Les deux frères Ribeaupierre

 

 

À MADAME LA COMTESSE

DE POURTALÈS NÉE DE BUSSIERRE

 

 

                                    Ch. I.

 

                        LES RIBEAUPIERRE

 

Au sommet de rochers s’élançant dans l’espace,

Dominant la vallée et la plaine d’Alsace,

Entourés de forêts, s’élevaient deux châteaux,

Qui défiaient le ciel de leurs tours à créneaux.

 

Le Saint-Ulric trônait sur la plus large cime,

Et le Girsberg à pic se dressait sur l’abîme :

Soutenus, semblait-il, par l’effort d’un géant,

Ils étaient séparés par un gouffre béant.

 

D’Italie envolés, les sires Ribeaupierre,

Accrochant à ces rocs leur formidable serre,

Planant sur les sommets, choisirent ces hauteurs,

Pour y placer leurs nids d’aigles dominateurs.

 

Poètes et chanteurs ont célébré leur race ;

Leurs hauts faits, leurs exploits illustrèrent l’Alsace,

Ils moururent au loin en défendant la croix,

Bravèrent l’empereur et tinrent tête aux rois.

 

Deux frères orphelins, au lointain moyen âge,

Des deux castels jumeaux s’étaient fait le partage :

Le plus jeune eut Girsberg, demeure des aïeux,

Et l’aîné Saint-Ulric, le burg impérieux.

 

Tous deux, jeunes et beaux, de race forte et fière,

Paradaient aux tournois et brillaient à la guerre ;

Leur port et leur stature attiraient le regard,

Quand ils passaient joyeux galopant au hasard.

 

Leurs goûts étaient pareils, leur amour sans nuage ;

Ils oubliaient tous deux la différence d’âge.

George, le frère aîné, par un heureux destin,

Avait servi de père à Conrad orphelin.

 

Enfant, il le berçait comme une tendre mère,

Lui donnait tous ses soins avec le cœur d’un père :

De son adolescence il fut l’ange gardien,

Et, grand frère, il restait son ami, son soutien.

 

D’Italie envolés, les sires Ribeaupierre,

Accrochant à ces rocs leur formidable serre,

Planant sur les sommets, choisirent ces hauteurs,

Pour y placer leurs nids d’aigles dominateurs.

 

Poètes et chanteurs ont célébré leur race ;

Leurs hauts faits, leurs exploits illustrèrent l’Alsace,

Ils moururent au loin en défendant la croix,

Bravèrent l’empereur et tinrent tête aux rois.

 

Deux frères orphelins, au lointain moyen âge,

Des deux castels jumeaux s’étaient fait le partage :

Le plus jeune eut Girsberg, demeure des aïeux,

Et l’aîné Saint-Ulric, le burg impérieux.

 

Tous deux, jeunes et beaux, de race forte et fière,

Paradaient aux tournois et brillaient à la guerre ;

Leur port et leur stature attiraient le regard,

Quand ils passaient joyeux galopant au hasard.

 

Leurs goûts étaient pareils, leur amour sans nuage ;

Ils oubliaient tous deux la différence d’âge,

George, le frère aîné, par un heureux destin,

Avait servi de père à Conrad orphelin.

 

Enfant, il le berçait comme une tendre mère,

Lui donnait tous ses soins avec le cœur d’un père ;

De son adolescence il fut l’ange gardien,

Et, grand frère, il restait son ami, son soutien.

 

 

 

                              Ch. II.

 

                        LA CHASSE

 

La chasse et ses plaisirs, dès l’aube, étaient leur joie.

À l’heure où le soleil qui se lève, flamboie,

Lorsqu’embrasant la plaine et prenant son essor,

Il réveille les tours dans la pourpre et dans l’or :

 

Séparé par le gouffre, enfermé dans son aire,

Le premier éveillé, pressé de voir son frère,

Comme un aigle captif, voulait prendre son vol

Et briser les liens qui l’attachaient au sol.

 

En voyant le soleil avec le jour paraître,

Il saisissait un arc, courait à la fenêtre,

Puis lançait une flèche et frappait à propos

Le volet que son frère endormi laissait clos.

 

Le dormeur connaissait le sens de ce message,

Car la flèche parlait un fraternel langage,

Joyeux, il se hâtait de prendre le sentier,

Voulant au fond du gouffre arriver le premier.

