Teuz-ar-pouliet 1
(RÉCIT DU MARÉCHAL-FERRANT)
par
Émile SOUVESTRE
Le val Pinard est une coulée qui s’étend derrière la ville de Morlaix et où il y a beaucoup de jardins, de maisons, de bourgeois et de fabricants de fouaces 2 ; mais on y voit aussi de jolies fermes où l’on nourrit des vaches et où l’on récolte du froment.
Or, à une autre époque (du temps qu’il n’y avait ni conscription, ni droits réunis), la plus grande de ces fermes était habitée par un brave homme appelé Jalm Riou, qui avait une fille bien faite et de fraîche figure que l’on nommait Barbaïk. Outre que celle-ci était vantée pour sa beauté, on la citait comme la meilleure danseuse et la plus élégante pennérèz du pays. Quand elle venait, chaque dimanche, pour entendre la messe à l’église de Saint-Mathieu, elle portait une coiffe brodée, un mouchoir de cou à palmes, cinq jupes étagées 3 et des souliers à boucles d’argent ; de sorte que les bouchères étaient jalouses et hochaient la tête, à son passage, en demandant si elle avait vendu au diable la poule noire 4. Mais Barbaïk ne s’inquiétait point d’être blâmée, pourvu qu’elle fût la mieux mise dans les Pardons et la plus recherchée par les jeunes gens, ce qui ne manquait jamais d’arriver ; car les cœurs des garçons ressemblent aux brins de paille suspendus aux buissons, et la beauté des jeunes filles au vent qui les emporte tous à sa suite.
Parmi les amoureux de Barbaïk, il y en avait un qui l’aimait plus que tous les autres ; c’était le garçon de ferme de son père, bon travailleur et bon chrétien ; mais brusque comme un Kernewodd et laid comme un tailleur. Aussi la jeune fille ne voulait-elle point l’écouter, malgré ses mérites, et répétait-elle toujours, quand elle parlait de lui, que c’était un poulain de Pontrieux 5.
Jégu, qui l’aimait du fond du cœur, supportait ces injures avec peine et se désolait d’être si mal traité par celle qui lui faisait la joie et le chagrin.
Un soir qu’il ramenait les chevaux du pâturage, il s’arrêta à la mare pour les faire boire ; il se tenait à côté du plus petit, la tête penchée sur sa poitrine et poussant, de loin en loin, de profonds soupirs, car il pensait à Barbaïk, lorsque, tout à coup, une voix sortit des joncs et lui dit :
– Pourquoi te désoler ainsi, Jégu ? Rien n’est encore désespéré.
Le garçon de ferme leva la tête avec surprise et demanda qui était là.
– C’est moi, le teuz-ar-pouliet, répondit la même voix.
– Je ne te vois pas, reprit Jégu.
– Regarde bien et tu m’apercevras au milieu des roseaux sous la forme d’une belle grenouille verte. Je prends ainsi successivement toutes les figures que je veux, à moins que je ne préfère me rendre invisible.
– Mais ne peux-tu te montrer sous l’apparence ordinaire à ceux de ta race ?
– Sans doute, si cela te fait plaisir.
À ces mots, la grenouille sauta sur le dos d’un des chevaux et se changea, subitement, en un petit nain vêtu de vert et portant de belles guêtres cirées, comme un marchand de cuir de Landivisiau.
Jégu, un peu effrayé, recula de deux pas ; mais le teuz lui dit de n’avoir aucune crainte, parce que, loin de lui vouloir du mal, il était décidé à lui être utile.
– Et d’où te vient cet intérêt pour moi ? demanda le paysan, d’un air soupçonneux.
– D’un service que tu m’as rendu l’hiver passé, reprit l’espiègle de la mare. Tu sais sans doute que les korrigans du pays du blé blanc et de Cornouailles ont déclaré la guerre à notre race, parce qu’ils l’accusaient d’être favorable aux hommes ; nous avons été obligés de nous réfugier dans l’évêché de Léon, où nous nous sommes d’abord cachés sous différentes formes d’animaux. Depuis, nous avons continué à prendre ces formes, par habitude ou par fantaisie, et c’est une de ces transformations qui m’a donné l’occasion de te connaître.
– Comment cela ?
– Te rappelles-tu qu’il y a trois mois, en labourant le parc aux aulnes, tu trouvas un rouge-gorge pris dans un lacet ?
– Oui, interrompit Jégu, et je me souviens même que je lui donnai la volée en disant : – Tu ne manges point le blé des chrétiens, toi ; reprends ta liberté, oiseau du bon Dieu.
