Peronnik l’idiot

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Émile SOUVESTRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Vous n’êtes pas sans avoir rencontré de ces pauvres innocents que le prêtre a baptisés avec l’huile de lièvre 1 et qui ne savent que s’arrêter devant les portes pour demander leur pain. On dirait des veaux qui ont perdu le chemin de leur étable. Ils regardent de tous côtés avec de grands yeux et la bouche ouverte, comme s’ils cherchaient quelque chose ; mais ce qu’ils cherchent n’est pas assez commun dans le pays pour qu’on le trouve sur les grands chemins, car c’est de l’esprit.

Peronnik était un de ces pauvres idiots qui ont pour père et mère la charité des chrétiens. Il allait devant lui sans savoir où ; quand il avait soif, il buvait aux fontaines ; quand il avait faim, il demandait aux femmes qu’il voyait sur leurs seuils les croûtes de rebut ; quand il avait sommeil, il cherchait une meule de paille et y creusait son lit, comme un lézard.

Du reste, Peronnik n’était pas mal vêtu pour son état. Il avait une culotte de toile à laquelle il ne manquait que le fond, un gilet garni d’une manche et la moitié d’un bonnet qui avait été neuf. Aussi, quand Peronnik avait mangé, il chantait de tout son cœur, et il remerciait Dieu, soir et matin, de lui avoir fait tant de présents sans y être obligé. Quant à savoir un métier, Peronnik n’en avait jamais appris ; mais il était habile en beaucoup de choses. Il faisait autant de repas qu’on voulait, il dormait plus longtemps que personne, et il imitait avec sa langue le chant des alouettes. Il y en a maintenant plus d’un dans le pays qui n’en pourrait pas faire autant.

À l’époque dont je vous parle (c’est-à-dire il y a mille ans et plus) le Pays du blé blanc n’était pas tout à fait comme vous le voyez aujourd’hui. Depuis ce temps-là bien des gentilshommes ont mangé leur héritage et changé leurs futaies en sabots ; aussi, la forêt de Paimpont s’étendait-elle sur plus de vingt paroisses. Il y en a même qui disent qu’elle passait la rivière et allait rejoindre Elven.

Quoi qu’il en soit, Peronnik arriva un jour à une ferme bâtie sur la lisière du bois, et, comme il y avait déjà longtemps que la cloche du Benedicite sonnait dans son estomac, il s’approcha pour demander à manger.

La fermière était justement à genoux sur le seuil de la porte et se préparait à nettoyer la bassine à bouillie avec sa pierre à fusil 2 ; mais quand elle entendit la voix de l’idiot qui demandait à manger au nom du vrai Dieu, elle s’arrêta et lui tendit le chaudron.

– Tiens, dit-elle, mon pauvre Jean le Veau 3, mange le gratin et dis un Pater pour nos pourceaux qui ne peuvent pas engraisser.

Peronnik s’assit à terre, mit la bassine entre ses jambes, et se mit à gratter avec ses ongles ; mais il ne réussissait à trouver que bien peu de choses, car toutes les cuillers de la maison avaient déjà passé par là. Cependant il se lécha les doigts, en faisant entendre un grognement de satisfaction, comme s’il n’eût jamais mangé rien de meilleur.

– C’est de la farine de mil, dit-il à demi-voix, de la farine de mil détrempée avec du lait de vache noire 4 par la meilleure faiseuse de tout le bas pays.

La fermière, qui s’en allait, se retourna flattée.

– Pauvre innocent, dit-elle, il en reste bien peu ; mais j’ajouterai un morceau de pain de méteil 5.

Elle apporta au jeune garçon l’entamure d’une miche qui arrivait du four ; Peronnik y mordit comme un loup dans une cuisse d’agneau et s’écria qu’il devait avoir été pétri par le boulanger de monseigneur l’évêque de Vannes ! La paysanne enorgueillie répondit que c’était bien autre chose quand on le mangeait avec du beurre nouvellement baratté, et, pour le prouver, elle en apporta dans la petite écuelle couverte. Après en avoir goûté, l’idiot déclara que c’était du beurre vivant 6, que celui de la semaine blanche ne le valait pas 7, et, afin de mieux appuyer ses éloges, il étendit sur son entamure tout ce qui se trouvait dans la sébile. Mais le contentement empêcha la fermière de s’en apercevoir, et elle ajouta encore à ce qu’elle avait déjà donné un morceau de lard qui restait de la soupe du dimanche.

