Chant du roi Gradlon
et de la ville d’Is
Qu’y a-t-il de nouveau dans la ville d’Is
Que si folle est la jeunesse ?
Et que j’entends le biniou,
La bombarde et les harpes ?
Il n’y a rien de nouveau dans la ville d’Is,
Que les fêtes qui ont eu lieu tous les jours ;
Il n’y a dans la ville d’Is que des choses anciennes,
Les fêtes qui ont eu lieu toutes les nuits.
Les buissons de ronce ont poussé
Aux portes des églises qui sont fermées ;
Et sur les pauvres qui pleurent,
On excite les chiens pour les mordre.
À seize ans toutes les filles
N’ont qu’un Dieu, c’est le péché ;
Et pour faire sa couronne,
Elles donnent leurs plus belles roses.
Ahès, fille du roi Gradlon,
Le feu de l’enfer dans son cœur,
En tête du dévergondage,
Amène à sa suite la ville se perdre.
Saint Guénolé, avec tristesse,
Est allé plusieurs fois trouver son père,
Et avec des larmes l’homme de Dieu
A dit au roi :
« Gradlon, Gradlon, fais attention
« Aux désordres qu’occasionne Ahès,
« Car il ne sera plus temps
« Quand Dieu versera sa colère.
« Là où il y avait tant de rires,
« Il y aura alors des dents grinçantes ;
« Là où il y avait des chansons,
« Il y aura alors des grincements. »
Et le roi épouvanté
Sa fille a voulu corriger ;
Mais abattu par la vieillesse
Il n’a plus de force de batailler avec elle.
Et fatiguée des reproches de son père,
Pour se dérober à ses yeux,
Elle a fait avec les esprits du mal
Un beau palais près des murailles.
Là, avec ses amoureux,
Règnent toute la nuit les danses ;
Là, parmi l’or et les perles,
Comme le soleil brille Ahès.
⁂
– « Plaisir à vous, dans ce palais,
« Filles jolies et garçons lestes !
« Plaisir à vous et n’ayez peur » ;
Dit le prince en entrant.
Le prince portait des habits rouges,
Sa barbe était longue et noire,
Et ses membres frémissaient,
Et ses yeux flamboyaient.
– « Soyez le bienvenu, étranger,
« Dit Ahès avec sa bouche en fleur,
« Oui, bien venu pour nous voir
« Si vous connaissez les pires choses.
– « Alors je serai bien accueilli,
« Répondit l’étranger ;
« Car dans le mal je suis aussi instruit
« Que celui qui m’a créé. »
Et aussitôt Ahès de le prier
De faire une danse avec elle ;
Et tous, pour insulter Dieu,
Le plus qu’ils pouvaient blasphémaient.
Quand cette danse eut pris fin
Le danseur d’Ahès, en riant
Et en levant les deux épaules,
Dit : – « Vous ne savez rien !
« Prenez-moi de la ville d’Is
« Les vases sacrés de l’église,
« Prenez la croix du crucifié,
« Une hostie consacrée et vous verrez ! »
Ahès répondit en ton de bonne maison :
– « On les trouvera dans l’église de mon père
« Car mon idiot de père croit
« En cette fourberie de Nazareth ! »
Trois d’entre eux coururent aussitôt
Et renversèrent l’autel ;
Et les choses sacrées furent portées
Entre des mains maudites.
Le prince rouge, dès qu’il les vit,
Du fond de son cœur se réjouit,
Et dit encore en lui-même :
– « Plaisir à vous dans ce palais-ci ! »
D’abord à coups de souliers
Il brisa les vases sacrés ;
Ensuite il foula le crucifix
Et il cracha sur l’hostie.
Et sur eux, avec toute sa fureur,
En chantant : « Malédiction à la croix »
Il fit en sept contorsions différentes
Les danses des sept péchés mortels.
Aussitôt le palais trembla
Et les tonnerres grondèrent ;
Et à travers leurs regards inquiets
Brilla le feu bleu des éclairs.
