Le violon du diable au Donon

 

 

À MON AMI

LE DOCTEUR BUCHER

 

 

Au pied du grand Donon, vénéré des Romains,

Où l’autel des faux dieux fut dressé par leurs mains,

Au milieu des sapins, dont les voûtes profondes

Se paraient de bouleaux penchant leurs têtes blondes,

S’étageaient en gradins de riantes maisons

Que le soleil levant dorait de ses rayons ;

Leur clocher qui brillait dans l’azur et l’espace,

Annonçait le réveil d’un village d’Alsace !

 

Au loin, dans les genêts, le doux chant d’un berger,

La fanfare du coq sonnant dans le verger,

Le murmure des eaux, des voix, du babillage,

Et de vagues rumeurs qui partaient du village,

En un joyeux concert, saluaient le matin

Radieux et vermeil d’un dimanche de juin.

C’est la Saint-Jean d’été, la patronale fête !

À célébrer ce jour, chacun gaîment s’apprête.

Le temple est décoré, l’autel paré de fleurs ?

Partout la joie éclate et règne dans les cœurs !

 

Soudain !... au pré, sous le grand chêne,

Comme un lion brisant sa chaîne,

Surgit, la flamme dans les yeux,

Un étranger mystérieux !

Sa face dure, au teint de bile,

Ricane... il se tient immobile

Et, son violon sous le bras,

Se dresse fier, sans faire un pas !

Mais, tout à coup, vers le village,

Agitant l’archet avec rage,

II lance un regard de mépris

Sur l’église et le crucifix !

 

Puis il prélude par un thème,

Vague écho des airs de Bohême ;

Pressant appel du violon

Qui résonne dans le vallon !

En écoutant cette musique,

D’un accent sauvage et magique,

On s’étonne, on sort des maisons.

Enfants, jeunes filles, garçons,

En bande, quittent le village...

Mais, pour les charmer davantage,

Cet étrange ménétrier,

D’un geste brusque et cavalier,

Vivement attaque une danse...

Et vers le pré chacun s’élance l

À ces accords harmonieux,

Couples jeunes et couples vieux

S’enlacent !... avec quelle joie

Le cœur bondit et l’œil flamboie ! –

Ils dansent tous charmés, ravis !

C’est la valse de leur pays,

Qui d’abord glisse douce et lente,

Puis, soudain, devient entraînante…

 

Mais les cloches sonnent !... et l’air

S’emplit de leur tintement clair :

Carillon de fête et liesse,

Elles annoncent la grand’messe !...

Les uns s’arrêtent consternés ;

Ils ont la peur d’être damnés !...

D’autres, se moquant de leur crainte,

Blasphèment contre la loi sainte !

 

Mais le violon, sous l’archet,

Vibre, s’anime sans arrêt !...

Et la danse reprend, s’affole !...

L’œil hagard, sans une parole,

Pris de vertige, ensorcelés,

Les valseurs tournent endiablés.

Le violon, comme un orage,

S’emporte, s’irrite, fait rage !...

 

Et les cloches sonnent encor,

En un plaintif et doux accord :

Elles appellent, elles prient,

Elles pleurent, elles supplient !...

 

La ronde n’entend, ne voit pas !...

Et la nuit s’avance à grand pas...

Mais ils tournent, tournent sans cesse !...

De l’enfer est-ce la kermesse ?

 

Et les cloches donnent !... leur voix

Appelle une dernière fois :

« Pourquoi ne pas prier et croire ? »

Leur glas s’éteint dans la nuit noire !...

 

Ils tournent, ils tournent, maudits !

Au bal, par le Diable conduits l

Son violon rugit et râle,

Entraînant la danse infernale !

 

Horreur !... par un choc terrassés,

Les couples tombent enlacés ;

« À moi, damnés ! C’est la sentence !

En enfer finira la danse ! »...

 

Tordus et sur l’herbe gisant,

Ils expirent en gémissant !...

Alors la terre se crevasse,

S’entrouvre... un vent furieux passe...

L’éclair brille, un coup retentit !...

L’eau monte, bouillonne, engloutit

Le grand pré, l’arbre centenaire !

Sous un lac, que la lune éclaire,

Tous les danseurs sont engouffrés,

Pour toujours à Satan livrés !

 

Et lui, sinistre, sans mot dire,

Lance un strident éclat de rire,

Il frappe un sec et dernier accord,

Et disparaît avec la Mort !...

 

 

 

Georges SPETZ,

Légendes d’Alsace, 1905.