Olalla
par
Robert Louis STEVENSON
– Maintenant, dit le docteur, ma tâche est finie, et je puis déclarer non sans quelque vanité, que je l’ai bien accomplie. Il ne vous reste plus qu’à sortir de cette ville froide et pernicieuse, et à vous accorder deux mois d’air pur avec une bonne conscience. Ce dernier point vous regarde. Pour le premier, je crois que je peux vous venir en aide, grâce à des circonstances assez singulières. Il y a quelques jours, seulement, le Padre est venu me voir de la compagne ; et comme nous sommes de vieux amis, bien que nous exercions des professions plutôt contraires, il s’est adressé à moi au sujet de la détresse de certains de ses paroissiens. Il s’agit d’une famille... mais vous ignorez tout de l’Espagne et c’est à peine si les noms mêmes de nos plus illustres Castillans vous sont connus. Qu’il vous suffise donc de savoir que les personnes en question appartinrent, jadis, à la plus haute aristocratie et sont, maintenant, au bord de la ruine. Rien ne leur appartient plus que leur résidence, et quelques lieues carrées, dans un désert de montagnes, incapable en majeure partie de fournir sa nourriture même à une chèvre sauvage. Mais la maison est une belle demeure ancienne, et se dresse sur une grande hauteur, parmi les collines, dans la situation la plus salubre qui soit. Aussi, dès que j’ai entendu l’histoire de mon ami, j’ai pensé à vous. Je lui ai dit que j’avais un officier blessé, blessé pour la bonne cause, qui se trouvait maintenant en état de prendre un repos de convalescence, et je lui ai suggéré l’idée de vous proposer comme pensionnaire à ses amis. Instantanément, la figure du Padre s’est assombrie, comme je l’avais malicieusement prévu. Il m’a déclaré que la chose était impossible. « Eh bien ! lui ai-je répondu, que vos protégés meurent donc de faim, car je n’ai aucune sympathie pour l’orgueil en haillons. »
Nous nous séparâmes là-dessus, assez mécontents l’un de l’autre ; mais, hier, à ma grande surprise, j’ai reçu de nouveau la visite du Padre, qui venait me faire sa soumission. Il m’a déclaré que la difficulté s’était révélée à lui, après enquête, moindre qu’il ne l’avait craint, ou, en d’autres termes, que ces gens si fiers avaient fort à propos mis leur fierté dans leur poche.
J’ai donc accepté l’offre qui m’était faite, et, sous réserve de votre approbation, j’ai retenu pour vous des chambres dans la résidence. L’air des montagnes renouvellera votre sang, et il n’y a pas de meilleur médicament au monde que le calme dont vous jouirez là.
– Docteur, dis-je, vous avez été mon bon ange, dans toute cette affaire ; et vos conseils sont des ordres. Dites-moi, cependant, je vous prie, quelque chose de la famille dans laquelle je suis appelé à prendre pension.
– J’y arrive, répondit mon ami ; mais ce n’est pas sans rencontrer, chemin faisant, quelque difficulté. Ces mendiants sont, comme je vous l’ai dit, de très haut lignage et bouffis de la plus vaine infatuation. Voilà des générations qu’ils vivent dans un isolement qui n’a fait que croître, se tenant à l’écart, à la fois des riches qui occupent maintenant une situation trop élevée pour eux, et des pauvres, qu’ils continuent de considérer comme trop inférieurs. Aujourd’hui encore, où la misère les oblige à ouvrir la porte à un pensionnaire, ils ne peuvent s’y résigner qu’en y mettant la clause la plus désagréable. Il vous faudra, disent-ils, demeurer pour eux un étranger. Vous serez servi, certes ; mais ils repoussent l’idée d’avoir avec vous la moindre intimité.
Je ne nierai pas que les paroles de mon ami me piquèrent et peut-être fortifièrent mon désir d’aller chez ces singuliers hôtes, car j’avais confiance de pouvoir renverser les barrières qu’ils dressaient, si telle était mon intention.
– Il n’y a rien d’offensant dans une telle stipulation, dis-je. J’avouerai même que j’ai de la sympathie pour le sentiment qui l’inspire.
– Il est vrai qu’ils ne vous ont jamais vu, répondit poliment le docteur. S’ils savaient que vous êtes le plus beau et le plus agréable de tous les citoyens venus ici, d’Angleterre (on prétend que les beaux hommes ne sont pas rares dans votre pays, mais on est moins affirmatif quant à l’agrément de leur caractère), sans doute vous accueilleraient-ils avec meilleure grâce. Mais peu importe, puisque vous prenez si bien les choses. À mon point de vue, je ne vous le cache pas, ces manières sont discourtoises. Mais ce sera pour vous tout bénéfice. La famille n’aura pas d’attrait pour vous. Une mère, un fils et une fille ; une vieille femme dont on dit qu’elle est à moitié idiote, un rustre, et une campagnarde que son confesseur apprécie hautement ; mais – jeta le docteur par parenthèse – qui est tout ce qu’il y a de plus simple. Je ne vois là rien qui puisse séduire l’imagination d’un brillant officier.
– Et cependant, vous dites qu’ils sont de haute naissance ? objectai-je.
Le docteur reprit :
– À ce propos, il faut distinguer. La mère est de haute naissance ; les enfants le sont moins. La mère est la dernière représentante d’une famille princière, déchue à la fois de son rang et de sa fortune. Son père n’était pas seulement pauvre, mais fou ; et l’enfant vécut en sauvage dans la résidence, jusqu’à sa mort. La majeure partie de la fortune ayant disparu avec lui, et la famille se trouvant tout à fait éteinte, la fille s’ensauvagea de plus belle, jusqu’au moment où elle épousa, Dieu sait qui, un muletier disent les uns, un contrebandier selon les autres. Il y en a même qui vont jusqu’à prétendre qu’il n’y eut pas de mariage du tout, et que Felipe et Olalla sont des bâtards. Quelle qu’elle ait été, l’union fut rompue, voilà plusieurs années, de façon tragique ; mais ces gens vivent dans un état de réclusion tel, la campagne, à l’époque où l’évènement se produisit, était livrée à un si grand désordre, que le prêtre seul sait comment mourut l’homme – et encore, je n’en suis pas bien sûr...
– Je commence à croire que je vais m’instruire singulièrement là-bas, dis-je.
– Je ne bâtirais point de roman, à votre place, reprit le docteur. Vous ne trouverez à la résidence, je le crains, que la réalité la plus basse et la plus vulgaire. Ainsi Felipe, par exemple, je l’ai vu. Que vous en dirai-je ? Il est très paysan, très rusé, très inculte – un innocent, je crois... Les autres, sans doute, doivent être à l’avenant. Non, non, señor commandant, il vous faudra chercher une société qui vous convienne parmi les vastes horizons de nos montagnes. Par celles-ci, au moins, si vous êtes tant soit peu amoureux des œuvres de la nature, je vous promets que vous ne serez pas déçu.
Le jour suivant, Felipe vint me chercher dans une grossière charrette de campagne, attelée d’une mule ; et peu avant le coup de midi, après avoir dit adieu au docteur, à l’aubergiste et à quelques bonnes âmes qui m’avaient amicalement traité durant ma maladie, nous sortîmes de la ville par la porte de l’Est, pour entreprendre aussitôt la montée de la Sierra.
J’étais demeuré si longtemps enfermé, depuis que j’avais été laissé pour mort, après la perte de l’escorte dont je faisais partie, que je souriais à la vue de la moindre parcelle de terre. Le pays que nous traversions était sauvage et rocheux, partiellement couvert de rudes bois, tantôt de chênes-lièges, tantôt de grands châtaigniers espagnols, et fréquemment coupé par les lits de torrents de montagnes. Le soleil brillait, le vent bruissait joyeusement ; et nous avions parcouru plusieurs milles, laissant derrière nous, dans la plaine, la ville, réduite aux dimensions d’une méprisable petite butte, avant que mon attention ne se fût détournée vers le compagnon qui me conduisait. Son aspect était celui d’un garçon de ferme, bien bâti, foncièrement rustique, conforme à la description que le docteur m’en avait fait, vif, actif, mais dénué de toute culture ; et cette première impression devait être définitive, pour la plupart des observateurs. Ce qui me frappa, d’abord, ce fut la familiarité de son bavardage. Il était si étrangement sans rapport avec la façon dont je devais être accueilli, selon les termes qui m’avaient été communiqués ; d’une prononciation tellement défectueuse, et à ce point incohérent dans son jaillissement, qu’il m’était très difficile de le suivre, sans un grand effort d’attention. Il est vrai que j’avais eu, déjà, à parler avec des individus d’une constitution mentale du genre de la sienne ; c’est-à-dire avec des individus qui ne semblaient vivre (comme lui) que par les sens ; et qui, une fois saisis, possédés par l’objet qui les frappait sur le moment, se trouvaient dans l’incapacité d’en débarrasser leur esprit.
