L’île aux voix

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Robert Louis STEVENSON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Kéola avait épousé Léhoua, fille de Kalamaké, le sorcier de Molokaï, et il faisait demeure en la maison du père de sa femme. Il n’y avait homme plus habile que ce prophète ; il lisait dans les astres, il savait prédire d’après le corps des morts et par le moyen de créatures mauvaises ; il savait aller seul jusqu’aux plus hautes parties de la montagne, dans la région des lutins, et là il tendait des pièges pour prendre les âmes des défunts d’autrefois.

Pour cette raison, nul n’était davantage consulté dans tout le royaume de Hawaï. Les gens prévoyants achetaient et vendaient, et se mariaient, et disposaient leur vie selon ses conseils ; et le roi l’envoya par deux fois au pays de Kona pour rechercher les trésors de Kaméhaméha. Jamais nul non plus ne fut craint davantage : parmi ses ennemis, certains avaient dépéri de maladie par la vertu de ses incantations, et d’autres avaient été subtilisés, à la fois la vie et l’argile, tant et si bien que les gens cherchaient en vain seulement un ossement de leur corps. La rumeur voulait qu’il possédât l’art ou le don des anciens héros : des hommes l’avaient vu la nuit sur les montagnes, enjambant les précipices ; ils l’avaient vu marcher dans la haute futaie, et sa tête et ses épaules dépassaient des arbres.

Ce Kalamaké était un homme étrange à voir. Il était descendu du meilleur sang de Molokaï et de Maouï, en pure lignée et cependant il était plus blanc à regarder qu’aucun étranger ; ses cheveux avaient la couleur de l’herbe sèche et ses yeux étaient rouges et très aveugles, de sorte que « aveugle comme Kalamaké qui sait voir par-delà demain » était une expression proverbiale dans les îles.

De tous ces faits et gestes de son beau-père, Kéola savait quelque chose par la rumeur publique, il en soupçonnait un peu plus, et le reste il l’ignorait. Mais il y avait une certaine chose qui le tracassait. Kalamaké était un homme qui ne se refusait rien, que ce fût pour boire ou pour manger, ou pour se vêtir ; et tout cela il le payait en brillants dollars neufs. « Brillant comme les dollars de Kalamaké » était un autre dicton des Huit Îles. Pourtant, il ne vendait, ni ne plantait, ni ne recevait d’argent – sauf de temps à autre pour ses sorcelleries – et il n’y avait point de source concevable pour tant de monnaie d’argent.

Il advint qu’un jour la femme de Kéola était partie faire un séjour à Kaounakakaï, du côté sous le vent de l’île, et que les hommes étaient en pêche en mer. Mais Kéola était un paresseux compère, et il était couché dans la véranda, contemplant le ressac qui battait la côte et les oiseaux qui volaient autour de la falaise. C’était une pensée dominante chez lui toujours que cette pensée des dollars brillants. Quand il s’étendait pour dormir, il se demandait pourquoi il y en avait tant, et, quand il s’éveillait le matin, il se demandait pourquoi ils étaient tous neufs ; et la chose n’était jamais absente de son esprit. Mais, ce jour entre tous les jours, il se sentit sûr en son cœur de quelque découverte. Car il paraît qu’il avait observé l’endroit où Kalamaké gardait son trésor, et c’était un bureau fermant à clé contre le mur de la salle commune, sous la gravure de Kaméhaméha V et sous une photographie de la reine Victoria portant sa couronne ; et il paraît également que, pas plus tard que la veille au soir, il avait saisi l’occasion d’y regarder et, voyez, le sac était vide. Et c’était le jour où passait le vapeur ; il pouvait en voir la fumée au large de Kalaoupapa ; et ce vapeur devait bientôt arriver avec des marchandises pour un mois, du saumon de conserve et du gin et toute espèce de précieuses friandises pour Kalamaké.

« Maintenant, s’il peut payer ses achats aujourd’hui, pensait Kéola, je saurai avec certitude que l’homme est un magicien et que les dollars sortent de la poche du diable. »

Tandis qu’il réfléchissait, son beau-père apparut derrière lui, l’air tourmenté.

– Est-ce le vapeur ? demanda-t-il.

– Oui, dit Kéola. Il n’a plus qu’à faire un arrêt à Pélékounou, et ensuite il sera ici.

– Il n’y a pas moyen d’agir autrement alors, répliqua Kalamaké, et il faut que je te prenne en ma confidence, Kéola, à défaut de quelqu’un de mieux. Viens à l’intérieur de la maison.

Ils entrèrent dans la salle, qui était une fort belle pièce, tapissée et ornée de gravures et meublée d’un fauteuil à bascule, d’une table et d’un sofa à la mode européenne. Il y avait un rayon de livres ainsi qu’une Bible de famille au milieu de la table, et un bureau fermant à clé contre le mur, de sorte que n’importe qui pouvait voir que c’était la maison d’un homme riche.

Kalamaké fit fermer les volets des fenêtres à Kéola, tandis que lui-même tournait la clé de toutes les portes et relevait l’abattant du bureau. Il en sortit une paire de colliers où pendaient des charmes et des coquillages, une botte d’herbes séchées, et des feuilles d’arbres séchées, ainsi qu’une branche verte de palmier.

– Ce dont je vais m’occuper, dit-il, est une chose qui dépasse l’étonnement. Les hommes du vieux temps étaient sages ; ils accomplissaient des merveilles, et celle-ci entre autres ; mais c’était la nuit, dans l’obscurité, sous les étoiles propices et dans le désert. Cette même merveille, je l’accomplirai dans ma propre maison et sous l’œil clair du jour.

Ce disant, il plaça la Bible sous le coussin du sofa, de sorte qu’elle fut toute recouverte, et sortit du même endroit une natte d’une texture admirablement fine puis il entassa les herbes et les feuilles sur du sable dans une poêle de fer blanc. Enfin, Kéola et lui se mirent les colliers et se placèrent sur les coins opposés de la natte.

– L’heure arrive, dit le magicien, ne crains rien.

