Le fantôme et la borne

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Émile SOUVESTRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il y a de cela plusieurs siècles on voyait encore souvent des miracles, et l’on ne parlait point ici la langue du haut pays. Cette pierre n’était point au bord de la lande, comme vous la voyez maintenant, mais plus bas, dans la terre labourable qu’elle séparait en deux parts inégales. La plus petite appartenait à un homme appelé Yvon, la cabane se trouvait ici près sur la bruyère ; l’autre, comprenant presque tout le coteau, était cultivée par Claude Perrin de la paroisse de Trégénest.

Si le pauvre eût envié le riche, les chrétiens auraient soupiré en disant : « C’est la misère qui le fait pécher. » Toutefois, ils l’eussent compris ; mais ce fut le riche qui envia le pauvre. Voyez la folie humaine !

Claude récoltait une gerbe quand son voisin cueillait un épi ; ses greniers étaient comblés, lorsque la femme d’Yvon remplissait son tablier ; et cependant il jeta un regard de jalousie sur ce coin de terre où Dieu avait mis le pain du pauvre. Il le haïssait d’être son voisin, comme s’il ne fallait pas toujours en avoir un, puisqu’il n’y a que Dieu qui ait tout !

Perrin chercha longtemps les moyens de prendre pour lui seul le coteau entier. Il eût bien voulu trouver un tort à Yvon ; malheureusement celui-ci était un homme de paix, priant soir et matin, travaillant sans se plaindre, et soignant sa femme qui avait été belle et qui maintenant se mourait. Le courage lui tenait lieu de richesse, la patience de bonheur. Claude l’entendait chaque jour conduire son maigre attelage dans les sillons en chantant des noëls, tandis que lui, qui était riche et sans malades au foyer, il ne pouvait chanter ; tant il est vrai que la joie ne vient qu’aux bons cœurs.

L’envie du fermier de Trégénest s’en augmentait de plus en plus ; son avarice d’ailleurs allait croissant avec l’âge. Il ne pensait qu’au champ du voisin, il y rêvait ; toute son âme était attachée à ce morceau de terre qui ne pouvait être à lui. Il avait bien consulté des avocats et leur avait fait lire ses titres, pour savoir si la loi ne lui donnerait pas le moyen de voler Yvon ; mais les avocats lui avaient dit : « Il faut y renoncer, bonhomme. » Alors la rage le prit.

– Puisque les gens de robe n’y peuvent rien, dit-il, il n’y a plus que le démon pour m’aider.

Il y avait alors à Landehen un carrefour hanté. Claude Perrin se décida à y aller au coup de minuit.

En arrivant, il trouva sous le vieux chêne un homme vêtu d’un manteau rouge, et qui avait une plume noire ; cet homme lui dit :

– Claude, je sais ce qui t’amène.

– Qu’est-ce donc ? demanda l’avare.

– Tu viens demander les moyens de prendre le champ d’Yvon, pour l’ajouter au tien.

Claude commença à trembler, car il comprit qu’il était devant le roi du mal.

– Je ferai selon tes désirs, continua l’homme rouge, mais à une condition.

– Laquelle ?

– C’est que tu ne pourras défaire ce que tu auras fait.

Claude accepta.

– Eh bien, reprit le démon, va demain pendant la nuit arracher la pierre bornale qui sépare tes sillons de ceux de ton voisin, et plante-la sur la lisière de la lande : les bruyères sont longues et les épis mûrs, on ne s’apercevra de rien ; seulement, quand le jour de la moisson sera venu, et qu’Yvon arrivera avec sa faucille, renvoie-le en disant que tout le blé t’appartient. Les gens de justice chercheront la pierre bornale pour savoir la vérité, et comme on la trouvera en dehors des terres labourables, ils décideront que celles-ci sont à toi et les bruyères à ton voisin.

À ces mots, le démon disparut. Claude Perrin retourna chez lui, et dès la nuit suivante, comme il lui avait été recommandé, il déplaça la pierre bornale, sans être vu de personne. Quelques jours après, lorsque Yvon voulut moissonner, il s’y opposa en prétendant que la moisson lui appartenait. Les gens du roi furent appelés pour décider : ils trouvèrent la pierre bornale sur la limite des terres labourables et déclarèrent en conséquence que celles-ci appartenaient tout entières à Claude Perrin.

Yvon, dépouillé de ce que son père lui avait laissé, ne montra ni colère, ni désespoir. Il enterra sa femme que l’arrêt des juges avait fait mourir, remercia Dieu de ne lui avoir point donné d’enfants pour partager sa misère, coupa dans les landes un bâton de genêt, et disparut sur la route déserte.

