L’autre côté

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Stanislaus Eric STENBOCK

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Non que j’aime ça, mais on se sent tellement mieux après... Oh, merci mère Yvonne, oui, juste une petite goutte de plus. »

Et la vieille bique commença à boire son brandy et son eau chaude. Même si, bien sûr, elles le prenaient seulement à titre médical, comme un remède pour leurs rhumatismes, toutes assises autour du grand feu de la mère Pinquèle, qui continuait son histoire.

« Oh oui, quand ils arrivèrent en haut de la colline, il y avait un autel avec six bougies presque noires, et une espèce de chose au milieu que personne ne voyait très distinctement. Le vieux bélier noir avec le visage d’homme et les longues cornes a commencé à dire une messe dans une sorte de charabia que personne ne comprenait, et deux choses étranges et noires, comme des singes, glissèrent avec le livre et les burettes, et il y avait de la musique aussi. Il y avait aussi ces choses avec la moitié supérieure d’un chat noir et la partie inférieure d’un homme, excepté ses jambes, entièrement couvertes de poils noirs et courts. Ils jouaient de la cornemuse et quand arriva l’élévation, alors...

Au pied des vieilles biques, allongé sur le tapis de sol, était un jeune garçon aux beaux yeux largement dilatés et dont les membres tremblaient dans une véritable extase due à la terreur.

-Est-ce que c’est vrai, mère Pinquèle ? demanda-t-il.

– Plutôt, et pas seulement ça. La meilleure partie est à venir, quand ils ont pris un enfant et...

À ces mots, la mère Pinquèle découvrit ses dents comme des crocs.

Oh ! mère Pinquèle, vous aussi, vous êtes une sorcière ?

– Silence Gabriel, dit la mère Yvonne. Comment peux-tu dire quelque chose d’aussi méchant. Mais enfin... Seigneur ! pardonnez-moi, le garçon devrait être au lit depuis bien longtemps !

À cet instant, tous sursautèrent et firent le signe de la croix, sauf mère Pinquèle, car ils avaient entendu le plus épouvantable des sons : le hurlement d’un loup. Il commençait par trois aboiements aigus, avant de glisser vers le haut dans un long gémissement prolongé, porteur de cruauté et de désespoir et, enfin, redescendait dans un grognement chuchoté rempli d’une malice éternelle.

 

Il y avait une forêt, un village, un ruisseau. Le village était d’un côté du ruisseau et personne n’avait jamais osé aller de l’autre côté. Là où était le village, tout était vert, heureux, fertile et abondant. De l’autre côté, les arbres ne montraient jamais de feuilles vertes et une ombre noire les couvrait même à l’heure de midi.

À la tombée de la nuit, on pouvait entendre les loups hurler les loups-garous, les hommes-loups et les loups-hommes et tous ces méchants hommes qui, pour neuf jours chaque année, étaient changés en loups. Mais, sur le côté verdoyant, aucun loup n’avait jamais été aperçu et seul un petit ruisseau, courant comme une traînée d’argent, s’écoulait au milieu.

 

C’était le printemps à présent et les vieilles biques ne s’asseyaient plus auprès du feu mais devant leurs maisons, se réchauffant au soleil. Et tout le monde se sentait tellement heureux que cela les poussa à reprendre l’histoire de l’« autre côté ». Mais Gabriel traînait autour du ruisseau comme il avait l’habitude de traîner, entraîné çà et par un étrange attrait mélangé à une intense horreur.

Ses camarades de classe n’appréciaient pas trop Gabriel. Tous se riaient et se moquaient de lui car il était moins cruel et plus gentil de nature que le reste d’entre eux. Comme un oiseau rare et magnifique échappé d’une cage et mis en pièces par les moineaux communs, voilà comment était Gabriel au milieu de ses compagnons. Tout le monde se demandait comment mère Yvonne, cette plantureuse et valeureuse matrone, pouvait avoir donné naissance à un tel fils, avec ces yeux étranges et rêveurs, que l’on disait « pas comme les autres gamins ». Ses seuls amis étaient l’abbé Félicien, qui servait la messe tous les matins, et une petite fille appelée Carmeille qui l’aimait, même si personne ne savait pourquoi.

