Taja
par
Borisav STANKOVIC
De tous les mendiants, c’était lui le mieux vêtu. Comme s’il était, d’une certaine façon, leur supérieur, ou leur évêque. En plusieurs épaisseurs : portant sur lui des couches de vêtements, de larges pantalons de drap, des dolmans noués de ceintures... rien que des habits « du désert », que les femmes lui donnaient de leurs maris ou de leurs fils décédés. Il jouissait même d’une sorte de suprématie du fait que lui seul pouvait aller jusqu’à la sacristie, dans un abri de larmiers et de branches, et là dormir seul dans cette espèce de chambre, en y apportant ses habits du désert.
– Les femmes te donnent, Taja ! geignait-il en les enfilant.
Et le reste, ceux qu’il ne pouvait pas revêtir, il les cachait dans les coins de sa cabane, ou les recouvrait de terre, craignant que quelqu’un ne les lui prenne ou ne les lui vole.
Or, non seulement personne n’y touchait ni ne les volait, mais tout le monde lui en donnait. Y compris les mendiants. Eux mettaient même de côté une part de ce qu’ils avaient mendié pour la lui donner. Et lui dévorait tout, avidement, encore et encore ; et il avait toujours faim.
Que ce soit pour les repas funèbres, les anniversaires, les requiems, les commémorations sur les tombes, il était le premier à s’asseoir, à se rassasier, et après lui, seulement, les autres mendiants.
Lui-même ne mendiait pas. On déposait les aumônes à ses pieds. Dès que quelqu’un mourait, on savait que l’habit dans lequel il était mort revenait à Taja, devait lui être envoyé. C’était pour lui. Et il en réclamait toujours davantage.
– Pourquoi est-ce qu’ils ne meurent pas tous, tout de suite ? grondait-il après ceux qui lui apportaient les vêtements.
Et tous lui donnaient. Comme s’ils avaient peur de lui, et comme s’ils voulaient, avec cela, le satisfaire, le faire taire, afin qu’il ne marmonne ni ne profère quelque prédiction. Car ils croyaient que tous les malheurs qu’il annonçait s’accomplissaient.
Ainsi, il avait lancé une prophétie à la femme du sacristain. Un jour qu’il était assis sur le seuil de sa chambre, il s’était mis à crier à tue-tête, en regardant droit devant lui :
– La sacristine, oui, sa fille à la sacristine – elle va mourir !
La sacristine avait bondi sur lui avec une hache. Il avait pris la fuite.
– Mais non, mais non...
Mais dès qu’il fut loin d’elle, il recommença à crier :
– Elle mourra, elle mourra !
Et il prophétisa la même chose au pope, à propos de son fils.
Pareillement, un jour, il se mit à hurler contre le pope :
– Au fils du pope, boum ! En pleine tête !
Et de ses bras, il montrait comment celui-ci serait frappé par une pierre.
Et, en vérité, au cours d’un jeu, des enfants lancèrent une pierre contre le fils du pope, et le garçon en mourut.
C’est pour cela que tous avaient peur de lui, le contentaient, faisaient toutes ses volontés pourvu qu’il se taise, ne marmonne pas, ne prédise rien, n’annonce pas de malheur... Et lui, malgré cela, n’arrêtait pas de bougonner, sans regarder personne dans les yeux, renfrogné, le regard fixe. Se plaignant, tantôt de trop de vêtements, tantôt de trop de nourriture, il se traînait, le souffle court, comme à l’agonie, à la manière des mendiants... Il avançait avec peine, pesamment, et pourtant, avec toutes ces couches superposées d’habits « du désert », neufs pour la plupart, gras et bien bâti comme il était, il avait assez belle allure.
À cette époque, une mendiante, une jeune démente, s’était enfuie de Turquie. Elle s’appelait Vejka. La cruauté lui avait fait perdre la raison. Les Turcs, pour la prendre, avaient tué tous les siens. Et même alors, on pouvait encore voir combien elle aurait pu devenir belle si seulement cela, cette horreur, ne l’avait comme tranchée en deux : depuis, elle s’était, en quelque sorte, tordue, desséchée. Elle était petite, fine... Elle n’osait jamais rester seule, et encore moins passer la nuit seule, dehors... Elle avait des visions : les Turcs la poursuivaient pour s’emparer d’elle, elle les entendait, les voyait. Alors elle piaillait de peur, à tue-tête, comme une folle, et, blottissant sa tête dans ses bras, elle s’enfuyait en courant pour se cacher...
– Nano 1, ma Nano chérie, les Turcs ! gémissait-elle pendant des heures entières, fuyant, terrorisée, et tournant comme une toupie.
