ROSE-MADELEINE

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Gabrielle SOUMET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À MADAME LA COMTESSE DE R......

 

 

Oui, tu seras un jour chez la race nouvelle

De l’amour filial le plus parfait modèle.

Tant qu’il existera des pères malheureux.

Ton nom consolateur sera sacré pour eux.

DUCIS.        

 

 

Tendresse filiale ! pensée permanente, pensée du cœur que rien jamais ne remplace dans la triste carrière humaine ; seule fleur, placée au seuil de la vie, afin que traversant d’abord ses parfums, nous les répandions ensuite sur le reste de la longue route. Tendresse filiale ! apprends-nous quelques-uns de tes secrets pour le bonheur, réveille en nous quelques-uns de ces souvenirs, qui gardent leur fraîcheur malgré la stérilité des vieux ans ; donne-nous des larmes, de ces larmes qui coulent toujours et que nul froid ne glace, et que nul soleil ne dessèche, et que nulle joie ne peut deviner !....... Dis-nous bien haut les noms que tu as rendus bien grands, mais dis-nous tout bas celui de Rose-Madeleine. La jeune fille rougirait de l’entendre prononcer où ne sont pas les échos de ses montagnes.

 

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Dans un des vallons du Béarn, à peu de distance de la ville de Pau, au bord du ruisseau de Nées, qui charrie dans ses sables de petites parcelles d’or, et dont la source surgit tout à coup du sein de la terre comme le jet d’eau d’un vaste puits artésien, est situé le village d’Iseste, patrie du célèbre Bordeu, d’où l’on aperçoit le pic du midi, qui, après s’être élevé à une hauteur de plus de 1500 toises , divise son sommet en deux flèches aiguës, ce qui lui a fait donner le nom de pic des jumelles. Un peu au-dessus de ce village, s’ouvre du côté du levant la grotte d’Espalungue, qu’on ne peut visiter qu’aux flambeaux ; ses larges voûtes présentent, dans leurs stalactites et leurs pétrifications, une multitude de formes bizarres parmi lesquelles les habitants d’Iseste font admirer au voyageur des ressemblances extraordinaires, qu’on pourrait varier selon son imagination ou sa fantaisie, mais qu’on s’empresse de reconnaître pour ne pas affliger l’orgueil national. Cependant leur fameuse grotte n’est pas la seule chose qui doive exalter cet orgueil, car c’est dans le village d’Iseste qu’avait pris naissance Rose-Madeleine, la jeune fille dont nous racontons l’histoire. Elle avait perdu sa mère étant encore toute petite, et quelques mois après elle se trouva orpheline, parce que son père quitta le pays dans lequel il laissait sa fille confiée aux soins de Marguerite, sa seule parente. L’enfant croissait en âge et en sagesse, et le ciel la bénissait chaque matin et chaque soir afin de lui remplacer la bénédiction paternelle ; à sept ans, bruyante et vive, elle courait le long de son frais ruisseau pour y cueillir les cloches blanches du liseron des fontaines, ou se pencher comme les fleurs de la circie sur le miroir fuyant des eaux, qui réfléchissait ses longs cheveux blonds, plus grands qu’elle, et d’une nuance dorée, presque inconnue dans le pays ; à seize ans, modeste et baissant toujours ses beaux yeux noirs, elle était la bienvenue de tout le village ; on lisait sa vie sur son front ; vie au soleil, au grand air, au bruit des cascades, au chant des oiseaux, vie active, transparente et fleurie qui s’effeuillera jour par jour, mais qui ne se fanera jamais ; et cependant à seize ans Rose-Madeleine avait beaucoup pleuré, beaucoup souffert dans ceux qu’elle aimait. Depuis quelque temps on ne la voyait plus le dimanche au village, bien qu’elle fût plus fidèle que toutes les autres au jour du Seigneur ; elle n’avait plus d’instant pour la danse, bien que pas une de ses compagnes n’eût plus de joie au cœur, quand la fête révérée d’un saint béni à la ronde venait accourcir la longue semaine. Elle avait déjà refusé deux fois de se marier, d’abord avec Julien, fils d’un riche fermier du village, et elle avait été joyeuse de son refus ; puis avec Alexis, sans héritage et orphelin,  et elle en pleurait toujours : aussi Alexis n’avait pas perdu toute espérance ; lui dont le travail de chaque jour était d’aller recueillir dans les sables des petites rivières voisines les paillettes d’or qui s’y trouvent mêlées, lui si pauvre et que cet or n’enrichissait pas, pouvait du moins se croire aimé. Il se dit en lui-même : essayons une nouvelle prière auprès de Rose-Madeleine, et pour que cela me porte bonheur chargeons notre bon curé qui m’a protégé dès mon enfance de faire cette seconde demande à ma place. C’était déjà lui donner une bénédiction, et le vieux pasteur dans sa longue vie n’en avait jamais refusé aucune. Prêtre selon le cœur de Dieu, homme de bien selon l’Évangile, il passait parmi les pauvres leur donnant le peu qu’il avait, puis leur prêchant le bonheur de la pauvreté par expérience, et leur annonçant un royaume dont il ne se trouvait pas exclu.