Peronnik vantait toujours plus chaque morceau et avalait tout, comme si c’eût été de l’eau de source, car il n’avait point fait, depuis bien longtemps, un pareil repas. La fermière allait et venait, tout en le regardant manger, et ajoutait, par-ci par-là, quelques bribes qu’il recevait en faisant le signe de la croix.

Pendant qu’il était ainsi occupé à prendre des forces, voilà qu’un cavalier armé parut à la porte de la maison, et s’adressa à la femme pour lui demander le chemin du château de Kerglas.

– Jésus mon Dieu monsieur le gentilhomme, est-ce là que vous allez ? s’écria la fermière.

– Oui, répondit l’homme de guerre, et je suis venu pour cela d’un pays si éloigné qu’il a fallu marcher trois mois, nuit et jour, pour arriver jusqu’ici.

– Et que venez-vous chercher à Kerglas ? reprit la Bretonne.

– Je viens chercher le bassin d’or et la lance de diamant.

– Ce sont donc deux choses d’un grand prix ? demanda Peronnik.

– D’un plus grand prix que toutes les couronnes de la terre, répondit l’étranger, car outre que le bassin d’or produit, à l’instant, les mets et les richesses que l’on désire, il suffit d’y boire pour être guéri de tous ses maux, et les morts eux-mêmes ressuscitent en le touchant de leurs lèvres. Quant à la lance de diamant, elle tue et brise tout ce qu’elle touche.

– Et à qui appartiennent cette lance de diamant et ce bassin d’or ? reprit Peronnik émerveillé.

– À un magicien que l’on appelle Rogéar, et qui habite le château de Kerglas, répondit la fermière ; on le voit tous les jours passer, à la lisière du bois, monté sur sa jument noire que suit un poulain de treize mois ; mais nul n’oserait l’attaquer, car il tient dans sa main la lance sans merci.

– Oui, reprit l’étranger, mais l’ordre de Dieu lui défend de s’en servir au château de Kerglas. Dès qu’il y arrive, la lance et le bassin sont déposés au fond d’un souterrain obscur qu’aucune clef ne peut ouvrir ; aussi est-ce là que je veux aller attaquer le magicien.

– Hélas ! vous ne pourrez réussir, mon maître, reprit la paysanne ; plus de cent autres gentilshommes ont essayé l’aventure, avant vous, sans qu’aucun ait reparu.

– Je le sais, bonne femme, répliqua le cavalier ; mais ils n’avaient pas reçu, comme moi, les instructions de l’ermite de Blavet.

– Et que vous a dit l’ermite ? demanda Peronnik.

– Il m’a averti de tout ce que j’aurai à faire, reprit l’étranger ; d’abord il faudra que je traverse le bois trompeur où toutes espèces d’enchantements seront employés pour m’effrayer et me faire perdre ma route. La plupart de ceux qui m’ont précédé s’y sont égarés et y ont péri de froid, de fatigue ou de faim.

– Et si vous le passez ? dit l’idiot.

– Si je le passe, continua le gentilhomme, je rencontrerai un korrigan armé d’un aiguillon de feu qui réduit en cendres tout ce qu’il touche. Ce korrigan veille près d’un pommier auquel il faudra que je prenne une pomme.

– Et ensuite ? ajouta Peronnik.

– Ensuite, je trouverai la fleur qui rit, gardée par un lion dont la crinière est formée de vipères, et il faudra que je cueille la fleur ; après quoi j’aurai à passer le lac des dragons, à combattre l’homme noir armé d’une boule de fer qui atteint toujours le but et revient d’elle-même à son maître ; j’entrerai enfin dans le vallon des plaisirs, où je verrai tout ce qui peut tenter un chrétien et le retenir, et j’arriverai à une rivière qui n’a qu’un seul gué. Là se trouvera une dame vêtue de noir que je prendrai en croupe et qui me dira ce que je dois faire.

La fermière essaya de prouver à l’étranger qu’il ne pourrait jamais supporter toutes ces épreuves ; mais celui-ci répondit que ce n’était point là une affaire à être jugée par les femmes, et, après s’être fait indiquer l’entrée de la forêt, il mit son cheval au galop et disparut parmi les arbres.