Il me sembla (de la place que j’occupais, je l’entendais mal) que sa conversation était du genre propre aux conducteurs de voitures, qui passent la majeure partie de leur temps en état de vide intellectuel, à filer les aspects qu’un pays familier déroule devant eux. Mais il n’en allait pas ainsi avec Felipe. C’était un garçon casanier, en effet :
– Je voudrais être arrivé, me dit-il.
Puis, avisant un arbre, au bord de la route, il changea de sujet pour m’informer qu’il avait vu, un jour, un corbeau parmi les branches.
– Un corbeau ? répétai-je, frappé par le caractère insolite de la remarque et croyant avoir mal entendu.
Mais, au même moment, une nouvelle idée s’empara de lui, il tendit l’oreille avec une attention passionnée, la tête inclinée de côté, tandis que son visage se plissait et qu’il me secouait brutalement pour m’imposer silence. Presque aussitôt après, ses traits s’épanouirent dans un large sourire, et il hocha la tête.
– Qu’avez-vous entendu ? lui demandai-je.
– Oh ! tout va bien ! fit-il.
Puis il se mit à encourager sa mule avec des cris dont l’écho retentit d’une façon qui n’avait plus rien d’humain, contre les murailles de la montagne.
Je l’observai plus attentivement. Il me parut bâti de façon magnifique, alerte, néanmoins, à la fois souple et fort. Ses traits étaient réguliers ; ses yeux jaunes, très larges, manquaient peut-être d’expression – mais à le considérer dans son ensemble, on ne pouvait nier qu’il ne fût ce qu’on appelle un beau gars. Je ne trouvai rien à critiquer en lui, sinon la couleur sombre de son teint, et l’excès de son système pileux – deux choses qui m’inspirent une égale aversion. Cependant, son esprit m’intriguait, exerçait même une attraction sur moi. Le mot du docteur : « Un innocent », me revint à la mémoire ; et je me demandais s’il lui convenait bien, après tout, quand la route commença de descendre vers le creux étroit et dénudé d’un torrent. Au fond, les eaux grondaient tumultueusement, et le ravin était tout rempli de leur tonnerre, du tourbillonnement de leur fine écume et des coups de fouet du vent, qui les accompagnait dans leur chute. La scène avait, certes, du caractère, mais la route, en cet endroit, était étroitement enserrée ; et quoique la mule s’y engageât d’un pied ferme, je fus frappé par l’expression d’épouvante et par la pâleur qui se répandirent sur la face de mon compagnon. La voix de cette sauvage rivière était changeante ; tantôt elle s’affaissait, comme prise de faiblesse ; tantôt, au contraire, elle redoublait de raucité. Par moments, les crues d’eau augmentaient de volume et s’engouffraient dans la gorge en s’échevelant et en hurlant contre la barrière de ses murs ; et j’observai que c’était à chacun de ces enflements de clameurs, que mon conducteur se mettait plus particulièrement à sourciller et à pâlir. Les souvenirs de la superstition écossaise et de la légende de la rivière Kelpie traversèrent ma pensée. Je me demandai si, par hasard, l’équivalent en existait dans cette partie de l’Espagne. Je me tournai vers Felipe, dans l’espoir de tirer la chose au clair.
– Qu’est-ce qu’il y a ? lui demandai-je.
– Oh ! j’ai peur..., répondit-il.
J’insistai :
– De quoi avez-vous peur ? L’endroit me paraît un des plus sûrs de cette dangereuse route.
– Ça fait du bruit..., avoua-t-il avec une crainte si naïve, que mes doutes s’apaisèrent aussitôt.
Le garçon n’avait guère l’intelligence plus avancée que celle d’un enfant. Comme son corps, son esprit était actif et vif, mais il s’était interrompu dans son développement. Je commençai, dès lors, par le considérer avec une nuance de pitié, et j’écoutai, avec indulgence, d’abord, puis bientôt, avec plaisir même, son bavardage à bâtons rompus.
Vers quatre heures de l’après-midi, nous avions franchi le sommet de la chaîne de montagnes, dit adieu à la lumière occidentale du soleil, et nous commençâmes de descendre les pentes opposées, longeant le bord de nombreux ravins et roulant dans l’ombre de bois ténébreux. De toutes parts s’élevaient les voix de chutes d’eau, non condensées et formidables comme dans la gorge de la rivière, mais éparses, et résonnant de musicale façon, avec gaieté, de val en val. Là aussi, les esprits de mon compagnon se ranimèrent. Il se mit à chanter d’une voix de fausset, et avec un sens musical singulier, sans suivre jamais la mélodie, ni tenir compte de la clé, mais selon son caprice, et en obtenant un effet toujours naturel et agréable, et que je ne puis comparer qu’au chant des oiseaux. Comme l’ombre augmentait, je me sentais de plus en plus sous le charme de ce gazouillis sans air, attentif à surprendre un air quelconque, mais toujours déçu, à cet égard. Je ne pus me défendre, à la fin, de lui demander ce qu’il chantait.
– Oh ! me répondit-il. Je chante, voilà tout !
Je m’aperçus, en définitive, que j’étais la dupe d’un jeu : il répétait invariablement la même note, avec de petits intervalles. Cela n’était pas monotone, comme on pourrait le croire, ni désagréable, à la longue. Cela respirait une satisfaction puissante, rejoignant l’impression qu’on éprouve quand on aime à livrer son imagination aux formes des arbres, à la surface des eaux croupissantes d’une mare.
Il faisait nuit pleine avant que nous ne débouchâmes d’un plateau pour accéder, peu après, à une masse d’une obscurité plus intense que je supposai devoir être la résidence. Là, mon guide, ayant sauté de la voiture, se mit à hurler et à siffler en vain, pendant longtemps. Enfin, un vieux paysan marcha vers nous, de quelque part, dans les ténèbres environnantes, portant une bougie à la main. À la clarté de ce luminaire, il me fut possible de discerner un grand porche voûté, de caractère mauresque. Il était clos par une barrière cloutée de fer, dans l’un des panneaux de laquelle Felipe ouvrit un guichet. Le paysan emmena la charrette vers quelque bâtisse extérieure, tandis que mon conducteur et moi nous franchissions le guichet qui se referma aussitôt derrière nous. À la lueur de la bougie, je vis que nous traversions une cour, montions une marche de pierre, nous engagions dans une galerie ouverte, gravissions de nouveau d’autres marches, et arrivions, enfin, à la porte d’un grand appartement à peu près vide de meubles.
La chambre que je pensai devoir m’être affectée, était percée de trois fenêtres montées sur des châssis de bois luisant disposés en panneaux, et tapissée de différentes peaux de bêtes sauvages. Un feu éclatant flambait dans la cheminée et projetait alentour des lueurs vacillantes. À proximité du foyer, une table était dressée pour le souper et au fond de la pièce, un lit était apprêté. Je me félicitai de ces précautions et je fis part à Felipe de mon contentement. Avec cette simplicité que j’avais déjà observée chez lui, il renchérit sur mes louanges :
– C’est une belle chambre, c’est une bien belle chambre. Il y a du feu, aussi : c’est bon le feu, ça vous fait couler la joie dans les os. Et le lit...
Il poursuivit, dirigeant la flamme de la bougie du côté de ce meuble :
– Voyez comme les draps sont beaux... comme ils sont nets, et doux, si doux...
Et il passa et repassa la main sur la toile, puis y couchant la tête, il y frotta ses joues avec une jubilation grossière, qui ne laissa pas de me choquer. Je pris la bougie de sa main, car je craignais qu’il ne mît le feu au lit, et revins vers la table, où ayant avisé un pichet de vin j’en versai dans une coupe et lui fis signe de venir la boire. Il bondit aussitôt vers moi, avec une expression d’espoir, mais à la vue du vin, il eut un frisson de répulsion.
