Apparitions sous l’arbre des fées
FRAGMENT D’UN RÉCIT DE JEANNE D’ARC
Non loin de Donremy, frais séjour dont la Meuse
Semble entraîner l’image, en fuyant écumeuse,
On montre au voyageur les merveilleux rameaux
D’un hêtre dès longtemps fameux dans nos hameaux.
Nos vieillards racontaient, sous ses ombres prospères,
Avoir entendu dire aux pères de leurs pères,
Qu’on n’avait jamais su ni qui l’avait planté,
Ni de quel âge était le vieil arbre enchanté.
Un seigneur, dont on voit encor dans la vallée
Le manoir en ruine et la tour écroulée,
Jadis priait d’amour, sous l’arbre spacieux,
La dame aux cheveux d’or qui descendait des cieux.
Tous deux y suspendaient de magiques trophées :
Aussi l’arbre étonnant se nomme arbre des fées.
Le cerf aux rameaux blancs, la gazelle aux yeux bleus,
Y conduisaient, dit-on, le char miraculeux
De ces femmes de l’air que tant d’illustres reines,
Que tant de chevaliers nommèrent leurs marraines.
Mais depuis que le prêtre y vint lire à genoux
L’évangile du saint renommé parmi nous,
Pour y danser en rond, les sylphides des nues
Sous l’arbre exorcisé ne sont plus revenues.
Il a changé de maître, et, depuis leur adieu,
Il a gardé leur nom, mais n’appartient qu’à Dieu.
C’est là qu’un villageois qui perd sa fiancée
Croit revoir à minuit la jeune trépassée ;
La colombe, qui vient s’y poser un moment,
A toujours des petits éclos nouvellement ;
Et les rosiers voisins, par un charmant prestige,
Nous offrent en tout temps des boutons sur leur tige.
Ce fut là que ma mère, on me l’a raconté,
Endormie un instant, par un beau soir d’été,
Vit en songe une étoile, et sous nos toits rustiques,
Un jeune aiglon parmi nos oiseaux domestiques.
À peine, à peine encor je comptais neuf moissons,
À peine j’avais vu neuf fois de leurs toisons
Se dépouiller pour nous nos brebis tant aimées,
Et neuf fois se rouvrir nos ruches parfumées,
Que j’offrais sous cet arbre à la reine du ciel
L’épi, la blanche laine, et les gâteaux de miel ;
J’y cultivais des fleurs avec un saint délice ;
Lorsque les pèlerins revenant de Galice
Demandaient à le voir, c’est moi qui, les pieds nus,
Y conduisais toujours les pieux inconnus ;
Et je portais le livre, et la croix d’aubépine
Des voyageurs de Dieu, jusqu’à l’autre colline.
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Un soir d’hiver, la neige avait blanchi la terre,
Lorsque, tel qu’un fantôme en ce lieu solitaire,
Un vieillard m’apparut ; et les lambeaux de lin
Qu’une épine sauvage attachait sur son sein,
Sa plainte, et de frimas sa barbe hérissée,
Et sur sa tête chauve une neige glacée,
M’effrayèrent d’abord ; mais au bruit de mes pas :
– Je suis un pauvre aveugle, oh ! ne me fuyez pas !
Ces méchants Sarrasins, vainqueurs en Idumée,
Ont passé sur mes yeux une lame enflammée ;
Et depuis deux grands jours de ma route écarté,
J’erre sans nourriture, et mon chien m’a quitté.
– Ah ! le mien est à toi, vieillard, je te le donne,
Prends ; et tu ne dois pas craindre qu’il t’abandonne ;
Il aime, il est fidèle, et je veux dès demain
Que ses yeux vigilants éclairent ton chemin.
Mais viens ; une fougère à nos champs arrachée,
Que deux étés brûlants sur la plaine ont séchée,
S’allumera dans l’âtre, et l’onde à flots tiédis
Coulera sur tes pieds défaillants et roidis ;
Ouvrez, mes sœurs, ouvrez ; votre voix enfantine
Charmera le vieillard venu de Palestine ;
Votre voix seulement ; car des clartés des cieux
Un acier flamboyant priva ses pauvres yeux.
Mais offrons-lui d’abord le miel de nos abeilles,
Le laitage durci dans l’osier des corbeilles,
Quelques fruits de nos champs, conservés toujours verts,
Sur des nattes de jonc qui trompent les hivers ;
Ces biens sont moins à nous qu’au pauvre qui supplie :
La charité les donne et Dieu les multiplie.
Le vieillard me bénit... je l’entendis trois fois
Remercier tout bas Notre-Dame-des-Bois.
J’apportai devant lui, sur la table champêtre,
La liqueur du pommier dans la coupe de hêtre,
Et bientôt je vis naître aux lèvres du vieillard
Cet imparfait sourire où manque le regard.
Oh ! comme avidement, durant la longue veille,
De ses pieux récits j’écoutais la merveille !
– Avant d’être privé de la clarté du ciel,
J’ai vu, nous disait-il, les hauteurs du Carmel,
Les vallons de Sichem, le Liban, Césarée,
Et la tour de David, et la Porte dorée,
Et l’antique Emmaüs, célèbre par ses eaux.
Ô saint temple ! ô Jourdain ! prophétiques roseaux !
Sion deux fois captive a perdu tous ses charmes,
Pleurons, ma fille... – Et moi je demandais des armes !
Nos preux qu’en Orient la victoire a trahis,
Rappelaient à mon cœur les maux de mon pays.
Ma mère se troubla, mes sœurs s’épouvantèrent,
Et les fuseaux roulants sous leurs doigts s’arrêtèrent.
Si d’un nid de colombe un berger possesseur
Y dépose en secret l’œuf de l’oiseau chasseur,
Près du faucon naissant doucement élevée,
Avec lui joue et dort l’innocente couvée ;
Mais aussitôt qu’au lieu de timide concerts,
Un cri royal trahit ce jeune roi des airs,
Ses frères du berceau, sa mère blanche et douce,
Désertent, palpitants, son empire de mousse.
Ainsi tremblaient mes sœurs... Le vieillard à genoux
Priait ; et dès l’aurore il était loin de nous.
Je le cherchai longtemps... sur sa couche affaissée
Une vierge d’ivoire avait été laissée ;
Et je ne doutai point (car ; dans les anciens jours,
C’est ainsi que le ciel nous éprouvait toujours)
D’avoir accompagné sous notre toit modeste
Quelque ange mendiant, quelque aveugle céleste,
Qui parcourait la terre, et venait dans nos champs
Savoir si les mortels ne sont pas tous méchants.
Alexandre SOUMET.
Paru dans les Annales romantiques en 1826.