– Eh bien, le rouge-gorge, c’était moi Depuis ce temps j’ai juré d’être ton ami dévoué, et je veux te le prouver en te faisant épouser Barbaïk, puisque tu l’aimes.
– Ah ! teuz-ar-pouliet, si tu réussis à cela, s’écria Jégu, je n’aurai rien à te refuser, sauf mon âme.
– Laisse-moi faire, répondit le nain ; d’ici à quelques mois, je veux que tu sois le maître de la ferme et de la pennérèz.
– Et comment t’y prendras-tu pour cela ? demanda le jeune homme.
– Tu le sauras plus tard ; pour le moment fume ta corne de tabac, mange, dors, et ne t’inquiète de rien.
Jégu déclara que c’était chose facile, et qu’il se conformerait aux ordres du teuz ; après quoi il le remercia, en lui ôtant son chapeau, comme il l’eût fait pour le maire ou pour M. le recteur, et il reprit la route de la ferme.
Le lendemain était un dimanche : Barbaïk se leva plus matin que d’habitude et se rendit aux étables qu’elle devait seule entretenir ; mais, à sa grande surprise, elle trouva qu’on avait renouvelé la litière, garni les râteliers, tiré les vaches et baratté le lait. Comme elle avait annoncé la veille, devant Jégu, qu’elle voulait être prête de bonne heure, pour danser au Pardon de Saint-Nicolas, elle pensa naturellement que c’était lui qui avait tout fait, et elle l’en remercia. Jégu répliqua d’un ton bourru qu’il ne savait de quoi elle voulait lui parler ; mais cela ne fit que confirmer la jeune fille dans sa pensée.
Le même service lui fut d’ailleurs rendu tous les jours suivants. Jamais l’étable n’avait été si propre, ni les vaches si grasses. Barbaïk trouvait tous les matins et tous les soirs ses terrines pleines de lait, avec une livre de beurre fraîchement baratté et garni de feuilles de ronces. Aussi, au bout de quelques semaines, s’accoutuma-t-elle à ne plus se lever qu’en plein jour, pour faire le ménage et préparer le déjeuner.
Mais ce travail même lui fut bientôt enlevé ; car, un matin, elle trouva, en sortant du lit, la maison balayée, les meubles cirés, la soupe au feu et le pain coupé dans les écuelles, de sorte qu’il ne lui restait plus qu’à crier, à l’entrée de l’aire, pour appeler les travailleurs des champs. Elle pensa encore que c’était une prévenance de Jégu, et elle ne put s’empêcher de trouver que ce serait là un mari bien commode pour une femme qui aimerait son repos et son plaisir.
Au fait, la pennérèz n’avait qu’à exprimer devant lui un désir pour qu’il se trouvât aussitôt accompli. Si le vent était froid ou le soleil trop brûlant et qu’elle craignît pour son teint en allant à la fontaine, elle disait à demi-voix :
– Je voudrais voir, à leur place, mes barattes pleines et ma buie recouverte de son linge mouillé.
Puis elle allait causer chez une voisine et, quand elle revenait, buie et barattes étaient sur la pierre, dans l’état qu’elle avait souhaité.
Si elle trouvait la pâte de seigle trop dure à boulanger et le four trop long à chauffer, elle n’avait qu’à murmurer :
– J’aimerais à voir mes six pains de quinze livres rangés sur la planche, au-dessus de la maie.
Et, deux heures après, les six pains y étaient.
Si elle trouvait le marché trop loin et la route trop mauvaise, elle n’avait qu’à répéter la veille :
– Pourquoi ne suis-je pas déjà revenue de Morlaix avec mon pot au lait vide, mon écuelle à beurre au fond, une livre de merises noires dans mon assiette de bois et les six réales 6 au fond de la poche de mon tablier ?
Et, le lendemain, en se levant, elle trouvait, au pied de son lit, le pot au lait vide, l’écuelle à beurre au fond, la livre de merises noires sur l’assiette de bois et six réales dans la poche de son tablier.
Mais là ne s’arrêtaient point les bons offices rendus. Qu’elle voulût avertir une autre jeune fille pour lui donner un rendez-vous à quelque Pardon, acheter un ruban à la ville, savoir l’heure où devait commencer la procession du Saint-Sacrement, Jégu était toujours là ; elle n’avait qu’à lui dire la chose qu’il fallait faire, et la chose était faite. Elle pouvait même, au besoin se venger, par ce moyen, des voisines dont elle avait à se plaindre, en souhaitant qu’il se trouvât un accroc à leur coiffe du dimanche, que leur fournée fût brûlée, ou que la porte de leur poulailler restât ouverte pour la belette.