– Oh ! non, dit-il, pas ça ; c’est pour vous. Je le déteste.
– Très bien, señor, fis-je ; je boirai donc à votre santé et à la prospérité de votre maison et de votre famille.
J’ajoutai, après avoir bu :
– Puisque je parle de votre famille, n’aurai-je pas le plaisir de déposer mes hommages, en personne, aux pieds de la señora votre mère ?
Mais, à ces mots, toute la puérilité du visage de Felipe se dissipa. Je vis s’y substituer une expression indescriptible, à la fois rusée et secrète. Il s’écarta de moi, en même temps, comme si j’eusse été un animal prêt à bondir, ou quelque dangereux gaillard, une arme à la main. Puis, quand il eut atteint la porte, il fixa sur moi des pupilles contractées, avec un air sombre et renfrogné.
– Non ! dit-il à la fin ; et l’instant d’après, il se glissa sans bruit hors de la chambre.
J’entendis décroître le long des marches de l’escalier ses pas, aussi légers que la pluie qui tombe ; et le silence enveloppa la maison.
Quand j’eus terminé mon repas, je tirai la table près du lit, et me préparai à me coucher ; mais je fus frappé, sous le nouvel éclairage de la bougie, par un portrait pendu au mur. C’était celui d’une femme, encore jeune. À en juger par son costume et la patine de la toile, elle devait être morte depuis longtemps ; à en juger, d’autre part, par l’animation qu’on sentait dans son attitude, ses yeux, ses traits, c’était la vie même qu’elle devait refléter, comme un miroir. Sa taille était svelte, vigoureuse et de proportions harmonieuses ; des tresses de cheveux roux formaient comme une couronne sur sa tête ; ses yeux, d’un beau brun doré, me fascinaient de leur regard ; et une expression cruelle, taciturne et sensuelle, déparait la grâce de son visage parfaitement modelé. Quelque chose, à la fois dans son visage et dans sa stature, quelque chose d’exquisément indéfinissable, comme l’écho d’un écho, me suggérait l’idée d’une ressemblance entre elle et mon guide. Je demeurai un certain temps captivé, non sans malaise, et frappé d’étonnement par cette singulière analogie. La vulgarité, le caractère charnel de cette famille, jadis représentée par d’aussi nobles dames que celle qui me regardait maintenant de cette toile, l’avaient condamnée à la déchéance ; ils avaient obligé le dernier de ses représentants à porter des vêtements rustiques, à s’asseoir sur la planche et à tenir les rênes d’une charrette attelée d’une mule pour conduire un pensionnaire dans sa maison. Mais, peut-être tout lien avec le passé n’était-il pas rompu ; peut-être un peu de l’épiderme délicat, autrefois recouvert de satin et de brocart, de la dame morte, s’irritait-il, maintenant, au rude contact de la bure que portait Felipe.
Le premier rayon de lumière du matin donna en plein sur le portrait de la dame et, comme après m’être éveillé, je demeurais étendu, mes yeux continuèrent de s’attarder sur elle avec une complaisance croissante. Sa beauté s’insinuait captieusement dans mon cœur, réduisait mes scrupules au silence les uns après les titres et, quoique je me rendisse compte qu’aimer une telle femme c’était signer et sceller son propre arrêt de dégénérescence, je ne m’en avouai pas moins que si elle avait vécu, je serais tombé amoureux d’elle. De jour en jour, l’évidence ne cessa de s’affirmer de son pouvoir pernicieux et de ma faiblesse. Elle devint l’héroïne de maints songes éveillés, dans lesquels ses yeux incitaient à des crimes dont ils étaient la suffisante récompense. Elle projetait une ombre épaisse sur mon imagination ; et quand, dehors, à l’air pur du ciel, je me livrais â de vigoureux exercices qui renouvelaient sainement l’activité de mon sang, j’éprouvais un certain soulagement à me dire que l’enchanteresse était bien à l’abri dans son tombeau : sa baguette de magicienne rompue, ses lèvres closes et silencieuses, son philtre épuisé. Et cependant, une sourde et confuse terreur se prolongeait en moi à la pensée que, peut-être, elle n’était pas morte après tout, mais se survivait dans le corps de quelque personne de sa descendance.
Felipe me servait mes repas dans ma chambre et j’étais hanté par sa ressemblance avec le portrait. Parfois, celle-ci n’existait plus ; en revanche, il suffisait qu’il prît une certaine attitude ou que telle ou telle expression s’éveillât sur son visage, pour qu’elle se dressât devant moi avec la soudaineté d’un fantôme. En somme, c’était surtout dans ses mouvements d’humeur que l’analogie s’imposait avec le plus de force. Certes, il m’aimait beaucoup ; il était fier de l’intérêt que je lui témoignais et qu’il s’ingéniait à provoquer par maints propos naïfs et puérils. Il prenait plaisir à s’asseoir près du foyer, bavardant à bâtons rompus et fredonnant ses chants étranges, interminables et sans paroles. De temps en temps, il promenait sa main sur mes vêtements en manière de caresse, ce qui ne manquait jamais de me causer un certain embarras dont j’étais honteux. En dépit de cela, il était sujet à des accès de colère sans cause et il se livrait à de violentes crises de bouderie. Au moindre reproche de ma part, je l’ai vu renverser le plat que j’étais près de manger, et ceci non de façon dissimulée, mais avec un air de défi ; il réagissait de même à toute insinuation de ma part. Ma curiosité était pourtant bien naturelle comme je me trouvais dans un pays étranger avec des étrangers, mais c’était assez de l’ombre d’une question pour qu’il se contractât, se fît hostile et dangereux. C’était à ces moments-là que Felipe – ce rustre – se révélait, pendant une fraction de seconde, le frère de la dame du portrait. Heureusement, ces humeurs se dissipaient comme elles étaient venues, et la ressemblance s’en allait avec elles.
Durant les premiers jours que je passai à la résidence, je ne vis personne d’autre que Felipe – à moins de tenir compte du portrait. Et comme le garçon était incontestablement faible d’esprit, comme il avait des accès de passion, on pourra s’étonner que je me sois accommodé de sa dangereuse compagnie en toute égalité d’âme. En fait, ma vie était assez ennuyeuse ; mais il advint, avant longtemps, que je pris sur lui un ascendant si complet que mon inquiétude s’apaisa.
Voici comment les choses se passèrent : Felipe était un indolent, de nature, avec le tempérament des vagabonds, quoiqu’il gardât la maison, et non seulement prît soin de moi, mais travaillât chaque jour dans le jardin ou dans une petite ferme, située au sud de la résidence. Là, le rejoignait le paysan que j’avais vu, la nuit de mon arrivée, et qui demeurait à l’extrême limite de l’enclos, à un demi-mille du corps de logis, dans une grossière dépendance ; mais il était clair pour moi que, des deux hommes, c’était Felipe qui abattait le plus de besogne. Sans doute, m’arrivait-il de le voir jeter sa bêche pour aller s’étendre au beau milieu des plantes, sur la terre qu’il venait de remuer ; mais sa persévérance et son énergie n’en étaient pas moins admirables, en elles-mêmes ; elles me parurent d’autant plus belles que je les savais étrangères à ses dispositions, et résultant d’un effort ingrat.
Je me demandais, en dépit de mon admiration, quelle force avait éveillé, chez un garçon d’intelligence aussi primitive, un sens du devoir aussi ferme. Où prenait-il ses racines ? Dans quelle mesure dépassait-il ses instincts ? Il se pouvait que le prêtre fût son inspirateur. Mais, un jour, le prêtre vint à la résidence. Je le vis, à son arrivée et à son départ – il demeura une heure dans la maison – d’une butte sur laquelle j’étais monté pour prendre quelques croquis, et pendant tout ce temps, Felipe avait poursuivi tranquillement sa besogne, dans le jardin.