La fermière poussa un gros soupir, en déclarant que c’était un mort de plus que le Christ allait avoir à juger ; elle donna quelques croûtes à Peronnik et l’engagea à continuer son chemin.

Celui-ci allait suivre son conseil lorsque le maître de la ferme arriva des champs. Il venait justement de renvoyer l’enfant qui gardait les vaches à l’entrée du bois, et il cherchait, dans son esprit, comment il pourrait le remplacer.

La vue de l’idiot fut pour lui un trait de lumière ; il pensa qu’il avait trouvé ce qui lui manquait, et, après quelques questions, il demanda brusquement à Peronnik s’il voulait rester à la ferme pour surveiller le bétail. Peronnik eût préféré avoir à se surveiller tout seul, car personne n’avait plus de courage que lui pour ne rien faire ; mais il sentait encore sur ses lèvres le goût du lard, du beurre frais, du pain de méteil et du gratin de mil ; aussi se laissa-t-il tenter et accepta-t-il la proposition du fermier.

Celui-ci le conduisit sur-le-champ au bord de la forêt ; il compta tout haut les vaches (sans oublier les génisses), lui coupa une baguette de coudrier pour qu’il pût les conduire, et l’avertit de les ramener au soleil couchant.

Voilà donc Peronnik devenu curé de bestiaux, devant les empêcher de mal faire, et courant de la noire à la rousse et de la rousse à la blanche pour les retenir où il fallait.

Or, pendant qu’il courait ainsi de côté et d’autre, il entendit tout à coup des pas de chevaux, et il aperçut, dans une des allées du bois, le géant Rogéar assis sur sa jument, suivi du poulain de treize mois. Il portait au cou le bassin d’or et à la main la lance de diamant qui brillait comme une flamme. Peronnik effrayé se cacha derrière un buisson ; le géant passa près de lui, puis continua sa route. Lorsqu’il eut disparu, l’idiot sortit de sa cachette et regarda le côté par lequel il était parti, mais sans pouvoir reconnaître le chemin qu’il avait suivi.

Cependant des cavaliers armés arrivaient sans cesse pour chercher le château de Kerglas et on n’en voyait aucun revenir. Le géant, au contraire, faisait tous les jours sa promenade. L’idiot, qui avait fini par s’enhardir, ne se cachait plus lorsqu’il passait, et le regardait, de loin, avec des yeux d’envie, car le désir de posséder le bassin d’or et la lance de diamant grandissait chaque jour dans son cœur. Mais il en était de cela comme d’une bonne femme, c’était une chose plus facile à souhaiter qu’à obtenir.

Un soir que Peronnik était seul dans la pâture, comme d’habitude, voilà qu’un homme à barbe blanche s’arrêta à la lisière de la forêt. L’idiot crut que c’était encore quelque étranger qui venait pour tenter les aventures, et il lui demanda s’il ne cherchait pas la route de Kerglas.

– Je ne la cherche pas, car je la connais, répondit l’inconnu.

– Vous y êtes allé et le magicien ne vous a pas tué ! s’écria l’idiot.

– Parce qu’il n’avait rien à craindre de moi, répliqua le vieillard à barbe blanche ; on me nomme le sorcier Bryak et je suis le frère aîné de Rogéar. Quand je veux l’aller visiter je viens ici, et, comme malgré ma puissance je ne pourrais traverser le bois enchanté sans m’égarer, j’appelle le poulain noir pour me conduire.

À ces mots, il traça trois cercles avec son doigt sur la poussière, répéta tout bas des paroles que le démon apprend aux sorciers, puis il s’écria :

 

            Poulain libre des pieds, poulain libre des dents,

            Poulain, je suis ici, viens vite, je t’attends.

 

Le petit cheval parut aussitôt. Bryak lui mit un licou, une entrave, monta sur son dos et le laissa rentrer dans la forêt.

Peronnik ne dit rien à personne de cette aventure ; mais il comprenait maintenant que la première chose pour se rendre à Kerglas était de monter le poulain qui connaissait la route. Malheureusement il ne savait ni tracer les trois cercles, ni prononcer les paroles magiques nécessaires pour faire entendre l’appel :

 

            Poulain libre des pieds, poulain libre des dents,

            Poulain, je suis ici, viens vite, je t’attends.

