Les eaux d’Abano

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Émile SOUVESTRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

DEUX HOMMES étaient assis sous un berceau de vigne, les coudes appuyés sur une table rustique, et fumant des cigarettes parfumées.

Le plus vieux, qui paraissait avoir environ quarante ans, était grand et pâle ; son costume, riche, quoique simple, avait quelque chose de grave et presque de militaire ; quant au plus jeune, il se faisait remarquer par l’élégance débraillée alors à la mode en Italie comme en France. Ce fut lui qui reprit la conversation évidemment tombée depuis plusieurs minutes.

– Ma foi, mon cher Alfieri, dit-il en secouant délicatement la cendre de sa cigarette, je ne m’attendais pas au plaisir de vous rencontrer en venant aux eaux d’Abano.

– C’est cependant la place d’un malade.

Le jeune homme regarda le comte.

– En effet, reprit-il, je vous trouve changé ; vous êtes encore plus pâle que de coutume. Avez-vous consulté les médecins ?

– Oui.

– Que vous ont-ils dit ?

– Ce qu’ils disent toujours. L’hiver ils me promettent la guérison pour l’été prochain ; l’été ils me la promettent pour l’hiver : les docteurs de Milan me conseillent l’air de Naples, et les docteurs de Naples l’air de Milan ! Je me laisse conduire, je fais ce qu’ils veulent, et j’achève tranquillement de vivre.

– Allons donc, quelle idée ! est-ce qu’on meurt à votre âge ?

– Quelquefois, murmura Alfieri d’un air pensif et en baissant la tête.

– Parbleu, j’y suis ! s’écria le jeune homme, je parie que vous pensez à la prédiction de votre vieille sorcière ?

– Ai-je tort, Celini ? Je n’avais que douze ans lorsque cette femme m’a annoncé tout ce qui m’est arrivé depuis. Elle m’avait averti que je quitterais le Piémont, que je deviendrais poète, que mon nom serait célèbre.

– Et que vous deviez mourir à trente-cinq ans ? Qui ne connaît cette histoire ? Vous avez fait sur cette prédiction un sonnet que toute l’Italie sait par cœur. Mais, que diable ! vous avez trop de raison pour être superstitieux !

Le comte soupira sans répondre, et il y eut un moment de silence.

– Voulez-vous savoir ce qui vous tue ? reprit Celini ; c’est votre isolement. Au fond, vous n’êtes point malade.

– Les médecins me l’ont déjà assuré, répondit le comte en souriant, et je sais que je mourrai très bien portant.

– Pourquoi ne pas vous distraire ? Quand vous avez quitté Milan vous parliez de voyager ; je vous croyais en Espagne.

– J’en viens.

– Ah !... Vous deviez aussi visiter la France ?

– J’en viens.

– L’Allemagne !

– J’en viens.

Celini le regarda entre les deux yeux.

– Mais vous venez donc de partout ? s’écria-t-il. Au fait, je me rappelle que vous êtes un voyageur expéditif ; vous visitez les pays au galop de votre cheval ! Mais vous ne devez avoir rien vu.

– Pardonnez-moi ; j’ai vu des montagnes, des routes, des villes, et, au milieu de tout cela, beaucoup d’hommes qui s’agitaient pour ne rien faire.

– Et qu’avez-vous remarqué !

– Trois institutions fort belles : la schlague en Allemagne, la police en France et l’inquisition en Espagne.

– Vous serez toujours le même, dit Celini en riant : misanthrope et républicain ; un vrai descendant de Brutus devenu sujet du pape.

Puis, prenant un ton plus sérieux :

– Savez-vous, Alfieri, que vous ne méritez pas les faveurs dont le sort vous a comblé ? Tous nos théâtres retentissent de vos triomphes ; l’Italie entière a les yeux sur vous, vous êtes noble, riche, encore jeune, et vous paraissez mécontent de vivre !... Que pouvez-vous donc désirer pour être heureux ?

– Mon Dieu, qui sait ? quelque chose, peut-être, que possède le dernier de ceux qui me regardent du milieu de la foule : un bonheur obscur, une maisonnette cachée dans les arbres, et une femme aimée assise sur mes genoux.

– Mais, tout cela, qui vous empêche de l’avoir ?

Alfieri haussa légèrement les épaules en soupirant.

– Vous oubliez que le hasard a fait de moi un homme célèbre, dit-il, et un homme célèbre est un animal rare que chacun veut voir. Je cherche vainement l’ombre ; il faut que je vive perpétuellement en plein jour et en représentation. Tout le monde se croit le droit de regarder jusqu’au fond de mon existence ; mes livres sont comme des laquais, qui crient partout mon nom devant moi. Dès que je parais, adieu la libre causerie ; chacun se hausse sur la pointe du pied, pour me voir par-dessus l’épaule de son voisin. En ma présence, les femmes se taisent par crainte ou posent par vanité. Vous le savez, d’ailleurs, Celini, élevé au fond des montagnes, longtemps étranger au monde, j’y apporte une tristesse embarrassée. Tous ces regards qui sont sur moi me gênent, me font souffrir ; ne pouvant distinguer la sympathie véritable de la curiosité, je me tiens à l’écart et je garde le silence. On me trouve hautain quand je ne suis que malheureux ! Ah ! pauvre et obscur, je pourrais croire à l’intérêt que l’on me témoigne, tandis que maintenant je doute toujours de la sincérité d’une affection et je ne sais jamais si c’est moi que l’on aime ou si c’est ma position.

– Je comprends ; vous êtes malheureux comme un roi.

– Vous croyez plaisanter, mais c’est la vérité. Lorsque je suis arrivé ici, j’espérais échapper à ces ennuis ; pendant quelques jours, j’ai pu vivre comme tout le monde, d’une vie libre et simple, j’étais heureux !... Lorsque l’arrivée d’un homme qui m’avait aperçu je ne sais où a tout détruit.

– Voyez pourtant l’injustice du sort, dit Celini ; votre célébrité vous gêne, et moi j’ai beau travailler, je reste plongé jusqu’aux oreilles dans mon obscurité.

– C’est de votre faute, vous ne faites rien sérieusement.

– Pardieu ! il s’agit bien de cela ; oubliez-vous que je suis aux gages d’un impresario, obligé d’avoir trois actes d’esprit tous les mois. Vous ne savez pas ce que c’est que les théâtres, mon cher ; des espèces de cabarets où l’on tire son génie à la clef...

