Vox Dei
Par un vendredi saint (lugubre anniversaire !)
Il naquit, en causant le trépas de sa mère.
Ô sinistre présage ! ô fatidique écueil !
À peine dans le monde, il heurtait un cercueil...
Sans doute que l’enfant, sur le seuil de la vie,
A besoin de quelqu’un qui l’aime et lui sourie :
Lui, personne ne vint sourire à son berceau ;
Et le bruit répété du sinistre marteau,
Qui clouait sans pitié la femme dans sa bière,
Couvrit ses premiers cris et sa plainte première...
Sans air et sans soleil, comme une pâle fleur,
On laissa végéter cet enfant du malheur ;
De ce pauvre avorton, que le trépas envie,
Nul baiser caressant ne réchauffa la vie ;
L’enfance lui laissait ignorer ses douceurs.
Il avait cependant des frères et des sœurs,
Petits êtres aussi souffreteux que lui-même,
Dont la fièvre creusait la face déjà blême,
Et trop jeunes encor pour lui donner des soins.
Le père, pour l’aimer, avait trop de besoins ;
Son courage cédant à sa force impuissante,
Il maudissait presque sa famille naissante :
Il avait tant souffert et travaillé pour eux !...
Il devint égoïste, étant si malheureux ;
Il crut souffrir lui seul... Son âme, moins émue,
À toutes les douleurs habitua sa vue ;
Puis il ne vit plus rien... et le dernier enfant
Grandit, pâle et chétif, dans cet air étouffant.
L’école le garda jusqu’à ce qu’il sût lire ;
Après quoi, l’atelier commença son martyre :
Le père commandait à cet hôte nouveau
De prendre aussi sa part dans le commun fardeau.
L’enfant portait au front le sceau de la tristesse ;
Doux et mélancolique, et sachant sa faiblesse,
Il se laissa traiter comme un souffre-douleur ;
Il dut servir de cible à tout esprit railleur.
Ses frères en travail, ignorant quelle cause
Rendait ce front rêveur et cet esprit morose,
Croyaient qu’un fiel amer s’amassait dans son cœur :
Chacun d’eux l’accablait de quelque trait moqueur.
Sa résignation, sa douceur angélique,
Ne faisaient qu’irriter leur humeur satirique ;
Comme de grands enfants, l’un par l’autre excité,
Du sarcasme ils passaient à la méchanceté.
Les tyrans m’aiment pas, chez leurs pâles victimes,
Cette abnégation et ce calme sublimes :
Cela semble cacher un magique pouvoir ;
On mesure vos maux à votre désespoir,
Et celui qui vous frappe ainsi d’une main sûre
Aime à voir votre sang couler de la blessure.
Quant à lui, malgré tout, généreux et soumis,
Il ne haïssait pas ses pauvres ennemis ;
Mais il vivait loin d’eux, cherchant les solitudes,
S’éloignant de leurs mœurs et de leurs habitudes,
Observant tour à tour le monde et les humains,
Dévorant les écrits qui tombaient dans ses mains.
Quand sa tâche le soir se trouvait accomplie,
Il cherchait quelque coin propre à la rêverie ;
Il entendait alors des sons harmonieux,
Des voix qui lui semblaient appartenir aux cieux,
Des chants qui caressaient doucement ses oreilles,
Pendant qu’à ses regards de sublimes merveilles
S’étalaient à l’envi sous la voûte d’azur :
C’étaient des bois épais, un beau lac au flot pur,
Des plaines, des vallons, des champs, des prés superbes,
Où le soleil dorait les fleurs, les touffes d’herbes,
Où la brise chantait dans l’espace infini,
Où le nom du Seigneur par tous était béni !...
Et puis, quand il sortait de son extase sainte,
Quand la réalité, sous sa poignante étreinte,
Le replongeait soudain dans les flots d’ici-bas,
Il pleurait... il osait appeler le trépas.
« Sauvez-moi ! s’écriait le pauvre solitaire :
Je ne suis bon à rien, Seigneur, sur cette terre.
Réchauffez, ô mon Dieu, l’oiseau dans votre sein :
Au ciel il chantera votre nom trois fois saint !... »
Il nourrissait ainsi son désespoir funeste.
Or, un jour, une voix, voix puissante et céleste,
Miracle consolant, se fit entendre en lui.
« Enfant, disait la voix, chasse ton sombre ennui :
Je vais donner un rôle à ton âme inquiète.
Le malheur t’a sacré : relève-toi poëte !... »
Denis SOTIAU.
Recueilli dans Anthologie belge, publiée sous le patronage du roi
par Amélie Struman-Picard et Godefroid Kurth,
professeur à l’Université de Liège, 1874.