 

Il fallait donc trouver une autre manière de s’en rendre maître, et, une fois qu’il serait pris, le moyen de cueillir la pomme, de saisir la fleur qui rit, d’échapper à la boule de l’homme noir, et de traverser le vallon des plaisirs.

Peronnik y songea longtemps, et il lui sembla enfin qu’il pourrait réussir. Ceux qui sont forts vont chercher le danger avec leur force, et, le plus souvent, ils y périssent ; mais les faibles prennent les choses de côté. Ne pouvant espérer de combattre le géant, l’idiot résolut d’avoir recours à la ruse. Quant aux difficultés, il ne s’en effraya pas ; il savait que les nèfles sont dures comme cailloux quand on les cueille, et qu’avec un peu de paille et beaucoup de patience elles finissent, pourtant, par mollir 8.

Il fit donc tous ses préparatifs pour l’heure où le géant devait paraître à l’entrée du bois. Il arrangea d’abord un licou et une entrave de chanvre noir, un lacet à prendre les bécasses, dont il trempa les crins dans l’eau bénite, une poche de toile qu’il remplit de glu et de plumes d’alouettes, un chapelet, un sifflet de sureau et un morceau de croûte frotté de lard rance. Cela fait, il émietta le pain de son déjeuner le long de la route que suivait Rogéar, sa jument et son poulain de treize mois.

Tous trois parurent à l’heure ordinaire et traversèrent la pâture, comme ils le faisaient tous les jours : mais le poulain, qui marchait la tête basse et flairant la terre, sentit les miettes de pain et s’arrêta pour les manger, de sorte qu’il se trouva bientôt seul et hors de vue du géant. Alors Peronnik s’approcha doucement ; il lui jeta son licou, attacha deux de ses pieds avec l’entrave, sauta sur son dos et le laissa aller à sa fantaisie, car il était bien sûr que le poulain, qui connaissait le chemin, le conduirait au château de Kerglas.

Le jeune cheval prit effectivement, sans hésiter, une des routes les plus sauvages, marchant aussi vite que le lui permettait l’entrave.

Peronnik tremblait comme une feuille, car tous les enchantements de la forêt se réunissaient pour l’effrayer. Tantôt il lui semblait qu’un gouffre sans fond s’ouvrait devant sa monture, tantôt les arbres paraissaient s’enflammer et il se trouvait au milieu d’un incendie ; souvent, au moment de passer un ruisseau, le ruisseau devenait torrent et menaçait de l’emporter ; d’autres fois, quand il suivait un sentier, au pied de la colline, d’immenses rochers avaient l’air de se détacher et de rouler vers lui pour l’écraser. L’idiot avait beau se dire que c’étaient des tromperies du magicien, il sentait sa moelle se refroidir de peur. Enfin il se décida à enfoncer son bonnet sur ses yeux pour ne rien voir et à laisser le poulain l’emporter.

Tous deux arrivèrent ainsi dans une plaine où cessaient les enchantements. Alors Peronnik releva son bonnet et regarda autour de lui.

C’était un lieu aride et plus triste qu’un cimetière. De loin en loin, on voyait les squelettes des gentilshommes qui étaient venus pour chercher le château de Kerglas. Ils étaient là, étendus à côté de leurs chevaux, et des loups gris achevaient de ronger leurs os.

Enfin l’idiot rencontra une prairie ombragée tout entière par un seul pommier si chargé de fruits que les branches pendaient jusqu’à terre. Devant l’arbre était le korrigan tenant à la main l’épée de feu qui réduisait en cendres tout ce qu’elle touchait.

À la vue de Peronnik, il jeta un cri semblable à celui de la corneille de mer et leva son épée ; mais, sans paraître s’étonner, le jeune garçon ôta son bonnet avec politesse.

– Ne vous dérangez pas, mon petit prince, dit-il ; je veux seulement passer pour me rendre à Kerglas, où le seigneur Rogéar m’a donné rendez-vous.

– À toi, répondit le nain, et qui es-tu donc ?

– Je suis le nouveau serviteur de notre maître, reprit l’idiot ; vous savez bien, celui qu’il attend !

– Je ne sais rien, répliqua le nain, et tu m’as tout l’air d’un affronteur.

– Faites excuse, interrompit Perronik, ce n’est pas mon métier ; je suis seulement preneur et dresseur d’oiseaux. Mais, pour Dieu ! ne me retardez pas, car Monsieur le magicien compte sur moi, et même il m’a prêté son poulain, comme vous voyez, pour que j’arrive plus tôt au château.