Là-dessus, il mit le feu aux herbes et commença à marmotter et à agiter la branche de palmier. D’abord, la lumière était vague à cause des volets fermés ; mais les herbes prirent vigoureusement et les flammes vinrent battre Kéola et la salle s’illumina de la flambée ; et ensuite, la fumée monta et lui fit tourner la tête et s’obscurcir les yeux, et le son des marmottements de Kalamaké courait en ses oreilles. Soudain, à la natte sur laquelle ils étaient debout, fut imprimée une secousse, une torsion, qui sembla plus rapide que l’éclair. Dans le même instant la pièce avait disparu et la maison, l’haleine toute chassée du corps de Kéola. Des volutes de lumière roulaient sur ses yeux et sur sa tête, et il se trouva transporté sur une plage marine, sous un violent soleil avec un grand ressac qui mugissait, le magicien et lui debout là sur la même natte, sans un mot, suffoqués et se cramponnant l’un à l’autre et se passant la main devant les yeux.

– Qu’est-ce que c’était ? s’écria Kéola qui revint à lui le premier, étant le plus jeune. Cela ressemblait aux affres de la mort.

– Aucune importance, dit Kalamaké en haletant. C’est fini, maintenant.

– Au nom de Dieu, où sommes-nous ? s’écria Kéola.

– Ça n’est pas la question, répliqua le sorcier. Étant ici, nous avons du travail sur les bras, et nous devons nous y atteler. Va, tandis que je reprends mon souffle, dans les lisières du bois et rapporte-moi les feuilles de telle et telle herbe et de tel et tel arbre, que tu y verras pousser en abondance : trois poignées de chaque. Et fais vite. Il nous faut être de retour avant la venue du vapeur : cela paraîtrait étrange que nous fussions disparus.

Et il s’assit sur le sable, haletant.

Kéola remonta la plage qui était de sable et de corail brillants, jonchée de coquillages singuliers ; et il songea en son cœur :

« Comment se fait-il que je ne reconnaisse pas cette plage ? Il faut que je revienne y ramasser des coquillages. »

Devant lui, une ligne de palmiers se dressait contre le ciel : non pas comme les palmiers des Huit Îles, mais hauts et frais et splendides, et laissant pendre des branches flétries pareilles à de l’or, au milieu des palmes vertes, et il songea en son cœur :

« Il est étrange que je n’aie pas découvert ce bosquet. Il faudra que j’y revienne quand il fera meilleur, pour y dormir. » Et il songea : « Comme il fait bon tout d’un coup ! » Car c’était l’hiver en Hawaï et la journée avait été froide. Et il songea aussi : « Où sont les grises montagnes ? Et où est la haute falaise avec la forêt qui surplombe et les oiseaux qui tournoient ? » Et plus il réfléchissait, moins il pouvait concevoir en quelle partie des îles il était tombé.

À l’orée du bosquet, là où il bordait la plage, l’herbe en question poussait ; mais l’arbre était plus loin. Or, comme Kéola s’avançait vers l’arbre, il eut conscience d’une jeune femme qui ne portait rien sur elle qu’une ceinture de feuilles.

« Allons bon, pensa Kéola, ils ne sont pas gênés dans cette partie du pays. » Et il s’arrêta, supposant qu’elle le remarquerait et qu’elle se sauverait ; voyant qu’elle regardait toujours devant elle, il s’arrêta et se mit à marmonner. La voilà qui saute en entendant ce bruit ; son visage était couleur de cendre ; elle regardait de-ci de-là, et sa bouche était béante de la terreur de son âme. Mais c’était étrange chose que ses yeux ne se posassent point sur Kéola.

– Bonjour, dit-il. Tu n’as pas besoin d’avoir si peur ; je ne vais pas te manger.

Mais il avait à peine ouvert la bouche que la jeune femme s’était enfuie dans la brousse.

« Voilà d’étranges façons », songea Kéola, et, ne pensant pas à ce qu’il faisait, il courut après elle.

Tout en se sauvant, la fille criait continuellement dans une langue que l’on ne pratiquait pas à Hawaï. Pourtant, certains des mots étaient les mêmes, et il savait qu’elle était en train d’appeler et d’avertir d’autres personnes. Et il vit beaucoup de gens qui couraient – hommes, femmes et enfants – l’un avec l’autre, tous fuyant et criant comme gens lors d’un incendie. Il prit peur lui-même, et revint à Kalamaké, apportant les feuilles. À lui il raconta ce qu’il avait vu.

– Il ne faut pas y faire attention, dit Kalamaké. Tout ceci est comme un rêve, comme des ombres. Tout disparaîtra et sera oublié.

– On aurait dit que personne ne me voyait, dit Kéola.

– Et c’était bien ça, répliqua le sorcier. Nous nous promenons ici, en plein soleil, invisibles en raison de ces charmes. Cependant, on peut nous entendre ; et donc il est bon de parler doucement, comme je le fais.

Sur ce, il fit un cercle de pierres autour de la natte, et plaça les feuilles au milieu.

– Ce sera à toi, dit-il, de tenir les feuilles allumées, et d’alimenter lentement le feu. Tandis qu’elles flamberont (et cela ne durera qu’un court instant) il faudra que je remplisse mon rôle ; et, avant que les cendres ne noircissent, la même poussée qui nous a amenés ici nous va remporter. Sois prêt maintenant avec l’allumette et surtout, appelle-moi à temps de peur que les feuilles ne soient consumées et que je ne sois laissé ici.

Dès que les feuilles prirent, le sorcier bondit comme un cerf hors du cercle et détala le long de la plage comme un chien courant qui vient de se baigner. En même temps, il se baissait pour ramasser des coquillages ; et il semblait à Kéola qu’ils brillaient. Les feuilles flambaient d’un feu clair qui les consumait rapidement ; Kéola n’en avait plus qu’une poignée, et le sorcier était loin, courant et s’arrêtant.

– Reviens ! cria Kéola. Reviens ! il n’y a presque plus de feuilles !

Là-dessus, Kalamaké se retourna, et si, avant, il courait, il volait maintenant. Il avait beau aller plus vite, les feuilles brûlaient plus vite elles aussi. La flamme était prête à expirer lorsque, avec un grand bond, il sauta sur la natte. Le souffle d’air produit par son saut éteignit le feu ; et sur ce, la plage avait disparu, et le soleil et la mer ; et ils étaient à nouveau dans la pénombre de la salle aux volets fermés, et encore une fois secoués et aveuglés ; et sur la natte entre eux gisait une pile de dollars brillants. Kéola courut aux volets ; le vapeur était là, ballotté par la houle près du rivage.