– Au risque de trouver bientôt la lie.

– C’est précisément ce qui m’est arrivé ; j’ai vécu longtemps sur une douzaine d’idées.  Vous savez, une idée, cela peut se présenter de mille manières : on met le commencement à la fin, le milieu au commencement, et le public appelle cela de la fécondité ! Je suis allé ainsi trois ans ; mais à la fin on s’est aperçu que je donnais du drap retourné pour du drap neuf : on a sifflé !

– Et comment avez-vous fait ?

– Ma foi, quand j’ai vu qu’il fallait trouver du nouveau, je me suis décidé à voyager pour régénérer mes inspirations et chercher des sujets ; si bien, mon cher comte, que ce n’est pas moi dans ce moment, mais le théâtre de Milan qui est malade et qui prend les eaux.

– Et vous pensez que ce moyen vous réussira ?

– J’en suis sûr. Il y a foule à Abano, je ne puis manquer de rencontrer des originaux, d’entendre des anecdotes, de découvrir des intrigues ; il se joue ici cinquante comédies par jour, et autant de drames ; ce sera bien le diable si je n’en devine aucune : d’autant que je compte adopter le rôle d’espion.

– N’avez-vous encore rien trouvé ?

– Vous croyez rire... parce que je ne suis arrivé que depuis hier ; eh bien ! si je vous disais que je suis déjà sur la voie d’une intrigue !

Alfieri fit un geste d’incrédulité.

– Écoutez, dit Celini en baissant la voix, hier, fort tard, ne pouvant dormir, par suite de l’agitation du voyage, je suis descendu au jardin ; vous connaissez le petit pavillon qui se trouve au bout ?

– Oui.

– Eh bien ! je venais d’y arriver, et j’allais passer outre, lorsque j’entends tout à coup une porte ou une fenêtre se refermer brusquement ; je me détourne, et je me trouve face à face avec uni inconnu.

– Que dites-vous ?

– À ma vue, il s’arrête court, fait un mouvement comme pour me parler, puis paraît se raviser, tourne le dos et disparaît.

– Avez-vous vu ses traits ?

– Comme je vous vois ; il faisait un clair de lune admirable.

– Alors, vous pourriez le reconnaître ?

– C’est déjà fait.

– Comment ?

– Ce matin, je l’ai retrouvé parmi les baigneurs.

– Vous savez son nom ?

– On l’appelle Marliano.

Le comte se leva vivement.

– Êtes-vous sûr qu’il sortît du pavillon ? s’écria-t-il.

– Je ne puis l’affirmer ; mais cela se pourrait.

– Et c’est bien au bout du jardin, près des peupliers, que vous l’avez rencontré ?

– Sous les fenêtres de la marquise d’Alcanzo.

Alfieri devint pâle ; ses lèvres s’agitèrent convulsivement ; mais il maîtrisa presque aussitôt son émotion et se rassit.

– Vous voyez que je n’ai pas perdu mon temps, continua Celini, qui, tout entier à son récit, n’avait point pris garde au trouble du comte. Je suis sur la voie d’un imbroglio amoureux qui peut me fournir d’excellentes scènes. J’avais déjà remarqué ce Marliano pour sa laideur ; il a l’air du mauvais larron. En le voyant suivre partout la marquise, qui a l’air de ne pouvoir le souffrir, j’avais cru d’abord que c’était son mari ; mais on m’a détrompé ; ceci est un secret qu’il faut que vous m’aidiez à éclaircir.

Il y en avait un, en effet ; mais ce n’était point de ce jour que le comte en cherchait l’explication. Celini était loin de soupçonner tout l’intérêt que ce mystère avait pour lui, et dans quelles angoisses son récit venait de le jeter.

 

 

 

II

 

 

LA MARQUISE d’Alcanzo était arrivée à Abano, seule et malade, depuis environ trois mois. Alfieri avait alors affecté de la fuir, et n’avait négligé aucune occasion de lui témoigner de l’éloignement ; mais la jeune veuve sembla prendre à tâche de détruire des préventions dont elle ignorait les motifs. Par suite, la froideur du comte fit insensiblement place à une politesse bienveillante, puis à une intimité chaque jour plus familière. C’était la première fois qu’il trouvait les grâces de la femme ennoblies par une intelligence qui semblait s’ignorer elle-même, sans pourtant s’abandonner. De douces habitudes s’établirent entre la marquise et lui. Il sentit bientôt qu’elle entrait dans sa vie, et en devenait la part la plus précieuse.

Il allait le lui dire sans doute, lorsque Marliano arriva. À sa vue, Bianca parut se troubler ; elle l’accueillit avec un effroi déguisé : il y eut entre eux comme un combat muet, duquel la jeune veuve sortit vaincue et soumise.

Alfieri s’aperçut dès lors qu’elle le fuyait. On eût dit que ce Marliano exerçait sur elle une surveillance jalouse à laquelle elle se soumettait à contrecœur. Quels étaient les droits de cet homme ? Alfieri l’ignorait. S’il était l’amant de la marquise, pourquoi semblait-elle le craindre ? S’il lui était étranger, pourquoi semblait-elle lui obéir ? Le comte avait en vain hasardé quelques questions ; l’Italienne s’était refusée à toute explication. Depuis quinze jours que Marliano était arrivé, rien n’avait révélé sa véritable position près de Bianca. Le récit de Celini paraissait, au premier abord, lever tous les doutes, mais en flétrissant la jeune veuve : le comte n’y crut qu’un instant. Son cœur se révolta contre une supposition injurieuse, et il aima mieux ne pas comprendre que de soupçonner.

Cependant une inquiétude navrante lui restait : croire à la pureté de l’objet aimé ne suffît pas ; il faut qu’elle ne soit point discutée par l’esprit. Puis, quel était ce Marliano ? Qu’en fallait-il craindre ou espérer ? Un premier examen ne révélait en lui qu’un de ces oisifs vulgaires dépensant leur vie dans les frivolités et les désordres du monde ; mais, avec plus d’attention, on ne tardait point à découvrir sous cette enveloppe banale une ténacité violente : c’était évidemment une intelligence médiocre et sans noblesse, servie par une volonté tenace. Alfieri avait en vain voulu sonder plus avant dans cette âme obscure ; le Génois s’était enveloppé d’une politesse glacée qui l’avait arrêté. La marquise, d’ailleurs, permettait rarement des entretiens qu’elle avait toujours l’adresse de rompre.