Le soleil s’était déjà couché. Gabriel errait encore autour du ruisseau, rempli d’une vague terreur et d’une irrésistible fascination. Le soleil se coucha et la lune se leva. La pleine lune, très large et très claire, et la lumière inonda la forêt, des deux côtés, de ce côté et de l’autre côté. Et de cet autre côté du ruisseau, toute droite, Gabriel vit une grande fleur d’un bleu profond, dont l’étrange parfum entêtant l’atteignait et le fascinait, même il se trouvait.

« Si seulement je pouvais faire un pas en travers, pensa-t-il, rien ne pourrait me faire de mal, si je cueillais cette unique fleur. Personne ne saurait que j’y suis allé. »

Pour les villageois, quand on avait l’air haineux et suspect, on disait qu’on « avait traversé de l’autre côté ». Aussi, rassemblant son courage, il franchit d’un bond léger le ruisseau, pour atteindre l’autre bord. Alors la lune, sortant d’un nuage, se mit à briller d’une lumière inhabituelle et il vit, s’étirant devant lui, à portée de la main, ces étranges fleurs bleues. Elles étaient plus belles les unes que les autres. Il n’était pas capable de faire un choix sur la fleur à prendre ou bien s’il devait en prendre plusieurs. Il allait et venait, la lune brillant très fortement, et un étrange oiseau invisible, quelque chose comme un rossignol, mais plus lourd et plus beau, chanta. Son cœur était rempli d’attente, sans qu’il sache pourquoi. La lune brillait et l’oiseau chantait. Mais, en un instant, un nuage noir couvrit la lune entièrement et tout fut noir et, à travers l’obscurité, il entendait les loups hurler dans la hideuse ardeur de la poursuite. Devant lui passa une horrible procession de loups (loups noirs aux yeux rouges flamboyants), avec des hommes qui avaient des têtes de loup et des loups qui avaient des têtes d’homme et, au-dessus d’eux, flottaient des chouettes (noires avec des yeux rouges flamboyants), des chauves-souris et un long serpentin de choses noires. Le dernier d’entre eux était assis sur un énorme bélier noir, avec sa forme humaine hideuse, le meneur de loups, sur le visage duquel il y avait une ombre éternelle. Mais ils continuèrent leur affreuse procession et passèrent devant lui. Quand ils furent passés, la lune recommença à briller, plus belle que jamais, et l’étrange rossignol se mit à chanter de nouveau, et les étranges fleurs d’un bleu intense s’agitaient devant, flottant de droite à gauche. Mais il y avait une chose qui n’était pas auparavant. Parmi les fleurs d’un bleu profond, une femme aux longs cheveux étincelants marchait. Elle tourna une fois autour de lui, ses yeux étaient de la même couleur que les fleurs d’un étrange bleu. Elle se mit à marcher et Gabriel n’eut d’autre choix que de la suivre. Mais quand un nuage passa devant la lune, il ne vit plus une belle femme, mais un loup. Aussi, dans une terreur totale, il fit demi-tour et décampa, cueillant une étrange fleur bleue au passage. Il franchit à nouveau le ruisseau et courut chez lui.

Quand il revint chez lui, Gabriel ne put résister et montra son trésor à sa mère, même s’il savait que cela ne lui plairait pas. Mais, quand elle vit l’étrange fleur bleue, mère Yvonne pâlit et lui demanda :

« Mon enfant, où es-tu allé ? C’est sûrement la fleur de la sorcière ! »

Et tout en prononçant ces mots, elle la lui arracha des mains et la jeta dans un coin. Immédiatement, toute sa beauté et son étrange odeur disparurent et elle eut l’air carbonisée, comme si elle avait été brûlée. Gabriel s’assit silencieusement et se renfrogna. Il alla se coucher sans dîner mais, au lieu de s’endormir, il attendit et attendit que tout soit calme dans la maison. Alors il rampa jusqu’en bas, dans sa longue chemise de nuit blanche, pieds nus sur les dalles carrées de pierre froide.

Il attrapa rapidement la fleur fanée et carbonisée, la plaçant au chaud sur sa poitrine, près de son cœur. Immédiatement, la fleur s’ouvrit de nouveau, plus belle que jamais, et il plongea dans un profond sommeil. À travers celui-ci, il lui sembla entendre une douce voix basse chanter sous ses fenêtres, dans un langage étrange dans lequel des sons subtils se mélangeaient les uns aux autres. Il ne pouvait distinguer quoi que ce soit, excepté son propre nom.