Qu’il est grand et placé haut dans la chaire de vérité, celui dont les œuvres traduisent les saintes paroles, les œuvres, intelligence de la loi, esprit de la lettre, alphabet de la vraie croyance pour les simples et les petits !!!

Quand le pasteur visitait une de ses chaumières sans porter à toutes les autres leur part de consolation, de conseil, d’encouragement , les habitants de cette chaumière se faisaient de sa présence un présage de bonheur : aussi Rose-Madeleine le voyant entrer chez Marguerite eut une pensée si douce qu’elle ne put cacher son émotion, d’autant que le pieux présage était bien pour elle, puisque Marguerite était absente ; elle resta debout, immobile, et ses grands yeux noirs se fixèrent sur les cheveux blanchis du vieillard, qui lui représentait son père, et le vieillard alors lui parla. On eût retrouvé dans ce doux tableau la simplicité grande et pure des mœurs antiques, et le souffle des vieux jours semblait lui prêter sa jeunesse. Le nom d’Alexis fut souvent répété dans ce long entretien, ou plutôt dans cette longue exhortation, car la jeune fille, par une habitude religieuse et comme si sa cabane se fût changée en église, écoulait toujours et tremblait d’avoir à répondre : « – Mon enfant , continuait l’humble pasteur, mon enfant, Dieu permet rarement à l’homme de refuser le bonheur qu’il prend soin de lui garantir ; il veut autant de soumission pour ses bienfaits que pour ses châtiments, et ne demande pas des sacrifices et des larmes à ces jeunes âmes dans lesquelles sa bonté de père cherche une sainte joie en action de grâces. Une douce union, un mariage chrétien est un don du ciel dont vous aurez à rendre compte pour deux, si votre volonté est seule à s’y opposer ; vous êtes bien jeune, dites-vous, ma fille, la sagesse lient lieu de longs jours ; et croyez-moi, à votre âge, quelques années de plus ne font pas avancer dans la vie ; vous craignez la pauvreté peut-être dont vous souffririez pour votre mari, pour vos enfants, mais la vertu d’une femme est toute la richesse d’une famille..... – Je sais, interrompit Madeleine, je sais qu’une femme appartient à ses enfants ; son travail, son pain, ses veilles, sa vie, tout est à eux, il ne lui reste rien, plus rien....... Hélas ! j’y ai pensé bien souvent ! et c’est pour cela que j’ai dit à Alexis : non, non, nous sommes trop jeunes encore, moi surtout..... » Et elle répétait tout bas, « non je n’épouserai pas Alexis ! » et son cœur se troublait à ces paroles, et son amour se réveillait sous la protection du pasteur. Cet amour pur et fier, le seul dont on ne sait pas rougir, dont on parle dans ses prières, dans lequel on veut tout le ciel de moitié, bien assuré de la couronne qu’il lui garde. La lutte devenait terrible pour la jeune fille ; le bon vieillard lui semblait seul avoir raison. Par une inspiration filiale, elle leva sur lui ses yeux qu’elle tenait baissés, et l’image de son père passant encore devant elle : Oh ! ne me dites pas que ma conduite est coupable dans ce moment ; oh ! non, ce n’est pas vous qui la jugerez sans indulgence, à présent que je vais tout vous expliquer, à vous seul, à vous seul au moins, en secret, comme en confession..... Mon père autrefois riche est devenu pauvre, alors qu’il devenait vieux ; n’ayant plus son champ ni sa cabane dans ce village où il était né, il me dit un jour : – Rose-Madeleine, si je demeurais plus longtemps dans le pays, je rougirais trop de ma pauvreté, sois sage, enfant, afin que le ciel me pardonne ; je te laisse à la protection de Marguerite, près du cimetière où nous avons une croix pour ta mère, que Dieu garde, moi je vais chercher un autre endroit pour mourir ! – J’étais bien petite, il me souleva dans ses bras, afin de me presser contre son sein, puis il partit ; de longues années se passèrent, je parlais de mon père à tout le monde, personne ne me parlait de mon père : il est loin, très-loin sans doute, me disais-je, et je priais et je grandissais beaucoup pour lui.

« Je ne devais pas rester toujours malheureuse : il y a trois ans, le jour de ma première communion, j’avais pleuré plus qu’à l’ordinaire ; mon père revint pour quelques instants dans ce village, ici, dans votre église ; vous vous en souvenez peut-être, il était aveugle, c’était pour me bénir seulement !!!... » La voix de Madeleine était entrecoupée, elle s’arrêta, se mit à genoux, puis continua plus bas : « Depuis cette époque, c’est moi qui suis la fortune, la famille, la bénédiction du vieillard ; je ne puis habiter près de lui dans la ville voisine, où il a voulu demeurer parce qu’on n’y connaît pas sa misère et où je me trouverais souvent sans ouvrage, mais le dimanche est à moi, et la semaine me paraît moins longue étant toute destinée à mon père. Car je lui garde le prix de mon travail de chaque jour ; si je ne pouvais pas travailler, je pourrais demander l’aumône...... ô mon Dieu !..... l’aumône..... oui, encore...... mais travail ou aumône, tout appartient d’avance à mon père...... c’est un secret au moins !!! et j’aimerais mieux mourir que de le dévoiler même à Alexis. » Les larmes du prêtre tombaient comme une consécration sur le front baissé de la jeune fille. « – Levez-vous, dit-il, levez-vous, la sagesse tient lieu de longs jours !!! » et tout ému il reprit lentement le chemin du presbytère. Alexis l’attendait debout devant la petite porte de l’église : « Tu épouseras Rose-Madeleine, lui dit-il, et la paix du Seigneur sera sur ta maison comme elle est sur celle-ci ! » Ils s’agenouillèrent tous les deux devant l’autel.