Les choses en étaient là, lorsqu’un jour, en descendant au jardin plus tôt que de coutume, le comte rencontra la jeune veuve assise sous les charmilles.

C’était la première fois, depuis l’arrivée de Marliano, qu’il la trouvait seule : il résolut d’en profiter.

En le voyant, Bianca avait rougi, et Alfieri s’excusa d’avoir troublé sa solitude. La conversation fût d’abord languissante ; enfin, après quelques détours embarrassés, le comte s’arrêta brusquement, et, prenant la main de la marquise :

– Qu’avez-vous contre moi ? lui demanda-t-il subitement, et pourquoi m’évitez-vous ?

La marquise tressaillit.

– Moi, vous éviter, répéta-t-elle ; qui peut vous le faire penser ?

– Croyez-vous donc que je sois aveugle, madame ? depuis quinze jours, voilà la première fois que je puis vous voir et vous parler.

La marquise, un instant déconcertée, s’était déjà remise.

– Êtes-vous bien sûr que la faute en soit à moi ? demanda-t-elle en souriant ; on ne rencontre que ceux qu’on cherche.

– Ah ! madame, vous ne doutez point de mon empressement ?

– Pourquoi donc ? je sais combien mon arrivée à Abano vous avait contrarié au premier instant ; après quelques jours d’intimité vous avez pu revenir à vos préventions.

Le comte rougit et voulut se défendre.

– Oh ! ne niez point, continua la marquise : on vous a dénoncé à moi ; je sais que la nécessité d’attendre quelques lettres a pu seule vous retenir ici et vous forcer à subir ma présence.

– J’ignore qui a pu vous instruire de ces détails, madame, dit Alfieri avec une simplicité digne ; mais je ne sais pas plus nier mes fautes que cacher ma pensée. Il est vrai qu’au premier instant, votre nom a réveillé en moi une pénible émotion et que je n’ai point cherché à la cacher. Mais si c’est là, madame, la cause de la froideur qui a succédé, depuis quelques jours, à votre bienveillance, vous punissez bien cruellement des préventions que votre présence a suffi pour dissiper.

– Et puis-je savoir quelles étaient ces préventions, monsieur ?

– Refuser de vous les expliquer serait vous faire croire à quelque répugnance injurieuse : quand vous êtes arrivée, j’ai voulu partir, parce que votre vue me rappelait un souvenir douloureux.

– Et lequel ?

– Celui d’un ancien compagnon d’études, madame, avec lequel j’avais grandi et que j’aimais comme on s’aime dans l’enfance, parce qu’on est joyeux et du même âge. Nous étions séparés depuis longtemps sans nous être oubliés ; je savais qu’il vivait heureux à Gênes ; des amis communs me donnaient de loin en loin de ses nouvelles. Il y a un an environ, j’appris qu’il aimait une femme belle, noble et recherchée ; je lui écrivis deux fois sans obtenir de réponse ; enfin, je reçus une lettre de sa mère... Son amour lui avait été funeste ; un rival l’avait tué.

– Et vous appelez cet ami ?

– Julio Aldi.

À ce nom, la marquise jeta un cri.

– Ce fut alors que j’entendis prononcer votre nom pour la première fois, continua Alfieri...

Et voyant que la jeune femme avait caché son visage dans ses mains :

– Pardon, madame, dit-il d’une voix émue et suppliante, je vous ai affligée... mais il le fallait. Maintenant vous comprenez pourquoi j’ai voulu un instant éviter une rencontre qui me rappelait la perte d’un ami.

– Mon Dieu ! vous avez dû bien me haïr, s’écria la marquise, suffoquée par les larmes.

– Ne le croyez pas, madame ; je sais que vous avez tout fait pour empêcher ce duel dont vous étiez la cause innocente ; que vous avez même couru au lieu du combat.

– Trop tard, mon Dieu !

– La faute n’en fut point à vous, et la mère d’Aldi elle-même vous a rendu justice ; ce n’est pas vous qu’elle accusait dans sa douleur, madame, mais son fils, qu’une folle témérité avait jeté devant l’épée toujours levée de ce baron de Rocca. Ah ! combien de fois moi-même l’ai-je condamné d’avoir ainsi exposé volontairement aux hasards d’un duel une vie pleine d’avenir ! Je ne savais pas alors ce que la jalousie peut inspirer de colère ; je ne savais pas ce qu’il y a de douloureux à trouver toujours près du visage aimé un autre visage dont la tranquillité insulte à vos angoisses, à entendre partout où retentit la voix connue une autre voix qui lui répond avec familiarité !... Maintenant je comprends qu’Aldi ait préféré une mort presque certaine à ces tortures, car moi, homme de pensée et de rêverie, qui n’ai jamais touché une épée, je sens depuis quelques jours des désirs de combat ; vingt fois un défi est venu sur mes lèvres, et j’aurais voulu me trouver une arme à la main, achetant au péril de ma vie le droit d’aimer seul.

La voix d’Alfieri s’était élevée, son visage pâle étincelait, et, en prononçant ces derniers mots, sa main s’était étendue comme si elle eût tenu une épée ; la marquise fit un mouvement involontaire pour l’arrêter.

– Oh ! ne craignez rien, reprit-il avec un sourire amer, j’ai refoulé ma colère au fond de mon cœur ; de quel droit me serais-je fait le rival de quelqu’un ? La jalousie n’est permise qu’à celui qui peut espérer l’amour... – Et cependant, ajouta-t-il après un court silence, qu’avais-je à risquer dans les hasards d’un duel ?... N’y en a-t-il pas déjà un engagé entre moi et la maladie ? et celui-là, on m’en a prédit l’issue.

La jeune femme, qui avait tenu les yeux baissés, les releva vivement sur Alfieri, et joignit les mains avec une tendre douleur.

– Encore ces tristes pensées, dit-elle ; pourquoi ne point vouloir espérer ?

– Je souffre, répondit Alfieri d’un air sombre.

La marquise se rapprocha insensiblement de lui ; son regard s’attacha sur les traits altérés du poète avec une indicible inquiétude, et elle dit d’une voix tremblante et contenue :

– Mon Dieu, qu’avez-vous donc ?

– Vous me le demandez ? ah ! ne savez-vous pas quel est mon mal et ce qu’il faudrait pour le guérir ?... Rien qu’un peu d’affection qui me donnât le désir et la joie de vivre !... Un instant j’ai cru l’avoir trouvée, mon sang ne brûlait plus mes veines ; je respirais à l’aise, je me sentais redevenir jeune et fort parce que je redevenais heureux ! Tout cela n’a duré que quelques jours, et j’ai vu bientôt que mon espérance était insensée.