À la fin, cédant à un sentiment tout à fait indigne, je me résolus à détourner le garçon de ses bonnes dispositions, et l’ayant guetté à la barrière, je n’eus pas de peine à le convaincre de faire une promenade avec moi. La journée était belle, et les bois où je l’entraînai, étaient verdoyants, agréables, parfumés, tout remplis de vie par le bourdonnement des insectes. Dans ce cadre, Felipe se révéla sous un autre aspect, s’élevant à des hauteurs de gaieté telles que j’en demeurais confondu, déployant une énergie et une grâce de mouvements qui étaient un délice pour mes yeux. Il sautait, courait autour de moi avec une véritable allégresse ; s’arrêtait, regardait et écoutait, semblant boire à grands traits à la source même du monde ; puis bondissant, soudain, il grimpait à un arbre, s’y pendait et s’y balançait, comme s’il eût été chez lui. Bien qu’il ne me dît presque rien – et cela n’avait, d’ailleurs, aucune importance – je n’ai jamais joui d’une aussi émouvante compagnie. Le spectacle de sa joie était pour mes regards un véritable festin. La rapidité et la précision de ses gestes, de ses actions enchantaient mon cœur ; et j’aurais pu pousser l’égoïsme jusqu’à me faire une habitude d’autres promenades du même genre, si le hasard n’avait réservé une très brutale conclusion à mon plaisir.
Grâce à sa vivacité ou à son adresse, le garçon avait réussi à s’emparer d’un écureuil, au sommet d’un arbre. Il me devançait, alors, de quelques mètres, et je le vis s’accroupir et se pelotonner sur place, en criant de joie comme un enfant. Ses exclamations excitèrent ma sympathie, tant elles exprimaient la fraîcheur de l’innocence ; mais comme je hâtais le pas pour me rapprocher de lui, le cri de l’écureuil m’atteignit au cœur. J’avais été souvent témoin de la cruauté des garçons, et surtout de ceux de la campagne ; mais ce que je vis, cette fois, me jeta dans une violente colère : je repoussai Felipe, arrachai de ses mains sa misérable proie, et lui fis la grâce de la tuer sur le coup. Me tournant ensuite vers le bourreau, je l’accablai dans toute la chaleur de mon indignation, le traitai de noms qui semblèrent l’humilier ; puis, désignant du geste la résidence, je lui ordonnai de s’en aller, de me débarrasser de sa présence, car j’entendais avoir des hommes pour compagnons de promenade, non de la vermine...
Il tombe à genoux, et les mots lui venant avec plus de clarté qu’à son habitude, il se répandit en un torrent de touchantes supplications, implora mon pardon, me pria d’oublier l’acte qu’il avait commis – de lui faire confiance dans l’avenir :
– Oh ! je me donne tant de mal !... dit-il. Oh ! commandant, faites grâce à Felipe, cette fois. Il ne sera plus jamais une brute !
Beaucoup plus touché que je ne voulais le paraître ; je finis par me laisser convaincre, et lui donnai une poignée de mains. Mais je l’obligeai d’enterrer l’écureuil, par pénitence. Je lui parlai de la pauvre créature de beauté, lui fis comprendre combien elle avait souffert, et quelle chose vile c’était que d’abuser de sa force.
– Voyez, Felipe, lui dis-je, vous êtes fort, sans doute ; mais, dans mes mains, vous n’avez pas plus de défense que le malheureux habitant des arbres entre les vôtres. Mettez votre main dans la mienne. Vous ne pouvez plus la bouger. Eh bien ! supposez, maintenant, que je sois aussi cruel que vous, et que je prenne plaisir à faire souffrir. Je n’ai qu’à accentuer ma pression – voyez comme je vous fais mal...
Il hurla ; son visage vieillit en prenant une couleur de cendre, et se couvrit de gouttes de sueur. Quand je lui rendis la liberté, il se jeta par terre, et se mit à caresser sa main, en gémissant comme un petit enfant. Néanmoins, il prit bien la leçon ; et soit à cause d’elle, et de ce que je lui avais dit, soit qu’il eût acquis une plus haute opinion de ma force physique, l’affection qu’il m’avait vouée, tout d’abord, se changea en une fidèle adoration de chien.
Cependant, je recouvrais rapidement la santé. La résidence se dressait sur la couronne d’un plateau rocheux, que de toutes parts bordaient les montagnes ; du toit seulement de la maison, qui était flanqué d’une tourelle, on pouvait apercevoir, entre deux pies, un petit pan bleu du ciel, à une très grande distance. L’air se développait librement à cette altitude : de gros nuages s’aggloméraient que le vent rompait et qu’il dispersait en lambeaux sur les crêtes des montagnes. La voix rauque et pourtant lointaine des torrents se faisait entendre alentour ; et l’on pouvait étudier là, dans toute sa rudesse, une des formes les plus anciennes de la puissance naturelle.
Dès le début de mon séjour, ce spectacle de force et les sautes de température qui s’y accordaient, avaient été pour moi une réjouissance, égale à celle que me procurait l’antique demeure délabrée qui me servait d’asile. Celle-ci était vaste, de forme oblongue, et munie à ses deux angles opposés de bastions formant saillies ; l’un de ceux-ci commandait la porte et tous les deux étaient percés de meurtrières pour les feux de mousqueterie. De plus, le premier étage était dépourvu de fenêtres, de telle sorte que le bâtiment, s’il avait été assiégé, n’aurait pu être réduit sans le concours de l’artillerie. À l’intérieur se trouvait une cour plantée de grenadiers. De cette cour, on accédait, par un escalier de marbre, à une galerie ouverte se développant tout autour, et supportée par de minces piliers. De là, plusieurs escaliers fermés conduisaient aux étages supérieurs de la maison, qui se trouvait ainsi divisée en parties distinctes.
Les fenêtres, à la fois au dedans et au dehors, étaient hermétiquement closes par des persiennes. Quelques-uns des ouvrages de pierre ornant la partie supérieure de la maison étaient tombés ; le toit avait été arraché à un certain endroit sous l’effet d’une des bourrasques qui sont très fréquentes dans ces pays de montagnes ; et le bâtiment tout entier, sous le violent soleil qui le frappait – il dominait un bosquet de chênes-lièges rabougris, et était recouvert d’une épaisse couche de crasse – semblait le château endormi de la légende. La cour, en particulier, avait l’air de la demeure même du sommeil. Un rauque roucoulement de colombes hantait le rebord du toit qui l’entourait. Les vents n’y pénétraient pas ; mais quand il soufflait au dehors, la poussière s’abattait sur elle en pluie drue et voilait les rouges fleurs des grenadiers ; elle s’insinuait sous les persiennes et les portes fermées de nombreuses caves, comblait les arches de la galerie à l’entour. À longueur de journée, le soleil découpait en profils brisés les quatre pans de la muraille et faisait se mouvoir les ombres des piliers sur le carreau de la galerie. Au niveau du sol, il y avait, cependant, une niche à colonnes, qui semblait devoir être habitée. Quoiqu’elle s’ouvrît sur la cour, elle était pourvue d’une cheminée, où un feu de bois brûlait sans cesse avec éclat ; le plancher carrelé en était recouvert de peaux de bêtes.
C’est dans ce retrait que je vis, pour la première fois, mon hôtesse. Elle avait tiré dehors une des peaux de bêtes, et s’était assise au soleil, adossée à un pilier. Ce fut sa robe qui me frappa, d’abord, car elle était riche, brillamment colorée, et rivalisait d’éclat, dans cette cour poussiéreuse, avec les fleurs des grenadiers. Mais au second regard, sa beauté me retint. Comme elle était assise, la tête renversée, semblant m’observer avec des yeux invisibles, et en même temps avec une expression de bonne humeur presque imbécile, elle révélait une perfection de traits et une calme noblesse d’attitude qui dépassaient celles des statues. Je soulevai mon chapeau en passant près d’elle, et son visage se plissa sous l’influence du soupçon, aussi vivement et légèrement que la surface d’un étang sous celle de la brise ; mais elle ne répondit pas à mon geste de courtoisie.
