Al Lew-Drez   1

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Émile SOUVESTRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Comme les enfants dorment doucement dans les lits clos ! Le chien jaune ronfle sur la grande pierre de l’âtre, les vaches ruminent derrière leur claie de genêts ; la lueur mourante du foyer tremblote le long du vieux fauteuil du grand-père.

C’est maintenant, chères gens, qu’il faut se signer et répéter tout bas une prière pour les pauvres âmes de ceux qu’on a aimés. Voici que minuit sonne à l’église de Saint-Michel en grève, minuit de la Pentecôte bénie.

C’est l’heure où les vrais chrétiens reposent leurs têtes sur l’oreiller de balle 2, contents de ce que le bon Dieu leur a donné, et s’endorment au cher bruit de la respiration des petits enfants qui sommeillent.

Mais Périk Skoarn, lui, n’a pas de petits enfants ; c’est un jeune homme hardi et seul dans la vie. Il a vu les nobles des environs venir à la messe de la paroisse, et il est envieux de leurs chevaux à brides plaquées d’argent, de leurs manteaux de velours et de leurs bas de soie à coins bariolés.

Il voudrait être riche comme eux, afin d’avoir à l’église un banc garni de cuir rouge et de pouvoir conduire aux Pardons les belles pennérèz assises sur la croupe de son cheval et un bras appuyé sur son épaule.

Voilà pourquoi Périk se promène sur la LewDréz, aux pieds de la dune de Saint-Efflam, tandis que les chrétiens reposent dans leurs maisons, protégés par la Vierge. Périk est un homme amoureux de grandeurs et de belles filles ; les désirs sont aussi nombreux dans son cœur que les nids d’hirondelles de mer sur les grands récifs.

Les vagues soupirent tristement à l’horizon noir, les cancres rongent à petit bruit les cadavres des noyés ; le vent qui souffle dans les roches du Roch-Ellas imite le sifflet des collecteurs 3 de la Lew-Dréz ; mais Skoarn se promène toujours.

Il regarde la montagne et repasse dans sa mémoire ce que lui a dit le vieux mendiant de la croix d’Yar. Le vieux mendiant sait ce qui est arrivé dans la contrée, alors que nos plus vieux chênes étaient encore des glands, et nos plus vieilles corneilles des œufs non encore couvés.

Or, le vieux mendiant d’Yar lui a dit que là où se trouve maintenant la dune de Saint-Efflam s’étendait autrefois une ville puissante ; les flottes de cette ville couvraient la mer, et elle était gouvernée par un roi ayant pour sceptre une baguette de noisetier avec laquelle il changeait toute chose selon son désir.

Mais la ville et le roi furent damnés pour leurs crimes, si bien qu’un jour, par l’ordre de Dieu, les grèves s’élevèrent comme les flots d’une eau bouillonnante et engloutirent la cité. Seulement, chaque année, la nuit de la Pentecôte, au premier coup de minuit, un passage s’ouvre dans la montagne et permet d’arriver jusqu’au palais du roi.

Dans la dernière salle de ce palais se trouve suspendue la baguette de noisetier qui donne tout pouvoir ; mais, pour arriver jusqu’à elle, il faut se hâter, car, aussitôt que le dernier son de minuit s’est éteint, le passage se referme et ne doit se rouvrir qu’à la Pentecôte suivante.

Skoarn a retenu ce récit du vieux mendiant d’Yar, et voilà pourquoi il se promène si tard sur le sable de la Lew-Dréz.

Enfin, un tintement aigu retentit au clocher de Saint-Michel, Skoarn tressaille !... Il regarde, à la clarté des étoiles, le rocher de granit qui forme la tête de la montagne, et le voit s’entr’ouvrir lentement comme la gueule d’un dragon qui s’éveille.

Il assure alors à son poignet le cordon de cuir qui tient son penn-baz et se précipite dans le passage, d’abord obscur, puis éclairé par une lumière semblable à celles qui brillent, la nuit, dans les cimetières. Il arrive ainsi à un palais immense, dont les pierres sont sculptées comme celles de l’église du Folgoat ou de Quimper-sur-l’Odet.

La première salle où il entre est pleine de bahuts où l’on voit entassé autant d’argent qu’il y a de grains de blé dans les huches après la moisson ; mais Périk Skoarn veut plus que de l’argent, et il passe outre. – Dans ce moment sonne le sixième coup de minuit.

Il trouve une seconde salle entourée de coffres qui regorgent de plus d’or que les râteliers ne regorgent d’herbes en fleur au mois de juin ; Périk Skoarn aime l’or, mais il veut encore davantage, et il va plus loin. – Le septième coup vient de sonner.

La troisième salle où il entre est garnie de corbeilles où les perles ruissellent comme le lait dans les terrines de terre de Cornouailles, aux premiers jours du printemps. Skoarn eût bien voulu en emporter pour les jolies filles de Plestin ; mais il continue sa route en entendant sonner le huitième coup.

La quatrième salle était toute éclairée par des coffrets remplis de diamants, jetant plus de flamme que les bûchers d’ajonc sur les coteaux du Douron, le soir de la Saint-Jean. Skoarn est ébloui ; il s’arrête un instant, puis court vers la dernière salle, en entendant sonner le neuvième coup.

Mais là, il demeure subitement saisi d’admiration ! Devant la baguette de noisetier que l’on voit suspendue au fond, sont rangées cent jeunes filles belles à perdre les âmes des saints ; chacune d’elles tient d’un main une couronne de chêne et, de l’autre, une coupe de vin de feu. Skoarn, qui a résisté à l’argent, à l’or, aux perles et aux diamants, ne peut résister à la vue de ces belles créatures aimées du péché.

Le dixième coup sonne, et il ne l’entend pas ; le onzième retentit, et il demeure immobile ; enfin le douzième se fait entendre aussi lugubre que le coup de canon d’un navire en perdition parmi les brisants !...

Périk, épouvanté, veut retourner en arrière ; mais il n’est plus temps. Toutes les portes se sont refermées ; les cent belles jeunes filles ont fait place à cent statues de granit, et tout rentre dans la nuit.

Voilà comment les pères ont raconté l’histoire de Skoarn. Vous savez maintenant ce qui arriva à un jeune homme pour avoir ouvert trop facilement son cœur aux séductions. Que la jeunesse prenne son enseignement : il est bon de marcher les yeux baissés vers la terre, de peur de désirer les étoiles qui sont à Dieu et à ses anges.

 

 

 

Émile SOUVESTRE,

Le foyer breton / Les derniers Bretons,

1845.

 

Recueilli dans Contes populaires et légendes de Bretagne,

textes rassemblés par Nathalie Bernard

et Laurence Guillaume, 1976.

 

 

 

 

 

 



1 Nom celtique de la grève de Saint-Michel dans les Côtes-du-Nord. Mot à mot la lieue de grève.

 

2 Pellicule qui enveloppe le grain de l’avoine, et dont les paysans bretons se servent au lieu de plume.

 

3 Nom donné à des brigands célèbres qui exploitèrent longtemps la grève de Saint-Michel.

 

 

 

 

 

 

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