Le lendemain le curé d’Iseste écrivit à l’évêque du diocèse, avec cette ardeur de charité qui obtient toujours, pour lui recommander le père de la jeune fille. La réponse ne se fit pas attendre, et le dimanche suivant le prêtre put annoncer à tout le village le mariage d’Alexis et de Rose-Madeleine ; il prévint donc ses paroissiens que ce mariage serait béni, à pareille beure, dans huit jours. Les deux jeunes villageois le savaient déjà, et pourtant ils se troublèrent à ces paroles comme si eux seuls ne s’y fussent pas attendus. Un murmure d’approbation s’élevait de tous côtés, un bruit prolongé de louanges entourait la jeune fille comme une première fête nuptiale ; ses compagnes enviaient son sort par admiration. Elle, tremblante aux pieds de l’autel, rougissait et baissait la tête ; Alexis, au fond de l’enceinte, cherchait dans tous les yeux tournés vers lui si l’on devinait son bonheur ; mais la voix du pasteur se fit entendre, un profond silence se rétablit, et le sacrifice éternel s’acheva ; seulement on remarqua que Julien, le fils du riche fermier, n’avait pas assisté à la messe. – « Que mon père sera heureux bientôt à cause de moi ! » Telle fut la dernière pensée de Madeleine le soir, et sa première pensée du matin fut la même, tant son sommeil avait été calme et souriant à son avenir.

 

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La semaine fut bientôt écoulée, on était déjà à la veille du mariage ; le curé d’Iseste, que des obligations de son ministère avaient forcé de s’absenter durant quelques jours, devait revenir le soir même, et, d’un instant à l’autre, Rose-Madeleine attendait aussi son père. – Pourquoi Alexis semble-t-il si triste ? Pourquoi ses yeux se remplissent-ils de larmes en regardant entre ses mains une boucle blonde des beaux cheveux de sa fiancée ? Ce n’est pas d’elle qu’il l’a reçue ; il rougit devant les femmes du village qui l’entourent pour le consoler : – Pauvre Alexis ! lui disait l’une d’elles, nous n’aurions jamais cru cela de Rose-Madeleine, et sans cette boucle de cheveux nous ne pourrions le croire encore. – Et c’est de Julien que vous la tenez, lui répondait toujours Alexis ? – De Julien, à qui Madeleine l’a donnée. Et une autre femme ajoutait : – De Julien, le fils du riche fermier, qui nous avait bien recommandé de ne pas vous le dire. Et une autre : – Rose-Madeleine était trop jeune pour se marier, disait-elle, je n’ai jamais dit cela, moi. Et une autre : – Je n’avais jamais approuvé ses longues absences le dimanche ; et ces jours de fête qu’elle n’employait jamais à la danse, qu’en faisait-elle ?

Alexis gardait le silence, le silence était la preuve la plus douloureuse des craintes qui s’élevaient dans son sein. – Rose-Madeleine, c’est toi seule qui peux répondre, et en se donnant cette espérance il prit le chemin de la maison de Madeleine. Ce chemin long, étroit, entre deux haies, à droite de l’église, qu’il avait parcouru si souvent plein de douces pensées quand il se croyait malheureux ; à présent ses pas étaient précipités, son front pâle, ses lèvres tremblantes ; il savait cependant qu’il s’approchait de celle qu’il aimait, et qu’elle sourirait pour lui en le voyant.