Je partis pour ma promenade habituelle, un rien déconcerté par l’aspect de cette femme. Tout le temps que je cheminai, son impassibilité d’idole ne cessa de me hanter, et quand je rentrai, je m’aperçus que – bien qu’elle n’eût pour ainsi dire pas changé de posture – elle s’était déplacée jusqu’au second pilier, suivant la marche du soleil. Cette fois, cependant, elle m’adressa un salut quelconque, d’une civilité suffisante à son avis, sans doute, mais qu’elle articula dans le fond de la gorge, de cette façon indistincte et bégayante qui m’avait si souvent gâté la gentillesse des propos de son fils. Je bredouillai je ne sais quoi de vague, non seulement parce que je n’avais pas compris ses paroles, mais parce que la soudaine découverte de ses yeux me troubla. Ils me parurent d’une largeur exceptionnelle, avec des iris dorés, comme ceux de Felipe, mais leurs pupilles étaient, en ce moment, si dilatées qu’on les eût dites presque noires. Cependant ce qui m’impressionna le plus, ce ne fut pas tant leur grandeur (qui était, peut-être, l’effet de cette dilatation) que le manque singulier d’expression de leur regard. Je n’avais jamais vu stupidité pareille. Je baissai les paupières avant même d’avoir fini de parler, et je gravis l’escalier qui conduisait à ma chambre, sous l’empire d’un sentiment de gêne et d’un malaise insurmontable.
Une fois chez moi, en présence du portrait, je ne pus m’empêcher de réfléchir au miracle de l’hérédité. Mon hôtesse était, certes, plus âgée, plus épaisse de formes que le modèle que je contemplais ; la couleur de ses yeux était différente ; d’autre part, je ne retrouvais rien sur son visage, dénué de toute expression morale, de la perversité, qui me répugnait et m’attirait en même temps sur celui-ci. Elle lui ressemblait, cependant, non par quelques traits particuliers, mais par un air d’ensemble ; non par quelque chose de précis, mais de diffus... J’avais le sentiment que le maître qui avait signé cette toile, était parvenu non seulement à fixer l’image d’une femme souriante, aux yeux faux, mais les qualités essentielles de toute une race.
À dater de ce jour, fût-ce à mon entrée, fût-ce à ma sortie, je ne manquai pas de retrouver la señora assise au soleil, contre un pilier, ou étendue sur un tapis devant le foyer. Parfois, seulement, elle changeait de place pour aller s’installer sur la plate-forme ronde de l’escalier de pierre, se mettant de la sorte, avec la même nonchalance souveraine, en travers de mon passage.
Jamais je ne la vis déployer d’autre énergie que celle qu’il lui fallait pour brosser et rebrosser son abondante chevelure couleur de cuivre, ou pour exhaler, de sa riche voix aux sonorités brisées, les mêmes politesses paresseusement bégayées à mon intention. Telles étaient, me sembla-t-il, ses deux plaisirs préférés, en dehors de celui, plus simple encore, de ne rien faire. Elle paraissait toujours très fière de ses remarques, comme si elles eussent été des traits d’esprit. En vérité, quoiqu’elles fussent aussi vides que celles qui émaillent la conversation de maintes personnes respectables, et tournassent toujours dans un cercle très étroit de sujets, elles n’étaient ni dénuées de sens, ni incohérentes. Oui, elles avaient une certaine beauté intrinsèque, destinées qu’elles étaient à donner seulement satisfaction à la personne qui les formulait. Tantôt elle parlait de la chaleur qui faisait ses délices comme celles de son fils ; tantôt des fleurs de grenadiers ; tantôt des blanches colombes et des hirondelles aux longues ailes qui battaient l’air de la cour. Les oiseaux l’exaltaient. Quand ils rasaient de leur vol rapide le bord du toit ou passaient tout près d’elle en coup de vent, elle avait parfois un sursaut et se redressait, semblant sortir de sa torpide béatitude. Mais la plupart du temps, elle restait voluptueusement ramassée sur elle-même à se vautrer dans l’indolence.
Son contentement immuable m’horripila d’abord ; mais je finis, à la longue, par éprouver une sorte de détente à ce spectacle. Ce devint même bientôt pour moi une habitude d’aller m’asseoir à son côté, quatre fois par jour, chaque fois que je sortais et que je rentrais, et d’échanger avec elle quelques paroles assoupissantes, je ne sais trop sur quoi. J’en étais arrivé à aimer son morne voisinage, presque animal ; sa beauté et sa stupidité avaient quelque chose de reposant et qui m’amusait. Je commençais de trouver une espèce de bon sens transcendant à ses remarques, et sa bonne nature impénétrable excitait mon admiration et mon envie. Elle me paya bientôt de retour. Elle se réjouissait à demi consciemment de ma présence, de même qu’un homme plongé dans une profonde méditation peut se réjouir du babillage d’un ruisseau. Je ne saurais dire que sa physionomie s’éclairait à ma venue, puisque la satisfaction était immuablement inscrite sur son visage, comme sur celui d’une statue de la sottise ; mais j’avais conscience de son plaisir grâce à une communication de caractère plus intime que celle de la vue.
Un jour que je m’étais assis à sa portée, sur le degré de marbre de l’escalier, elle avança tout à coup la main, s’empara d’une des miennes, et se mit à la câliner. Le geste était accompli, elle avait repris sa position habituelle avant que la notion de sa caresse fût parvenue à mon esprit ; et quand je me tournai vers elle pour interroger son visage, je n’y pus déchiffrer aucun sentiment qui me répondît. Il était clair qu’elle n’attachait aucune importance à son acte, et je me blâmai de mon trouble.
La vue et (si je puis m’exprimer ainsi) la fréquentation de la mère m’avaient confirmé dans l’idée que je m’étais faite du fils. Le sang de la famille s’était appauvri par suite de ces unions trop fréquentes entre proches, qui sont une erreur commune chez les gens de caste, fiers et exclusifs. Aucun signe de dégénérescence ne se relevait sur les corps de la mère et du fils, qui avaient été modelés, en harmonie et en force, de façon exemplaire ; et leurs visages avaient été aussi fermement frappés au même coin que celui qui me souriait, sur le portrait, des profondeurs de deux siècles. Mais l’intelligence – de tous les héritages, le plus précieux – s’était abâtardie. Le trésor de la mémoire ancestrale avait décru, et il avait fallu le puissant croisement plébéien, avec un muletier ou un contrebandier de montagne, pour élever la presque hébétude de la mère jusqu’à l’activité singulière du fils.
De ces deux êtres, cependant, c’était la mère que je préférais. Felipe, avec son caractère vindicatif, mais facile à apaiser, ses sautes d’humeur et ses accès de bouderie farouche, sa versatilité semblable à celle du lièvre, me paraissait en somme une créature dont on pouvait avoir tout à craindre. La mère, au contraire, ne m’inspirait que des pensées bienveillantes. Et, en vérité, comme il arrive assez souvent dans les circonstances où l’on joue le rôle de spectateur et où l’on prend partie, par ignorance, je finis par me ranger d’un côté dans l’espèce de conflit que je sentais couver entre les deux hôtes de la résidence. En fait, j’épousai plutôt la cause de la mère. Souvent, quand Felipe approchait, elle retenait son souffle et les pupilles de ses yeux absents se contractaient avec horreur ou avec crainte. Les émotions qu’elle ressentait étaient toujours très apparentes et communicatives, et bientôt ma pensée fut obsédée par la répulsion que lui inspirait son fils. Je ne cessais de me demander ce qu’il y avait à son origine et si Felipe était bien réellement fautif.
J’étais depuis une dizaine de jours environ à la résidence, quand une violente bourrasque s’éleva, chassant des nuages de poussière. Elle venait des basses terres où sévit la malaria et de plusieurs sierras neigeuses. Les nerfs de ceux sur lesquels le vent soufflait étaient mis en pelote ; la poussière leur brûlait les yeux ; leurs jambes fléchissaient sous le poids de leur corps ; et le simple contact de leurs mains, l’une contre l’autre, leur créait une sensation insupportable. D’autre part, la tornade s’engouffrait dans les ravins des collines et assaillait la maison avec un immense hurlement caverneux et des sifflements qui déchiraient les oreilles et déprimaient affreusement l’esprit. Elle ne soufflait pas par bouffées, mais avec la régularité d’une chute d’eau, aussi le supplice que l’on endurait était-il sans rémission. Il est probable que sur les hauteurs de la montagne, le vent n’avait pas une force égale, mais se déchaînait par accès ; car, de temps en temps, il parvenait jusqu’à nous une lamentation lointaine, infiniment pénible à entendre ; et, sur l’une ou l’autre des terrasses, s’élevait une gigantesque trombe de poussière qui éclatait comme la fumée d’une explosion.