Ce même soir, Kalamaké prit son gendre à part et lui mit cinq dollars dans la main.

– Kéola, dit-il, si tu es un garçon avisé (chose dont je doute) tu penseras que tu as dormi cet après-midi dans la véranda et rêvé en dormant : je suis homme de peu de paroles, et j’ai pour aides des gens à la mémoire courte.

Kalamaké ne dit pas un mot de plus, et il ne fit plus allusion à cette affaire. Mais cela trottait tout le temps dans l’esprit de Kéola – si, avant, il était paresseux, il ne voulait plus rien faire maintenant.

« Pourquoi travailler, pensait-il, quand j’ai un beau-père qui fabrique des dollars avec des coquilles marines ? »

Bientôt sa part fut dépensée. Il l’employa toute en beaux vêtements ; et il le regretta.

« J’aurais mieux fait d’acheter un accordéon, avec lequel j’aurais pu me distraire tout le long du jour, pensait-il. » Et il devint mécontent de Kalamaké.

« Cet homme a une âme de chien, pensa-t-il. Il peut ramasser des dollars comme il lui plaît sur la plage et il me laisse languir pour un accordéon ! Qu’il prenne garde je ne suis pas un enfant ; je suis aussi rusé que lui, et je connais son secret. » Là-dessus, il parla à sa femme Léhoua et se plaignit des façons de son père.

– Je laisserais mon père tranquille, dit Léhoua. C’est un homme dangereux à contrarier.

– Je me moque de lui comme de ça ! s’écria Kéola et il fit claquer ses doigts. Je le tiens par le bout du nez. Je peux lui faire faire ce qui me plaira.

Et il raconta son histoire à Léhoua.

Mais elle hocha la tête.

– Tu peux faire ce qui te plaît, dit-elle, mais, aussi sûrement que tu embêteras mon père, on n’entendra plus parler de toi. Pense à celui-ci et à celui-là ; pense à Houa, qui était un noble de la Chambre des représentants et qui allait à Honolulu tous les ans ; on n’a retrouvé de lui ni un os ni un cheveu. Rappelle-toi Kamaou et comment il s’est émacié comme un fil, de sorte que sa femme le soulevait d’une seule main. Kéola, tu es un bébé entre les mains de mon père ; il te prendra entre le pouce et l’index et te mangera comme une crevette.

Kéola avait vraiment peur de Kalamaké, mais il était orgueilleux aussi, et ces paroles de sa femme le mirent en colère.

– Très bien, dit-il, si c’est ce que tu penses de moi, je vais te montrer combien tu te trompes.

Et il partit, droit vers son beau-père qui était assis dans la salle.

– Kalamaké, dit-il, j’ai envie d’un accordéon.

– Pas possible ? dit Kalamaké.

– Oui, dit-il, et je vais même dire clairement que j’entends en avoir un ; un homme qui cueille des dollars sur la plage peut certainement s’offrir un accordéon.

– Je n’avais pas idée que tu possédais tant d’énergie, répliqua le sorcier. Je pensais que tu étais un timide et bon à rien, et je ne saurais décrire le plaisir que j’ai à découvrir mon erreur. Maintenant je commence à croire que j’ai pu trouver un aide et un successeur en mon difficile métier. Un accordéon ! Tu auras le meilleur de Honolulu. Et ce soir, dès la nuit tombée, nous irons, toi et moi chercher l’argent.

– Est-ce que nous retournerons à la plage ? demanda Kéola.

– Non, non ! répliqua Kalamaké ; tu dois commencer à apprendre d’autres de mes secrets. La dernière fois, je t’ai appris à cueillir des coquillages ; cette fois-ci je vais t’apprendre à attraper des poissons. Es-tu assez fort pour lancer la barque de Pili ?

– Je crois que oui, répliqua Kéola. Mais pourquoi ne pas prendre la tienne qui est déjà à flot ?

– J’ai une raison que tu comprendras avant demain, dit Kalamaké. La barque de Pili n’en ira que mieux pour ce que je veux faire. Donc, s’il te plaît, rencontrons-nous là-bas dès qu’il fera noir ; et, dans l’intervalle, gardons le secret, car il n’y a pas de raison d’associer la famille à notre affaire.

Le miel n’est pas plus doux que ne l’était la voix de Kalamaké, et Kéola put à peine contenir sa satisfaction.

– J’aurais pu avoir mon accordéon il y a des semaines, pensa-t-il ; et on n’a besoin de rien en ce monde si ce n’est d’un peu de courage.

Peu après, il aperçut Léhoua qui pleurait, et il eut à moitié envie de lui dire que tout allait bien.

« Mais non, se dit-il ; j’attendrai jusqu’à ce que je puisse lui montrer l’accordéon ; nous verrons ce que fera la petite, alors. Peut-être qu’elle comprendra que son mari est un homme d’une certaine intelligence. »

Dès qu’il fit noir, père et beau-fils lancèrent la barque de Pili et mirent la voile. La mer était forte et il soufflait grand vent qui venait du côté sous le vent de l’île ; mais la barque était rapide et légère et sèche, et elle rasait les vagues. Le sorcier alluma une lanterne qu’il tint en passant le doigt dans l’anneau ; et les deux étaient assis à l’arrière et fumaient des cigares, dont Kalamaké avait toujours une provision, et ils conversaient en amis de la magie et des grosses sommes d’argent qu’ils pourraient gagner en l’exerçant, et de ce qu’ils achèteraient d’abord et de ce qu’ils achèteraient ensuite ; et Kalamaké parlait comme un père.

Il regarda tout autour et au-dessus de lui en direction des astres, puis derrière lui, vers l’île qui était déjà aux trois quarts enfoncée dans la mer, et il sembla considérer mûrement sa position.

– Regarde ! dit-il, voilà Molokaï déjà loin derrière nous, et Maouï comme un nuage ; et, par la position de ces trois étoiles, je sais que je suis arrivé où je le désire. Cette partie de la mer s’appelle la mer des Trépassés. Elle est en ce lieu d’une profondeur extraordinaire, et le fond est tout couvert d’ossements humains, et dans les trous de cette région habitent les dieux et les démons. Le courant porte vers le nord, plus fort qu’un requin ne peut nager, et quiconque est jeté d’un navire, le courant l’emporte comme un cheval sauvage dans l’océan extérieur. Il est épuisé, puis il coule, puis ses ossements sont éparpillés avec les autres, puis les dieux dévorent son âme.