Aussi ne pouvait-elle plus se passer de Jégu qui, dans sa pensée, était l’auteur de tout ce qui arrivait ; elle en avait besoin pour son travail et pour son repos, pour ses amitiés et pour ses vengeances ; c’était, à la fois, comme son chien et comme son bon ange.
Quand les choses en furent là, le teuz avertit son protégé de faire sa demande de mariage, et cette fois Barbaïk l’écouta jusqu’au bout. Elle trouvait Jégu bien brusque et bien laid pour un amoureux, mais pour un mari, c’était tout ce qu’il fallait. Avec lui elle pourrait dormir jusqu’au déjeuner comme une demoiselle de la ville ; elle continuerait à porter de beaux habits, à passer son temps à la porte des voisines, les mains croisées sur son tablier, à danser à tous les Pardons. Jégu veillerait pour elle, travaillerait pour elle, économiserait pour elle. Jégu serait le cheval de brancard, obligé de traîner toute la charrette, et elle, la fermière, assise sur une botte de trèfles, qui le conduit avec le fouet.
Après avoir bien pensé à tout cela, elle répondit donc au jeune garçon, comme une pennérèz bien élevée, qu’elle ferait la volonté de son père.
Mais elle savait d’avance que Jalm Riou consentirait, car il avait dit plusieurs fois que Jégu seul était capable de conduire la ferme, quand il manquerait.
Aussi la noce se fit-elle le mois suivant, et l’on eût dit que le vieux père n’avait attendu que ce moment pour aller se reposer dans la gloire ; il mourut quelques jours après le mariage, laissant la maison et les terres aux jeunes gens.
C’était une grande charge pour Jégu, mais le teuz vint à son secours. Il se fit son garçon de charrue, et il travaillait seul autant que quatre mercenaires. C’était lui qui tenait les outils et les harnais en état, qui réparait les oublis, qui indiquait le meilleur moment pour semer ou faucher. Si, par hasard, Jégu avait besoin de hâter un ouvrage, le teuz allait prévenir ses amis, et tous les nains arrivaient avec la houe, la fourche ou la faucille sur l’épaule ; si l’on manquait d’attelages, il envoyait le fermier à une ville habitée par ceux de sa race, qui se trouvait sur la lande, et Jégu n’avait qu’à dire :
– Petits hommes, mes amis, prêtez-moi une paire de bœufs ou un couple de chevaux avec tout ce qu’il leur faut pour labourer.
Et l’attelage apparaissait à l’instant.
Or le teuz-ar-pouliet ne demandait, en payement de tous ces services, qu’une bouillie d’enfant servie chaque jour dans la petite écuelle à mesurer le lait. Aussi, Jégu l’aimait-il comme son fils.
Barbaïk, au contraire, le haïssait et non sans cause, car, dès le lendemain de son mariage, elle s’aperçut avec étonnement qu’on cessait de l’aider, et, comme elle s’en plaignait à Jégu qui avait l’air de ne point comprendre, le nain éclata de rire, en avouant qu’il avait rendu ces bons offices à la pennérèz pour qu’elle consentit au mariage ; mais que maintenant il avait autre chose à faire et qu’elle devait recommencer à prendre soin de la maison.
Ainsi trompée dans ses espérances, la fille de Jalm Riou amassa, dans son cœur, une furieuse colère contre l’espiègle de la mare. Tous les matins, quand il fallait se lever avant le jour pour traire et se rendre au marché, et, tous les soirs, quand il fallait veiller jusqu’à minuit pour baratter le lait, elle maudissait le teuz qui lui avait fait espérer une vie de repos et de plaisir. Mais c’était surtout lorsqu’elle regardait la face rouge de Jégu, ses yeux louches et son front mal peigné qu’elle sentait redoubler sa colère.
– Non, méchant teuz, répétait-elle en elle-même ; non, je ne te pardonnerai pas de m’avoir fait épouser mon mari ! Sans toi, je serais encore pennérèz ; j’irais tous les dimanches aux danses ; les jeunes gens m’apporteraient, dans leurs chapeaux, des lucets, des merises ou des noix, selon la saison, je pourrais jouer avec eux et les entendre dire que je suis la plus jolie fille de la paroisse ; tandis que maintenant je ne dois rien recevoir que de mon mari, je ne dois jouer qu’avec mon mari, je ne dois plaire qu’à mon mari ! Ô méchant teuz, je ne te le pardonnerai jamais !