 

Tous deux se rejoignaient, on sonnait les fanfares,

Et, s’élançant d’un bond, à ces accents barbares,

Grisés d’air, pleins d’ardeur, ils traversaient les bois.

Et la chasse passait... on entendait sa voix :

 

Le galop des chevaux dans une course folle,

Les aboîments des chiens, les bêtes qu’on immole,

Les grands cerfs aux abois, les ours dans le lointain,

Se mêlaient aux échos du sauvage refrain.

 

Ils chassaient jusqu’au soir... Quand le jour dans sa fuite

Faisait place à la nuit, les seigneurs et leur suite

En un bruyant cortège, apportant le butin,

Retournaient au château pour le joyeux festin.

 

Les torches s’allumaient, on éclairait la salle,

Et, s’approchant du feu, prélassés dans leur stalle,

Les seigneurs, écoutant les derniers sons du cor,

Songeaient qu’au lendemain ils chasseraient encor.

 

 

 

                              Ch. III.

 

                        LA QUERELLE

 

Un soir, George et Conrad, au retour d’une chasse,

Pour fêter Saint Hubert, à table prenaient place :

Ils avaient convié quelques seigneurs voisins,

Compagnons de plaisir, de chasse et de festins.

 

Dans les hanaps d’argent, avec rires, bravades,

On but le vin d’Alsace en nombreuses rasades.

Ce furent longs récits de chasse aux cerfs, aux ours,

De merveilleux exploits et de folles amours.

 

Et l’on chanta... Conrad, perdant sa retenue,

(Souvent la vérité du vin sort toute nue)

S’écria : « Mes amis ! De mon ménétrier

Je courtise la fille... et vais me marier ! »

 

À ces mots, un instant, règne un glacial silence...

Et tous sont étonnés d’une telle démence...

Mais bientôt les vapeurs du vin coulant à flots

Ramènent les chansons et les bruyants propos.

 

Les invités partis, George retient son frère,

Cherchant à le calmer et lui parlant en père,

Devant la cheminée, assis auprès du feu,

Blâme sévèrement son impudent aveu.

 

Et Conrad, qui tenait de race italienne,

S’emporte : « Cette femme, entends-tu, sera mienne !

Je la veux ! Je l’aurai ! Malgré toi, malgré tous !

Ne suis-je pas mon maître, et serais-tu jaloux ? »

 

Alors George, irrité, lui dit : « Pour cette fille,

Oublîrais-tu ton rang, ton nom et ta famille ?

Sais-tu qu’elle se donne aux galants ménestrels,

Celle qui trônerait en nos deux fiers castels ? »

 

Mais à ces mots, Conrad, hors de lui, fou de rage,

Sur son frère bondit et le frappe au visage !...

Frémissant, il s’arrête.... et, la main sur les yeux,

Il sent toute l’horreur de son crime odieux.

 

George reste immobile, indigné de l’offense,

Domine sa fureur et garde le silence :

Il pâlit, se contient et dévore l’affront...

Mais soudain, frissonnant, se redressant d’un bond :

 

« Ah ! (dit-il) Insensé ! – De Caïn c’est le crime !

Entre nous s’est creusé, dans mon cœur, un abîme !

Ah ! maudit soit ce jour qui va nous désunir !

Et tremble devant Dieu qui devrait te punir !

 

Alors Conrad, brisé, tombe aux pieds de son frère,

Embrasse ses genoux, de ses mains les enserre ;

Suppliant, il implore, il pleure, et ces seuls mots :

« George, pitié ! pardon ! » se mêlent aux sanglots.

 

George pardonna, sentant son cœur se fendre...

Il était indulgent, et son âme était tendre.

Il releva son frère, et tous deux, enlacés,

Leurs larmes se mêlant, restèrent embrassés.

 

L’orage se calma dans une douce étreinte,

Et le bonheur revint, effaçant toute empreinte :

« Dieu m’a rendu mon frère, et je reprends mon fils ! »

« Pardonne à ton enfant !... Soyons comme jadis ! »

 

« Déjà la nuit s’avance, et le feu se consume ;

Il faut nous séparer ! » – « Mais, comme de coutume,

Nous chasserons dès l’aube ! » Et, forts de cet espoir,

Ils se dirent adieu, jusqu’au joyeux revoir.

 

 

 

 

 

                              Ch. IV.