La peur saisit Kéola à ces paroles, et il regarda, à la lueur des astres et de la lanterne, le magicien qui semblait changer.

– De quoi souffres-tu ? cria Kéola à toute vitesse.

– Ce n’est pas moi qui souffre, dit le magicien ; mais il y a ici quelqu’un de vraiment malade.

Sur ce, il changea sa façon de tenir la lanterne, et voyez, comme il retirait son doigt de l’anneau, le doigt resta collé et l’anneau éclata, et la main avait grossi, et elle était aussi grande que trois mains.

À cette vue, Kéola poussa un cri perçant et se couvrit le visage.

Mais Kalamaké leva la lanterne.

– Regarde plutôt ma figure ! dit-il, et sa tête était aussi énorme qu’une barrique ; et toujours il grandissait, grandissait comme un nuage grossit sur une montagne, et Kéola assis devant lui criait et la barque filait sur les vagues puissantes.

– Et maintenant, dit le sorcier, qu’est-ce que tu dis de cet accordéon ? es-tu sûr que tu n’aimerais pas mieux une flûte ? Non, dit-il ; c’est bien, car je n’aime pas qu’on soit changeant dans ma famille. Mais je commence à croire que je ferais mieux de sortir de ce méchant bateau, car j’enfle d’une façon très inusitée, et si nous ne sommes pas d’autant plus prudents, la barque va bientôt être envahie par l’eau.

Il jeta les jambes par-dessus bord. Tout en le faisant, il grandit de trente ou quarante fois, aussi vite qu’on peut le voir ou le penser, de sorte qu’il était jusqu’aux aisselles dans les vagues profondes et que sa tête et ses épaules montaient comme une île haute, et la houle venait battre et éclater sur sa poitrine, comme elle bat et se brise contre une falaise. La barque courait toujours vers le nord, mais il allongea la main et prit le plat-bord entre le pouce et l’index, et rompit le flanc du bateau comme un biscuit, et Kéola fut versé dans la mer. Et les morceaux de la barque, le sorcier les écrasa dans le creux de sa main et les lança à des lieues dans la nuit.

– Excuse-moi si je prends la lanterne, dit-il, car j’ai une longue promenade à gué qui m’attend, et la terre est loin, et le fond de la mer est inégal, et je sens les ossements sous mes orteils.

Et il se retourna et s’éloigna à grandes enjambées ; et, aussi souvent que Kéola descendait dans le creux des vagues, il ne pouvait plus le voir, mais aussi souvent qu’il était soulevé sur leur crête, il l’apercevait marchant à grands pas et diminuant, et les vagues se brisaient en blanchissant autour de lui.

Depuis le début de tout où les îles furent pêchées dans la mer, il n’y a jamais eu homme aussi terrifié que l’était Kéola. Il nageait, oui, mais comme les jeunes chiens quand on les jette à l’eau pour les noyer, et ne savait pourquoi il le faisait. Il ne pouvait que penser à l’énormité du magicien, à cette face grande comme une montagne, à ces épaules larges comme une île, et aux vagues qui battaient vainement contre elles. Il pensait aussi à l’accordéon, et la honte s’emparait de lui ; et aux ossements des morts, et la peur le secouait.

Soudain, il eut conscience de quelque chose de sombre qui s’agitait contre les astres et d’une lumière plus bas et d’un éclat de la mer fendue ; et il entendit le parler des hommes. Il cria fort, une voix répondit et, en un clin d’œil, les bossoirs d’un navire furent suspendus au-dessus de lui sur une vague, comme en équilibre, puis fondirent sur lui. Il se cramponna des deux mains dans les porte-haubans, et l’instant suivant il était enseveli dans la ruée des vagues, et, l’instant suivant, il était halé à bord par des hommes de mer.

On lui donna du gin et des biscuits et des vêtements secs, et on lui demanda comment il s’était trouvé là, et si le feu qu’ils avaient vu était le phare de Laéo Ka Laaou. Mais Kéola savait que les Blancs sont comme des enfants et ne croient que leurs propres histoires ; aussi, sur lui-même, il leur raconta ce qui lui plut, et au sujet du feu (qui était la lanterne de Kalamaké), il dit qu’il n’en avait pas vu.

Le navire était une goélette à destination de Honolulu qui devait ensuite faire commerce dans les îles basses ; par un très heureux hasard pour Kéola, elle avait eu un homme arraché au beaupré au cours d’un grain. À quoi bon argumenter ? Kéola n’osait pas rester dans les Huit Îles. Les paroles vont si vite et les hommes aiment tant bavarder et colporter de nouvelles, que, s’il se cachait à l’extrémité nord de Kaouaï ou à l’extrémité sud de Kaou, le sorcier en aurait vent avant un mois et il lui faudrait périr. Aussi, il fit ce qui lui sembla le plus prudent et s’engagea comme marin à la place de l’homme qui s’était noyé.

À certains égards, ce navire était un bon endroit. La nourriture était extraordinairement savoureuse et abondante, avec des biscuits et du bœuf salé tous les jours, de la soupe aux pois et des puddings faits de farine et de gras de bœuf deux fois par semaine, de sorte que Kéola engraissa. Le capitaine était un brave homme, et l’équipage n’était guère plus mauvais que les autres blancs. L’ennui, c’était le second, l’homme le plus difficile à satisfaire que Kéola eût jamais rencontré, et il le battait et le maudissait continuellement, à la fois pour ce qu’il faisait et pour ce qu’il ne faisait pas. Les coups qu’il lui assenait étaient très douloureux, car il était fort, et les paroles qu’il proférait très désagréables à entendre, car Kéola venait d’une bonne famille et il était habitué au respect. Et le pire de tout, c’est que chaque fois que Kéola trouvait un moment pour dormir, le second le secouait avec un bout de cordage. Kéola vit que ça ne ferait jamais l’affaire ; et il prit la décision de se sauver.

