Le vieux chêne de la Laita

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Émile SOUVESTRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En ce temps-là, il y avait au bourg de Clohars un jeune couple en promesse de mariage : on devait faire la noce le lendemain du pardon de Toul-Foen 1 ; c’est le joli pardon des oiseaux, qui a lieu en juin à l’entrée de la forêt, du côté de Quimperlé. Un soir que nos amoureux regagnaient leur village après avoir visité des parents dans la paroisse de Guidel, ils descendirent au passage de Carnot pour traverser la rivière. Guern, le jeune homme, appela le batelier et dit à Maharit, sa fiancée, de l’attendre tandis qu’il irait allumer sa pipe chez son parrain dont la chaumière était voisine. Le passeur vint à l’appel : Maharit entra dans la barque, et fut surprise de la voir s’éloigner aussitôt du bord : croyant que le patron plaisantait, elle le pria d’attendre son cousin : – elle disait son cousin par précaution, car les bateliers sont jaseurs quelquefois ; mais le bateau étant arrivé dans le courant, filait, filait toujours plus rapidement.

« Arrêtez, père Pouldu, arrêtez, s’écria la pauvre fille d’une voix suppliante ; que dirait Loïc Guern d’une telle folie ? »

Vaines prières : le passeur, immobile, sans voix et sans regards, paraissait insensible, et la barque entraînée descendait toujours, toujours...

Maharit, éperdue, détourna la tête pour appeler son fiancé à son secours. Debout sur la rive assombrie, enveloppés de leurs suaires, elle vit des spectres se dresser et tendre les bras vers elle d’un air menaçant : c’étaient les femmes mortes de Commore, et l’on eût reconnu Triphine, au poignard dont le manche sanglant sortait de sa poitrine. Maharit poussa un cri de terreur, et tomba évanouie au fond du bateau, qui disparut alors au détour de la rivière.

Guern en ce moment arrivait au passage ; il appela la paysanne de tous les côtés, il attendit et appela encore ; il interrogea le fleuve d’un regard anxieux, mais il ne vit rien, rien que l’eau paisible et sombre ; il écouta longtemps et n’entendit rien, rien que le rossignol chantant sous la feuillée.

« Le bateau est déjà loin, bien loin d’ici, lui dit une vieille mendiante en se levant du milieu des joncs et des herbes touffues ; apparemment que la fille curieuse a regardé derrière elle et oublié de faire le signe de la croix en y entrant.

– Vous êtes folle, la mère, dit le paysan, que diable me contez-vous là ? »

Et il s’en alla courir toute la nuit le long du rivage, comme une âme en peine, appelant à grands cris sa fiancée et le passeur tour à tour.

À l’aube du matin, Guern revint au village, il demanda Maharit à ses parents, à tout le monde ; personne n’avait revu la jeune fille. Il passa les jours suivants à explorer tous les sentiers, à sonder tous les buissons de la forêt, sans découvrir aucune trace de sa douce envolée. Enfin, trois jours après, comme il s’était assis accablé de fatigue et de douleur, sur un rocher au bord de la rivière, il vit passer la vieille mendiante, qui lui adressa ces paroles :

« Eh bien ! paour Guernik (pauvre petit Guern), as-tu retrouvé Maharit, la jolie fille de Clohars-Carnoët ?

– Hélas ! non, répondit le paysan les larmes aux yeux ; en savez-vous des nouvelles ? Ô doux Sauveur ! dites-le-moi, car Maharit devait être ma moitié de ménage.

– Pauvre simple incrédule, je t’ai déjà dit qu’elle a regardé derrière elle dans le bateau, et pour cette raison le passeur l’aura conduite à la plage des morts.

– Où est donc cette plage maudite, reprit Guern, je veux y aller, dussé-je...

– Ah ! c’est un secret, interrompit la vieille, c’est le secret du sorcier qui mène la barque de ce passage ; mais tout sorcier qu’il est, ceux qui sont chéris de Jésus l’emportent sur lui, et les gens charitables sont bénis de Dieu. J’ai faim, Guern, j’ai bien faim : la charité, mon enfant !

– Pauvre femme, dit le paysan, tenez, voici mon pain, car je n’ai pas faim, depuis que j’ai perdu Maharit.

– Merci, Guern, tu es un bon chrétien, et je vais te donner un conseil. Avant de t’embarquer dans ce bateau maudit, dont le patron s’est vendu au diable, il faut te munir d’une branche de houx que tu iras couper à minuit au village des Korrigans, dans la forêt, au-dessus de l’endroit appelé le Saut du Cerf ; tu tremperas cette branche dans le bénitier de la chapelle de Saint-Léger, qui protège les fiancés, et tu viendras ici pour passer l’eau.

– Que ferai-je ensuite, ma bonne mère ?

– Quand tu seras embarqué, continua la vieille, prends garde de regarder en arrière ; tu diras ton chapelet, et lorsque tu seras rendu au trente-troisième grain, tu ordonneras au passeur, en lui montrant la branche de houx, de te conduire vivant à la plage des morts. Le sorcier tremblera à la vue du rameau bénit et t’obéira. »

Le paysan, plein d’espoir, suivit en tous points les conseils de la vieille mendiante, et un soir, muni de la branche de houx, cachée sous son habit, il se rendit au rivage de la Laita, grossie par un orage récent. Le batelier vint à son appel : en entrant dans la barque, Guern commença son chapelet ; mais, vers le milieu de la rivière, tout ému au souvenir de sa fiancée qu’il espérait revoir, il oublia ses prières et se pencha en dehors du bateau ; alors le chapelet échappa de ses mains tremblantes et tomba dans l’eau. Tout à coup des cris sauvages retentirent sur les rives, puis la barque, entraînée par le courant, dévia avec une rapidité effrayante.

Guern, cependant, se souvint de sa branche de houx ; il la prit à la main, et la montrant au passeur il lui ordonna de le conduire auprès de sa fiancée ; puis, sans attendre l’effet de cet ordre, l’imprudent frappa le sorcier de son rameau bénit. Celui-ci poussa un cri terrible, abandonna les rames et s’élança la tête la première dans l’eau profonde et noire. Quelques moments après, à la clarté de la lune, le paysan vit sortir de la rivière un chêne desséché dont le tronc, penché sur l’eau, demeura fixé au rivage entre deux rochers, à l’endroit où l’on voit encore aujourd’hui le vieux chêne de la Laita.

Guern, au désespoir, fit entendre de longs gémissements, et bientôt la barque alla se briser contre un rocher vis-à-vis de Saint-Maurice. Le malheureux se sauva difficilement à la nage.

Depuis ce temps on vit à tous les pardons de Clohars, de Saint-Léger et des environs un pauvre paysan, pâle et demi-nu, courir comme un possédé ; il disait à qui voulait l’entendre : « Conduisez-moi sur la plage des morts. Jésus vous récompensera ! »

Et des larmes brûlantes coulaient de ses yeux ternes et désolés.

 

 

Émile SOUVESTRE,

Le foyer breton, 1845.

 

 

 

 

 



1  Toul-foen signifie Trou de foin, ou Lieu des foins.

 

 

 

 

 

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