à faire, vous et moi. Ils rentreront tout glorieux tantôt, tout glorieux d’avoir trouvé de l’or. Mais les vrais riches, ce sera nous qui aurons trouvé un vrai amour.
* * *
Ma vieille légende conclut :
C’est plus rare dit-on que l’or dans la rivière.
Claude SOLHAC,
Contes de tous les pays, 1957