Le lendemain matin, pour servir la messe, il conserva la fleur sur lui, près de son cœur. Au moment le prêtre commença son homélie, il dit : « Introibo ad altare dei 1. » Gabriel répondit : « Qui nequiquam laetificant juventutem meam 2» L’abbé Félicien se retourna en entendant cette étrange réponse. Il vit la pâleur mortelle qui avait envahi le visage du garçon, ses yeux fixes et ses membres rigides. Tandis que le prêtre le regardait, Gabriel perdit connaissance et s’effondra sur le sol. Le sacristain le porta jusque chez lui et envoya un autre acolyte pour assister l’abbé Félicien.

Quand l’abbé Félicien vint le voir, Gabriel se sentit étrangement réticent à parler de la fleur bleue.

Dans l’après-midi, alors que le soleil descendait, il se sentit mieux. Carmeille vint le voir et le pria d’aller dehors avec elle prendre un bol d’air frais. Ainsi, ils sortirent la main dans la main, le garçon aux yeux de gazelle et aux cheveux de jais et la fille aux cheveux bouclés. Et quelque chose, il ne savait pas quoi, conduisit ses pas jusqu’au ruisseau il était à peine conscient de ce qu’il faisait et ils s’assirent tous les deux sur le bord.

Gabriel pensa qu’il pouvait au moins révéler son secret à Carmeille, alors il sortit la fleur de sa poitrine et dit :

« Regarde ici Carmeille, as-tu déjà vu une fleur aussi belle que celle-ci ? »

Mais Carmeille pâlit et s’effondra en disant : « Oh ! Gabriel, qu’est-ce que c’est que cette fleur ? Je l’ai touchée et j’ai senti quelque chose de bizarre venir sur moi. Non, non, je n’aime pas ce parfum, il y a quelque chose de mauvais à son sujet. Oh ! mon cher Gabriel, laisse-moi la jeter au loin. »

Et avant qu’il ait eu le temps de répondre, elle la lança loin d’elle. Une nouvelle fois, toute sa beauté et son parfum la quittèrent. Elle eut l’air carbonisée comme si elle avait brûlé. Soudainement, la fleur avait été jetée, sur ce côté du ruisseau, apparut un loup qui regarda les enfants.

Carmeille se rapprocha de Gabriel. Le loup continuait de les regarder, l’air dévoué. Gabriel reconnut, dans les yeux du loup, l’étrange et intense bleu profond de la femme-loup qu’il avait vue de l’autre côté. Il dit :

« Reste ici, chère Carmeille. Elle nous regarde gentiment et ne nous fera pas de mal.

Mais c’est un loup ! »

 

Elle tremblait de partout à cause de la peur. Gabriel lui répéta, une fois encore :

« Elle ne nous fera pas de mal. »

Carmeille prit la main de Gabriel dans un sursaut de terreur et le traîna derrière elle jusqu’à ce qu’ils arrivent au village, où elle donna l’alerte. Tous les hommes du village se rassemblèrent. Ils n’avaient jamais vu un loup de ce côté du ruisseau, ce qui les intrigua grandement. Ils organisèrent une chasse au loup géante pour le lendemain matin. Gabriel restait isolé et silencieux, ne prononçant pas un mot.

Cette nuit-là, Gabriel ne put fermer l’œil, pas plus qu’il ne put dire ses prières. Il s’assit dans sa petite chambre, à côté de la fenêtre, avec sa chemise ouverte, et l’étrange fleur bleue près du cœur. Cette fois encore, il entendit une voix chanter sous sa fenêtre, dans le même langage doux, subtil et liquide que précédemment : « Ma zála liral va jé Cwamûlo zhajéla je Cárma urádi el javé Járma, symai carmé Zhála javály thra jeal al vlaûle va azré Safralje vairálje va já ? Cárma serâja Lâja lâja Luzhà ! »

Il pouvait voir les ombres argentées des cheveux d’or et les étranges yeux étincelants du bleu sombre de la femme à travers la nuit, et ça lui paraissait impossible de ne pas la suivre. Il marcha, à moitié vêtu et pieds nus, comme il était, les yeux fixes comme dans un rêve et, silencieux dans les escaliers, il sortit dans la nuit.