– « Et ne voyez-vous pas, dit le prince rouge,
Que je terrasse Dieu lui-même. »
Et ils dirent tous avec douleur
« Ahès a trouvé son pareil ! »
⁂
Quand il eut fini ses sacrilèges
Le messager des malins esprits,
Resté seul au palais,
S’approcha d’Ahès.
– « Ma jolie amie, fille de Gradlon
« Et l’adorée de mon cœur,
« Ne pourrais-je sans inconvénient
« Voir la clef des murs de la ville d’Is ? »
– « Mon père porte sur sa poitrine
« La clef d’or contre une chaîne ;
« Et mon père maintenant est couché,
« Et je ne peux pas avoir la clef. »
Mais voilà qu’il se jette à ses pieds.
Et qu’il baise ses jolies petites mains,
Et qu’il l’aveugle par ses regards
Chargés de feu et de prières.
⁂
Sans savoir ce qui se passait
Alors, quelque temps après
Dans son palais, le vieux roi
Était couché au milieu de la nuit.
Il n’y avait dans la pauvre chambre de Gradlon
Rien qu’un crucifix
Venu de la main d’un ami cher,
Saint Corentin, évêque de Quimper.
Rien qu’un évangile
Donné encore par un saint homme,
Donné à lui par Guénolé
Comme une marque d’amitié.
Beau dans sa vieillesse, comme un ange
Dormait le roi de Basse-Bretagne ;
Et autour de son front ses cheveux blancs
Faisaient, échevelés, une couronne.
Alors, Ahès, la princesse mauvaise,
Comme si elle eut été aveuglée,
Dans la chambre, sans peur de Dieu,
Vient voler la clef.
En marchant sur le bout du pied,
La fille approche, légère, de son père ;
Et doucement de dessus sa poitrine
Elle enlève, en riant, la chaîne.
⁂
Qui vient là-bas sur la route
Monté sur un petit cheval noir
Et galopant sur son dos,
Tellement que le feu jaillit des pierres ?
Celui-là est le messager de Dieu
Envoyé à Is au Roi ;
Celui-là est l’Apôtre de la Foi,
Saint Guénolé, chéri en Bretagne.
Il approche en galopant,
À sa main droite sa crosse d’Abbé,
Et une étole d’or sur son rochet blanc,
Et un cercle de feu entourant sa tête.
Le voilà à la porte du palais
Où dort le père d’Ahès,
De dessus son cheval, l’homme saint
Appelle dans la nuit, à voix haute :
– « Gradlon, Gradlon, lève-toi sans retard,
« Lève-toi pour suivre Guénolé,
« Lève-toi pour fuir devant la mer,
« Les écluses de la ville d’Is sont ouvertes. »
Et le vieux roi troublé
Dehors de son lit s’est levé.
– « À moi, à moi, mon cheval préféré !
« Hélas à jamais perdue est cette ville ! »
Et sur son cheval en peu de temps
Il court à la suite de son ami cher,
Et à leur suite, dans un sifflement,
Ils entendent la mer qui roule.
Alors la princesse épouvantée,
Ayant perdu son amant,
Par la ville d’Is, à gauche à droite,
Courait échevelée.
Quand elle entendit le galop des chevaux
Devant la mer qui couraient,
Au travers des éclairs avec anxiété
Elle reconnut son père et le saint :
– « Mon père, mon père, si vous m’aimez,
Sur votre cheval léger prenez-moi. »
Et sans répondre le père tendre
Enlève sa fille en croupe.
Aussitôt la mer court plus vite
Et Guénolé en tremblant
S’écrie : – « Gradlon, jette ce diable-là
De la croupe de ton cheval ! »
Cependant encore, plein d’angoisse,
Le père garde la pécheresse,
Mais le saint fait le signe de croix
Et lui frappe la tête avec sa crosse.
Aussitôt la maîtresse du malin esprit
Roule dans la grande mer furieuse ;
Et on entend près du vieux Roi
Un rire sinistre au milieu de la nuit.
(Traduit pour la première fois en français par
A. Le Gall et Perrin de Kerlovarec,
d’après un exemplaire communiqué par M. A. Le Braz.)
Ollivier SOUVESTRE.
Paru dans l’Annuaire de Bretagne en 1897.