Le songe de Jean-Paul

 

 

par

 

 

Madame de STAËL

 

 

 

 

Je risquerai la traduction d’un morceau très bizarre, mais qui sert à faire connaître le génie de Jean Paul. Bayle a dit quelque part que « l’athéisme ne devrait pas mettre à l’abri de la crainte des souffrances éternelles » : c’est une grande pensée, et sur laquelle on peut réfléchir longtemps. Le songe de Jean Paul, que je vais citer, peut être considéré comme une pensée mise en action.

La vision dont il s’agit ressemble un peu au délire de la fièvre, et doit être jugée comme telle. Sous tout autre rapport que celui de l’imagination, elle serait entièrement attaquable.

« Le but de cette fiction, dit Jean Paul, en excusera la hardiesse. Si mon coeur était jamais aussi malheureux, assez desséché pour que tous les sentiments qui affirment l’existence d’un Dieu y fussent anéantis, je relirais ces pages ; j’en serais ébranlé profondément, et j’y retrouverais mon salut et ma foi. Quelques hommes nient l’existence de Dieu avec autant d’indifférence que d’autres l’admettent; et tel y a cru pendant vingt années, qui n’a rencontré que dans la vingt-unième la minute solennelle où il a découvert avec ravissement le riche apanage de cette croyance, la chaleur vivifiante de cette fontaine de naphte.

« Lorsque, dans l’enfance, on nous raconte que vers minuit, à l’heure où le sommeil atteint notre âme de si près, les songes deviennent plus sinistres, les morts se relèvent et, dans les églises solitaires, contrefont les pieuses pratiques des vivants, la mort nous effraie à cause des morts. Quand l’obscurité s’approche, nous détournons nos regards de l’église et de ses noirs vitraux; les terreurs de l’enfance, plus encore que ses plaisirs, reprennent des ailes pour voltiger autour de nous pendant la nuit légère de l’âme assoupie. Ah ! n’éteignez pas les étincelles ; laissez-nous nos songes, même les plus sombres. Ils sont encore plus doux que notre existence actuelle ; ils nous ramènent à cet âge où le fleuve de la vie réfléchit encore le ciel.

« Un soir d’été, j’étais couché sur le sommet d’une colline, je m’y endormis, et je rêvai que je me réveillais au milieu de la nuit dans un cimetière. L’horloge sonnait onze heures. Toutes les tombes étaient entr’ouvertes, et les portes de l’église, agitées par une main invisible, s’ouvraient et se refermaient à grand bruit. Je voyais sur les murs s’enfuir des ombres, qui n’étaient projetées par aucun corps ; d’autres ombres livides s’élevaient dans les airs, et les enfants seuls reposaient encore dans leurs cercueils. Il y avait dans le ciel comme un nuage grisâtre, lourd, étouffant, qu’un fantôme gigantesque serrait et pressait à longs plis. Au dessus de moi, j’entendais la chute lointaine des avalanches, et sous mes pas la première commotion d’un vaste tremblement de terre. Toute l’église vacillait, et l’air était ébranlé par des sons déchirants qui cherchaient vainement à s’accorder. Quelques pâles éclairs jetaient une lueur sombre. Je me sentis poussé par la terreur même à chercher un abri dans le temple : deux basilics étincelants étaient placés devant ses portes redoutables.

« J’avançai parmi la foule des ombres inconnues, sur qui le sceau des vieux siècles était imprimé ; toutes ces ombres se pressaient autour de l’autel dépouillé, et leur poitrine seule respirait et s’agitait avec violence ; un mort seulement, qui depuis peu était enterré dans l’église, reposait sur son linceul ; il n’y avait point encore de battement dans son sein, et un songe heureux faisait sourire son visage ; mais à l’approche d’un vivant il s’éveilla, cessa de sourire, ouvrit avec un pénible effort ses paupières engourdies ; la place de l’oeil était vide, et à celle du coeur il n’y avait qu’une profonde blessure ; il souleva ses mains, les joignit pour prier ; mais ses bras s’allongèrent, se détachèrent du corps, et les mains jointes tombèrent à terre.

« Au haut de la voûte de l’église était le cadran de l’éternité ; on n’y voyait ni chiffres ni aiguilles, mais une main noire en faisait le tour avec lenteur, et les morts s’efforçaient d’y lire le temps.

« Alors descendit des hauts lieux sur l’autel une figure rayonnante, noble, élevée, et qui portait l’empreinte d’une impérissable douleur ; les morts s’écrièrent : – Ô Christ ! n’est-il point de Dieu ? – Il répondit : – Il n’en est point. – Toutes les ombres se prirent à trembler avec violence, et le Christ continua ainsi : – J’ai parcouru les mondes, je me suis élevé au dessus des soleils, et là aussi il n’est point de Dieu ; je suis descendu jusqu’aux dernières limites de l’univers, j’ai regardé dans l’abîme et je me suis écrié : – Père, où es-tu ? – mais je n’ai entendu que la pluie qui tombait goutte à goutte dans l’abîme, et l’éternelle tempête, que nul ordre ne régit, m’a seule répondu. Relevant ensuite mes regards vers la voûte des cieux, je n’y ai trouvé qu’un orbite vite, noir et sans fond. L’éternité reposait sur le chaos et le rongeait et se dévorait lentement elle-même : redoublez vos plaintes amères et déchirantes ; que des cris aigus dispersent les ombres, car c’en est fait. –

« Les ombres désolées s’évanouirent comme la vapeur blanchâtre que le froid a condensée ; l’église fut bientôt déserte ; mais tout à coup, spectacle affreux, les enfants morts, qui s’étaient réveillés à leur tour dans le cimetière, accoururent et se prosternèrent devant la figure majestueuse qui était sur l’autel et dirent : – Jésus, n’avons-nous pas de père ? – Et il répondit avec un torrent de larmes : – Nous sommes tous orphelins, vous et moi nous n’avons point de père. – À ces mots, le temple et les enfants s’abîmèrent, et tout l’édifice du monde s’écroula devant moi dans son immensité. »

Je n’ajouterai point de réflexion à ce morceau, dont l’effet dépend absolument du genre d’imagination des lecteurs. Le sombre talent qui s’y manifeste m’a frappée, et il me paraît beau de transporter ainsi au delà de la tombe l’horrible effroi que doit éprouver la créature privée de Dieu.

 

Madame de STAËL.

 

 

 

 

 

 

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