– Qu’en savez-vous ?

Ces mots avaient été murmurés plutôt que prononcés ; cependant le comte les entendit, et saisissant la main de la jeune femme :

– Bianca ! s’écria-t-il, ai-je bien compris ? De grâce, achevez ! achevez !

La marquise allait répondre ; mais tout à coup elle poussa un léger cri d’effroi, et se dégagea vivement de ses étreintes.

Le comte leva les yeux ; Marliano était debout à l’entrée du bosquet !

Le Génois salua froidement. À sa vue la marquise s’était laissée tomber plutôt qu’elle ne s’était assise sur le banc de la tonnelle ; il s’approcha d’elle, sans paraître remarquer son émotion, et s’informa de sa santé avec une politesse impassible.

Quant à Alfieri, l’arrivée de cet homme, au moment où il allait entendre un aveu si longtemps désiré, lui avait d’abord arraché un geste de colère ; mais toute son attention s’était bientôt tournée vers Bianca, dont les regards éperdus semblaient supplier Marliano.

L’intimité de la causerie au milieu de laquelle il venait d’être surpris par celui-ci ne pouvait en effet justifier une telle émotion. Qu’importait, après tout, que l’étranger eût vu leurs mains se presser, qu’il eût même deviné le sujet de leur entretien ? L’amour d’Alfieri n’avait rien qui pût flétrir Bianca ; tous deux n’étaient-ils pas maîtres de leurs destinées ? Pour que la marquise tremblât devant cet homme, il fallait donc qu’il y eût entre eux quelque mystère ? Alfieri sentit tous ses doutes renaître ; un instinct invincible lui désignait un rival dans Marliano ; il résolut de tout faire pour vérifier ses soupçons.

Bianca s’était un peu remise, bien qu’elle continuât à lever de temps en temps sur le Génois des yeux inquiets ; Alfieri lui fit observer que c’était l’heure où l’on se rendait à la source, et proposa de l’y conduire.

– Je vous rends grâce, monsieur, dit la marquise avec embarras, je reste ; mais que je ne dérange en rien vos projets.

– Mes projets sont les vôtres, madame, dit le comte ; vous le savez, les seules douces heures de ma vie sont celles que je passe auprès de vous.

– Monsieur le comte, je le vois, ne réussit pas moins dans le madrigal que dans la tragédie, répondit la marquise avec effort. Alfieri secoua gravement la tête.

– Ne donnez point un nom railleur à l’expression d’un sentiment que vous savez sincère, dit-il ; vous n’avez pu vous méprendre au changement que votre présence a opéré en moi, madame ; avant de vous connaître j’étais malheureux, découragé, fatigué d’entendre autour de ma tristesse ce vain bruit que l’on appelait la gloire !.... je vous ai vue, et tristesse, fatigue, tout a disparu ; vous avez lui sur ma vie comme le soleil, et vous avez tout ranimé en moi.

– Monsieur ! s’écria la marquise en se levant avec effroi.

Et elle tourna vers Marliano des yeux effrayés ; mais Marliano était toujours aussi calme.

Alfieri avait suivi ses regards et ses mouvements.

– Pardon, reprit-il en se tournant vers le Génois, de tels aveux ne se font pas d’ordinaire devant témoins, et j’ai sans doute violé quelque convenance.

Marliano s’inclina.

– Je dois m’estimer heureux, dit-il, d’inspirer à monsieur le comte assez de confiance pour qu’il ouvre son cœur devant moi.

– Je me réjouis, en effet, monsieur, que vous puissiez m’entendre.

– C’est à moi de me réjouir. Un grand poète trouve, pour faire parler sa passion, une éloquence que les autres chercheraient vainement dans leur amour.

L’ironie avec laquelle ces mots furent prononcés avait quelque chose de si froid, qu’elle produisit sur Alfieri l’effet de ces blessures que l’on ne sent point au premier moment ; mais à peine l’eut-il comprise, qu’un frisson de colère passa dans toutes ses veines ; ses yeux rencontrèrent ceux de Marliano... Bianca s’avança vivement et vint se jeter entre ces deux regards dans lesquels ils échangeaient leur haine.

– C’est assez plaisanter, dit-elle ; monsieur le comte, je vous tiens quitte de toute galanterie ; mais je ne veux point que vous manquiez pour moi aujourd’hui votre promenade à la source ; vous m’apporterez un bouquet de mauves sauvages.

Le comte hésita ; mais les yeux de la jeune femme le suppliaient. Il fit un effort sur lui-même, s’inclina d’un air contraint et sortit.

Marliano voulut le suivre.

– Monsieur Marliano, s’écria la marquise, vous m’avez promis une lecture.

Le Génois se détourna vers elle ; un sourire étrange effleura ses lèvres.

– Vous avez donc bien peur pour lui ? dit-il.

Bianca mit la main sur son cœur et s’assit sans pouvoir répondre.

– Vous devez être contente de moi pourtant, madame, reprit Marliano d’un ton amer ; je l’ai laissé vous parler de son amour, j’ai souffert ses insultes, car il voulait m’insulter ; j’ai eu avec lui assez de patience pour qu’il me croie un lâche : cela ne vous suffit-il pas ?

– Il faut que je parte, dit la marquise avec angoisse ; je ne puis plus rester ici, je veux retourner à Gênes.

– Je suis prêt.

Bianca jeta sur Marliano un regard où l’indignation se mêlait à l’effroi.

– Oui, répéta-t-elle, je retourne à Gênes ; mais pour renoncer au monde. J’y ai pensé souvent, et mon parti est pris : je veux me retirer dans un couvent.

Marliano fit un brusque mouvement.

– Que dites-vous, madame ? Vous, entrer dans un couvent !

– J’y suis décidée.

– C’est impossible ! Si jeune, si belle, vous ensevelir dans une prison éternelle.

– Suis-je donc libre maintenant ?

Le Génois la regarda.

– Ainsi, dit-il tristement, c’est pour me fuir que vous fuyez le monde ; vous me haïssez plus que vous n’aimez ses joies ?

– Et quand cela serait, ne m’y avez-vous pas forcée ?

– Que vous ai-je donc fait ?

La marquise leva vivement la tête.

