Le Diable devenu recteur
par
Émile SOUVESTRE
Un jour que Jésus-Christ revenait du bois du loup, dans la paroisse d’Augan, où il était allé pour faire les semailles d’une pauvre veuve, et qu’il arrivait à une enfourchure de chemins, il vit venir, par une route de buissons1, un cavalier assis sur un gros sac. Ce cavalier avait à la bouche une rose de vipère2 et chantait une chanson impie. Jésus-Christ, croyant que c’était un meunier, se rangea un peu, car il n’aime à approcher que les honnêtes gens3 ; mais quand le cavalier eut atteint le carrefour, il reconnut que c’était le vieux Guillaume.
– Toi ici, mauvais esprit, dit-il, avec étonnement.
– Le grand chemin appartient à tout le monde, répliqua effrontément le père du péché.
– Et d’où viens-tu ainsi ? demanda Jésus.
– Je viens de faire la tournée de mon diocèse, répondit le diable, en se moquant. Mon compère l’Ankou et moi nous avons choisi ce moment pour faire notre récolte parmi les hommes ; il a coupé les épis, puis je les ai battus, et j’emporte l’ivraie, après avoir laissé le bon grain.
– Ainsi, le sac que tu as là, sur ton cheval, est plein d’âmes damnées ? reprit le Sauveur.
– Oui, dit Satan ; et ce ne sont pas seulement des âmes d’aubergistes, de fourniers, de langueyeurs de porcs ou de procureurs ; j’ai de belles petites âmes d’ursulines, de carmélites, de visitandines, de filles de la charité, et de grosses vilaines âmes de capucins, de cordeliers, de dominicains ; sans parler des kloareks et des prêtres.
– Hélas ! dit Jésus, avec compassion, j’aurai donc bu en vain le fiel et le vinaigre, sur la croix, pour le salut des fils d’Adam ! toujours je les verrai retomber dans tes pièges. Quel droit as-tu sur mon peuple ?
– Le droit que le renard a sur le poulailler du manoir, répondit l’ange cornu, en riant.
– Eh bien, écoute, reprit le Christ ; je veux te proposer un marché. Si tu veux renoncer à ces âmes, je te permettrai de vivre tout un jour, sans souffrance, sur la terre.
– Et je garderai mon pouvoir ? demanda le diable.
– Oui, répondit le Dieu de Bethléem ; mais à condition que tu ne pourras t’en servir que pour doter les hommes et non pour les tourmenter.
– Emporte ta pochée d’âmes, Nazaréen, cria le vieux Guillaume ; j’accepte le marché.
Le fils de Marie prit les âmes ainsi sauvées, grâce à sa miséricorde, et demanda à Satan sous quelle forme il voulait paraître au milieu des hommes.
– On vient de faire un saint du recteur de Konkored, répliqua le diable, je veux le remplacer pour un jour.
– J’y consens d’autant mieux, dit Jésus, que tous ceux de cette paroisse t’appartiennent déjà comme sorciers4 et qu’il ne s’y trouve que trois familles d’élus ; les Biann, les Floc’hik et les Rannou, auxquelles tu ne peux faire aucun dommage, selon notre marché. J’ôte donc de dessus toi, pour un jour entier, la réprobation que tu subis, et, pendant tout ce temps, les choses saintes cesseront de t’être ennemies. Va, pauvre brûlé, et prends tes heures de repos, pour recommencer ensuite l’éternelle punition.
Quand le vieux Guillaume se trouva seul, il n’eut rien de plus pressé que de changer de forme. Il prit une soutane toute neuve, une ceinture de soie, un chapeau de fin castor, le visage rose et doux d’un jeune garçon que le prêtre a baptisé avec la fiole destinée aux filles5 ; et il s’achemina vers Konkored sur une grosse jument bouclée qui marchait la tête plus basse que la croupière. À le voir, on eût dit un jeune saint à qui il ne manquait que d’être mort pour se faire canoniser.
Aussi, quand il entra dans le village, ceux de Konkored secouèrent la tête en disant :
– Voilà un nouveau recteur qui est bien innocent pour nous autres.
Les trois familles d’élus furent les seules à se réjouir. Elles vinrent saluer M. Guillaume, qui les remercia avec un sourire de nonne, et promit d’aller leur rendre visite le jour même.