Le korrigan remarqua en effet, alors, que Peronnik montait le jeune cheval du magicien, et il commença à penser qu’il lui disait vrai. L’idiot avait d’ailleurs l’air si innocent qu’on ne pouvait le croire capable d’inventer une histoire. Cependant il parut encore douter et il lui demanda quel besoin le magicien avait d’un oiseleur.

– Un grand besoin, à ce qu’il paraît, répliqua Peronnik, car, selon son dire, tout ce qui graine et tout ce qui mûrit dans le jardin de Kerglas est à l’instant dévoré par les oiseaux.

– Et comment feras-tu pour les empêcher ? demanda le nain.

Peronnik montra le petit piège qu’il avait fabriqué et dit qu’aucun oiseau n’y pouvait échapper.

– C’est ce dont je veux m’assurer, reprit le korrigan. Mon pommier est aussi ravagé par les merles et par les grives ; tends ton piège, et, si tu peux les prendre, je te laisserai passer.

Peronnik y consentit ; il attacha son poulain à un arbre, s’approcha du tronc du pommier, y fixa un des bouts du piège, puis il appela le korrigan pour tenir l’autre bout, tandis qu’il préparait les brochettes. Celui-ci fit ce que l’idiot demandait ; alors Peronnik tira subitement le nœud coulant, et le nain se trouva lui-même pris comme un oiseau.

Il poussa un cri de rage et voulut se dégager ; mais le lacet, qui avait été trempé dans l’eau bénite, résista à tous ses efforts. L’idiot eut le temps de courir à l’arbre, d’y cueillir une pomme et de remonter sur le poulain, qui continua sa route.

Ils sortirent ainsi de la plaine, et se trouvèrent en face d’un bosquet composé des plus belles plantes. Il y avait là des roses de toutes couleurs, des genêts d’Espagne, des chèvrefeuilles rouges, et par-dessus le tout, s’élevait une fleur mystérieuse qui riait ; mais un lion à crinière de vipères courait autour du bosquet, en roulant les yeux et faisant grincer ses dents comme deux meules de moulin nouvellement repiquées.

Peronnik s’arrêta et salua de nouveau, car il savait que devant les puissants un bonnet est moins utile sur la tête qu’à la main. Il souhaita toutes sortes de prospérités au lion ainsi qu’à sa famille, et lui demanda s’il était bien sur la route qui conduisait à Kerglas.

– Et que vas-tu faire à Kerglas ? cria l’animal féroce d’un air terrible.

– Sauf votre respect, répondit timidement l’idiot, je suis au service d’une dame qui est l’amie du seigneur Rogéar, et qui lui envoie, en présent, de quoi faire un pâté d’alouettes.

– Des alouettes, répéta le lion, qui passa la langue sur ses moustaches, voilà bien un siècle que je n’en ai mangé. En apportes-tu beaucoup ?

– Tout ce que peut tenir ce sac, monseigneur, répondit Peronnik, en montrant la poche de toile qu’il avait remplie de plumes et de glu.

Et, pour faire croire ce qu’il disait, il se mit à contrefaire le gazouillement des alouettes.

Ce chant augmenta l’appétit du lion.

– Voyons, reprit-il, en s’approchant, montre-moi tes oiseaux ; je veux savoir s’ils sont assez gros pour être servis à notre maître.

– Je ne demanderais pas mieux, répondit l’idiot ; mais si je les tire du sac, j’ai peur qu’ils ne s’envolent.

– Entr’ouvre-le seulement pour que j’y regarde, répliqua la bête féroce.

C’était justement ce que Peronnik espérait ; il présenta la poche de toile au lion, qui y fourra la tête pour saisir les alouettes, et se trouva pris dans les plumes et dans la glu. L’idiot serra vite le cordon du sac autour de son cou, fit le signe de la croix sur le nœud pour le rendre indestructible ; puis, courant à la fleur qui riait, il la cueillit et repartit de toute la vitesse de son poulain.

Mais il ne tarda pas à rencontrer le lac des dragons, qu’il fallait traverser à la nage, et à peine y fut-il entré que ceux-ci accoururent de toutes parts pour le dévorer.