– Vous me le demandez ! dit-elle avec une surprise indignée ; M. le marquis de Rocca a-t-il déjà oublié tout le passé ? N’avez-vous pas tracé autour de moi un cercle fatal que nul n’a pu passer sans mourir ? Vous me demandez ce que vous m’avez fait, quand vous avez profité de votre odieuse adresse de spadassin pour devenir sans droit mon gardien, et demander compte de leur audace à tous ceux qui osaient m’approcher ? Sans famille et sans amis, je n’ai pu même trouver protection contre cette tyrannie à ceux qui auraient eu le courage de me défendre, car c’eût été les exposer à une perte certaine : à l’abri derrière le point d’honneur, vous eussiez attendu leur provocation, puis, maître des armes et des conditions, vous les eussiez frappés sûrement, comme l’infortuné Aldi !.... Vous me tenez ainsi, depuis trois années, tremblant sous votre regard, vous recevant par crainte, éloignant les autres par prudence ! En vain j’ai essayé de vous échapper ; vous m’avez poursuivie partout. Ici même, où j’espérais être cachée, je vous ai vu bientôt paraître sous le faux nom de Marliano, comme si vous aviez craint que le vôtre ne m’avertît de fuir ; et vous me demandez encore ce que vous m’avez fait !

Pendant que la marquise parlait, le Génois était devenu toujours plus pâle ; ses traits avaient pris une expression impossible à décrire : c’était une angoisse qui avait quelque chose de cruel, une sorte de désespoir qui faisait souffrir sans inspirer de pitié ; la douleur de Satan devenu roi du mal et de la souffrance.

– Pourquoi ne m’avez-vous pas aimé ? dit-il en fixant sur la marquise un regard funeste ; c’est vous qui avez voulu tout ce qui est arrivé. Le bonheur eût apprivoisé mon âme ; vous l’avez exaspérée. Cette adresse de spadassin que vous me reprochez, c’est le monde qui m’a forcé à l’acquérir : j’étais laid, j’étais abandonné ; j’avais besoin d’une défense contre le mépris ; je me fis habile à tuer ! Plus tard, ce qui avait été calcul devint habitude ; je mis mon honneur dans une science dont je n’avais voulu faire qu’une sauvegarde. Pourquoi, d’ailleurs, aurais-je épargné des hommes qui me haïssaient ? La haine des autres rend méchant, madame. Ah ! quand je vous ai connue, Dieu m’est témoin que j’aurais voulu n’avoir jamais versé de sang ; mais pouvais-je anéantir le passé ? Mon amour fut repoussé ; je vis votre mépris à travers votre peur ; alors je fus pris d’une sourde rage. Pourquoi aurais-je laissé à un autre le bonheur qui m’était refusé ? M’en auriez-vous seulement remercié dans votre âme ?.... Vous auriez ri de moi dans les bras du rival préféré !.... Je ne l’ai point voulu. Si je suis cruel, Bianca, c’est que je ne puis supporter la pensée qu’un autre soit aimé de vous.

– Ainsi je suis l’esclave de votre passion ?

– Je vous aime, et je suis jaloux.

– Mais moi, je ne vous aime pas !

– Ah ! je le sais, je le sais ; et pourtant, cet amour pourrait changer ma vie et racheter mon passé !

Il saisit les mains de la marquise et les serra violemment sur sa poitrine.

– Oh ! je vous aime tant, Bianca, s’écria-t-il, pourquoi êtes-vous sans pitié ?

– Laissez-moi, dit la jeune femme en cherchant à se dégager.

– Que faut-il donc faire pour que vous m’écoutiez ?

– Laissez-moi.

– Bianca, tu ne peux te refuser toujours à mes prières ; je t’aime trop pour que tu ne finisses point par être à moi.

– Un couvent, plutôt ! cria la jeune femme éperdue.

– Je t’en arracherai.

– La tombe alors.

Marliano laissa tomber les mains qu’il tenait.

– Vous aimez le comte, s’écria-t-il avec un accent terrible.

La marquise tressaillit, voulut parler et fondit en larmes. Marliano demeura un instant immobile.

– Demain vous repartirez pour Gênes, madame, dit-il enfin.

Dans ce moment, des promeneurs parurent au bout de la charmille ; Marliano offrit le bras à la marquise, et tous deux s’éloignèrent.

Mais à peine avaient-ils disparu sous les arbres, que Celini sortit doucement d’un massif d’acacias placé derrière la tonnelle. Arrivé là peu après le départ d’Alfieri, il avait reconnu la voix de Bianca et de Marliano. Or, la discrétion n’était point la vertu favorite du librettiste : désireux d’éclaircir les soupçons qu’avait fait naître dans son esprit la rencontre du Génois sous les fenêtres de la marquise, il avait prêté l’oreille et avait tout entendu.

Le commencement de l’entretien n’avait excité que son étonnement, et il n’y avait vu, selon son idée fixe, qu’un sujet de scenario ; mais la fin lui apprit la part qu’Alfieri avait à ce débat ; il courut le chercher et lui raconta ce qu’il venait d’entendre.

Cette révélation fut pour le comte aussi enivrante qu’inattendue. Il voyait ses doutes dissipés, et apprenait en même temps qu’il était aimé. Tout s’expliquait en effet maintenant ; le trouble de la marquise à l’arrivée de Marliano, sa soumission craintive aux volontés de cet homme, son changement subit avec Alfieri. Celui-ci était fou de joie.

– Mais, fit observer Celini, elle a promis à ce Marliano, ou plutôt à ce baron de Rocca, de partir demain.

– Que parlez-vous de partir ? s’écria Alfieri ; elle restera, je le veux. Ah ! béni soit Dieu ! de m’avoir fait découvrir la vérité ; cette fois le baron de Rocca trouvera quelqu’un entre lui et la femme qu’il opprime.

– Oubliez-vous que vous n’avez jamais touché une arme, et que cet homme est sûr de vous tuer ?

– Que m’importe ?

– C’est juste, vous êtes trop heureux dans ce moment pour tenir à la vie ; seulement, si vous succombez, la marquise reste sans défense et abandonnée à son percuteur.

– Vous avez raison ; mais qu’ai-je besoin de combattre cet homme pour en délivrer la marquise ? Ne suffit-il pas de publier la vérité ?

– Elle est injurieuse pour le baron ; il vous provoquera, et vous ne pourrez refuser de lui donner satisfaction, ou l’on dira que vous avez peur.

– Eh bien ! je la lui donnerai.