À peine éveillé, et encore au lit, j’eus conscience de la tension nerveuse et de la dépression que me causait le temps. Ses effets s’aggravèrent à mesure que la journée avançait. C’est en vain que j’essayai de résister ; en vain que j’entrepris ma promenade matinale coutumière ; la folle et persistante fureur de la tempête abattit mes forces, réduisit à néant ma volonté, et je regagnai bientôt la résidence, congestionné par la chaleur sèche, criblé, sali de poussière des pieds à la tête. La cour présentait l’aspect de la désolation. Par instants, un rayon de soleil la traversait, le vent s’abattait sur les grenadiers et en dispersait les boutons en fleurs, claquant les persiennes contre les murs...
Dans son retrait, la señora allait et venait, le rouge aux joues, les yeux brillants. Je crus remarquer qu’elle se parlait à elle-même comme on fait, parfois, sous l’empire de la colère. Mais, quand je lui adressai la parole pour la saluer, à mon habitude, elle ne me répondit que par un geste bref, sans interrompre sa marche. Le temps avait bouleversé jusqu’à cette créature imperturbable, et comme je gravissais l’escalier, j’eus moins de honte du désordre de mes facultés.
Le jour durant, le vent continua de souffler. Assis dans ma chambre, je tentai de lire ou je fis les cent pas tout en prêtant l’oreille au tumulte déchaîné au-dessus de ma tête. La nuit tombait et je n’avais même pas une chandelle pour m’éclairer ; j’éprouvai le besoin d’une compagnie quelconque, et je me glissai dans la cour. Elle était à présent plongée dans le bleu des ténèbres ; mais le réduit de mon hôtesse était illuminé par le feu. Le bois avait été entassé à une grande hauteur dans le foyer, et sa masse était couronnée par une gerbe de flammes que le courant d’air de la cheminée échevelait. Au milieu de cette forte et mouvante clarté, la señora continuait d’aller et venir d’un mur à l’autre, en faisant des gestes désordonnés, joignant les mains, étendant les bras, et rejetant la tête en arrière comme en un appel au ciel. Ces mouvements incohérents mettaient en valeur la beauté et la grâce de la femme ; mais il y avait dans ses yeux une lueur qui me frappa de désagréable façon ; aussi quand je l’eus observée quelque temps en silence, et à son insu, je tournai les talons et grimpai à tâtons le chemin de ma chambre.
Jusqu’au moment où Felipe m’apporta mon souper et de la lumière, mes nerfs furent à ce point distendus que, si le garçon m’avait paru tel que j’avais accoutumé de le voir, je l’eusse retenu auprès de moi (de force, au besoin) pour rompre le cercle de ma détestable solitude. Mais l’influence du vent s’était exercée sur Felipe lui-même. Tout le jour, il avait été fébrile et maintenant, la nuit venue, il était en proie à une prostration, à une instabilité d’humeur qui réagissait sur moi. La vue de son visage empli d’effroi, de ses tressaillements, de ses pâleurs, de ses soudaines alarmes me rompait les nerfs. À ce moment, comme il laissait choir un plat qu’il m’apportait, je faillis sauter de ma chaise.
– Décidément, je crois que nous sommes tous fous, aujourd’hui, lui dis-je, en affectant de rire.
– C’est le vent noir, répondit-il d’une voix dolente. On sent comme si on devait faire quelque chose : on ne sait quoi...
Je notai l’exactitude de la remarque ; mais, en vérité, Felipe avait parfois le don étrange de traduire, à l’aide de mots appropriés, les sensations physiques.
– C’est la même chose pour votre mère, dis-je. Elle semble être très affectée par ce temps. Ne craignez-vous pas qu’elle soit malade ?
Il fixa les yeux sur moi, et répondit d’une voix empreinte de défiance :
– Non...
Puis, l’instant d’après portant la main à son front, il se mit à se lamenter sur le vent et le bruit qui lui faisaient tourner la tête comme une meule dans un moulin.
– Qui pourrait se trouver bien ? demanda-t-il.
Et, en vérité, je ne pouvais que faire écho à sa question, car j’étais moi-même suffisamment troublé.
Je me mis au lit de bonne heure, épuisé par une longue journée d’agitation ; mais la nature pernicieuse du vent, son infernal et incessant tumulte ne me permirent pas de dormir. Je restai là, cependant, à me tourner et à me retourner, sans cesse, à bout de nerfs et de sensibilité. Parfois, je tombais dans un court sommeil traversé de rêves horribles ; quand je me réveillais, ces vagues d’oubli me rendaient confuse la notion du temps.
Mais il devait être tard dans la nuit, quand je fus soudain frappé par des cris odieux et lamentables. Je sautai hors du lit, pensant avoir fait un cauchemar, mais les cris continuaient d’emplir la maison : c’étaient des cris de douleur, sans doute, mais aussi de rage ; et si âpres, si discordants, qu’à les entendre je croyais sentir mon cœur se rompre. Il ne s’agissait point d’une illusion : on devait férocement torturer un être vivant, quelque fou ou quelque bête sauvage... La pensée de Felipe et de l’écureuil me traversa comme un éclair. Je courus à la porte ; mais elle avait été fermée à clef, du dehors. En vain, j’essayai de l’ébranler : j’étais bel et bien prisonnier.
Cependant, les cris continuaient, réduits à un gémissement à peine articulé, ce qui me confirma dans l’idée qu’ils étaient humains ; mais, bientôt, ils reprirent une nouvelle force et, de nouveau, la maison fut secouée tout entière par les hurlements délirants de l’Enfer. Je restai debout contre la porte, m’emplissant l’oreille de leur bruit, jusqu’à ce qu’ils s’éteignissent enfin. Longtemps après je demeurai en suspens, et il me sembla les entendre, en imagination, se mêler au vacarme de la tempête. Quand je me décidai, à bout d’attente, à me traîner vers mon lit, ce fut le corps malade, exténué et l’âme noyée dans les ténèbres de l’horreur.
Rien d’étonnant si je ne me rendormis pas. Pourquoi avais-je été enfermé ? Qu’est-ce qui s’était passé ? Quel était l’auteur de ces cris effrayants, indescriptibles ? Un être humain ? C’était inconcevable. Un animal ? Les cris avaient à peine un caractère de bestialité ; et quel animal, hormis un lion ou un tigre, eût pu secouer ainsi les solides murs de la résidence ? Et tandis que je remuais ainsi dans mon cerveau les éléments du mystère, la pensée me vint que je n’avais pas encore jeté les yeux sur la demoiselle de la maison. Plus que probablement, la fille de la señora et la sœur de Felipe devait avoir l’esprit dérangé. Rien n’était moins difficile à admettre de la part de gens ignorants et à demi idiots comme ceux-ci, que l’idée qu’ils soumissent leur malheureuse parente au régime de la violence. Je croyais tenir la solution du problème ; et cependant, quand je me rappelais les cris que j’avais entendus (ce que je ne pouvais faire sans être parcouru d’un frisson glacé), elle ne me donnait pas satisfaction : la pire cruauté n’eût pas eu le pouvoir d’arracher de tels cris à la démence... Du moins, étais-je sûr d’une chose : c’est qu’il m’était impossible de vivre dans une maison où la moitié même d’une horreur pareille eût été possible ; de ne pas tirer les faits au clair pour intervenir, si besoin était.
Le jour vint ; le vent, à force de souffler, s’était balayé lui-même, et il ne subsistait rien qui me rappelât les évènements de la nuit. Felipe vint à mon chevet en manifestant la plus apparente gaieté, et quand je traversai la cour, je trouvai la señora, se chauffant au soleil, avec son habituelle impassibilité. Dehors, la nature entière avait repris son air d’austérité souriante ; le ciel était d’un bleu froid et parsemé de grands îlots de nuages ; les versants des montagnes se divisaient en grands pans d’ombre et de lumière.
Une courte marche suffit à me remettre dans mon état normal, et à renouveler ma résolution de sonder le mystère de la nuit. Aussi, quand, du haut de la butte, je vis que Felipe se livrait à ses travaux de jardinage, je repris aussitôt le chemin de la résidence pour mettre mon projet à exécution. La señora était plongée dans le sommeil. Je me plantai devant elle et l’observai longuement ; mais elle ne bougea pas. Si mon dessein était indiscret, je n’avais guère à craindre, en tout cas, d’un tel gardien. Me détournant de lui, je me mis à gravir l’escalier de la galerie et commençai mon exploration de la maison.