Cependant, un jour qu’elle était invitée à une noce en Plouezorc’h, et qu’elle ne pouvait prendre la jument de la ferme qui venait d’avoir un poulain, elle demanda une monture au teuz-ar-pouliet qui l’envoya à la ville des nains, en lui recommandant de bien expliquer tout ce qu’elle voulait.
Barbaïk y alla donc, et, croyant faire pour le mieux, elle dit :
– Teuz, mes amis, prêtez-moi un cheval noir avec ses yeux, sa bouche, ses oreilles, sa bride et son bât.
Le cheval qu’elle demandait se montra sur-le-champ, et elle prit avec lui la route de Plouezorc’h.
Mais elle s’aperçut bientôt que tout le monde riait sur son passage.
– Voyez, voyez, disait-on, la fermière a vendu la queue de sa monture.
Barbaïk se détourna vivement et s’aperçut en effet que son cheval n’avait point de queue !... Elle avait oublié d’en demander une, et les nains malicieux l’avaient servie à la lettre.
Déconcertée, elle voulut presser le pas ; mais le cheval refusa d’avancer plus vite, et il fallut entendre toutes les plaisanteries des passants.
La jeune femme revint le soir encore plus furieuse contre le teuz-ar-pouliet qu’elle accusait de lui avoir joué, à dessein, ce mauvais tour, et bien décidée à se venger de lui dès qu’elle le pourrait.
Cependant, le printemps arriva, et, comme c’est l’époque de la fête des nains, l’espiègle de la mare demanda à Jégu la permission d’inviter tous ses compagnons à venir passer la nuit dans l’aire de la ferme, où il voulait leur donner à souper et les faire danser. Jégu avait trop d’obligations au nain pour le refuser ; aussi ordonna-t-il à Barbaïk d’étendre sur l’aire ses plus belles nappes à franges et d’y servir une fournée de petits pains au beurre, tout le lait du matin et du soir et autant de crêpes de froment qu’on en pourrait faire dans un jour.
Barbaïk ne répondit rien, au grand étonnement de son mari.
Elle fit les crêpes, prépara le lait, cuisit les pains au beurre, et, la nuit venue, alla tout porter dans l’aire ; mais elle répandit, en même temps, autour des nappes étendues, et là où devaient s’asseoir les nains, la braise qu’elle avait retirée de son four, si bien que lorsque le teuz-ar-pouliet et ses invités vinrent pour s’asseoir au repas de fête, tous se brûlèrent peau et chair jusqu’à l’os et s’enfuirent en jetant de grands cris. Cependant ils revinrent bientôt avec des vases pleins d’eau, et, après avoir éteint le feu, ils se mirent à danser autour de la ferme en chantant d’une voix irritée :
Barbe Riou, par trahison,
A rôti nos pauvres petons ;
Mais voilà que nous repartons ;
Adieu ! malheur à la maison !
Ils quittèrent en effet le pays dès le soir même. Jégu, n’étant plus aidé par eux, tomba dans la misère et mourut de chagrin, tandis que la belle Barbaïk devenait porteuse sur le marché de Morlaix.
Depuis, on n’a plus revu de teuz dans le pays. Cependant, il y en a qui disent que les bons travailleurs continuent à avoir, à leur service, dix nains qui besognent pour eux, mais sans être invisibles : ce sont leurs dix doigts !
Émile SOUVESTRE,
Le foyer breton / Les derniers Bretons,
1845.
Recueilli dans Contes populaires et légendes de Bretagne,
textes rassemblés par Nathalie Bernard
et Laurence Guillaume, 1976.
1 Mot à mot, l’Espiègle de la mare. Teuz, suivant Lepelletier, signifie au figuré espièglerie, et poull se traduit par trou boueux ou mare.
2 Sortes d’échaudés grossiers qui se fabriquent dans les environs de Morlaix.
3 Le grand nombre de jupons superposés est regardé comme grande élégance par les paysannes des environs de Morlaix.
4 Expression proverbiale, pour dire que l’on s’est enrichi par des moyens peu honorables. On croit, dans nos campagnes, qu’en portant une poule noire dans un carrefour, et en ayant recours à certaines évocations, on peut attirer le diable qui vous achète cette poule fort cher.
5 Heubeul Pontréau, injure bretonne adressée aux jeunes gens rustiques, mal élevés.
6 En Bretagne, on compte par réales ; la réale bretonne ne vaut pas 1 franc 8 centimes, comme en Espagne, mais seulement 25 centimes.