 

                        LE DRAME

 

George avait pardonné dans son cœur et son âme,

Mais, ne pouvant dormir, laissait briller la flamme

Éclairant son chevet d’une pâle clarté.

Il était inquiet, avait l’esprit hanté :

 

De Dieu n’avait-il pas, contre son jeune frère,

Invoqué le courroux, attiré la colère ?...

Tourmenté de remords, il chassait le sommeil,

Pour donner au matin le signal du réveil.

 

Toute heureuse de vivre, en son insouciance,

La jeunesse a toujours en elle confiance ;

Du chagrin qu’elle a fait est prompte à s’excuser,

Sans pitié pour le cœur qu’elle vient de briser.

 

Conrad s’était couché dans l’oubli de l’offense –

Il était pardonné ! – se promettant d’avance,

Qu’au lever du soleil, il serait le premier...

Faisant de beaux projets, se hâtant d’oublier.

 

Dès l’aube, il se réveille et court à sa fenêtre.

La fraîcheur du matin vient ranimer son être ;

Le jour est radieux, il se sent tout dispos.

De son frère endormi le volet reste clos.

 

Afin d’être premier, joyeux, il se dépêche ;

Puis, saisissant son arc, il vise au but... La flèche

Vibre... fend l’air... s’envole... et George, à ce moment,

Debout à sa fenêtre, apparaît brusquement !

 

Horreur !... il est frappé !... raide, en pleine poitrine !

Il pousse un cri terrible, et sa tête s’incline...

Il se dresse... il chancelle... il écarte les bras

Vers son frère tendus... et, reculant d’un pas,

 

Il tombe... disparaît... La fenêtre est béante...

Conrad bouleversé, frémissant d’épouvante,

En pleurs, poussant des cris, répandant la terreur,

S’élance hors du château, pâle, saisi d’horreur.

 

À Saint-Ulric il monte, en la chambre pénètre,

Voit son frère étendu tout près de la fenêtre,

D’une blancheur livide et baigné dans son sang,

La flèche meurtrière au cœur le transperçant.

 

S’arrachant les cheveux, Conrad se jette à terre,

Et tombant à genoux près du corps de son frère :

« Malheur à moi ! dit-il ; si tu m’as pardonné,

Dieu, plus cruel que toi, m’a maudit, m’a damné ! »

 

« Deux fois je t’ai frappé, toi, mon ami, mon père !

Je suis maudit ! Caïn, qu’as-tu fait de ton frère ! »

Puis, jetant sur le mort un suprême regard,

Il se dresse, bondit et s’enfuit, l’œil hagard.

 

 

 

                              Ch. V.

 

                        LE FANTÔME

 

Et l’on entend des cors la funèbre fanfare...

De l’Ulric, du Girsberg l’épouvante s’empare ;

Des deux châteaux, au loin, les tours sonnent le glas...

De longs gémissements, des cris partent d’en bas.

 

Nul ne revit Conrad... Il disparut du monde...

Mais quand le ciel est noir, quand la nuit est profonde.

Au sommet du Girsberg, se transperçant d’un trait,

À l’heure de minuit, un fantôme apparaît...

 

Il descend de la tour par la pierre en spirale,

Se suspend aux rochers, glisse vers le dédale,

S’enfonce dans le gouffre et, sur le roc à pic,

Sans suivre de sentier, s’accroche au Saint-Ulric.

 

Il atteint le sommet, entre dans les ruines.

À travers les débris, les ronces, les épines,

Il retrouve la place où son frère a péri,

De ses larmes l’inonde, en poussant un grand cri !

 

Et l’on entend le bruit de l’infernale chasse :

Le galop des chevaux et la meute qui passe,

Hurlements des maudits, hennissements, abois,

Sourds grondements des ours, au lointain dans les bois !

 

Le fantôme se dresse, écoutant la fanfare...

Sauvage, elle s’approche... elle s’enfuit, s’égare,

Revient, rugit, s’éloigne !... Il gémit, et ses pleurs

Se mêlent aux échos d’infernales clameurs.

 

Mais de la nuit déjà l’aube chasse les voiles ;

Dans le ciel alangui pâlissent les étoiles.

Du Girsberg le fantôme a repris le chemin,

Et le soleil se lève, éclairant le matin.

 

 

 

Georges SPETZ,

Légendes d’Alsace, 1905.