Encore et toujours, elle se retournait pour le regarder de ses étranges yeux bleus, pleins de tendresse, de passion et d’une tristesse, au-delà de la tristesse humaine tandis qu’il savait que ses pas le conduisaient à la rive du ruisseau. En le prenant par la main, elle lui dit familièrement :

« Tu ne vas pas m’aider à traverser, Gabriel ? »

Il lui sembla qu’il la connaissait depuis toujours et il l’accompagna de « l’autre côté », ne voyant personne derrière lui. En regardant de nouveau derrière lui, il y avait deux loups. Dans une terreur folle, lui qui n’aurait jamais pensé pouvoir tuer une chose vivante jusque-là, attrapa un énorme morceau de bois qui traînait et frappa l’un des loups à la tête.

Immédiatement, il vit la femme-loup encore à ses côtés, avec du sang s’écoulant de son front, tachant ses merveilleux cheveux dorés. Le regardant, les yeux remplis de reproches infinis, elle lui dit :

« Qui a fait ça ? »

Puis elle murmura quelques mots à l’autre loup qui bondit au-dessus du ruisseau et s’avança vers le village. Se tournant à nouveau vers lui, elle lui dit :

« Oh ! Gabriel, comment as-tu pu me frapper, moi qui t’aurais aimé si longtemps et si fort ? »

Alors, il lui sembla à nouveau qu’il l’avait toujours connue, mais il se sentait abasourdi et il ne dit rien. Elle cueillit une feuille, d’un vert foncé, à la forme étrange et, la posant sur son front, elle lui dit :

« Gabriel, embrasse cet endroit et tout ira bien de nouveau. » Alors, il l’embrassa comme elle le lui avait demandé et il sentit le goût salé du sang dans sa bouche, et il ne sut plus rien.

À nouveau, il vit le meneur de loups avec son horrible troupe autour de lui, mais, cette fois, elle n’était pas engagée dans une horrible poursuite, mais assistait à une étrange réunion. Tous les loups étaient assis en cercle. Les chouettes noires s’étaient perchées dans les arbres et les chauves-souris noires s’étaient suspendues aux branches, la tête en bas. Gabriel restait seul au milieu d’une centaine d’yeux méchants braqués sur lui. Ils semblaient délibérer sur ce qu’ils devaient faire de lui, discutant dans la même langue étrange qu’il avait entendue dans les chansons sous sa fenêtre. Soudain, il sentit une main presser la sienne et il vit la mystérieuse femme-loup à ses côtés. Ensuite commença ce qui lui semblait être une incantation dans laquelle créatures humaines et semi-humaines semblaient hurler, et les bêtes discourir tels des humains mais dans une langue inconnue. Le meneur de loups, dont le visage était toujours voilé par une ombre, prononça quelques mots d’une voix qui semblait venue de loin, mais tout ce qu’il pouvait distinguer, c’était son propre nom, Gabriel, et le sien, Lilith. Il sentit des bras l’enlacer.

 

Gabriel se réveilla... dans sa propre chambre. Ce n’était donc qu’un rêve, mais quel rêve effrayant ! Mais était-ce vraiment sa propre chambre ? Bien sûr, c’était bien son manteau suspendu sur la chaise. Mais le crucifix... Où étaient le crucifix et le bénitier ? Et la branche consacrée et l’image ancienne de Notre-Dame du Salut Perpétuel, avec la petite lampe rouge toujours allumée devant elle, il plaçait chaque jour les fleurs qu’il avait cueillies, même s’il n’avait pas osé y mettre la fleur bleue ?

Chaque matin, il levait ses yeux rêveurs sur elle et disait un Ave Maria. Puis il faisait son signe de croix qui lui apportait la paix de l’esprit. C’était horrible, ce n’était plus là ! Non, il n’était sûrement pas réveillé, du moins pas complètement. Il ferait le signe béni mais quel était donc ce signe déjà ? Avait-il oublié ? Ou son bras était-il paralysé ? Non, il pouvait le bouger. C’est donc qu’il l’avait oublié... et la prière ? Il devait s’en souvenir : A-vae-nunc-mortis-fructus. Non, ce n’était certainement pas exactement ça, mais ça y ressemblait. En tout cas, il était bien réveillé, il pouvait bouger... Il allait se rassurer : il allait se lever, il verrait la vieille église grise avec les pignons exquis pointés dans la lumière de l’aube. La cloche sonnerait d’un son profond et solennel, et il se précipiterait en bas, mettrait sa soutane rouge et son col de dentelle. Il allumerait les bougies courtes sur l’autel et attendrait révérencieusement d’habiller le bon et gracieux abbé Félicien, embrassant chaque vêtement qu’il soulèverait de ses mains respectueuses.

