La demoiselle blanche de la Fecht

 

 

À MON PETIT NEVEU

GEORGES FAUCONNEAU DUFRESNE

À MES PETITES NIÈCES

MARIE, JEANNE,

MARGUERITE, CLAIRE FAUCONNEAU DUFRESNE

HÉLÈNE, MADELEINE ET SUZANNE

ROBIN HERZOG

 

 

 

                                Ch. I.

 

Sortant de la vallée en replis gracieux,

La Fecht coulait rapide et reflétait les cieux ;

Parfois, dans son caprice, inondant les prairies,

Ou caressant les bords de ses rives fleuries.

 

Après avoir suivi les remparts de Turckheim,

Elle faisait un bond pour atteindre Ingersheim,

Longeant le Letzenberg, où pousse le dictame,

Et qu’à présent domine un temple à Notre-Dame.

 

Cette montagne, en mai, se tapissait d’iris,

Et semblait un joyau de jaspe et de lapis,

Suspendu mollement à l’onduleuse chaîne

Des Vosges s’enfuyant au lointain dans la plaine.

 

À ses pieds, sur les bords ombragés du torrent,

En cet endroit fleuri, d’un charme pénétrant,

Où vous allez cueillir le muguet, la pervenche,

Apparut, mes enfants, la Demoiselle blanche.

 

C’est là que s’est passée, un beau soir de printemps,

L’histoire que je vais vous conter, chers enfants,

Elle est vieille et remonte à de longues années,

Alors que vos grandgrands n’étaient pas encor nées.

 

 

 

                                Ch. II.

 

Ce n’était plus le jour et la nuit pas encor ;

Les Vosges ondulaient dans l’améthyste et l’or ;

Les tours du vieux Türkheim s’enveloppaient de brume

Et l’Angelus, selon la pieuse coutume,

Sonnait avec lenteur, appelant au logis,

Pour le repas du soir, les grands et les petits.

C’était l’heure où se voile avec molle indolence

Et s’endort la nature en un profond silence ;

Mais déjà près du nid, tendrement rapprochés,

Les rossignols chantaient, sous les feuilles cachés.

 

Assise près d’un saule, une blonde fillette,

D’une moisson de fleurs arrangeant la cueillette,

Écoutait leur chanson, n’ayant aucun souci

Des ordres de sa mère, et c’était grave oubli !

Elle avait eu la garde, au bord de la rivière,

D’un troupeau de canards d’humeur aventurière ;

Or, elle avait promis de bien les protéger...

Les renards en ces lieux étaient un grand danger,

Rusés dans leurs exploits, se moquant de tout piège.

 

Les canards étaient tous blancs comme de la neige,

Ils paraissaient d’argent, saupoudrés de vermeil,

Quand, traversant la Fecht, ils nageaient au soleil,

Pour la première fois, à leur suite, une bande

De petits canetons, partis en contrebande,

Frétillait auprès d’eux et prenait ses ébats...

L’enfant, qui les avait surveillés pas à pas,

En les voyant sur l’eau, protégés par leur mère,

Sans plus s’inquiéter les avait laissés faire.

 

 

 

                                Ch. III.

 

Mais s’étant éloignée, oubliant son devoir,

Elle était revenue avant qu’il ne fît noir.

Appelant ses canards et n’en trouvant plus trace,

Songeuse elle s’assit à cette même place

Où, parfois, disait-on, lorsqu’approche la nuit,

À la première étoile et sans le moindre bruit,

Apparaissait soudain la blanche Demoiselle...

Au bord de l’eau, ce soir, enfin la verrait-elle ?

L’attendrait-elle en vain ?... Et, si tard en ce lieu,

Curieuse, inquiète, elle en tremblait un peu.

 

Soudain, dans les vapeurs montant de la prairie,

Au milieu des saphirs d’une masse fleurie

D’iris qui se pâmaient dans les ors du couchant,

La Demoiselle blanche apparut à l’enfant !...

Elle semblait une Elfe en sa grâce mignonne,

Et dans ses cheveux blonds, formant une couronne,

Brillaient des vers luisants ; sous son voile léger,

Des phalènes venaient en essaim voltiger.

Elle avait, en boutons, semé les renoncules

Sur sa robe d’opale et pris aux libellules

Des ailes que la brise agitait mollement.