La jeune fille, sa fiancée, l’attendait toujours ; assise sur un banc de chèvrefeuille qu’il lui avait fait, elle travaillait à sa parure du lendemain, et ne leva pas la tête, bien qu’elle sût qu’il était là ; il y avait de la place pour deux sur son banc de chèvrefeuille. Alexis se mit à côté d’elle, et ils ne se dirent pas un mot. (Qui pourrait se faire un sort plus beau que le mien ? Mon père, trouvant dans ce village deux enfants pour lui remplacer sa fortune, ne voudra jamais le quitter, et je lui appartiendrai davantage, n’étant plus à moi.) Ainsi pensait Madeleine, et ses réflexions se prolongeaient, bien qu’elle sût qu’il était là. « – Rose-Madeleine, dit enfin celui des deux fiancés dont les idées étaient sombres, quoique le cœur fût plein d’amour, Rose-Madeleine, ne porterez-vous pas, le jour de notre mariage, une autre parure que celle que vous vous faites à présent ? N’aurez-vous pas, ce jour-là, vos cheveux blonds tressés sur vos épaules, comme toutes vos compagnes ? – Pourquoi cette question ? répondit Madeleine, est-ce donc qu’il manque, selon toi, quelque chose à ta fiancée, même aujourd’hui ? L’aimes-tu, par hasard, pour ses longs cheveux, pour ses cheveux blonds, pour ses beaux cheveux, car on leur donnait tous ces noms quand j’étais petite, et que je ne les renfermais pas sous ma coiffure de velours noir..... – Personne n’en parle maintenant, n’est-ce pas ? Personne ne les voit ? Personne ne les reçoit de ta main en souvenir, en gage de fidélité, d’amour même..... ? – Ô mon père, mon père ! s’écria Madeleine, ayant, elle, ce nom protecteur dans toutes les émotions subites de l’âme, comme on a celui de Dieu ; elle se leva tremblante, interdite, ne comprenant pas, ne cherchant pas à comprendre, mais devenant pâle, peu à peu, à proportion que les larmes lui manquaient. – Écoute, Madeleine, reprit Alexis, écoute, j’ai eu tort de penser que devenant ton mari je pourrais te rendre heureuse comme je le serais moi-même ; je te croyais triste à cause de mon chagrin ; hélas ! il fallait me dire le contraire, et peut-être aurais-je moins souffert sachant que j’étais seul à souffrir ; il fallait me dire : je ne suis plus libre de mon cœur ; et même pour le vôtre, je ne puis avoir de reconnaissance, ne me faites pas ingrate, Alexis, et, si vous m’aimez, oubliez-moi. J’aurais pu me soumettre à la volonté de Dieu sans l’offenser, et savoir gré à Julien d’être le plus riche de notre village, puisqu’il était le plus aimé. Pardonne-moi de t’affliger, Madeleine ! mais vous avez mal agi..... ; car cette boucle de cheveux, vois-tu, c’est toi qui l’as donnée à Julien ; il s’en est vanté à tout le village. Ce sont bien tes cheveux, n’est-ce pas ?..... – Ô mon Dieu ! ils sont faciles à reconnaître, dans le pays on en voit si rarement de cette couleur ! ce sont mes cheveux, certainement ; mais, Alexis, ce n’est pas moi qui les ai donnés à Julien, et je n’ai jamais aimé personne, aussi vrai que je vous aime, devant vous épouser demain. » La jeune villageoise n’ajouta pas un mot : cette réponse semblait entièrement rassurante à son cœur ; il y a tant de confiance dans l’ignorance du mensonge ! Cependant Alexis, resté à ses pieds, se livrait à l’espérance de l’ardeur de toutes ses craintes : « – Tu n’es pas coupable, non, je savais que c’était impossible que tu fusses coupable, même quand je te disais le contraire, et pourquoi aurais-tu voulu m’affliger, sachant combien je t’aimais, moi qui ne t’ai fait parler de mon amour que par notre vieux pasteur, qui me tient lieu aussi de père ? C’est ce qui me rassurait quand ils me disaient tous dans le village : Tu es trompé, Alexis ; Julien est aimé, Julien est aimé de Madeleine. Ce qui me consolait encore beaucoup, c’était de pouvoir leur répondre : mais je suis le plus pauvre des deux, et elle a refusé d’être la femme de Julien. Que j’étais fier pour toi de n’avoir rien ! Mais ils ne comprennent pas ces choses-là, vois-tu, et je les crois tous méchants, depuis que je suis malheureux. – Pourquoi te laisser aller à des pensées qui gâteraient ton cœur à force de le rendre triste ? Qu’avons-nous besoin, Alexis, de mettre le village de moitié dans nos joies ou dans nos peines, et de lui demander s’il est vrai que nous nous aimons ? Promets-moi de tout oublier..., promets-moi... – Oui, oui, interrompit Alexis, et tu vas tout me raconter à présent, parce que je ne veux croire que toi... Comment laissas-tu couper cette boucle de cheveux que tu ne devais pas me donner ?... » Madeleine ne répondait pas. « – Est-ce pour une de tes compagnes ? pour ta cousine ?... » Madeleine ne répondait pas ; ses joues brûlaient de rougeur ; Alexis la regardait fixement. « – Vous n’êtes pas habituée au mensonge, Madeleine, pourquoi me tromper ? » Ces paroles rendirent la pauvre villageoise à toute sa fierté de jeune fille. « – Quand c’était le village entier qui parlait contre moi, je ne me suis pas troublée, à présent c’est vous... Je n’aurais jamais cru être accusée par celui qui m’avait choisie pour être sa femme ! – Mais cette boucle de cheveux ?... – Julien ne l’a pas reçue de moi ; ces cheveux ne sont pas un gage d’amour, c’est tout ce que je puis vous dire. – À qui confierez-vous vos secrets si vous me les cachez ?... – C’est tout ce que je puis vous dire, – et demain, – demain, je vous ferais la même réponse, si c’était encore le jour de notre mariage. – Adieu, Rose-Madeleine, je quitte le village demain. – Hélas ! mon père y sera !... » Des sanglots déchirants furent alors les derniers adieux des deux fiancés ; ils se séparèrent cependant, et, sur la branche la plus fleurie du berceau de chèvrefeuille où Madeleine était demeurée seule, un nid de loris bleuâtres se balançait au dernier souffle du matin, et tandis que la mère réchauffait, aux battements de son cœur, ses petits près d’éclore, l’oiseau chanteur prolongeait ses voluptueux soupirs, qui montaient, en hymnes d’amour, vers un ciel de printemps, doux et parfumé comme eux.