Mais ce n’étaient sûrement pas les lumières de l’aube, c’était comme le crépuscule. Il rampa hors de son petit lit blanc et une vague de terreur le submergea. Il tremblait et dut se tenir à la chaise avant d’atteindre la fenêtre. Les flèches solennelles de l’église grise étaient invisibles il était dans les profondeurs de la forêt, mais dans une partie qu’il n’avait jamais vue avant. Comme il en avait exploré chaque partie, il devait être de « l’autre côté ». À la terreur succédèrent une langueur et une lassitude qui n’étaient pas sans charme : passivité, acquiescement, indulgence. Il sentait comme la dure caresse d’une autre volonté le recouvrir comme de l’eau et l’habiller de mains impalpables dans un vêtement invisible. Il s’habilla lui-même, mécaniquement, et il descendit au rez-de-chaussée. Les mêmes marches qu’il avait l’habitude de courir et de sauter. Les larges carrés de pierre semblaient singulièrement beaux et iridescents avec plusieurs couleurs étranges. Comment avait-il pu ne pas le remarquer avant ? Mais il perdait petit à petit le pouvoir de penser. Il entra dans la pièce du bas ; l’habituel café et les roulés étaient sur la table. « Pourquoi, Gabriel, es-tu si en retard aujourd’hui ? »

La voix était très douce, mais l’intonation étrange. Lilith était assise sagement, la mystérieuse femme-loup, ses cheveux d’or étincelants attachés en une queue-de-cheval souple, et une broderie sur laquelle elle traçait d’étranges motifs tortueux reposait sur le dessus de son vêtement couleur maïs. Elle regardait Gabriel, avec dévouement, de ses magnifiques yeux bleu foncé. Elle dit :

« Pourquoi es-tu en retard aujourd’hui Gabriel ? »

« J’étais fatigué hier. Donne-moi un peu de café. »

 

Un rêve dans un rêve... Oui, il l’avait toujours connue, ils avaient vécu ensemble. N’avaient-ils pas toujours fait ainsi ? Elle l’emmènerait à travers les clairières de la forêt et cueillerait pour lui des fleurs, celles qu’il n’avait jamais vues auparavant. Elle lui raconterait des histoires de son étrange voix, basse et profonde, qui semblait toujours accompagnée de faibles vibrations de cordes. Elle le regardait fixement de ses fantastiques yeux bleus.

Petit à petit, la flamme de la vitalité qui brillait en lui semblait s’affaiblir et ses membres agiles grandissaient langoureusement. Il était dorénavant rempli d’un contentement languide, et une volonté qui n’était pas la sienne prenait l’ascendant en permanence sur lui.

 

Un jour, pendant leur errance, il vit une étrange fleur d’un bleu foncé comme celui des yeux de Lilith et, soudain, une bribe de souvenir traversa son esprit.

« Qu’est-ce que cette fleur bleue ? » demanda-t-il.

Lilith sursauta et ne répondit pas. Alors qu’ils allaient un peu plus loin, ils s’approchèrent d’un ruisseau... le ruisseau auquel il pensait... Sentant ses entraves tomber, il se prépara à sauter par-dessus. Mais Lilith l’attrapa par le bras et le retint de toutes ses forces. Toute tremblante, elle lui dit :

« Gabriel, promets-moi que tu ne traverseras pas.

Dis-moi ce qu’est cette fleur bleue, et pourquoi ne veux-tu pas en parler ? »

Alors, elle lui dit :

« Regarde le ruisseau, Gabriel. »

Il regarda et vit que le ruisseau n’était plus le même, l’eau ne coulait plus...

Tandis que Gabriel regardait avec dévotion dans les eaux troubles, il lui semblait entendre des voix une impression de vêpres pour les morts : « Hei mihi qui incolatus sum 3 » et encore « De profundis clamavi ad te 4 ». Oh, ce voile, ce voile embrumé ! Pourquoi ne pouvait-il pas voir ni entendre correctement, et pourquoi ne pouvait-il se rappeler qu’à travers un triple rideau transparent ? Oui, elles priaient pour lui mais qui était-ce ? Il entendit encore la voix angoissée de Lilith murmurer :

« Fichez le camp ! »

Il demanda encore de sa voix monotone :

« Qu’est-ce que cette fleur bleue et à quoi sert-elle ? »

Alors la voix basse terrifiante répondit :

« C’est appelé luri-uzhuri, deux gouttes pressées sur le visage du dormeur et il continue à dormir. »

Il était un enfant entre ses mains et il se laissa entraîner. Il eut le temps de prendre une de ces fleurs bleues entre ses mains. Qu’est-ce que ça voulait dire ? Est-ce que le dormeur allait s’éveiller ? Est-ce que la fleur bleue allait le tacher ? Est-ce que les taches pourraient être nettoyées ?