Cette fois, Peronnik ne s’amusa pas à leur tirer son bonnet ; mais il se mit à leur jeter les grains de son chapelet comme on jette du blé noir aux canards, et, à chaque grain avalé, un des dragons se retournait sur le dos et mourait, si bien que l’idiot put gagner l’autre rive sans aucun mal.

Restait à traverser le vallon gardé par l’homme noir. Peronnik l’aperçut bientôt à l’entrée, enchaîné au rocher par le pied et tenant à la main une boule de fer, qui, après avoir frappé le but, lui revenait d’elle-même. Il avait autour de la tête six yeux qui veillaient habituellement les uns après les autres ; mais, dans ce moment, il les tenait tous six ouverts. Peronnik sachant que, s’il était aperçu, la boule de fer l’atteindrait avant qu’il eût pu parler, prit le parti de se glisser le long du taillis. Il arriva ainsi, en se cachant derrière les buissons, à quelques pas de l’homme noir. Celui-ci venait de s’asseoir, et deux de ses yeux s’étaient fermés pour se reposer. Peronnik, jugeant qu’il avait sommeil, se mit à chanter à demi-voix le commencement de la grand’messe. L’homme noir parut d’abord étonné, il redressa la tête ; puis, comme le chant agissait sur lui, il ferma un troisième œil. Peronnik entonna alors le Kyrie eleison sur le ton des prêtres qui sont possédés par le diable assoupissant 9. L’homme noir ferma son quatrième œil et la moitié du cinquième. Peronnik commença les vêpres ; mais, avant qu’il fût arrivé au Magnificat, l’homme noir était endormi.

Alors, le jeune garçon prit le poulain à la bride pour le faire marcher doucement par les endroits couverts de mousses, et, passant près du gardien, il entra dans la vallée des plaisirs.

C’était ici l’endroit le plus difficile, car il ne s’agissait plus d’éviter un danger, mais de fuir une tentation. Peronnik appela tous les saints de la Bretagne à son aide.

Le vallon qu’il traversait était semblable à un jardin rempli de fruits, de fleurs et de fontaines, mais les fontaines étaient de vins et de liqueurs délicieuses, les fleurs chantaient avec des voix aussi douces que les chérubins du paradis, et les fruits venaient s’offrir d’eux-mêmes. Puis, à chaque détour d’allée, Peronnik voyait de grandes tables servies comme pour des rois ; il sentait la bonne odeur des pâtisseries qu’on tirait du four, il voyait des valets qui semblaient l’attendre ; tandis que, plus loin, de belles jeunes filles, qui sortaient du bain et qui dansaient sur l’herbe, l’appelaient par son nom et l’invitaient à conduire le bal.

L’idiot avait beau faire le signe de la croix, il ralentissait insensiblement le pas du poulain ; il levait le nez au vent pour mieux sentir la fumée des plats et pour mieux voir les baigneuses ; il allait peut-être s’arrêter et c’en était fait de lui, si le souvenir du bassin d’or et de la lance de diamant n’eût, tout à coup, traversé son esprit ; il se mit aussitôt à siffler dans son sifflet de sureau pour ne pas entendre les douces voix, à manger son pain frotté de lard rance pour ne pas sentir l’odeur des plats, et à regarder les oreilles de son cheval pour ne pas voir les danseuses.

De cette manière, il arriva au bout du jardin sans malheur, et il aperçut enfin le château de Kerglas.

Mais il en était encore séparé par la rivière dont on lui avait parlé et qui n’avait qu’un seul gué. Heureusement que le poulain le connaissait et entra dans l’eau au bon endroit.

Peronnik regarda alors autour de lui s’il ne verrait pas la dame qu’il devait conduire au château, et il l’aperçut assise sur un rocher ; elle était vêtue de satin noir et sa figure était jaune comme celle d’une Mauresque.

L’idiot tira encore son bonnet et lui demanda si elle ne voulait point traverser la rivière.

– Je t’attendais pour cela, répondit la dame ; approche que je puisse m’asseoir derrière toi.

Peronnik s’approcha, la prit en croupe et commença à passer le gué. Il était à peu près au milieu du passage quand la dame lui dit :

– Sais-tu qui je suis, pauvre innocent ?

– Faites excuse, répondit Peronnik, mais, à vos habits, je vois bien que vous êtes une personne noble et puissante.