Cependant, les remords ne tardèrent pas à saisir Claude de Trégénest. Depuis qu’il était le maître de tout le coteau, il ne pouvait goûter une heure de repos. Ce champ d’Yvon, qui l’avait tant tourmenté lorsqu’il ne lui appartenait pas, le tourmentait encore davantage depuis qu’il le possédait. Il trouvait un goût de mort au pain récolté dans ces sillons volés ; il lui semblait, quand il passait contre, que la pierre bornale allait parler pour l’accuser.

Il vécut ainsi, sous le poids de son repentir et dans la terreur du jugement de Dieu, jusqu’à ce qu’il mourût un jour subitement et sans confession.

Or Claude avait un fils aussi généreux et aussi charitable de cœur qu’il était lui, avare et dur. Olivier passait sa vie à assister les mourants, à soulager les pauvres et à parler de Dieu aux petits enfants.

Soupçonnant son père d’avoir fait le mal, il tâchait de racheter son âme par le bien qu’il accomplissait en son intention.

Un jour qu’il revenait de quelque bonne œuvre, la nuit le prit dans les chemins abandonnés. Aucune étoile ne brillait au firmament ; le vent soufflait à travers les vieux chênes, et les ruisseaux débordés jetaient des murmures tristes dans la vallée. Le cheval d’Olivier suivait un chemin creux où l’eau coulait comme dans le lit d’une rivière. Ils arrivèrent ainsi jusqu’à la croix de saint Glen.

Là Olivier aperçut un homme étendu sur les marches du calvaire ; il était immobile et faisait entendre un râle d’agonisant. Le fils de Claude descendit de cheval et s’approcha :

– Que faites-vous là, pauvre homme ? demanda-t-il.

Le mendiant ne répondit rien. Olivier prit ses mains ; elles étaient froides. Il toucha son front et le trouva brûlant. Tirant aussitôt une gourde de pèlerin qu’il portait toujours, il l’approcha des lèvres de l’inconnu, et lui fit boire un peu de vin de feu qui le ranima. Il ouvrit alors les yeux, aperçut Olivier et voulut parler ; mais deux mots seulement purent sortir de sa bouche :

– J’ai froid ! J’ai faim !

Le jeune homme se sentit remué jusqu’au fond des entrailles.

– Est-ce vrai, dit-il, que, dans un pays de chrétiens, une créature de Dieu puisse mourir, faute d’un toit et d’un morceau de pain !

Et en parlant ainsi, il sentait les larmes qui lui montaient du cœur sous les paupières.

– Pauvre homme, reprit-il, un peu de courage, et bientôt vous n’aurez plus ni faim ni froid

En même temps, il le souleva dans ses bras, le posa sur le cou de son cheval, puis monta derrière lui et continua sa route.

Il y avait déjà longtemps qu’ils marchaient, ils venaient de dépasser les bruyères du coteau ; ils allaient atteindre la terre labourable, lorsque le cheval s’arrêta tout à coup avec un hennissement d’effroi. Olivier leva les yeux... Un fantôme, vêtu seulement de son linceul, était debout près de la pierre bornale qu’il cherchait à arracher avec des gémissements ; mais à ces gémissements répondait un rire terrible venant on ne savait d’où, car on ne voyait personne !

– Laisse-moi la remettre à sa place, disait le spectre en pleurant.

– Non, répondait l’invisible ; tu as promis de ne point défaire ce que tu as fait.

– Mais je brûlerai tant que la terre usurpée n’aura point été rendue au pauvre.

– Et tu ne peux plus la lui rendre, observait la voix ironique, car tu es mort !

– Quand donc alors serai-je sauvé ?

– Jamais !

Le fantôme se tordit les mains.

– Yvon ! Yvon ! s’écria-t-il, viens reprendre ton bien.

À cet appel le mendiant se dressa sur le cheval.

– Me voici, Claude Perrin, dit-il ; restitue-moi ce que tu m’as dérobé, et je prie Dieu qu’il te fasse miséricorde !

À ces mots deux grands cris retentirent dans la nuit ; le spectre se retourna, et Olivier reconnut son père !

Le lendemain, le notaire de Trégénest rédigeait un acte par lequel le mendiant Yvon était déclaré légataire de tous les biens d’Olivier Perrin, qui entrait en religion.

 

 

 

Émile SOUVESTRE,

Le foyer breton, 1845.

 

 

 

 

 

 

 

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