Le regard étonné de la jeune fille accompagna longtemps les pas d’Alexis ; son cœur défaillait peu à peu à chaque résolution nouvelle qui arrêtait ou précipitait la course lente et irrésolue de son fiancé. Victorieuse contre lui en ce douloureux combat, tant qu’elle apercevait son ombre passer à travers le feuillage ; sans force, pour ne pas le rappeler quand la verdure, devenant plus épaisse, l’empêchait de voir toute sa pensée ; et quand il se fut tout-à-fait éloigné, afin de ne pas le suivre, elle enlaça de ses deux bras un jeune peuplier qui bordait la route, demandant à tout ce qui l’environnait un appui contre son amour ; mais il y avait en elle une affection dont la racine était plus profonde que celle de son amour lui-même : sa tendresse filiale. Cette affection en son chaste cœur s’était fortifiée d’année en année, avait répandu de tous côtés ses rameaux chargés de feuilles, de fleurs et de fruits, et Madeleine pouvait déjà se reposer en assurance sous son ombrage, tant ce bel arbre avait grandi vite dans la terre vierge qu’il s’était choisie : aussi, pour triompher plus sûrement de son trouble, elle se ressouvint de son père, et, sans rappeler Alexis, qui croyait tant être rappelé ; sans chercher à voir Julien, son ennemi ; sans raconter à sa cousine, qu’elle alla rejoindre, l’entretien qui venait de changer son sort, elle la serra dans ses bras avec larmes. – « Adieu pour bien longtemps, lui dit-elle, pour toujours, peut-être. Mon mariage n’a pas lieu, je quitte le village avant que mon père y arrive, il n’y retrouverait pas sa chaumière !... Hélas ! ce village lui a toujours porté malheur depuis la mort de ma mère !... » Et, s’arrachant des bras de Marguerite, elle prit le chemin sur lequel elle devait rencontrer son père. Elle marchait en toute hâte afin de s’éloigner d’Iseste plus vite que le vieillard n’en approcherait ; le village ne lui avait jamais semblé si grand, bien qu’elle l’eût traversé souvent pour son père, le matin, les jours de dimanche et de fête, quand le pauvre aveugle l’attendait, comptant l’absence de son enfant heure par heure. Alors on disait en la voyant passer : –C’est une bénédiction pour le pays que la sagesse de cette toute jeune fille ; – et chaque mère de famille la donnait pour exemple à celle de ses enfants qui avait son âge, et l’on ne parlait que de sa vertu, quoiqu’elle fût la plus belle : à présent, comme autrefois, on se parlait à demi-voix ; en la regardant, et comme autrefois aussi elle rougissait.

Elle ne put retenir ses larmes en apercevant la porte du presbytère avec ses deux larges bancs de pierre blanche placés sous une petite vigne rampante, et destinés aux pauvres des villages environnants qui se rendaient une fois par semaine chez le cure d’Iseste pour y recevoir ses instructions et ses aumônes ; elle pleura donc abondamment et même s’agenouilla devant cet humble seuil usé par la charité : – « C’est ici que mon père devait se reposer demain après mon mariage, ayant ses deux enfants à ses pieds : ô mon Dieu ! que votre volonté soit faite, quoique vous ne l’ayez pas permis ainsi... » – Joignant les mains, elle ajouta : – « Je suis seule, et je m’éloigne profondément affligée... prenez pitié de moi, ô mon Dieu ! » Se relevant, elle aperçut dans les angles du vieux toit des nids d’hirondelles nouvellement construits, ce qui lui donna l’assurance que sa prière était exaucée. Puis elle reprit sa course, tout en se disant, pour se rassurer, que puisqu’un enfant accompagnait son père, ils seraient obligés de se reposer souvent l’un et l’autre durant le chemin ; elle ne savait pas, la pauvre Rose-Madeleine, combien le bonheur peut remplacer de jeunesse, son père lui avait toujours semble si vieux ! Il était là pourtant, sur la grande place de l’église, marchant à tâtons au soleil, le vieillard, aussi vite que la jeune fille. Il arrivait, lui, il arrivait pour conduire à l’autel son enfant, sa seule enfant... pour lui assurer un nouveau guide, un nouveau soutien, un nouvel ami, assez jeune, pour la vie entière...