Il conduisit d’abord son cheval à l’écurie du presbytère ; puis il entra à l’église, où il resta longtemps à genoux sur la pierre, comme s’il eût prié.
Mais la prière du diable est une malédiction pour les honnêtes gens, et, pendant qu’il avait l’air de parler à Dieu, il méditait tout bas la perte des hommes.
Quand il se releva, au bout d’une heure, il se rendit donc, sans retard, chez les Biann, qui demeuraient plus près de l’église que les deux autres familles.
C’étaient deux pauvres mariés, sans enfants, qui avaient vieilli dans la privation, observant avec scrupule les lois des hommes et les lois de l’Église. Au moment où le recteur entra, ils allaient se mettre à table, et, vu le jour maigre et la pauvreté, ils n’avaient pour dîner qu’une soupe de pain de bois6 et de lait baratté. Le recteur eut l’air de les prendre en pitié.
– Braves gens, dit-il, avez-vous toujours aussi maigre chère ?
– Faites excuse, monsieur le curé, répondirent le vieil homme et la vieille femme, nous mangeons de la soupe de viande une fois par mois et du pain blanc tous les ans, le jour du Pardon.
– Et vous n’avez jamais désiré de mets plus délicats ?
– Hélas ! le désir est la maladie des pauvres gens, répondit Biann ; en voyant passer les provisions du château, nous avons bien souvent souhaité, ma moitié de ménage et moi, dîner une seule fois, avant de mourir, comme les gentilshommes dînent tous les jours.
– Eh bien ! votre souhait sera accompli, braves gens, dit M. Guillaume d’un air doux. Voici un plat de hêtre que la mère de Dieu avait donné à un grand saint d’autrefois. Ceux qui le possèdent n’ont qu’à nommer le mets qu’ils désirent pour qu’il y paraisse aussitôt. Comme il est juste que tous les pauvres de la paroisse en profitent à leur tour, je ne puis vous le prêter que jusqu’à ce soir ; mais c’est assez pour que vous connaissiez, au moins une fois, ces festins des riches auxquels vous n’avez goûté que des yeux.
Le vieux Biann et sa femme remercièrent de tout leur coeur M. Guillaume, qui sortit après leur avoir recommandé de bien mettre le temps à profit.
Dès qu’il fut parti, les deux affamés de naissance posèrent le plat sur leur plus belle nappe à franges, et se demandèrent l’un à l’autre ce qu’ils devaient souhaiter.
– Je veux une omelette au miel et une tourte aux raisins, dit vivement la ménagère en regardant le plat avec des regards qui mangeaient déjà.
La tourte et l’omelette y parurent aussitôt.
Les deux époux jetèrent un cri d’émerveillement et avancèrent en même temps la main pour y goûter ; mais après les premières bouchées, Biann s’écria :
– Nous avons tort de commencer par les friandises ; il faut avoir d’abord quelque chose de plus solide.
– Demande une tête de veau sur le gril, fit observer sa femme.
– Ou un quartier d’agneau à la broche, ajouta le mari.
– Avec un pâté de lièvre, répéta la première.
– Et des andouilles fumées, continua le second.
– Sans oublier le pain blanc.
– Ni le vin de Bordeaux.
Tout ce qu’ils venaient de nommer avait couvert successivement la table et ils allaient se mettre à manger, quand la femme s’écria tout à coup :
– Jésus ! nous oublions que c’est le vendredi saint, mon homme.
Biann resta le couteau levé.
– Le vendredi saint ! répéta-t-il.
– Puisque c’était hier jeudi.
– Tu as raison, dit le paysan, c’est vendredi saint, jour de maigre et d’abstinence.
– Nous ne pouvons manger de chair sans nous damner, reprit la première.
– Et cependant, objecta le second, nous n’aurons plus ce soir le plat de hêtre.
– C’est la vérité, l’occasion sera perdue.
– Et elle ne reviendra jamais.
– Seigneur Dieu ! laisser le pâté de lièvre !
– Et l’andouille fumée !
– Ne pas toucher au quartier de mouton !
– Ni à la tête de veau !
Le vieil homme et la vieille femme regardaient le plat d’où sortaient de petits tourbillons de fumées qui chatouillaient leurs narines et leur creusaient l’estomac.
– Ce serait pourtant péché de perdre tant de bonnes choses, dit Biann, avec convoitise.