– Pour noble, je dois l’être, reprit la dame, car mon origine date du premier péché ; et pour puissante, je le suis, car toutes les nations cèdent devant moi.

– Et quel est donc votre nom, s’il vous plaît, madame, demanda Peronnik.

– On m’appelle la Peste, répliqua la femme jaune. L’idiot fit un bond sur son cheval et voulut se jeter dans la rivière, mais la Peste lui dit :

– Reste en repos, pauvre innocent, tu n’as rien à craindre de moi, et je puis au contraire te servir.

– Est-ce bien possible que vous ayez cette bonté, Madame la Peste ? dit Peronnik, en tirant cette fois son bonnet pour ne plus le remettre ; au fait, je me rappelle maintenant que c’est à vous de m’apprendre comment je pourrai me débarrasser du magicien Rogéar.

– Il faut que le magicien meure ? dit la dame jaune.

– Je ne demanderais pas mieux, répliqua Peronnik, mais il est immortel.

– Écoute, et tâche de comprendre, reprit la Peste. Le pommier gardé par le korrigan est une bouture de l’arbre du bien et du mal, planté dans le paradis terrestre par Dieu lui-même. Son fruit, comme celui qui fut mangé par Adam et Eve, rend les immortels susceptibles de mourir. Tâche donc que le magicien goûte à la pomme, et je n’aurai ensuite qu’à le toucher pour qu’il cesse de vivre.

– Je tâcherai, dit Peronnik ; mais si je réussis, comment pourrai-je avoir le bassin d’or et la lance de diamant, puisqu’ils sont cachés dans un souterrain obscur qu’aucune clef forgée ne peut ouvrir ?

– La fleur qui rit ouvre toutes les portes, répondit la Peste, et elle éclaire toutes les nuits.

Comme elle achevait ces mots, ils arrivèrent à l’autre bord et l’idiot s’avança vers le château.

Il y avait dans l’entrée un grand auvent pareil au dais sous lequel marche monseigneur l’évêque de Vannes à la procession du Saint-Sacrement. Le géant s’y tenait à l’abri du soleil, les jambes croisées l’une sur l’autre, comme un propriétaire qui a rentré ses grains, et fumant une corne à tabac d’or vierge. En apercevant le poulain sur lequel se trouvaient Peronnik et la dame vêtue de satin noir, il releva la tête et dit, d’une voix qui retentissait comme le tonnerre :

– Par Belzébuth, notre maître ! c’est mon poulain de treize mois que monte cet idiot !

– Lui-même, ô le plus grand des magiciens, répondit Peronnik.

– Et comment as-tu fait pour t’en emparer ? reprit Rogéar.

– J’ai répété ce que m’avait appris votre frère Bryak, répliqua l’idiot. En arrivant sur la lisière de la forêt, j’ai dit :

 

            Poulain libre des pieds, poulain libre des dents,

            Poulain, je suis ici, viens vite, je t’attends ;

 

et le petit cheval est aussitôt venu.

– Tu connais donc mon frère ? reprit le géant.

– Comme on connaît son maître, répondit le garçon.

– Et pourquoi t’envoie-t-il ici ?

– Pour vous porter en présent deux raretés qu’il vient de recevoir du pays des Mauresques : la pomme de joie que voici, et la femme de soumission que vous voyez. Si vous mangez la première, vous aurez toujours le cœur aussi content qu’un pauvre homme qui trouverait une bourse de cent écus dans son sabot ; et si vous prenez la seconde à votre service, vous n’aurez plus rien à désirer dans le monde.

– Alors, donne la pomme et fais descendre la Mauresque, répondit Rogéar.

L’idiot obéit ; mais dès que le géant eut mordu dans le fruit, la dame jaune le toucha et il tomba à terre comme un bœuf qu’on abat.

Peronnik entra aussitôt dans le palais, tenant la fleur qui rit à la main. Il traversa successivement plus de cinquante salles et arriva enfin devant le souterrain à porte d’argent. Celle-ci s’ouvrit d’elle-même devant la fleur qui éclaira l’idiot et lui permit d’arriver jusqu’au bassin d’or et jusqu’à la lance de diamant.

Mais à peine les eut-il saisis que la terre trembla sous ses pieds ; un éclat terrible se fit entendre, le palais disparut, et Peronnik se retrouva au milieu de la forêt, muni des deux talismans, avec lesquels il s’achemina vers la cour du roi de Bretagne. Il eut seulement soin, en passant à Vannes, d’acheter le plus riche costume qu’il pût trouver et le plus beau cheval qui fût à vendre dans l’évêché du blé blanc.