Quand Rose-Madeleine aperçut son père, elle n’eut pas la force de se jeter dans ses bras ni même de lui parler, l’aveugle passait à ses côtés et continuait son chemin : – « Votre fille... voilà votre fille ! » s’ écria l’enfant qui l’accompagnait » ; – et, tout joyeux, il rejoignit en courant les autres enfants du village. – « C’est toi, Madeleine, dit le vieillard, tu as bien fait de venir jusqu’ici au-devant de moi, chère enfant ; viens, que je m’appuie sur ton bras jusqu’à ta chaumière... Tu vas trouver que je marche lentement... je ne suis pas fatigué, pourtant ; la route n’est pas longue et je l’ai faite si souvent autrefois, dans le bon temps, avec ta mère... Pas de tristes pensées, aujourd’hui, non, pas aujourd’hui... Mais ai-je mes enfants sous mes yeux ? – car, dans sa joie, il croyait y voir encore ; – êtes-vous venus me chercher à deux ? – Je suis seule, répondit à demi-voix la jeune fille désolée sur laquelle s’appuyait le vieillard content. – Allons, Madeleine, allons, te voilà déjà tout émue... tu trembles de joie, il faut que je te soutienne... Je suis bien heureux aussi à cause de toi... mais, grâce à Dieu, l’habitude du chagrin m’a fortifié ! – Mon père, disait tout bas Rose-Madeleine... – Me voici donc venu pour ta noce !... revenu dans mon village, mon bien-aimé village, mon beau pays !... Le pays natal, ma fille, le pays natal quand on est vieux !... Aide-moi à reconnaître. À gauche, un peu loin dans la vallée, n’y a-t-il pas, seule au bord du ruisseau, n’est-ce pas ? la maison de ton grand-père, la nôtre, la première, la plus belle de tout l’endroit ? Quand j’y conduisis ta mère, enfant, il m’en souvient, elle tremblait comme tu trembles ; alors j’étais riche, j’avais l’âge de ton Alexis ; alors j’étais plein de joie... comme à présent, Madeleine, le bonheur m’est revenu... le même ; quoique je sois vieux, pauvre, et que je ne puisse pas te voir... » Et les yeux de l’aveugle avaient encore des larmes de joie qui se mêlaient aux sanglots déchirants de l’infortunée jeune fille... Toute la vie de l’enfant était remontée au père ! – « Il faut partir à présent... à présent !... » s’écria Rose-Madeleine, – ayant rassemblé dans cette seule parole ce qui lui restait de courage pour la douleur. L’aveugle chancela comme un vieux chêne dont le premier coup de cognée brise la racine. « – Partir ! partir !... répétait-il ; oui, pour la maison de ta cousine, pour la maison de ton fiancé ; pour la noce... – Il n’y a plus de noces pour ta fille... Plus de bénédiction pour ta fille, plus de fiancé pour ta fille !... Viens ; mon père, viens, ce n’est pas ton chemin, là... Retournons à gauche ensemble, par où tu es venu seul... N’écoute rien, ne parle à personne, on ne nous voit pas... Allons, marchons vite, la route n’est pas longue, et je suis là pour te guider... viens, appuie-toi des deux mains sur ton enfant... » Le vieillard ne bougeait pas... – « Je suis aveugle, Madeleine, je ne puis retrouver ma route ; les méchants, voilà qu’ils ont mis des pierres pour me faire trébucher à chaque pas et pour rire en me regardant.