Ils étaient partis de Honolulu depuis à peu près un mois lorsqu’ils aperçurent la terre. C’était une belle nuit étoilée, la mer était unie autant que le ciel était clair ; il soufflait un alizé régulier ; et l’île était là sur leur bossoir au vent, un ruban de palmiers courant à plat sur la mer. Le capitaine et le second la regardaient avec la lunette de nuit, ils en donnèrent le nom et en parlèrent à côté de la barre où Kéola gouvernait. Il paraît que c’était une île où n’allaient pas les trafiquants. D’après le capitaine, c’était en outre une île où nul ne demeurait ; mais le second était d’un autre avis.

– Je ne donnerais pas un cent pour les Instructions hydrographiques, disait-il ; je suis passé par ici une nuit sur la goélette Eugénie ; c’était une nuit pareille à celle-ci ; les gens pêchaient à la torche et la plage était aussi pleine de lumières qu’une ville.

– Bon, bon, dit le capitaine, elle est accore, c’est le grand point ; d’après la carte, il n’y a pas de rochers extérieurs dangereux ; nous allons nous contenter d’en serrer la côte sous le vent. Tiens donc les voiles pleines à tout casser ! cria-t-il à Kéola, qui écoutait si bien qu’il en oubliait de gouverner.

Le second le maudit, jura que ce Canaque ne valait rien du tout et que, s’il se mettait après lui avec un cabillot, ce serait une triste journée pour Kéola.

Le capitaine et le second se couchèrent sur le rouf, et Kéola fut laissé à lui-même.

« Cette île fera très bien mon affaire, pensait-il ; si les trafiquants n’y font pas commerce, le second n’y viendra jamais. Quant à Kalamaké, il est impossible qu’il aille jamais aussi loin que ça. »

Sur ce, il amena la goélette en dépendant de plus en plus près. Il fallait le faire sans bruit, car c’était l’ennui avec ces Blancs, et surtout avec le second, qu’on ne pouvait jamais être sûr d’eux ; ils dormaient tous profondément, ou bien faisaient semblant, et si une voile tremblait, ils se levaient d’un bond et vous tombaient dessus avec un bout de cordage. Kéola amenait le navire de plus en plus près, graduellement, et maintenait les voiles à tout porter. La terre était maintenant près du bord et le bruit de la mer sur le rivage grandissait.

Le second s’assit soudain sur le rouf.

– Qu’est-ce que tu fais ? rugit-il. Tu vas nous échouer !

Et il fit un bond pour atteindre Kéola, et Kéola en fit un autre par-dessus la lisse, et plouf ! dans la mer étoilée. Quand il remonta à la surface, la goélette était repartie dans le vent sur sa route, et le second était à la barre, et Kéola l’entendit jurer. La mer était calme sous le vent de l’île ; elle était tiède aussi, et Kéola avait son couteau de marin ; il n’avait pas peur des requins. Un peu devant lui, les arbres s’arrêtèrent ; il y avait une brèche dans la ligne de la terre, pareille à l’entrée d’un havre ; et la marée, qui montait, le ramassa et le fit passer. Il était à l’extérieur, le voici à l’intérieur. Il flottait là dans une eau vaste et peu profonde, brillant de mille étoiles, et tout autour de lui il y avait l’anneau de la terre avec sa file de cocotiers. Et il était abasourdi, car c’était une espèce d’île dont il n’avait jamais entendu parler.

Le temps passé en ce lieu par Kéola se divisa en deux périodes – la période où il fut seul et la période où il fut avec la tribu. D’abord, il chercha partout et ne trouva personne ; seulement quelques maisons réunies en hameau, et des traces de foyers. Mais les cendres de ces feux étaient froides et les pluies les avaient en grande partie entraînées ; et les vents avaient soufflé et certaines huttes étaient renversées. C’est là qu’il établit sa demeure ; et il fabriqua un allume-feu de bois, et un hameçon en coquillage, et il pêcha et cuisit son poisson, grimpa aux cocotiers pour avoir des noix vertes dont il but le jus, car dans toute l’île il n’y avait pas d’eau. Les journées étaient longues et les nuits terrifiantes. Il se fabriqua une lampe avec une écale de noix, tira l’huile des noix mûres et fit une mèche de fibre ; et, quand le soir venait, il fermait sa hutte, allumait sa lampe et restait couché toute la nuit à trembler. Bien des fois il réfléchit en son cœur qu’il eût été bien mieux au fond de la mer, ses ossements roulant avec les autres.

Tout ce temps, il se tint à l’intérieur de l’île, car les huttes étaient sur la côte du lagon, et c’est là que les palmiers poussaient le mieux, et le lagon lui-même abondait en bon poisson. Il alla de l’autre côté une fois seulement, ne jeta qu’un regard sur la plage océanique et en revint tremblant. Son sable brillant, la quantité de ses coquillages, la violence du soleil et du vent allaient cruellement contre son inclination.

« Ce n’est pas possible, pensait-il, et cependant c’est tout pareil. Et comment le savoir ? Ces Blancs, tout en prétendant savoir où la navigation les porte, doivent risquer leur chance comme les autres. En fin de compte nous avons pu voguer en cercle, et je peux aussi bien me trouver tout près de Molokaï, et cette plage peut être la même que celle où mon beau-père récolte ses dollars. »

Aussi, après cela, fut-il prudent et resta-t-il du côté de la lagune.

Ce fut peut-être un mois plus tard que les gens du pays arrivèrent – six grands bateaux. C’était une belle race d’hommes et ils parlaient une langue qui avait un son très différent de la langue de Hawaï, mais tant de mots étaient pareils qu’elle n’était pas difficile à comprendre. Les hommes en outre étaient très courtois et les femmes très affables : ils firent bon accueil à Kéola et ils lui construisirent une maison, et lui donnèrent une épouse ; et, ce qui le surprit le plus, ne l’envoyèrent jamais travailler avec les jeunes gens.

À partir de là, Kéola connut trois périodes. D’abord il eut une période très triste, puis une période très gaie. À la fin vint la troisième, où il fut l’homme le plus terrifié des quatre océans.