Alors, pour que Taja la gardât près de lui, pour ne pas se retrouver seule, la nuit, dehors, elle lui obéissait, le servait... Elle faisait tout ce qu’il voulait, quoi que ce fût. Et elle était travailleuse. Bien vite, elle consolida la cabane de Taja, la chambre, en l’étayant avec des branches et de la terre. Elle nettoya l’intérieur, puis s’étant procurée, d’un peu partout, des récipients et de la vaisselle, elle l’arrangea comme une vraie maison. Elle lui préparait même à manger. Et ainsi, tous deux commencèrent à vivre correctement, tranquillement. Surtout Taja, nourri et bien soigné par Vejka. Cela lui convenait. Il ne bougonnait plus, ne mangeait plus si avidement, ne se goinfrait plus comme avant.
Vejka l’appelait « tonton » et, lui portant ses cabas, elle trottait toujours derrière lui pour être à portée de sa main : quand Taja ne pouvait ou ne voulait pas, parce que cela l’ennuyait, aller vers une dame, à travers les tombes, elle y allait à sa place, courait, et prenait ce qu’on leur donnait.
Mais cela ne dura pas longtemps. Une autre jeta son dévolu sur Taja. C’était une femme de la ville. Elle avait été domestique, mais s’était mise à boire, puis à mendier. C’était une nouvelle, on la voyait au cimetière depuis peu de temps. Bien que déjà âgée et flétrie, elle était encore bien en chair, à sa façon, avec une poitrine encore belle et un beau visage. Elle commença à tourner autour de Taja, et Taja autour d’elle. Cependant, Vejka ne s’attendait pas à ce que Taja la prît en haine, elle, au point de la chasser, de ne plus la laisser dormir dans sa chambre.
Un jour, ils mendiaient... Taja comme toujours, et plus que jamais, dans des habits lavés et raccommodés par Vejka, trônait au milieu, à la première place. À sa droite se tenait cette citadine, et à sa gauche, contre son genou, comme toujours, était Vejka qui se souciait et s’efforçait de remplir leur sac commun de la plus grande quantité d’offrandes. Même ce qu’une femme ne mettait pas directement dans le sac, mais posait par terre, à côté, elle le prenait, le frottait, et le fourrait dans le sac ; elle faisait un tri de tout ce qu’il y avait de meilleur et le donnait à « tonton » Taja, le déposant sur ses genoux pour qu’il le mangeât.
La citadine faisait de même. Elle, pour se mettre en valeur devant Taja, saluait à haute voix les femmes qui leur offraient quelque chose, et qu’elle connaissait.
– Ma sœur, comment vas-tu, ma sœur ? appelait-elle, d’une voix un peu rauque mais vibrante. Puis, elle aussi prélevait une part de ce qu’on lui donnait pour l’offrir à Taja, la lui posait dans son giron... et, à ce qu’il semblait à Vejka, le touchait effrontément avec des mains passionnées.
Vejka, retenant sa douleur, la repoussait.
– Mais tu en as déjà... – elle écartait de Taja les présents de l’autre pour lui donner davantage encore de son propre sac.
Taja mangeait tout. Mais plus du sac de la citadine que du sien.
La distribution des aumônes se terminait. Le cimetière se vida. Tous les autres mendiants étaient partis sauf eux. Vejka ramassa les sacs, les attacha, et, comme avec un pressentiment, se mit à trembler de peur en attendant gue Taja se levât pour partir avec elle, selon leur habitude, comme tous les jours, chez eux, dans cette chambre bien connue de Taja, derrière la sacristie. Mais lui continuait de manger et la citadine ne s’éloignait toujours pas. Elle restait là, pareillement, comme si elle attendait, espérait quelque chose de Taja.
– Tonton, on rentre à la maison ! finit par proposer Vejka quand elle vit que le soleil était déjà disparu et que la nuit commençait à tomber.
– Ah oui ! l’attaqua brusquement la citadine. Et qu’est-ce qu’il irait faire là-bas, il est bien ici...
Mais Vejka ne l’écoutait pas, elle savait qu’elle entendrait cela de sa part. À présent, elle se contentait de fixer Taja, servilement, toute tremblante, attendant ce qu’il allait dire.
Taja cependant continuait de manger, mastiquant bruyamment, en regardant devant lui. Visiblement, lui aussi avait du mal à prendre une décision.
– Allons-y ! osa répéter Vejka, apeurée.
– Je ne veux pas, avec toi ! bougonna-t-il à peine.
Oui, il avait eu du mal à se décider, mais c’était tout de même Vejka qu’il rejetait.
Celle-ci ne dit rien. Elle abandonna seulement les sacs, se recroquevilla sur elle-même, et s’en alla en se traînant jusqu’à la sacristie.
– Tonton ne veut plus de moi ! se mit-elle à pleurer, une fois dans la chambre.