Les méchants ! oui, les méchants ! fuyons-les, mon père ; ils te diraient beaucoup de mal de ta fille ; ils t’enlèveraient le peu qui te reste, sans pitié pour ta pauvreté, comme si nous avions cherché à les affliger..... Ils ne m’ont pas chassée du village, oh ! non, non ; mais s’ils nous voyaient partir, parce que nous pleurons, ils s’en vanteraient peut-être devant toi..... Mon bras, mon bras... N’aie pas peur... Il est plein de force... tu sais bien..... n’aie pas peur... » Et le vieillard ne bougeait pas ; vainement la pauvre Madeleine cherchait à le faire rétrograder et à l’emporter presque entre ses bras, comme si elle eût senti du feu sous ses pieds. L’aveugle immobile riait, riait à chaque nouvel effort, et cette joie stupide faisait fondre en larmes. Madeleine, effrayée de cette immobilité, de cette joie, de ce silence, et se croyant coupable à force de se sentir malheureuse, se mit aux genoux de son père pour lui demander pardon. « – Alexis m’a abandonnée parce que tout le village lui a dit que je ne l’aimais pas, quoique je fusse sa fiancée, et que j’avais aimé Julien, bien que j’aie refusé de l’épouser sans que votre volonté se soit opposée à ce mariage..... Alexis m’a trouvée coupable par bien des raisons..... Je n’ai pu me justifier par aucune..... Tout est fini pour le bonheur, me suis-je dit alors..... Il savait que vous veniez quand il m’a quittée... Ô mon père, pardonnez-moi, car je ne suis pas coupable. – Te pardonner ! s’écria le vieillard, dont la raison s’était ranimée peu à peu à chaque parole de la voix aimée, mélodie incompréhensible et céleste, te pardonner, mon enfant !... Ah ! je rends grâce à Dieu de m’avoir conduit jusqu’à Iseste aujourd’hui ; je sentais bien que je marchais pour te bénir, et je te croyais heureuse pourtant ! » La voix du père de Rose-Madeleine s’élevait pleine de force au-dessus des sanglots de la fiancée, et les enfants quittaient leurs jeux et venaient en riant regarder l’aveugle, et les femmes laissaient leur ouvrage et sortaient sur la porte de leur chaumière, et puis s’avançaient ; et les villageois, ceux qui étaient vieux, malades ou inoccupés, écoutaient, et la place de l’église devenait trop petite pour cette foule curieuse, faible, infirme et railleuse....... « Avez-vous des filles, vous autres qui venez voir rougir la mienne ? Faites-leur place à vos côtés ; et dites-leur en levant les yeux au ciel en action de grâces, dites-leur : Quand nous serons devenus vieux, c’est vous, enfants, qui travaillerez le jour, qui travaillerez la nuit sans relâche d’un bout de l’année à l’autre, pour que nous ayons un morceau de pain à manger, pour que nous ayons un lit et une couverture à notre lit lorsqu’il fait froid, et des sabots à nos pieds ; dites-leur... » Madeleine mit précipitamment sa main sur les lèvres du vieillard qui, pour la première fois, venait de parler de sa misère. « Oui, oui, tu as raison ; ils ne comprendraient pas, eux qui ne savent ce que c’est que d’avoir un enfant quand on n’a rien, un enfant à soi qui vous aime alors que tout le monde s’est fatigué de vous aimer, par cela seul qu’on a vécu longtemps..... Ils te chassent, enfant, ne t’afflige pas..... je te reste encore..... Viens avec moi, loin d’ici, sous mon pauvre toit, il y a de la place pour deux : nous y étions deux autrefois, seulement les jours de fête ; à présent nous y serons deux tous les jours. Tu travailleras pour moi, et moi je vivrai longtemps pour toi..... Viens dans la ville où nous sommes étrangers, personne ne nous haïra..... Ma Rose-Madeleine, ma pauvre enfant, si ta mère te restait, elle te saurait mieux consoler..... »

Et il s’éloignait lentement, appuyé sur Rose-Madeleine, la fiancée d’Alexis ; la foule se rangeait étonnée, pour laisser passer le père et l’enfant. Quelques femmes se parlaient encore, mais tout bas, car Rose-Madeleine était pâle comme la jeune fille ressuscitée par la parole du Sauveur, et elle était seule pour soutenir les pas de l’aveugle.

 

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Cependant Julien, l’accusateur de Madeleine, venait d’être témoin de cette scène déchirante. « – Je n’aurais pas dû traverser la place de l’église aujourd’hui ; je ne me croyais pas si coupable. Dieu ! que le feu prend vite ! que le mal est facile à faire !!! Allons..... je sais où est notre pasteur... je lui ferai l’aveu de mon crime ; allons... – Et tout en se parlant de la sorte, Julien avait devancé de bien loin hors du village Rose-Madeleine et son père.

Ils allaient tous les deux sans prononcer une parole. L’attention de la jeune fille était occupée à ralentir sa marche selon les forces du vieillard ; elle épuisa toutes les siennes à le soutenir pour une petite portion du chemin, puis, quand l’espérance lui manqua, la charité lui tendit la main. C’était le bon curé d’Iseste, qui lui dit en l’abordant : « Je savais que je vous rencontrerais sur ma route ; je viens d’être prévenu par Julien... – Julien ! s’écria-t-elle, vous ne le croyez pas, vous ! – Je sais tout, mon enfant, je sais tout ; venez avec moi. Dieu est grand. Vous vous trouverez demain, avant la messe, à dix heures, dans l’église, et comme c’est dimanche, tout le village y sera. Laissez-moi conduire votre père. »

Le lendemain, quand les habitants d’Iseste furent rassemblés pour la messe, le pasteur monta en chaire ; il s’inclina vers l’autel ; tous les assistants se signèrent. Une étrangère, voyageant dans ces montagnes, entrait en ce moment dans l’humble église. Les fleurs nouvelles dont les murs étaient couverts lui donnaient un air de fête ; mais les villageois paraissaient si tristes que l’étrangère se demanda si tout le pays avait été frappé par l’orage une heure avant la moisson. Craignant de troubler le prêtre dont la parole consolait sans doute, elle s’arrêta au fond de l’enceinte, près du dernier pilier, loin des fidèles ; à côté d’elle était un vieil aveugle, les bras croisés sur la poitrine, et une jeune fille séparée de toutes les autres, les mains jointes, priant la Vierge : on entendait ses pleurs, et elle priait cependant ; mais quelquefois ses grands yeux noirs se portaient involontairement vers le côté opposé, sous la chaire, où un jeune villageois pleurait comme elle.