La cause de la première période fut la fille qu’il avait épousée. Il avait des doutes sur l’île, et il aurait pu en avoir sur le parler dont il avait entendu si peu lorsqu’il était venu là avec le sorcier sur la natte. Mais, sur sa femme, il n’y avait pas d’erreur possible, car c’était la même fille qui s’était sauvée en criant dans le bois. Ainsi il avait fait ce long voyage, et il aurait aussi bien pu rester à Molokaï ; et il avait quitté foyer et épouse et tous ses amis sans autre motif que d’échapper à son ennemi ; et l’endroit où il était arrivé était le terrain de chasse de ce sorcier et le lieu où il marchait invisible. C’est lors de cette période qu’il se tint le plus près du rivage du lagon, et, autant qu’il l’osait, sous le couvert de sa hutte.

La cause de la seconde période fut les bavardages de sa femme et des principaux insulaires. Kéola lui-même ne parlait guère. Il ne fut jamais tellement sûr de ses nouveaux amis ; il les jugeait trop polis pour être sains, et, depuis qu’il avait mieux fait connaissance avec son beau-père, il était devenu plus circonspect. Ainsi ne leur dit-il rien de sa personne, mais seulement son nom et son ascendance et qu’il venait des Huit Îles et comme c’était de belles îles ; il leur parlait aussi du palais du roi à Honolulu et comment il était principal ami du roi et des missionnaires. Mais il posait beaucoup de questions et apprenait beaucoup. L’île où il était s’appelait l’Île aux voix ; elle appartenait à la tribu, mais ils avaient leur patrie sur une autre île, à trois heures de navigation vers le sud. Là, ils demeuraient et avaient leurs maisons permanentes, et c’était une île riche où il y avait des œufs, des poulets et des porcs et où des navires venaient trafiquer en apportant rhum et tabac. C’est là que la goélette était allée après la désertion de Kéola ; là également le second était mort, comme le sot de Blanc qu’il était. Il paraît que, à l’arrivée du navire, c’était le commencement de la saison des maladies dans cette île, saison où les poissons du lagon sont vénéneux et où tous ceux qui en mangent enflent et meurent. On le dit au second ; il vit les barques se préparer, parce qu’en cette saison les gens quittent cette île et s’en vont à l’Île aux voix ; mais c’était un sot de blanc qui ne voulait croire d’autres histoires que les siennes, et il attrapa un de ces poissons, le fit cuire, le mangea, et il enfla et mourut, ce qui fut une bonne nouvelle pour Kéola. Quant à l’Île aux voix, elle restait solitaire la plus grande partie de l’année ; seulement, de temps à autre, un équipage de barque y allait au coprah, et dans la mauvaise saison, quand les poissons sur l’île principale étaient vénéneux, la tribu allait y résider en corps. Elle tenait son nom d’une merveille, car on disait que son rivage sur la mer était infesté d’invisibles démons ; jour et nuit, on les entendait converser en des langues inconnues ; jour et nuit, de petits feux flamboyaient et s’éteignaient sur la plage ; et quelle était la cause de toute cette activité, nul ne le pouvait concevoir. Kéola leur demanda si c’était la même chose dans l’île où ils résidaient, et ils lui dirent que non, pas là ; ni d’ailleurs dans aucune autre des quelque cent îles qui se trouvaient tout autour d’eux dans cette mer ; c’était une chose particulière à l’Île aux voix. On lui dit aussi que ces feux et ces voix étaient toujours du côté de la mer et sur les lisières maritimes du bois, et qu’un homme pourrait demeurer près du lagon deux mille années (s’il pouvait vivre aussi longtemps) sans être jamais aucunement dérangé ; et même du côté de la mer les démons ne faisaient pas de mal si on les laissait tranquilles. Une fois seulement un chef avait jeté une lance en direction de l’une des voix, et le soir même il tomba d’un cocotier et mourut.

Kéola réfléchit longuement. Il vit que tout irait bien pour lui quand la tribu retournerait à l’île principale, et que tout irait passablement là où il était s’il se tenait du côté du lagon ; cependant, il avait envie d’améliorer sa situation autant que possible. Aussi il dit au grand chef qu’il avait jadis été dans une île infestée de la même façon et que les gens avaient trouvé un remède à ce mal.

– Il y avait un arbre qui poussait dans la brousse, dit-il, et il paraît que ces démons venaient pour en chercher les feuilles. Aussi les gens de l’île ont coupé cet arbre partout où il se trouvait, et les démons ne sont plus jamais venus.

On lui demanda quelle espèce d’arbre c’était, et il leur montra l’arbre dont Kalamaké brûlait les feuilles. On trouva la chose difficilement croyable, mais cette idée en taquinait beaucoup. Soir après soir, les anciens en discutaient dans leurs conseils, mais le grand chef (bien qu’il fût homme brave) avait peur, et leur rappelait le chef qui avait envoyé sa lance contre les voix et avait été tué, et à cette pensée ils s’arrêtaient tous.

Quoique n’ayant pu amener la destruction des arbres, Kéola était assez satisfait, et il commença à porter ses regards autour de lui et à prendre plaisir à la vie ; et, entre autres choses, il en fut d’autant plus gentil pour sa femme, si bien qu’elle se mit à l’aimer. Un jour, il arriva à la hutte, et elle était couchée sur le sol en train de se lamenter.

– Eh bien, dit Kéola, qu’est-ce que tu as ?

Elle dit que ce n’était rien.

La même nuit, elle l’éveilla. La lampe brûlait très bas, mais il vit à son visage qu’elle était dans le chagrin.

– Kéola, dit-elle, mets ton oreille contre ma bouche pour que je puisse chuchoter, car personne ne doit nous entendre. Deux jours avant que les barques commencent à se préparer, va donc du côté de l’île sur la mer et cache-toi dans un fourré. Nous choisirons la place à l’avance, toi et moi ; et nous y cacherons de quoi manger ; et tous les soirs, je m’approcherai en chantant. Ainsi, quand une nuit viendra et que tu ne m’entendras plus, tu sauras que nous sommes tout à fait partis de l’île et tu pourras sortir à nouveau en toute sécurité.

L’âme de Kéola défaillit.

– Qu’est-ce que cette histoire ? cria-t-il. Je ne peux pas vivre au milieu des démons. Je ne veux pas qu’on me laisse derrière sur cette île. Je meurs d’envie de la quitter.