– Sans compter, ajouta sa moitié de ménage, que le recteur nous a permis d’en manger.
– Vrai ?...
– Puisqu’il nous a dit de nous régaler.
– C’est juste ; il nous a averti d’ailleurs que le plat de hêtre avait servi à un saint.
– Dans ce cas, il ne peut nous induire en faute ; c’est une chose sacrée.
– Comme tout ce qui en vient.
– Et l’on peut dîner de ce qu’il offre, sans impiété.
– Ça doit être, au contraire, une action pieuse.
– Mangeons alors.
– Mangeons.
Tous deux mirent avidement la main au plat et commencèrent à dévorer les viandes, sans s’inquiéter davantage de la mort du Christ. La gourmandise les avait perdus.
Le diable, qui était resté à la porte, pour tout regarder par le trou du loquet, frotta, l’une contre l’autre, ses griffes déguisées en mains de recteur et se dirigea vers la demeure habitée par les Floc’hik.
Il y avait là une veuve et une jeune fille avec un cousin qui, après avoir conduit la ferme comme serviteur, allait devenir le maître, en épousant la pennérèz. Les granges étaient pleines de tailleurs qui cousaient des habits et de menuisiers qui rabotaient des meubles de chêne pour les deux fiancés. Le jeune seigneur de Gwebriant était dans l’aire, parlant au cousin d’un cheval qu’il voulait acheter.
Ce fut la veuve et sa fille qui reçurent le nouveau recteur. Après avoir parlé des semailles, de la maladie qu’il y avait sur les moutons et des dérèglements de ceux de Konkored, la mère fut obligée de sortir pour tirer les vaches, et le recteur causa avec la jeune fille de son prochain mariage.
– Vous allez prendre un état rude et qui exige de grandes grâces, dit-il d’un ton de prédicateur. Les dames des gentilshommes une fois mariées n’ont qu’à se vêtir de beaux vêtements, qu’à aller à l’église en carrosse et qu’à faire la collation avec leurs pareilles ; mais la femme d’un laboureur doit dire adieu à tout plaisir et à tout repos. Il faut qu’elle se couche tard, qu’elle se réveille d’heure en heure, pour soigner les malades ou pour allaiter les enfants, qu’elle se lève la première et qu’elle travaille seule autant que toutes les servantes de la maison.
– C’est pourtant vrai ce que dit monsieur le recteur ! murmura Genofa d’un air pensif.
– Et puis, reprit le faux prêtre, le bien des fermiers n’est pas comme celui de la noblesse, à l’abri de tout malheur. Qu’un mauvais air souffle sur les bestiaux ou sur les récoltes, voilà une famille ruinée ! Alors, c’est la femme qui a surtout à souffrir ; car, pendant que le mari est dehors, c’est elle qui entend les cris des enfants et les mauvaises paroles des créanciers.
– Hélas ! monsieur le recteur dit encore la vérité ! répéta la pennérèz effrayée.
– Sans compter que ceux qui travaillent de leur corps ont souvent l’humeur chagrine, continua le vieux Guillaume ; loin d’être galants avec leurs femmes, comme les seigneurs, il les traitent quelquefois de la même manière que leurs attelages.
– Jésus ! et Nedel qui frappe tant ses bêtes, s’écria la promise, tout effrayée.
– Vous voyez donc que Dieu vous favorise d’une grande épreuve, continua le diable avec un air cafard7 ; bénissez la croix qu’il vous envoie, ma fille, et réjouissez-vous de ne pas être une femme de noble, qui ne connaîtrait de la vie que les vanités et les plaisirs.
– Oui, oui, monsieur le recteur, dit Genofa en sanglotant, je me réjouis aussi... Mais, Seigneur ! je n’avais point pensé à tout cela.
Et elle prit le coin de son tablier pour essuyer les larmes qui tombaient sur ses joues roses et blanches.
Le jeune curé parut attendri.
– Écoutez, pauvre innocente, dit-il ; je veux venir à votre secours et vous assurer l’affection de celui qui va devenir votre mari. Prenez cette bague de fer, noire comme vos beaux cheveux. Elle a appartenu à un grand évêque, et il y a en elle une vertu si merveilleuse, que l’homme qui la mettra à son doigt prendra aussitôt votre volonté, et, quand il serait prince ou duc, vous le verrez devenir votre serviteur fidèle.