Or, quand il arriva à Nantes, cette ville était assiégée par les Français, qui avaient tellement ravagé la campagne tout autour qu’il n’y restait plus que des arbres qu’une chèvre pouvait brouter. De plus, la famine était dans la ville, et les soldats qui ne mouraient point de leurs blessures mouraient faute de pain. Aussi, le jour même où Peronnik arriva, un trompette publia-t-il dans tous les carrefours que le roi de Bretagne promettait d’adopter pour héritier celui qui pourrait délivrer la ville et chasser les Français du pays.

En entendant cette promesse, l’idiot dit au trompette :

– Ne crie pas davantage, et mène-moi au roi, car je suis capable de faire ce qu’il demande.

– Toi, dit le trompette (qui le voyait si jeune et si petit), passe ton chemin, beau chardonneret 10, le roi n’a pas le temps de prendre des petits oiseaux dans les toits de chaume 11.

Pour toute réponse, Peronnik effleura le soldat de sa lance, et, à l’instant même, il tomba mort, au grand effroi de la foule qui regardait et qui voulut fuir ; mais l’idiot s’écria :

– Vous venez de voir ce que je puis faire contre mes ennemis ; sachez maintenant ce que puis faire pour mes amis.

Et, ayant approché le bassin magique des lèvres du mort, celui-ci revint aussitôt à la vie.

Le roi, qui fut instruit de cette merveille, donna à Peronnik le commandement des soldats qui lui restaient ; et, comme avec sa lance de diamant l’idiot tuait des milliers de Français, tandis qu’avec le bassin d’or il ressuscitait tous les Bretons qui avaient été tués, il se débarrassa de l’armée ennemie en quelques jours et s’empara de tout ce qu’il y avait dans leurs camps.

Il proposa ensuite de faire la conquête de pays voisins tels que l’Anjou, le Poitou et la Normandie, ce qui ne lui coûta que bien peu de peine ; enfin, quand il eut tout soumis au roi, il déclara qu’il voulait partir pour délivrer la Terre Sainte et il s’embarqua à Nantes, sur de grands navires, avec la première noblesse du pays.

Arrivé en Palestine, il détruisit toutes les armées qu’on envoya contre lui, força l’empereur des Sarrasins à se faire baptiser, et épousa sa fille, dont il eut cent enfants, à chacun desquels il donna un royaume. Il y en a même qui disent que lui et ses fils vivent encore, grâce au bassin d’or, et qu’ils règnent dans ce pays ; mais d’autres assurent que le frère de Rogéar, le magicien Bryak, a réussi à reprendre les deux talismans, et que ceux qui les désirent n’ont qu’à les chercher.

 

 

 

 

Émile SOUVESTRE,

Le foyer breton / Les derniers Bretons, 1845.

 

Recueilli dans Contes populaires et légendes de Bretagne,

textes rassemblés par Nathalie Bernard

et Laurence Guillaume, 1976.

 

 

 

 

 



1 Badezet gad eol gad ; c’est une expression consacrée en Bretagne lorsque l’on veut parler d’une tête faible.

2 Sur les côtes, on enlève le gratin attaché aux parois des bassines à bouillie avec une coquille de moule ; dans l’intérieur, on se sert, pour le même usage, d’un caillou coupant, qui est le plus souvent une pierre à fusil.

3 Iann ar lue, imbécile.

4 Le lait de vache noire passe, en Bretagne, pour le plus sain et le plus délicat.

5 Mistilhon, mélange de seigle et de froment.

6 Aman fresk-beo.

7 Les Bretons attribuent au beurre de la semaine blanche et des Rogations une délicatesse particulière et même des propriétés médicales, à cause de l’excellence des herbages de cette époque.

8 C’est un proverbe breton :

                        Gad colo hac armer

                        E veura ar mesper.

9 Les Bretons croient à un diable particulier qui fait dormir à l’église et qu’ils appellent ar c’houskezik, du verbe kouska, qui signifie dormir.

10 Koanta pabaour, moquerie habituelle aux Bretons.

11 Expression proverbiale pour dire qu’on n’a pas de temps à perdre.

 

 

 

 

 

 

 

 

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