– Tu ne la quitteras jamais vivant, mon pauvre Kéola, dit la fille ; pour te dire la vérité, mes gens sont des mangeurs d’hommes, mais ils le tiennent secret. Et la raison pour laquelle ils te tueront avant notre départ est que, dans notre île, il vient des navires et que Donat Kimaraou vient parler pour les Français, et il y a un trafiquant blanc dans une maison avec une véranda, et un catéchiste ! Oh ! c’est un beau pays, vraiment ! Le trafiquant a des barils remplis de farine ; et un navire de guerre français est venu dans le lagon une fois et a donné à tous du vin et des biscuits. Ah ! mon pauvre Kéola, je voudrais pouvoir t’emmener là-bas, car grand est mon amour pour toi, et c’est le plus beau lieu des mers excepté Papeete.

Ainsi Kéola devint-il l’homme le plus terrifié des quatre océans. Il avait entendu parler des mangeurs d’hommes des îles du Sud, et la chose avait toujours été une terreur pour lui ; et voici qu’elle venait frapper à sa porte. Il avait en outre entendu les voyageurs parler de leurs pratiques, et comment, lorsque ces gens-là avaient envie de manger un homme, ils le choyaient et le caressaient comme une mère fait un bébé chéri. Et il voyait que c’était son cas ; c’est pour cela qu’on l’avait logé, et nourri, et marié, et exempté de tout labeur, pour cela que les anciens et les chefs discouraient avec lui comme avec une personne d’importance. Ainsi il resta sur sa couche et se railla de sa destinée, et sa chair se caillait sur ses os.

Le lendemain, les gens de la tribu furent très civils, comme d’habitude. Élégants parleurs, ils faisaient de la belle poésie, et ils plaisantaient aux repas, on disait même qu’un missionnaire en était mort de rire. Kéola ne s’intéressait guère à leurs jolies manières ; tout ce qu’il voyait, c’était les dents blanches qui luisaient dans leur bouche, et son cœur se soulevait à cette vue, et, quand ils eurent fini de manger, il alla se coucher dans la brousse comme un mort.

Le lendemain il en fut de même, et alors sa femme le suivit.

– Kéola, dit-elle, si tu ne manges pas, je te dis clairement que tu seras cuit et mangé demain. Certains des vieux chefs murmurent déjà. Ils pensent que tu es malade et que tu vas maigrir.

Kéola se remit debout, et la colère brûlait en lui.

– Ça m’est bien égal, dit-il : je suis entre le diable et la mer profonde. Puisque je dois mourir, que je meure vite ; et puisque au mieux je dois être mangé, que je sois mangé par les lutins plutôt que par les hommes ! Adieu, dit-il, et il la planta là et s’en alla du côté maritime de l’île.

Ce côté était nu sous le puissant soleil ; il n’y avait pas d’hommes mais la plage était foulée aux pieds, et partout autour de lui des voix bavardaient et chuchotaient, et les petits feux montaient et se consumaient. Toutes les langues de la terre se parlaient là, la française, la hollandaise, la russe, la tamoule, la chinoise. De tous les pays qui connaissaient la sorcellerie, il y avait des natifs murmurant à l’oreille de Kéola. Cette plage était encombrée comme une foire, sans pourtant personne à voir ; et, comme il marchait, il voyait les coquillages s’évanouir devant lui sans personne qui les ramassât. Je crois que le diable aurait eu peur d’être seul en telle compagnie ; mais Kéola avait dépassé la crainte et courtisait la mort. Quand les feux jaillissaient, il se ruait sur eux comme un taureau. Des voix désincarnées s’appelaient de-ci de-là ; d’invisibles mains versaient du sable sur les flammes et elles étaient parties de la plage avant qu’il ait pu les atteindre.

« Il est clair que Kalamaké n’est pas ici, pensa-t-il, ou je devrais être tué depuis longtemps. »

Fatigué, il s’assit à l’orée du bois et posa son menton dans ses mains. Le trafic devant ses yeux se poursuivait ; la plage babillait, les feux jaillissaient et retombaient, les coquillages disparaissaient et revenaient devant ses yeux.

« C’était un jour ordinaire que je suis venu jadis ici, pensa-t-il, car ce n’était rien en comparaison d’aujourd’hui. »

Et sa tête avait le vertige à la pensée de ces millions et millions de dollars, et de toutes ces centaines et centaines de personnes qui les cueillaient sur la plage et volaient dans l’air plus haut et plus vite que les aigles.

« Dire qu’on s’est moqué de moi en me parlant d’hôtels des Monnaies, dit-il, et en me disant qu’on y fabriquait l’argent, quand il est clair que toutes les pièces neuves du monde se récoltent sur ces sables ! Mais je ne m’y laisserai plus prendre. »

Et enfin, il ne sut pas très bien comment ni quand, le sommeil tomba sur Kéola, et il oublia l’île et tous ses chagrins.

Tôt le lendemain, avant que le soleil ne fut levé, un remue-ménage l’éveilla. Il s’éveilla dans la crainte, car il crut que la tribu l’avait piégé ; mais ce n’était pas cela. Sur la plage devant lui, les voix désincarnées s’appelaient avec des clameurs, et on aurait dit qu’elles le dépassaient dans un même élan le long de la côte de l’île.

« Que se passe-t-il ? » pensa Kéola. Il était clair pour lui que c’était quelque chose d’extraordinaire, car on n’allumait pas de feux et on ne ramassait pas de coquilles, mais les voix désincarnées étaient toujours à se dépêcher sur la plage, à s’appeler et à s’atténuer dans le lointain ; et d’autres de suivre et, d’après les sons, ces sorciers étaient furieux.

« Ce n’est pas contre moi qu’ils sont furieux, pensa Kéola, car ils me dépassent en me frôlant. »

Comme lorsque des chiens courants vous doublent, ou des chevaux dans une course, ou des bourgeois se dépêchant vers un incendie et que tout le monde les joint, ainsi en était-il pour Kéola ; et il ne savait pas ce qu’il faisait, ni pourquoi il le faisait, mais voyez donc ! il se mit à courir avec les voix.