Et c’était vrai, Taja ne voulait plus d’elle, chez lui, dans son logis. Il accueillit la femme de la ville. Et Vejka n’eut plus personne chez qui aller : désormais elle dut dormir, passer la nuit, seule, dans un champ. On perdit rapidement sa trace ; elle mourut, plus de peur d’être seule dehors, que de faim.
Alors Taja resta avec la citadine. Il avait même l’air d’être mieux avec elle. Elle le servait avec plus de manières. Elle lui préparait de meilleurs repas, avec plus de goût, aménageait toutes choses à la façon de la ville. Mais soudain, comme si elle s’était vite rassasiée de lui, elle abandonna Taja. Non seulement elle ne le servait plus, ne lui apportait plus rien, ne lui donnait plus de ce qu’elle avait mendié, mais elle prenait de sa part à lui pour manger, si bien qu’il restait sur sa faim. Et elle se remit à boire.
Elle va, comme ça, d’une maison à l’autre, en mendiant, en suppliant, racontant qu’il est malade, couché, souffrant. Qu’il ne mange même plus... Mais s’ils en ont, qu’ils lui donnent de l’eau-de-vie, plutôt, ou de l’argent, afin qu’elle puisse acheter ce qu’il faut et le lui apporter. Après, elle se saoule. Et quand elle revient chez Taja, non seulement elle ne lui donne rien, mais elle le repousse, le met à la porte de sa propre chambre, si bien qu’il est obligé de passer la nuit dehors... Et souvent même elle le bat.
Tous espéraient que Taja, tel qu’il était avant, aurait vite fait de chasser cette femme. Mais lui, non seulement ne la chassait pas, mais il ne se plaignait même pas. Il se contentait de se taire. Et quand quelqu’un l’interrogeait là-dessus, il se mettait à gronder :
– Occupe-toi de tes affaires, toi !
Comme par bravade, il ne voulait plus venir par ici, parmi les mendiants, ni mendier, ni voir qui que ce soit. Il restait assis, là-bas, devant sa propre chambre où la femme ne le laissait plus entrer, ou bien près de la rivière, derrière le cimetière.
Est-ce de vieillesse ou de faim qu’il se traîne ainsi sur le sol ? Son habit commence à se déchirer et à pendre derrière lui en loques et en haillons. Et on ne lui apporte plus de vêtements. C’est qu’on n’a plus peur de lui, car, depuis longtemps, il a cessé de bougonner, de prédire, de prophétiser le malheur... Depuis le temps où il s’est mis à rechercher la compagnie des femmes, à les fréquenter.
Il ne fait pas plus de bruit qu’un mort.
Seulement la nuit, de temps en temps. Lorsque la citadine rentre ivre avec d’autres mendiants et s’enferme avec eux dans sa chambre à lui, Taja, alors il se lève, va jusqu’à la porte et commence à la pousser pour chasser la femme de cette chambre qui fut la sienne.
– Allez, fiche le camp d’ici, c’est chez moi, ici ! Et il montre la pièce dans laquelle elle prend ses aises avec les autres mendiants. C’est à moi ! La sacristine me l’a donnée.
Mais elle l’appelle pour le battre, et le menace de l’intérieur :
– Approche, viens que je te donne ce qui est à toi...
– Oh là là ! oh là là ! crie Taja en reculant, terrorisé, et il se traîne devant l’entrée. Et ainsi, toute la nuit, debout à attendre, aux aguets.
Tout content, malgré cela, lorsqu’elle se montre de bonne humeur envers lui et le laisse entrer.
Qui sait combien de temps cela aurait duré si le pope lui-même ne s’en n’était mêlé ? Il chassa la femme par la force, et Taja put, de nouveau, demeurer seul dans sa chambre et y passer la nuit. Mais Taja, désormais, n’était plus le même Taja. Et les années s’accumulaient. Il ne se nourrissait plus. Depuis qu’on le laissait tranquille dans sa chambre, il y restait couché. Plus rien. Si quelqu’un lui proposait de la nourriture – bien, il mangeait, sinon, il restait sur sa faim sans même le savoir ni le sentir. Il passait son temps à s’envelopper dans ses chiffons et ses habits en loques... Et la terre qu’il arrivait à gratter de ses mains, tout autour de lui, il l’éparpillait sur lui-même... comme pour s’enterrer vivant, jusqu’à ce que, un jour, on le trouvât mort. Qui sait quand, quel jour, il avait rendu l’âme. Simplement, on tomba sur lui par hasard, et on vit qu’il était mort.
Borisav STANKOVIC, Peuple de Dieu, suivi de Jours anciens,
nouvelles traduites du serbe par Vladimir André
Cejovic et Anne Renoue, L’Âge d’Homme, 2002.