La pennérèz reçut la bague avec de grandes exclamations de joie ; elle remercia le recteur jusqu’à douze fois de suite et le reconduisit par le petit courtil.
Elle revint ensuite du côté de l’aire afin de chercher Nedel ; mais, comme il était parti avec l’attelage, elle ne trouva que M. de Gwebriant essayant le cheval qu’il venait d’acheter.
C’était un jeune homme de grande taille et corpulent, dont le visage avait la couleur du soleil quand il se couche. Toutes les jeunes filles le citaient comme le plus beau gentilhomme du pays.
Genofa se mit à penser aux paroles du vieux Guillaume et à la bague de fer qu’il lui avait donnée. Elle comparait, dans son esprit, la vie d’une femme de noble à celle d’une femme de laboureur ; puis elle regardait son talisman qui, au dire du recteur, pouvait la faire aimer d’un duc ou d’un prince.
– Celui-ci n’est que marquis, pensait-elle ; si j’essayais sur lui, rien que pour savoir.
Et, tout en se répétant ces choses, elle traversait le pourpris jusqu’à ce que M. de Gwebriant l’aperçût et lui criât :
– Eh bien, la belle fille, c’est donc ces jours-ci qu’on prend un maître ?
– J’en ai déjà un, répondit Genofa, en baissant modestement les yeux.
Elle voulait parler du jeune homme, à qui la ferme appartenait, et il la comprit bien, car il s’écria en lui prenant les bras :
– Sur mon salut, Genofa, si je suis ton premier maître, c’est à moi qu’appartient ton premier baiser.
Et il l’embrassa. Mais la pennérèz voulut retirer sa main pour lui échapper ; alors il remarqua la bague de fer qu’elle portait au doigt et lui demanda de qui elle l’avait reçue. Genofa répondit qu’elle venait de la trouver, en coupant l’herbe dans le pré.
– Dans ce cas, dit M. de Gwebriant, elle m’appartient, car je suis seigneur de la terre.
Et il l’ôta, en riant, du doigt de la jeune fille ; mais à peine l’eut-il passé au sien, qu’un violent amour alluma son sang et son coeur. Il regarda la pennérèz avec des yeux qui pétillaient, et il lui dit tout bas :
– Il faut que cette bague soit un anneau d’alliance entre nous, Genofa. Monte avec moi sur ce cheval et je t’emmènerai à Vannes, où j’ai une maison qui ne manque de rien. Tu auras des serviteurs, des robes de soie et un chapelain qui dira la messe pour toi seule.
Genofa fut si étonnée, qu’elle demeura d’abord sans réponse. Alors M. de Gwebriant la prit dans ses bras, il l’assit devant lui sur la selle, comme un enfant qu’on mène au Pardon, et le cheval partit en faisant étinceler, de ses quatre pieds, les cailloux du chemin.
Le diable, caché derrière le pignon, fit une cabriole de joie et descendit vers le domaine des frères Rannou.
Ceux-ci étaient trois frères qui vivaient honnêtement sur le bien reçu de leur père. Chacun y avait sa part qu’il cultivait selon sa fantaisie ; mais rien ne séparait les trois héritages ; la bonne foi et le bon accord tenaient lieu de fossé. Au moment des semailles, les frères laissaient seulement, entre leurs champs, un sillon vide, et ce sillon servait de limite.
Le recteur les trouva réunis devant la porte de la maison où ils étaient occupés à tailler des chevilles avec leurs couteaux.
À la vue du prêtre ils se levèrent et voulurent le faire entrer dans la maison ; mais le vieux Guillaume les remercia.
– Non, braves gens, dit-il ; je ne suis venu que pour vous souhaiter une heureuse journée ; restez à ce que vous faites.
– Que monsieur le recteur nous excuse, dit le plus âgé, nous préparons des chevilles pour la latte et pour le soc de nos charrues qui sont hors de service.
– Et cependant, continua le second, toutes trois ont été fabriquées en bois de petit orme par le meilleur charron d’Augan ; mais notre terre ressemble à la pâte de seigle quand on va la mettre au four, et ce n’est qu’à grande sueur qu’on peut y faire un sillon.
– Aussi, ajouta le troisième, faut-il, deux fois chaque jour, changer les attelages, ce qui est un retard et une ruine.