La matinée, durant, j’allai de porte en porte, et pénétrai dans de spacieuses chambres fanées, les unes aux persiennes sommairement closes, les autres envahies, à pleins flots, par là lumière – mais toutes vides, inhospitalières. C’était une riche demeure, que le souffle du temps avait ternie, où la poussière avait répandu la désillusion. L’araignée était suspendue au bout de son fil ; la tarentule bouffie courait sous les corniches ; les fourmis déroulaient leurs innombrables théories sur le plancher des salles de réception ; la grosse mouche infecte, qui vit sur les charognes, et qui est souvent une messagère de mort, avait installé son nid dans la boiserie pourrie, et voletait lourdement en bourdonnant à travers les chambres. De-ci, de-là, un tabouret ou deux, un canapé, un lit, une grande chaise sculptée, pareils à des îlots perdus dans la nudité des planches, attestaient que l’homme avait jadis habité là. Partout, du reste, les murs étaient ornés de portraits des défunts. Je pouvais me rendre compte, par ces images qui s’effritaient, dans la maison de quelle altière et magnifique race j’étais en train d’errer. La plupart des hommes avaient la poitrine chamarrée d’insignes – plaques ou cordons d’ordres – et portaient l’uniforme d’officiers nobles ; les femmes étaient en costume d’apparat, et l’on pouvait déchiffrer sur les toiles la signature de maîtres célèbres.
Ce qui frappait le plus mon esprit, cependant, ce n’étaient pas ces témoignages de splendeur, en si évident contraste avec le vide et la ruine d’une grande maison : c’était plutôt la parabole de la vie familiale qui se dégageait de cette succession de beaux visages et de corps parfaits. Jamais, auparavant, je n’avais touché des yeux le miracle de la continuité de la race, de la création et de la recréation, de la trame et du maintien, dans leur transmission, des éléments charnels. Qu’un enfant naisse de sa mère, qu’il croisse et se revête d’humanité (on ignore comment), qu’il ait des airs hérités, porte ou tourne la tête de la même façon que l’un de ses ancêtres, présente la main avec le geste d’un autre – ce sont choses dont seule la répétition a pu obscurcir la merveille. Mais celle-ci s’imposait à moi, dans l’identité des regards, la communauté des traits et des attitudes des représentants de tant de générations illustrant ces murs – elle se dressait, comme une personne vivante, pour m’affronter. Un vieux miroir se trouvant, à point nommé, sur mon chemin, je ne pus m’empêcher de m’arrêter devant pour lire longuement sur mes traits, y démêler, à travers maints souvenirs familiaux, les fils ou les liens qui me rattachaient à mes ancêtres.
J’ouvris, enfin, la porte d’une chambre qui révélait à divers signes qu’elle était habitée. C’était une pièce de vastes dimensions exposée au nord, du côté où les montagnes se profilaient avec le plus de sauvagerie. Des braises achevaient de s’éteindre parmi les cendres du foyer auprès duquel une chaise avait été tirée. Cependant, cette chambre avait un caractère ascétique presque rébarbatif : il n’y avait aucun coussin sur la chaise et le plancher et les murs étaient entièrement nus. En dehors, on ne voyait aucun objet d’étude ou de plaisir. La vue de livres dans une famille telle que celle-ci me plongea dans l’étonnement. De crainte d’être interrompu, j’allai en grande hâte de l’un à l’autre pour me renseigner sur leur contenu. Ils étaient de toutes sortes : religieux, historiques, scientifiques, mais pour la plupart, très anciens et généralement rédigés en latin. Certains étaient fatigués à force d’avoir été souvent maniés, d’autres, dont les feuilles étaient déchirées, avaient été rejetés dans un accès de violence ou de désapprobation. Enfin, au cours de mon examen de la chambre vide, je découvris, sur une table près de la fenêtre, des papiers griffonnés au crayon. Dans un mouvement de curiosité irréfléchie, je pris l’un d’entre eux. Des vers, d’un rythme assez barbare, y étaient écrits en espagnol, dont voici à peu près la traduction :
Le plaisir approché avec douleur et honte,
Le chagrin couronné de lis, arriva.
Le plaisir révéla l’adorable soleil ;
Jésus bien-aimé, avec quelle douceur il brillait !
Le chagrin, de sa main, te désigna,
Jésus bien-aimé !
Rempli de confusion à cette lecture, je remis aussitôt le papier à sa place, et sortis de la pièce. Felipe ni sa mère n’avaient lu ces livres ou écrit ces vers à demi barbares, mais d’une si ardente émotion. À coup sûr, j’avais commis un sacrilège en pénétrant dans la chambre de la fille de la señora. Dieu sait que la punition de mon acte indiscret je la trouvai dans mon cœur. La pensée d’avoir surpris la confiance d’une jeune fille dans une si étrange situation, la crainte, aussi, que cette violation lui fût un jour connue, m’oppressait comme un crime. Je me blâmai, d’autre part, de mes soupçons de la nuit précédente, me demandant comment j’avais pu attribuer les cris monstrueux, qui avaient déchiré cette nuit, à une créature que je tenais maintenant pour une sainte, à l’allure spectrale, ravagée par la macération, assujettie aux pratiques d’une dévotion mécanique, et vivant dans une solitude d’âme absolue entre ses parents anormaux...
Comme je me penchais par-dessus la balustrade de la galerie, et contemplais les éclatantes grenades, la femme somnolente, dans sa robe de fête, qui venait justement de s’étendre et se passait délicatement la langue sur les lèvres, avec une sensualité paresseuse, je ne pus m’empêcher de comparer cette scène à la chambre froide dont les fenêtres donnaient sur les montagnes du nord, et où habitait la señorita.
DEUXIÈME PARTIE
Ce même après-midi, comme j’étais assis sur la hauteur où j’allais, parfois, dessiner, je vis le Padre franchir la barrière de la résidence. La révélation du caractère de la señorita occupait ma pensée tout entière, et en avait presque effacé les horreurs de la nuit précédente. Mais, à la vue de ce digne homme, le souvenir m’en revint immédiatement. Je descendis la butte, et faisant un détour parmi les bois, j’allai me poster sur le chemin pour attendre son passage. Aussitôt qu’il apparut, je m’avançai et me présentai à lui comme le pensionnaire de la résidence.
C’était un homme très robuste et dont la personne respirait un air d’honnêteté. Il me fut facile de lire sur son visage les sentiments contradictoires que je lui inspirais en tant qu’étranger, hérétique, cependant défenseur de la bonne cause, et blessé pour elle... Il me parla des hôtes de la résidence avec réserve, mais avec respect. Comme je mentionnais l’ignorance où j’étais de la señorita, il me fit observer, en me regardant obliquement, qu’il convenait qu’il en fût ainsi. À la fin, je puisai assez de courage en moi pour faire allusion aux cris qui m’avaient troublé pendant la nuit. Il m’écouta en silence. Mais, quand j’eus fini, il cessa d’avancer et se mit à faire demi-tour comme pour signifier que notre entretien avait assez duré.
– Est-ce que vous prisez ? demanda-t-il, en me présentant sa tabatière.
Puis, comme je déclinais l’offre qui m’était faite, il poursuivit :
– Je suis un vieil homme ; qu’il me soit donc permis de vous rappeler que vous êtes l’hôte de la résidence.
– Votre garantie m’autorise, en conséquence, à laisser les choses suivre leur cours et à ne pas intervenir ? lui dis-je avec fermeté, mais non sans avoir rougi du reproche tacite que contenaient ses paroles.
– Oui, répondit-il.
Puis, sur un salut assez embarrassé, il me planta là et reprit son chemin.
Je lui devais deux choses : d’abord, il avait rendu la paix à ma conscience ; ensuite, il avait éveillé ma délicatesse. Je fis donc un grand effort pour chasser de mon esprit les impressions de la nuit et je redevins libre de méditer, tout à loisir, sur ma sainte poétesse. Je ne pus m’empêcher, cependant, de me rappeler que j’avais été enfermé ; et le soir venu, quand Felipe m’apporta mon souper, je l’attaquai avec résolution sur deux points également brûlants.
– Je ne vois jamais votre sœur, dis-je d’un air négligent.
– Oh ! non, reprit-il. C’est une bonne fille, et son esprit versatile passa aussitôt à un autre sujet.
– Votre sœur est pieuse, je présume ? demandai-je après une pause.