Tandis qu’il dormait, il entendit des voix lointaines prier pour lui l’abbé Félicien, Carmeille, sa mère aussi et quelques mots familiers lui parvinrent : « Libera mea porta inferi 5»

Une messe était dite pour le repos de son âme, il le savait. Non, il ne pouvait pas rester, il devait retraverser le ruisseau, il connaissait le chemin. Il avait oublié pourquoi la rivière ne coulait plus, mais Lilith le saurait. Que devait-il faire ? La fleur bleue, qui reposait au bord de son lit... Il comprenait maintenant. Il rampa silencieusement vers l’endroit Lilith reposait endormie. Ses longs cheveux d’or brillant faisaient comme un halo autour d’elle. Il pressa deux gouttes sur son front. Elle soupira une fois et une ombre d’angoisse surnaturelle passa sur son visage magnifique. Il sentit la terreur, les remords et l’espoir tordre son âme et le soulever. Il se dirigea vers le ruisseau mais ne vit pas qu’il ne coulait pas. C’était le ruisseau de séparation. En un bond, il serait de nouveau parmi les humains. Il passa par-dessus et... un changement s’amorça en lui. Que se passa-t-il ? Il ne put le dire. Avait-il marché sur ses quatre pattes ? Oui, certainement. Il regarda dans le ruisseau, dont l’eau immobile refléta son image tel un miroir... Était-ce lui ? Sa tête et son visage, oui, mais son corps s’était transformé en celui d’un loup. Il se regardait encore lorsqu’il entendit le son d’un affreux rire moqueur derrière lui. Il se retourna et là, dans l’éclat d’une tapageuse lumière rouge, il vit une de ces choses dont le corps était humain, mais dont la tête était celle d’un loup, avec des yeux porteurs d’une infinie méchanceté. Pendant que cette horrible créature riait d’un rire humain, lui essayait de parler, tout en ne pouvant pousser que le hurlement prolongé d’un loup.

 

Pendant ce temps, de l’autre côté, dans le village vivait Gabriel, mère Yvonne ne fut pas tellement surprise de ne pas voir revenir son fils pour le petit-déjeuner. Souvent, il ne descendait pas... il était si distrait. Cette fois, elle se dit : « Je suppose il est allé avec les autres, à la chasse au loup. » Non que Gabriel soit habitué à chasser, mais comme elle disait sagement : « Il n’y avait rien qu’il ait pu faire d’autre. » Les garçons disaient : « Bien sûr, ce peureux de Gabriel rôde et s’est caché. Il a peur de rejoindre la chasse au loup, il ne tuerait même pas un chat. » Pour eux, la notion par excellence était celle du meurtre : plus grand était le risque, plus grande était la gloire. Actuellement, les meurtres se limitaient aux chats et aux moineaux mais ils espéraient tous devenir plus tard généraux dans l’armée. On avait toujours répété à ces enfants, toute leur vie durant, les gentils mots du Christ. Mais, hélas, la mauvaise graine ne donne jamais de bons fruits, surtout si elle ne pousse pas sur le bon terrain.

La chasse au loup était loin du succès escompté : ils avaient vu un loup mais n’avaient pu le tuer avant qu’il bondisse au-dessus du ruisseau, de « l’autre côté », ils avaient bien trop peur de le poursuivre. Il n’y a pas d’émotion plus profonde et plus intense que la haine et la peur de ce qui est étrange.