– Je comprends vos plaintes, chers fils, dit le diable, et je veux venir à votre aide. Cette cheville que vous voyez a été fabriquée par saint Joseph. Lorsqu’on la place au soc d’une charrue, celle-ci laboure seule tout le jour et trace autant de sillons que trois de ses pareilles conduites par de doubles attelages. Malheureusement elle ne peut avoir qu’un maître, et il faut qu’elle appartienne à un seul de vous.
– Tirons à la plus courte paille pour voir qui la possédera ! s’écrièrent en même temps les trois frères.
Le recteur y consentit, et, quand les Rannou eurent tiré, il se trouva que c’était Kado, le plus jeune, qui avait gagné. Le vieux Guillaume lui remit la cheville et se retira après avoir bien recommandé aux deux autres frères de ne pas être jaloux de leur cadet.
Celui-ci courut chercher la plus vieille charrue, il la conduisit à un champ qui se reposait depuis trois ans et plaça la cheville au soc. À l’instant même l’instrument de labourage se mit en mouvement, volant sur la terre aussi vite qu’un oiseau qui regagne son nid et creusant un sillon deux fois aussi haut que le fer d’une bêche.
Les deux frères, qui étaient accourus pour regarder, demeurèrent immobiles de surprise ; mais, au même instant, l’amitié qu’ils avaient pour leur jeune frère se changea en envie, tandis que celle de Kado se perdait dans l’orgueil.
– Ce garçon-là est bien heureux d’avoir gagné la cheville, murmurèrent-ils à demi voix, car nous y avions autant de droits, et il n’a eu pour lui que le hasard.
Kado, qui les entendit, se retourna d’un air fier.
– Ne faites pas comme les impies, dit-il, en appelant hasard la volonté de Dieu. Si j’ai été désigné pour ce don précieux, c’est qu’apparemment j’en étais le plus digne.
Les deux frères se récrièrent en l’appelant démon glorieux, ce qui fit entrer Kado en grande colère.
– Allez, allez ! s’écria-t-il, ne me poussez pas à bout ; car avec ma charrue je puis avoir bientôt la fortune d’un seigneur, et quand je serai riche, je ferai de vous des mendiants si c’est mon plaisir.
Cette menace brûla le sang des deux frères, qui avaient déjà la bile dans le coeur.
– Prends garde, fils de vipère ! s’écrièrent-ils ; car, si tu nous menaces, nous te prendrons ce qui fait ta fierté.
– Essayez donc, si vous êtes des hommes ! s’écria Kado en levant la fourche à nettoyer la charrue, qu’il tenait à la main.
Ses frères, fous de fureur, se jetèrent sur lui pour le frapper, et, comme ils avaient encore le couteau à la main, du premier coup ils le tuèrent.
Un éclat de rire semblable au tonnerre retentit aussitôt derrière la haie : c’était le vieux Guillaume qui avait tout vu et qui s’en retournait au presbytère, aussi heureux qu’un bourgeois de Pontivy, quand il a trompé un pauvre paysan sur le prix du blé.
En arrivant, il demanda à la servante de lui préparer, pour son souper, une poitrine de porc cuite dans son jus, et de prendre pour lui, chez l’aubergiste, autant de cidre qu’il en faut pour enivrer douze ivrognes de Guéméné.
À ce moment, on vint lui annoncer que les Biann avaient été trouvés morts dans leur cabane pour avoir trop bu et trop mangé.
Il claqua des doigts et dit d’ajouter à son souper du vin bouché.
Comme il allait se mettre à table, on l’avertit que M. de Gwebriant, qui enlevait Genofa Floc’hik, avait été emporté par son cheval dans une pierrière où tous deux étaient morts fracassés.
Il dansa un pas de Jabadao, et dit qu’il voulait une salade aux fines herbes.
Enfin, lorsqu’il achevait de souper, on accourut lui dire que les deux Rannou avaient tué leur frère Kado, puis s’étaient pendus de désespoir.
Il poussa un cri de joie en demandant de la liqueur des quatre fruits.
Il vidait son dernier petit verre, quand Jésus-Christ parut sur le seuil.
– Vieux Guillaume, ton heure est venue, dit-il, et il faut que tu retournes aux flammes de l’enfer.