– Alors il vous tuera, et rien ne sera changé pour la marquise : c’est un cercle vicieux qui vous ramène toujours au même point.

Alfieri frappa du pied avec rage.

– Est-il donc vrai, s’écria-t-il, que l’on puisse tout cacher derrière le point d’honneur ? Quoi ! parce qu’un homme est habile à tuer, il pourra vous forcer à vous taire ou à mourir ?... Étrange justice du monde ! Si je refuse de me faire assassiner par un misérable, mille voix me crieront que je suis un lâche, et ma célébrité ne servira qu’à publier ma honte, à rendre le mépris plus retentissant ! Ah ! puisque la vie est une arène de gladiateurs, pourquoi ne m’a-t-on pas appris à verser le sang ? À quoi me sert ce que je suis, ce que je sais ? Ô mon Dieu ! mon génie, ma gloire, je donnerais tout aujourd’hui pour la science d’un maître d’armes ! Que faire ? que faire ?

– Autrefois, un bravo vous eût tiré d’embarras ; malheureusement ils sont passés de mode.

Alfieri secoua la tête et demeura tout pensif ; mais, sortant tout à coup de sa rêverie :

– Oui, oui, murmura-t-il, il faut qu’il en soit ainsi ; c’est le seul moyen !...

– Qu’allez-vous faire ? demanda le jeune homme.

– Vous le saurez ce soir, répondit le comte, et il sortit.

 

 

 

III

 

 

LES HEURES qui suivirent furent employées par lui à régler ses affaires et à écrire ses dernières volontés. Quelque ferme que soit une âme, il est difficile que ces préparatifs n’y jettent pas de nuage : il y a dans toute existence quelque coin riant, quelque place plus douce que l’on se rappelle alors, et vers lesquels l’œil humide se retourne. Puis, que de doutes s’élèvent, que d’inquiétudes au fond du cœur ! Qui pleurera votre perte ? Remarquera-t-on le vide que vous laissez ? Votre nom retentira-t-il encore longtemps quelque part ?... – Mélancoliques problèmes que soulève le cœur et pour lesquels on n’ose consulter l’expérience !

Alfieri se les proposa aussi : il pensa aux montagnes où il avait passé son enfance, à ses premières émotions, à ses premiers vers, aux prédictions de cette vieille femme qui allaient s’accomplir ? Il examina ensuite ses papiers, séparant ses compositions achevées et arrêtant un triste regard sur ces œuvres plus chéries qui, seulement projetées, n’ont point encore constaté l’impuissance du génie. Oh ! que de rêves commencés, que d’inspirations entrevues lui revinrent alors au souvenir ! Que de fois sa main se porta convulsivement vers son front, comme pour en arracher ce trésor d’idées qui allait périr avec lui ! Car, tel est le besoin de perpétuité de l’homme qu’il ne peut se résoudre à emporter une pensée inexprimée ; il sent que tout ce qu’il y a d’intelligence en lui est l’héritage de l’humanité, et qu’en garder quelque chose, c’est commettre un vol.

Mais le temps pressait ; le comte acheva rapidement de tout mettre en ordre ; il écrivit à sa sœur, dit adieu, dans sa pensée, à tout ce qu’il avait aimé, puis descendit au salon.

Celini et Marliano s’y trouvaient seuls.

Celini était occupé à faire l’éloge du livre de Machiavel, qu’il tenait à la main.

– Je ne le connais point, dit froidement Marliano.

– Désirez-vous le lire ? demanda le jeune homme en le lui présentant.

– Je ne lis jamais.

Celini le regarda avec étonnement. On était alors dans toute l’ardeur du mouvement intellectuel qui signala le commencement du XIXe siècle ; c’était, surtout pour la noblesse qui en avait fait une question de mode, le règne des brochures et des discussions sociales ; si bien qu’un gentilhomme qui déclarait ne point lire paraissait aussi extraordinaire qu’un seigneur de la régence qui eût déclaré n’avoir point de maîtresse. Le comte, qui venait d’entrer, remarqua la surprise de Celini.

– Monsieur Marliano a raison, dit-il ; que peuvent apprendre les livres à des gens bien nés ?

Marliano le regarda comme pour s’assurer qu’il raillait ; mais ses traits étaient si impassibles qu’il ne sut que penser.

– Vous devriez bien alors, mon cher comte, ne pas vous fatiguer la vue à lire toutes les nuits, répondit Celini en riant.

– Oh ! moi, c’est autre chose, reprit le comte ; moi, je suis un poète, un fou ! J’aime Plutarque, je prends au sérieux des mots ridicules comme ceux de patrie, de liberté !..... Je rêve un monde où les récompenses seraient aux plus dignes, le pouvoir aux plus dévoués, le bonheur à tous !... Je n’ai pas le sens commun, tandis que monsieur est sage !

Tout cela était dit d’un ton si calme et d’un accent si uniforme qu’il eût été difficile d’en accuser l’intention. L’ironie était cachée au fond ; mais on la sentait, pour ainsi dire, sans l’apercevoir. C’était une de ces sourdes attaques qui blessent d’autant plus sûrement qu’on ne peut les repousser, et qui, après vous avoir irrité par mille coups d’épingle invisibles, vous amènent nécessairement à une représaille ouverte qui vous donne le rôle d’agresseur. Marliano s’efforça pourtant de se maîtriser. Il comprenait qu’une querelle pouvait tout perdre en poussant la marquise à quelque extrémité fâcheuse, et il eût voulu l’éviter. Ce fut donc d’un ton d’impatience contenue qu’il répondit.

– Je n’accepte point les éloges de monsieur le comte ; mais je laisse, en effet, à de plus habiles que moi, à ceux qui se donnent, je crois, le nom de philanthropes et de philosophes, le soin de refaire le monde, comme une pièce de théâtre, entre leurs repas.

– Que parlez-vous de gens habiles à propos de philosophie et de philanthropie ? s’écria Alfieri. Ah ! c’est trop d’indulgence, monsieur !... fi donc !... Des hommes qui veulent éclairer le genre humain, les misérables !... qui aiment leurs semblables plus qu’eux-mêmes, les niais !... Les habiles sont ceux qui profitent des abus, au lieu de les combattre ; qui décorent leur dureté du nom de raison, glanent quelque profit ou quelque joie à la suite de tous les malheurs ; égoïstes d’élite qui mettraient le feu à la république pour se chauffer les mains ! Voilà ceux qui savent vivre, ceux qu’il faut imiter ! Et c’est chose facile : n’est-ce pas la vie de tous les gens comme il faut ? On ruine des créanciers, on déshonore le plus de femmes possible, on tue quelques amis en duel, et l’on meurt avec la réputation d’un parfait gentilhomme.