Les jours passaient et Gabriel n’était toujours pas réapparu. Mère Yvonne commençait à voir clairement combien elle aimait ce fils unique, si différent d’elle et qu’elle pensait être l’objet de la pitié des autres mères. Les gens cherchaient ou prétendaient chercher, allant même jusqu’à draguer les mares. Les garçons trouvèrent cela très amusant car cela leur permit de tuer un grand nombre de rats musqués. Carmeille s’asseyait dans un coin et pleurait toute la journée. Mère Pinquèle aussi s’asseyait dans un coin et soupirait, disant qu’elle avait toujours dit que Gabriel ne donnerait rien de bon. L’abbé Félicien avait l’air pâle et anxieux mais il parlait doucement de la grâce de Dieu et de ceux qui demeuraient avec Dieu. À la fin, comme Gabriel n’était pas là, ils supposèrent qu’il n’était nulle part c’est-à-dire mort. Leur connaissance des autres localités était si limitée qu’il ne leur vint même pas à l’esprit qu’il aurait pu vivre ailleurs que dans le village. Il fut donc entendu qu’un cercueil vide serait mis dans l’église avec de grandes bougies l’entourant. Mère Yvonne dit toutes les prières qui étaient dans son livre de prières, commençant au début et terminant à la fin, peu regardante quant au caractère approprié, n’omettant même pas le titre des chapitres. Carmeille s’assit dans le coin de la petite chapelle, sur le côté, et pleura, pleura. L’abbé Félicien fit chanter aux garçons les vêpres pour les morts. Le matin suivant, dans le silence de l’aube, il prononça le chant funèbre et le requiem, que Gabriel entendit. L’abbé Félicien fut interrompu, devant se rendre auprès d’un malade pour lui apporter les saints sacrements. La procession s’avança alors solennellement, avec de grandes torches, sur le chemin les conduisant le long du ruisseau de séparation.

Essayant de parler, Gabriel ne put que sortir un hurlement prolongé de loup le plus effrayant des cris d’animaux. Il hurla et hurla encore : peut-être que Lilith l’entendrait ? Peut-être qu’elle le sauverait ? Alors il se souvint de la fleur bleue, et du début et de la fin de tout ce malheur. Ses cris réveillèrent tous les habitants de la forêt les loups, les loups-hommes et les hommes-loups. Il s’écroula devant eux dans une agonie de terreur. Derrière lui, assis sur un bélier noir avec un visage humain, il y avait le meneur de loups, dont le visage était voilé d’une ombre éternelle. Il se retourna une fois seulement pour regarder derrière au-dessus des cris stridents et hurlements de bêtes, il entendit une voix terrifiante chargée de douleur. Et, au-dessus d’eux, il vit Lilith, son corps aussi était celui d’un loup, presque dissimulé dans les masses de ses cheveux d’or étincelants. Sur son front, il y avait une tache bleue, de la couleur de ses yeux mystérieux, maintenant voilés de larmes qui coulaient.

La route des saints sacrements passait le long du ruisseau de séparation. Entendant les hurlements effrayants au loin, les porteurs de torches devinrent pâles et tremblants, tandis que l’abbé Félicien, qui tenait en l’air le ciboire, leur dit : « Ils ne peuvent pas nous faire de mal. »

Soudain, l’horrible poursuite apparut tout entière. Gabriel se précipita par-dessus le ruisseau. L’abbé Félicien tint les saints sacrements devant lui, ce qui lui rendit sa forme humaine. Il tomba au sol, prostré, en adoration. Il tenait toujours le saint ciboire en l’air et les gens, paralysés par la peur, tombèrent à genoux, tandis que le visage du prêtre semblait briller d’une lueur divine. Le meneur de loups tenait dans ses mains la forme de quelque chose d’horrible et d’inconcevable un ostensoir des sacrements de l’enfer. Par trois fois, il le leva, se moquant du rite de la bénédiction. Des éclats de feu partirent de ses doigts et la forêt de l’autre côté s’embrasa, tandis qu’une profonde obscurité s’abattit tout autour.

Tous ceux qui étaient là, qui avaient vu et entendu cela, en gardèrent le souvenir pour le reste de leur vie jusque dans leurs dernières heures. Des cris stridents, horribles au-delà de l’entendement, furent entendus jusqu’à la tombée de la nuit. La pluie se mit à tomber.

« L’autre côté » est dorénavant sans danger. Il n’y a plus que des cendres carbonisées, mais personne n’ose traverser, excepté Gabriel envahi une fois par an, pendant neuf jours, d’une étrange folie.

 

 

 

Stanislaus Eric STENBOCK.

 

Recueilli dans Histoires et légendes de loups-garous en Bretagne,

textes réunis par Julie Trévily, Éditions Alan Sutton, 2011.

 

 

 



1 J’entrerai dans l’autel de Dieu.

2 Qui n’a en aucun cas réjoui ma jeunesse.

3 Voici pour moi qui suis inhabité.

4 Des profondeurs je crie vers toi.

5 Délivre-moi des portes de l’enfer.

 

 

 

 

 

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