– J’y vais, bonhomme, répondit le serpent-huant ; mais j’aurai bonne compagnie, car j’emmène avec moi tout ce que tu avais de juste dans la paroisse. Tu m’avais défendu de les tourmenter, mais non de les enrichir, et je l’ai fait. Ceci te servira de leçon, Nazaréen ; tu sauras une autre fois que pour rendre les hommes méchants, il y a un plus sûr moyen que de leur faire du mal ; c’est de leur faire du bien !
Émile SOUVESTRE, Le foyer breton.
1. Hend kéau ; c’est le nom donné, dans l’évêché de Vannes, aux chemins creux ombragés par les haies.
2. Roi aër ; nom donné par les Bretons au coquelicot.
3. Allusion à la mauvaise réputation des meuniers.
4. Les habitants de Konkored sont appelés les sorciers dans tout le pays de Vannes, depuis le douzième siècle, à cause de la part qu ils prirent alors à l’étrange hérésie d’Eudon ou d’Éon qui passait pour magicien.
Cet Éon, né dans la paroisse même de Konkored (où une rue porte encore son nom), habita d’abord un couvent voisin dont on peut voir les ruines. Son supérieur ayant voulu l’envoyer dans celui de Paimpont, il en conçut tant de dépit, qu’il jeta le froc et se fit chef de secte. Il avait entendu fréquemment chanter à l’église ces paroles : per eum qui venturus est judicare vivos et mortuos, et, comme le mot EUM se prononçait alors ÉON, il crut que cette phrase annonçait sa venue et signifiait : par Éon qui doit venir juger les vivants et les morts. En conséquence, il se proclama Messie et parcourut la Bretagne, le Poitou, la Saintonge, la Gascogne, en prêchant ses étranges doctrines et se faisant un grand nombre de partisans. Il donnait à ceux-ci le titre d’anges ou d’apôtres et les distinguait par des noms symboliques : l’un s’appelait Jugement, l’autre Science, l’autre Sagesse. Les écrivains qui ont parlé d’Éon n’expliquent point en quoi consistait sa doctrine. Tous prétendent seulement qu’il y entrait beaucoup de magie et que les sciences occultes étaient enseignées par lui à ses adeptes. Othon de Fressingue et Guillaume de Neuberg assurent qu’il avait la faculté de se transporter instantanément à de grandes distances, de se procurer de l’or à volonté, de se faire servir par le diable. Ses partisans, qui habitaient avec lui la forêt de Brécilien, près Konkored, jouissaient tous, plus ou moins, du même pouvoir et étaient appelés sorciers. Nous avons déjà dit que ce nom avait été conservé jusqu’à nos jours aux hommes de Konkored.
Les déclamations d’Éon contre le clergé, ses déprédations sur les terres appartenant aux nobles et à l’Église finirent par fixer l’attention. Le duc de Bretagne le fit arrêter en 1148, et il fut conduit à Reims, où le pape Eugène avait réuni un concile. Le président lui demanda sou nom.
– Je suis celui qui doit venir juger les vivants et les morts, répondit Éon.
– Quel est ce bâton fourchu que vous tenez à la main ?
– C’est le sceptre du monde : quand les deux pointes de la fourche sont tournées vers le ciel, Dieu est maître des deux tiers de l’univers et ne me laisse que l’autre tiers ; mais, quand elles sont tournées vers la terre, je possède la meilleure part et je ne laisse à Dieu que la plus petite.
Éon mourut en prison, et plusieurs de ses disciples furent brûlés.
5. Pour désigner un homme qui n’a point de barbe, les Bretons disent : map badezet gand eol merc’h ; mot à mot, garçon baptisé avec l’huile des filles. Cette expression tient à ce que nos paysans regardent les deux fioles dans lesquelles se trouvent les saintes huiles employées pour le baptême, comme ayant des destinations différentes et obligées. Ils pensent que l’une doit servir aux garçons, l’autre aux filles, et que, s’il y a erreur dans l’emploi, il en résultera une certaine perturbation des lois naturelles, c’est-à-dire que les filles auront le menton barbu des garçons, et les garçons le menton imberbe des filles.
6. Bara-brennek, pain avec le bois du blé, c’est-à-dire pain de son. Dans certaines parties de la Bretagne, on boulange avec de la farine non blutée.
7. Le mot breton est intraduisible ; ce mot est pilpous, c’est-à-dire, moitié fil, moitié laine.
Accueil Index général Narrations Méditations Études
Auteurs Livres Pensées et extraits Thèmes