 

La blanche Demoiselle, immobile un moment,

Tout à coup projetant une vive lumière,

Bondit et s’envola, planant sur la rivière,

Illuminant ses eaux de rayons diaprés,

Dont les reflets d’argent s’allongeaient sur les prés.

 

La fillette n’osait faire un pas, tout émue...

Éblouie, elle était hors d’elle à cette vue ;

Son cœur battait bien fort, plus d’émoi que de peur...

La vision n’était que charme et que splendeur !

 

Lorsqu’elle entend au loin une voix qui l’appelle...

Son petit frère vient sans doute au-devant d’elle ?

Alors la Demoiselle à l’instant disparaît,

Et l’enfant ne voit plus celle qui l’attirait.

 

Les feux mourants du jour empourpraient les eaux vives,

Les saules se penchaient en des poses plaintives,

Et les grands peupliers, à l’aspect solennel,

Semblaient, en se dressant, s’élancer vers le ciel.

 

 

 

                                Ch. IV.

 

L’ombre l’inquiétait bien plus que le mystère,

Mais elle allait répondre à l’appel de son frère,

Quand parut de nouveau, sur l’herbe sautillant,

La blanche Demoiselle en un rayon brillant.

 

La fillette surprise en fut tout éclairée,

Et, comme un papillon, par la flamme attirée,

Pour la voir de plus près, s’avançait lentement,

Lorsque le garçonnet l’accosta brusquement :

« Que fais-tu là si tard, au bord de la rivière ? –

Dit l’enfant – Mais où sont tes canards ?... Notre mère

Va te gronder bien fort !... Il faut les rattraper,

Ces canetons... sans quoi, pour toi pas de souper !...

Tu ne dis rien ! Qu’as-tu ? Tâche d’être un peu vive !...

Allons, viens, cherchons-les en suivant cette rive !

Comme on voit clair ce soir ! » – Sans faire attention,

Le gamin avait pris pour la lune un rayon

Que projetait au loin la blanche Demoiselle.

 

– « Tais-toi – dit la fillette – et vois comme elle est belle

Du ciel serait-ce un ange ? » – Alors, se retournant,

Il la vit rayonnante et d’un pas entraînant,

Danser sur le gazon avec grâce et caprice,

Ses petits pieds, ses yeux pétillants de malice ;

Puis d’un air langoureux et la main sur le cœur,

Comme pour l’appeler, faire signe à sa sœur.

Mais le rusé gamin, pensant que ce manège

Était pour attirer la fillette en un piège,

S’approcha, s’écriant : « – À qui donc es-tu, dis ?

Au lieu de folâtrer, rentre dans ton logis !

À Turckheim, entends-tu, pour la prière on sonne ! » –

La fillette ajouta doucement : « – Soyez bonne !

Aidez-nous à chercher par les vergers, les prés,

Mes gentils canetons qui se sont égarés ! »

 

La petite croyait parler à son bon ange !

Alors la Demoiselle, avec un rire étrange,

Sans répondre aux enfants, a l’air de les railler,

Comme un oiseau malin, se met à sautiller...

Le garçon, hors de lui, soudain pris de colère,

D’un geste menaçant, saisissant une pierre,

Contre la Demoiselle et droit sur ses beaux yeux,

Sans le moindre respect, la lance furieux !...

La pierre fend l’air, vole et passe au-dessus d’elle...

Mais riant aux éclats, la blanche Demoiselle,

Se moquant du gamin, tout fier de son méfait,

Dans une pirouette à l’instant disparaît.

 

Ô miracle incroyable !... En tombant sur la terre,

La pierre avait atteint un massif de fougères,

Réveillant les canards sous les feuilles blottis. –

On les vit apparaître amenant leurs petits,

Autour d’eux frétillant sur un tapis de mousse ;

Et la bande rentra sans aucune secousse,

Précédant les enfants qui se donnaient la main

Et les suivaient des yeux courant sur le chemin.

Quand le garçon fut grand, un fort gaillard d’Alsace,

Il contait cette histoire et vantait son audace.

 

Mais sa sœur, jeune fille, à l’approche du soir,

Sur les bord de la Fecht, souvent allait s’asseoir,

Et trois fois elle vit, en cueillant la pervenche,

Voltiger dans les prés la Demoiselle blanche.

 

 

 

Georges SPETZ,

Légendes d’Alsace, 1905.