Pendant qu’Alfieri parlait, Marliano avait paru en proie à une irritation croissante. Aux derniers mots prononcés par le comte, il se détourna brusquement, puis, comme s’il eût voulu éviter une querelle à tout prix, il s’avança vers un fauteuil pour prendre son chapeau, qu’il y avait posé.

– Pardon, dit Alfieri, qui affecta d’interpréter aussitôt ce mouvement, je blesse les opinions de monsieur, peut-être ; je serais désolé de le forcer à me céder la place...

Marliano rejeta vivement son chapeau.

– Je ne cède la place à personne, dit-il d’un ton hautain.

Alfieri s’inclina avec un vague sourire. Pendant quelques instants, les trois interlocuteurs gardèrent le silence. Celini, embarrassé, ne savait où le comte en voulait venir, et le Génois cherchait évidemment les moyens d’éviter une provocation.

Il s’était approché de la console pour respirer le parfum de quelques fleurs rares qui y étaient exposées, lorsque ses yeux tombèrent sur une boîte de pistolets que Celini y avait déposée, en revenant du tir : ce fut pour lui un trait de lumière. Il ouvrit la boîte, y prit un pistolet qu’il examina en jouant, et s’approcha de la fenêtre.

– Êtes-vous content de ces armes ? demanda-t-il à Celini.

– Fort content : ce sont des pistolets de Cosimo.

– Me permettez-vous de les essayer ?

– Faites.

Marliano regarda par la fenêtre.

– Je vois une fleur, je crois, à ce camélia rose, dit-il négligemment.

– Là-bas ? mais c’est hors de portée.

Marliano tira.

– Ah ! monsieur, s’écria Celini.

– La fleur est abattue, dit tranquillement le comte, qui était resté au fond de l’appartement.

– Vous croyez plaisanter, mais c’est la vérité.

Le comte sourit : il avait compris que le Génois venait de lui donner une preuve de son habileté pour l’effrayer.

– Pardieu ! signor Marliano, reprit Celini, qui regardait toujours du côté du camélia, si nous nous battons jamais, je ne choisirai pas le pistolet.

– Pourquoi cela !demanda Alfieri ; à cause de cette fleur !

– Du tout ; à cause de moi.

– Mon Dieu !qui sait !il n’est point rare de voir cette adresse qui étonne disparaître au milieu du danger.

Marliano fit un mouvement.

– Je ne dis point cela pour vous, monsieur ; mais le spadassin le plus adroit ne supporte pas toujours le regard d’un homme de cœur, et sa conscience fait quelquefois trembler sa main. Il y en a même qui ne font parade de leur habileté qu’afin d’éviter une lutte sérieuse, et qui ne donnent une preuve d’adresse que pour se dispenser d’une preuve de courage.

– Comte ! s’écria Marliano en s’élançant vers Alfieri.

– Encore une fois, je ne dis point cela pour vous, répéta tranquillement celui-ci.

– Cette assurance est inutile, dit Marliano, dont les lèvres tremblaient de colère : je sais, monsieur le comte, que vous n’oseriez m’adresser de telles paroles. Les poètes sont prudents ; ils n’insultent que par allusion ; ils ne provoquent que derrière une précaution oratoire, et quand on se montre las de leur insolence déguisée, ils feignent de ne point s’en apercevoir ; au besoin, même, ils invoqueraient leur mauvaise santé et se diraient trop malades pour avoir de l’honneur.

– Vous ne dites point cela pour moi non plus, n’est-ce pas, demanda le comte doucement.

– Je vous en laisse juge, monsieur.

– Oh ! non, reprit Alfieri ; car, si cela était, le signor Marliano sait bien que je pourrais lui en demander raison.

– Qui vous en empêche ?

– Ainsi vous reconnaissez que j’aurais ce droit ?... que vos outrages s’adressent à moi ?... que je suis l’insulté ?

– Soit.

Alfieri s’élança d’un bond vers le Génois, et lui saisissant la main :

– Monsieur, j’ai le choix des armes, s’écria-t-il.

– Que m’importe !

– Vous allez le savoir.

Il courut à la console, saisit les pistolets, et revenant à Marliano.

– Choisissez, dit-il.

– Mais l’un de ces pistolets est vide.

– L’autre est chargé, monsieur.

– Quoi !... vous voulez vous battre ?...

– L’arme de chacun de nous sur la poitrine de son adversaire, et Dieu décidera !

– C’est impossible ! s’écria Marliano.

– Oh ! pardonnez-moi, monsieur, s’écria Alfieri ; je suis l’insulté, vous l’avez dit ; j’ai le droit de faire les conditions, vous l’avez dit ; vous ne pouvez refuser sans être un lâche. Le point d’honneur, qui vous a servi tant de fois, est contre vous aujourd’hui. Vous espériez que j’irais, comme tant d’autres malheureux, servir de but à votre balle ou à votre épée ; que vous pourriez m’abattre sans danger, en souriant, comme cette fleur que vous avez frappée tout à l’heure ; mais vous vous êtes trompé, baron de Rocca.

– Vous savez mon nom ! dit le Génois.

– Oui ; et ne croyez pas que je renonce à mes avantages. Je ne me bats pas pour faire parade de bravoure ou de générosité, je me bats pour délivrer la marquise de vos persécutions ; je me bats parce que je veux vous tuer.

– Votre espérance pourra être déçue ! s’écria le baron, dont la surprise s’était changée en fureur.

– Je le sais ; mais quelle que soit l’issue du combat, Bianca n’aura plus rien à craindre de vos poursuites, car mes précautions sont prises. Mon testament est écrit : si je succombe, il fera connaître à toute l’Italie la cause de ma mort ; j’aurai payé avec mon sang le droit de dire ce que vous êtes, et on me croira, car on sait que les morts ne calomnient pas. On me plaindra, car je n’aurai plus d’envieux ! Mes ennemis eux-mêmes exalteront ma gloire ; votre célébrité funeste demeurera clouée à la mienne comme à un pilori, et vous serez à jamais infâme pour m’avoir tué. J’aurai brisé ainsi le joug que vous aviez appesanti sur la marquise ; placée sous la sauvegarde de l’opinion publique, elle n’aura plus rien à craindre de vous, et nul n’aura besoin désormais de mourir pour la défendre, car vous n’aurez plus le privilège accordé à ceux qu’on croit hommes d’honneur, et l’on pourra vous refuser satisfaction.