« Mes enfants, disait le prêtre, de temps à autre vos champs sont flétris, vos petites plantes sont inclinées vers la terre, parce que la rosée du matin ne leur suffit point ; alors Dieu regarde, et il envoie à vos petites plantes, à vos champs, une rosée plus abondante. Quelquefois aussi vos cœurs sont tristes, sont languissants pour le bien ; alors Dieu regarde, et il envoie à vos cœurs une nourriture nouvelle. Bénissez-le, mes chers enfants : il a regardé aujourd’hui ; et moi qui suis, en son nom, au milieu de vous, moi qui viens, à sa place, vous distribuer sa parole, j’ai aussi ma part d’édification et de larmes dans le récit bien touchant que je vais vous faire. Oui, nous pleurerons tous, sans doute ; ce sera une prière de plus faite ensemble aux pieds de l’autel. Nous pleurerons ; car les exemples généreux, les actions vraiment chrétiennes, sont devenus rares parmi nous, et nous sommes plus sensibles aux belles œuvres, à raison du peu d’habitude que nous en avons. Nous pleurerons ; mais nous deviendrons peut-être un peu meilleurs.

» Il y avait dans la ville voisine un pauvre vieillard, et quoiqu’il fût infirme et qu’il ne possédât plus rien sur la terre, jamais n’eut-il à se plaindre de son triste sort : sa misère lui était cachée par sa fille. Elle savait qu’il rougissait d’être pauvre ; la pauvreté, le premier des biens, selon l’Évangile, la sainte pauvreté inspirait une fausse honte à ce fragile chrétien. Certes ce n’est pas nous qui entreprendrons sa défense ! Il était coupable, oui, coupable par ignorance, par faiblesse humaine ; mais sa fille ne le jugeait pas : elle partageait avec amour les douleurs dont il ne lui était pas donné de le délivrer ; elle partageait tous ses sentiments, tous, et l’obéissance changeait leur imperfection en sainte vertu. Or la jeune villageoise faisait deux parts de son travail, de ses repas et de son sommeil. Un jour, la part destinée à son père, bien que la plus grande, vint à se trouver trop petite. Elle redoubla d’efforts, de vigilance, de prières ; mais l’hiver était rude, le pain était cher, la faim tourmentait le vieillard, le froid le chassait de son lit ; la pauvre enfant n’avait plus rien, rien ! Elle cherchait, elle cherchait dans son cœur... Son cœur lui trouva quelque chose encore à donner ! Sa chevelure était grande et belle ; elle se souvint avec orgueil de tous les éloges qu’on en faisait ; saint orgueil ! mes enfants, chaste vanité ! car elle se disait, pleine de joie : – J’irai dans la ville voisine, je vendrai mes cheveux bien cher ; mon père aura du pain bien longtemps !!!

» Tous ces cheveux furent coupés le jour même. C’était la seule parure qu’elle pouvait sacrifier ; parure que la nature sans doute ne lui fit si belle que pour le triomphe de la tendresse filiale ! Elle l’avait vendue selon son espérance, assez pour deux mois d’hiver ; elle l’avait vendue selon son amour : le vieillard ignorait son sacrifice... Oh ! mes enfants, l’action est touchante, n’est-ce pas ? Je vous vois émus profondément, comme je le suis moi-même en cette chaire de charité... Jeunes filles, vous voudriez être cette jeune fille... vieillards, vous voudriez être ce vieillard... Sa pauvreté !! qui est-ce qui pense à sa pauvreté ?.... je vous le demande... qu’est-elle devenue à nos yeux, sa pauvreté !!.......... Nous pleurons,  oui, c’est bien ; mais je n’ai pas achevé encore... Voici ce qui arriva à la jeune fille. Tout son village l’accusa, la persécuta, la chassa ; et, déshonorée et perdue, elle traversa ce village, au bruit des huées, des railleries, la pauvre jeune fille cachant son vieux père aveugle en ses bras... et son accusateur était là, lui qui l’avait suivie à la ville, qui avait épié son sacrifice, qui avait racheté, pour la vengeance, une partie de la sainte offrande !!! Vous pleurez, oui, c’est bien... mais ce n’est pas tout encore... Elle n’avait qu’à dire un mot, et la calomnie retombait sur l’accusateur, et la honte s’attachait à lui, et le crime, sans expiation, lui restait, et la sage jeune fille retrouvait, elle, tous ses droits à l’union de son fiancé !! Mais cette parole eût dévoilé la misère où son père se trouvait réduit, cette misère profonde qu’il cachait si soigneusement, et qu’il ne connaissait pas lui-même tout entière. Cette parole, elle ne l’a pas prononcée, et son accusateur a pu trouver le seul moyen possible d’effacer sa faute, celui de la confesser à tous par ma bouche... Maintenant, mes enfants, ne vous pressez pas ainsi avec tant de bruit autour de la vertueuse fille... Toi, son fiancé, et vous, son père, retenez votre bonheur en votre âme. À genoux, à genoux, mais devant l’autel !! Dieu est impatient d’avoir aussi sa place dans cette église toute charité ! À genoux... » Et la sainte messe commence. La prière de tous fut plus ardente, celle de l’étrangère surtout. Elle s’arrêta quelques jours dans ces montagnes ; elle y fut témoin du mariage de Rose-Madeleine, et c’est elle qui nous a raconté cette histoire.

 

 

Gabrielle SOUMET.

 

Paru dans Écho de la jeune France en 1833.

 

 

 

 

 

 

 

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