Il contourna une pointe de l’île, et ceci l’amena en vue d’une seconde ; et là, se rappela-t-il, les arbres magiques poussaient groupés par vingtaines dans le bois. De cette pointe-là montait un brouhaha d’hommes qui criaient, indescriptible et d’après le bruit qu’il entendait, ceux avec qui il courait mettaient le cap vers ce même point de l’horizon. Un peu plus près, et il commença à se mêler à cette clameur le fracas de nombreuses cognées. L’idée pénétra enfin dans son esprit que le grand chef avait accepté ; que les hommes de la tribu avaient entrepris de couper les arbres ; que la nouvelle avait circulé dans l’île de sorcier à sorcier, et que tous maintenant se rassemblaient pour défendre leurs arbres. Le désir de voir d’étranges choses le poussa en avant. Il alla grand train avec les voix, traversa la plage et atteignit l’orée du bois, et il s’arrêta, étonné. Un arbre était tombé, d’autres étaient en partie sectionnés. La tribu se tenait en un groupe compact. Ils étaient dos à dos, et des corps gisaient et le sang coulait entre leurs pieds. La teinte de la peur recouvrait tous les visages ; leurs voix montaient vers le ciel, perçantes comme un cri de belette.

Avez-vous vu un enfant quand, tout seul, il combat avec une épée de bois, bondissant et taillant ? De même, les mangeurs d’hommes se serraient dos à dos et soulevaient leurs cognées et frappaient de tout cœur et criaient en frappant, et, voyez, personne pour batailler contre eux ! De-ci de-là, Kéola voyait une cognée se balancer ; et à chaque instant un homme de la tribu tombait devant cette cognée, fendu en long ou coupé en large, et son âme s’enfuyait en hurlant.

Pendant un moment, Kéola regarda ce prodige comme quelqu’un qui rêve, puis la peur s’empara de lui en plein cœur, aussi prompte que la mort, à penser qu’il pouvait voir de pareils faits. Dans l’éclair même de cet instant, le grand chef du clan l’aperçut, là, debout : il le montra du doigt et cria son nom. La tribu tout entière le vit aussi, et leurs yeux lancèrent des flammes et leurs dents grincèrent.

« Je suis ici depuis trop longtemps », pensa Kéola, et il s’enfuit loin hors du bois et descendit la plage sans faire attention où il allait.

– Kéola ! dit une voix près de lui sur le sable vide.

– Léhoua ! Est-ce toi ? cria-t-il, et, haletant, il la chercha en vain ; à en croire ses yeux, il était absolument seul.

– Je t’ai vu passer, répondit la voix, mais tu n’as pas voulu m’entendre. Vite ! va chercher les feuilles, les herbes, et fuyons.

– Tu es là avec la natte ? demanda-t-il.

– Ici, à tes côtés, dit-elle. Et il sentit ses bras l’entourer. Vite ! les feuilles et les herbes avant que mon père puisse revenir !

Kéola se mit à courir éperdument, et alla chercher le combustible magique ; et Léhoua le guida pour revenir et lui plaça les pieds sur la natte et fit le feu. Pendant tout le temps qu’il brûlait, le bruit de la bataille s’éleva du bois vers le ciel ; les magiciens et les mangeurs d’hommes acharnés au combat, les magiciens, les invisibles, mugissant comme les taureaux dans la montagne, et les hommes de la tribu répondant par des cris perçants et sauvages dans la terreur de leur âme. Et tout le temps que le feu brûla, Kéola resta là à écouter, tremblant, et guettant les mains invisibles de Léhoua qui versait les feuilles. Elle le faisait rapidement, et la flamme flambait haut et brûlait les mains de Kéola ; et Léhoua accélérait la combustion en soufflant. La dernière feuille était dévorée : la flamme retomba, la secousse suivit, et voici Kéola et Léhoua dans la salle de la maison.

Quand Kéola put enfin voir sa femme, il fut grandement satisfait, et il fut grandement satisfait d’être revenu chez lui à Molokaï et de s’asseoir à côté d’un bol de poï – car on ne faisait pas de poï à bord du navire, et il n’y en avait point dans l’Île aux voix – et il était hors de lui tant il avait de plaisir d’avoir bel et bien échappé aux mains des mangeurs d’hommes. Mais il y avait une autre affaire qui n’était pas aussi claire, et Léhoua et Kéola en parlèrent toute la nuit et ils en étaient tracassés. Il y avait Kalamaké qui restait dans l’île. Si, par la grâce de Dieu, il pouvait seulement y rester sans bouger, tout serait bien ; mais, s’il devait s’échapper et rentrer à Molokaï, ce serait un jour de malheur pour sa fille et son mari. Ils parlèrent du don qu’il avait de s’enfler et se demandaient s’il pourrait parcourir à gué cette distance dans les mers. Mais Kéola savait maintenant où était l’île – et c’était dans l’archipel Bas ou Dangereux. Ils cherchèrent l’atlas et regardèrent la distance sur la carte, et, d’après ce qu’ils purent comprendre, cela semblait une grande distance à parcourir pour un vieux gentleman. Il ne serait pourtant pas prudent d’être trop sûr de soi avec un magicien comme Kalamaké, et ils décidèrent de prendre conseil d’un missionnaire blanc.

Le premier qui passa, Kéola lui raconta tout. Et le missionnaire se montra très sévère pour lui parce qu’il avait pris cette seconde épouse dans l’île basse ; et, pour tout le reste, il affirma que cela n’avait ni queue ni tête.

– Cependant, dit-il, si vous pensez que l’argent de votre beau-père est un bien mal acquis, mon conseil serait d’en remettre une partie aux lépreux et une autre au fonds des missions. Quant à ces sornettes extraordinaires, vous ne pouvez rien faire de mieux que de les garder pour vous.

Mais il avertit la police de Honolulu que, d’après ce qu’il pouvait comprendre, Kalamaké et Kéola avaient battu de la fausse monnaie et qu’il ne serait pas mauvais de les surveiller.

Kéola et Léhoua suivirent son conseil et donnèrent de nombreux dollars aux lépreux et aux missions. Et il n’y a pas de doute que cet avis était excellent, car, depuis ce jour-là jusqu’au jour présent, on n’a plus jamais entendu parler de Kalamaké. Mais s’il a été occis dans la bataille auprès des arbres, ou s’il se morfond encore dans l’Île aux voix, qui le dira ?

 

 

 

 

Robert Louis STEVENSON, Veillées d’Océanie.

 

Traduit de l’anglais par F. C. Danchin

et M.-L. Ripamonti.

 

Recueilli dans : Trésor de la nouvelle

des littératures étrangères,

Choix et notices de Cédric Meyer,

Les Belles Lettres, 1999.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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