– Assez, assez ! s’écria le baron, qui ne se possédait plus ; il faut que l’un de nous deux meure ; venez.

– Je suis prêt, monsieur.

Tous deux firent un pas vers la porte ; Celini les arrêta.

– Vous ne vous battrez pas sans témoins, dit-il ; avec de telles conditions surtout, c’est impossible.

– Vous serez mon témoin, dit Alfieri ; que monsieur le baron en cherche un.

– J’y vais.

– Dans une heure, nous vous attendrons à la Source, monsieur.

– J’y serai avant vous.

Celini et le baron sortirent.

 

 

 

IV

 

 

Lorsqu’Alfieri se trouva seul, une sorte d’affaissement moral s’empara de lui. La partie de mort était engagée ; dans une heure, le sort allait décider ! Il profita de ce dernier répit pour regarder encore dans sa vie et penser à Bianca.

Le récit de Celini devait lui faire croire qu’il était aimé ; mais était-ce assez que cette croyance incertaine au moment de mourir ? Savait-il d’ailleurs si son ami n’avait point pris l’expression de la crainte pour celle d’un intérêt plus tendre ? Était-ce par amour ou seulement par pitié que la marquise avait voulu éloigner de lui le danger ? Ah ! que ne pouvait-il éclaircir ce doute ! Sûr d’être aimé, il eût affronté l’épreuve avec plus de calme, et la solennité lugubre de cette heure se fût effacée dans la joie d’une telle certitude.

Il était en proie à ces pensées, lorsque la marquise entra dans le salon un livre à la main. En voyant le comte, elle s’arrêta court et rougit ; mais se remettant presque aussitôt :

– J’étais avec vous, dit-elle en lui montrant le livre qu’elle lisait.

Alfieri reconnut le dernier volume de poésies qu’il avait publié.

–  Vos livres, monsieur le comte, reprit-elle, ne sont pas, comme les autres, des causeurs auxquels on a recours pour se distraire ; ce sont des amis dont on partage toutes les émotions, et qu’on ne peut quitter.

– Aussi en suis-je jaloux, madame.

– Jaloux de vos livres ?

– Oui, car ce sont eux que l’on aime et non pas moi : avant de me connaître, on me cherche dans mes œuvres, on me devine à travers ma poésie, on me rêve semblable aux héros que je fais parler ; puis, quand on voit paraître un homme pareil aux autres, on s’étonne, on s’éloigne, et l’idole tombe de toute la hauteur à laquelle on l’avait placée ?

Voyez vous-même, ajouta-t-il, c’est le poète qui vous plaît, et non pas l’homme ; vous aimez mes vers, dites-vous, et vous me fuyez !

La marquise voulut parler.

–  Oh ! ne le niez pas, madame, continua Alfieri ; vous me fuyez, et cependant vous aviez semblé me comprendre ! Un instant j’avais pu croire que j’avais touché votre cœur : ah ! j’aimais ma gloire alors ; j’étais heureux de penser que je pourrais vous en parer !... Pourquoi m’avoir ôté cette enivrante espérance ?...

La marquise parut émue : il y avait tant de prière dans la voix du comte, tant de caresses dans ses regards, qu’elle se sentait comme fascinée ; elle voulut répondre et ne put que balbutier quelques mots sans suite.

– Ah ! parlez-moi, parlez-moi, reprit le comte, qui saisit ses mains et les pressa sur ses lèvres ; pourquoi cet embarras, ces détours ! Vous savez bien que je vous aime, moi ; si cet amour ne vous est point odieux, pourquoi refuser de me l’avouer ? Pourquoi m’envier ce bonheur, le dernier peut-être dont je pourrai jouir ?

– Que dites-vous ?

– Qui connaît les desseins de Dieu ? ne savez-vous pas la prédiction qui m’a été faite ?

– Oh ! ne me la rappelez pas.

– Eh bien ! si elle devait se réaliser pourtant... si je vous voyais dans cet instant pour la dernière fois... On accorde tout aux mourants ; me refuseriez-vous un regard pour me rendre heureux ?... Bianca... ah ! vous tremblez... Mon Dieu, un mot, un seul mot : Bianca... m’aimez-vous ?

– Il me le demande ! murmura-t-elle en fondant en larmes et cachant son visage dans ses mains.

Alfieri jeta un cri de joie.

– C’est donc vrai, elle m’aime. Merci, mon Dieu ! Bianca chérie, Bianca !

– Ah ! pourquoi m’avoir fait parler, dit-elle, si vous saviez !...

– Rien, je ne veux rien savoir. Sinon que tu m’aimes ; je ne veux pas que tu pleures, je ne veux pas que tu trembles ! tu m’aimes... oh ! maintenant que mon sort s’accomplisse !

L’horloge sonna : le comte tressaillit.

– Adieu, Bianca, dit-il en serrant la jeune femme sur sa poitrine, et lui donnant un long baiser ; adieu.

Et se dégageant de ses bras il s’élança hors du salon.

La marquise était restée immobile, livrée tout entière, dans le premier instant, à l’émotion qui suit un aveu et au vague effroi des malheurs qui allaient sans doute en résulter : mais bientôt le trouble du comte frappa sa pensée ; elle se demanda pourquoi cette fuite précipitée, et un soupçon horrible traversa son esprit.

Elle courut au jardin, Alfieri n’y était pas ; elle demanda Marliano, il était absent ! Son cœur battait à se rompre ; elle monta à la chambre du comte sans savoir ce qu’elle faisait et y entra, elle était vide ! Elle se précipita vers le balcon... Dans ce moment un coup de pistolet se fit entendre ; elle jeta un cri et s’appuya chancelante à la muraille ; presqu’aussitôt Celini parût à l’entrée du parterre en criant :

– Un médecin !...

Bianca sentit la terre tourner sous ses pieds, elle étendit les bras pour se soutenir, et voulut quitter la fenêtre ; mais tout à coup un bruit de pas retentit dans l’escalier, une voix se fit entendre ; la porte de la chambre s’ouvrit brusquement.

C’était Alfieri !

 

 

Émile SOUVESTRE, Contes et nouvelles, 1858.

 

 

 

 

 

 

 

 

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