– Oh ! s’écria-t-il, en joignant les mains avec une grande ferveur. C’est une sainte ; elle aide à mon élévation !
– Vous êtes très favorisé, car la plupart d’entre nous, j’en ai bien peur, et moi tout le premier, nous avons plutôt tendance à descendre qu’à remonter la côte.
– Señor, dit Felipe, dans un élan d’ardente franchise, il ne faut pas dire cela ! Vous ne devriez pas tenter le démon ; car une fois sur la mauvaise pente qui sait où l’on s’arrêtera ?...
– Eh bien ! Felipe, lançai-je, j’étais loin de m’imaginer que vous aviez des dispositions au prêche et, par ma foi, celui-ci est très bon ; sans doute faut-il en attribuer le mérite à votre sœur ?
Les yeux arrondis, il me fit une inclinaison de la tête.
– Alors, continuai-je, elle a dû combattre votre péché de cruauté ?
– Vingt fois ! s’écria-t-il.
C’est par cette expression que l’étrange garçon avait l’habitude de traduire l’idée de la fréquence.
– Et je lui ai dit que vous l’aviez combattu aussi... Je m’en suis souvenu, ajouta-t-il avec fierté, et elle s’est montrée très satisfaite.
– Mais, Felipe, repris-je, qu’étaient-ce donc que ces cris que j’ai entendus la nuit dernière ? Sûrement, c’étaient les cris de souffrance d’une pauvre créature...
Les yeux fixés sur le feu, Felipe répondit :
– Le vent...
Je pris sa main dans la mienne. Croyant que c’était en guise de caresse, il eut un rire clair de plaisir qui fut bien près d’ébranler ma résolution. Mais je repris le dessus.
– Le vent, répétai-je, et cependant, il me semble que c’est bien cette main, dis-je en l’élevant en l’air, qui m’a enfermé à clef dans ma chambre.
Le gamin tressaillit, mais ne dit mot.
– C’est entendu, je ne suis qu’un étranger et un hôte, et je n’ai pas à me mêler de vos affaires ni à les apprécier. Votre sœur est seule juge et je sais que ses conseils ne peuvent être qu’excellents. Mais, en ce qui concerne mes propres affaires, je ne veux être le prisonnier de personne, aussi vous demanderai-je la clef de ma porte.
Une demi-heure plus tard, ma porte s’ouvrit brusquement et la clef fut lancée sur le parquet de ma chambre.
Environ le milieu du jour, une semaine plus tard, je revins de ma promenade : la señora était nonchalamment étendue sur le seuil du réduit, les pigeons somnolaient sur le rebord du toit, tels de petits tas de neige ; la maison était plongée dans le charme profond de la quiétude de midi ; et un vent capricieux et doux soufflait de la montagne autour des galeries et bruissait parmi les grenadiers, animant leurs ombres avec une grâce légère. Je ne sais quoi dans l’atmosphère me portait à l’imitation, et ce fut d’un pas allègre que je franchis la cour et grimpai l’escalier de marbre. Je venais juste de poser le pied sur le palier circulaire quand une porte s’ouvrit : je me trouvai devant Olalla. La surprise me pétrifia. Le charme de la jeune fille me frappa d’un coup au cœur ; elle resplendissait dans la pénombre de la galerie comme un joyau de couleur. Ses yeux se posèrent sur mes yeux, et son regard soutenu se croisa avec le mien, comme le peuvent faire deux mains qui s’étreignent. Nous demeurâmes ainsi face à face pendant quelques instants, en vérité sacramentels, et durant lesquels le mariage de nos âmes s’accomplit. Quand je me réveillai de mon extase – j’ignore combien de temps dura cette espèce de transe – je fis une brève inclinaison de tête, et montai à l’étage supérieur. Elle ne bougea pas ; mais me suivit de ses grands yeux avides, et comme je disparaissais à sa vue, il me sembla qu’elle pâlissait et s’éteignait.
Quand je fus de nouveau dans ma chambre, j’ouvris la fenêtre : la masse austère des montagnes s’était transformée, je ne sais comment, et chantait et brillait sous le ciel allégé. Je l’avais vue... J’avais vu Olalla ! Et les crêtes des rochers répondaient : Olalla ! et l’azur muet, impénétrable, répondait : Olalla ! La pâle sainte de mes rêves s’était évanouie pour toujours ; à sa place, je voyais cette jeune fille à qui Dieu avait prodigué ses plus riches couleurs et ses plus exubérantes énergies. Il l’avait faite aussi vive que le cerf, aussi souple qu’un roseau, et dans ses yeux, Il avait allumé les flambeaux de l’esprit. Le frémissement de sa jeune vie, tendue comme celle d’un animal sauvage, avait pris possession de moi. La force d’âme qui avait jailli de ses yeux pour conquérir les miens, investissait mon cœur et faisait fleurir des chansons sur mes lèvres. En s’insinuant dans mes veines, elle se confondait à mon être tout entier.
Je ne puis dire que mon enthousiasme déclina ; au contraire, je fis de mon extase un solide château qu’en vain assiégèrent les froids raisonnements et les considérations moroses. Le doute n’était pas possible : je l’avais aimée à première vue, avec une ardeur dont je ne m’étais pas cru capable. Où cette passion me conduirait-elle ? Elle était l’enfant d’une maison maudite, la fille de la señora, la sœur de Felipe ; et cette malédiction, elle en portait la marque jusque sur sa beauté. De Felipe, elle avait la transparence et la vivacité, vivacité de flèche, transparence de la rosée ; comme la señora, elle semblait une fleur se détachant avec éclat sur le fond terne du monde. Impossible d’appeler ce simple d’esprit mon frère, ma mère cette femme au corps inerte et parfait, dont les yeux mornes et le continuel sourire hantaient maintenant ma pensée comme une chose odieuse. Et si le mariage m’était interdit, quelle issue, alors ?
Olalla se trouvait sans protection d’aucune sorte. Dans l’unique et long regard que nous avions échangé, elle avait confessé une faiblesse égale à la mienne ; mais dans mon cœur, je savais qu’elle était l’étudiante de la chambre du nord, celle qui avait écrit les tristes vers que j’avais lus ; et cette connaissance eût suffi à désarmer une brute. M’enfuir, je ne m’en sentais pas le courage ; et pourtant, je discernais en moi l’existence d’une méfiance qui ne voulait pas s’endormir.
Je me détournai de la fenêtre, et mes regards se fixèrent sur le portrait. Il avait perdu son éclat comme la flamme d’une bougie au soleil levant. Il me suivait de ses yeux auxquels l’art avait prêté la vie. Je fus frappé de sa ressemblance avec Olalla et m’émerveillai de la constance du type de cette race déclinante. Mais les traits de la señorita ne souffraient pas la comparaison. Je me rappelais qu’il m’avait semblé impossible qu’une créature pareille à ce modèle existât dans la vie, et j’en avais attribué le caractère au génie du peintre plutôt qu’à la modeste invention de la nature. Mais j’exultais en pensant que l’image d’Olalla avait réalisé le miracle. J’avais déjà connu la beauté, sans en subir le charme ; au contraire, je m’étais senti attiré par des femmes dont la séduction échappait aux autres et ne s’exerçait que sur moi. Cette fois, je trouvais réuni en Olalla tout ce que j’avais désiré sans oser l’imaginer...
Je ne la vis pas, le lendemain, et mon cour souffrit, mes yeux languirent pour elle, comme on languit pour la lumière du matin. Le jour suivant, en revanche, de retour de ma promenade habituelle, je la vis de nouveau dans la galerie, et de nouveau nos yeux se croisèrent et s’unirent. Je fus sur le point de lui parler, de m’approcher d’elle ; mais tandis qu’elle exerçait une irrésistible attraction sur mon cœur, m’attirait comme un aimant, quelque chose de plus fort encore brisait mon élan. Je ne pus que m’incliner et passer. Elle laissa mon salut sans réponse, me suivant seulement de son regard.
Je connaissais, maintenant, le visage d’Olalla par cœur ; et quand je détaillais ses traits, de mémoire, il me semblait lire en elle à livre ouvert.
Elle était habillée avec quelque chose de la coquetterie de sa mère, et accusait la même prédilection qu’elle pour les vives couleurs. Sa robe que – j’en étais sûr – elle avait faite de ses propres mains, tombait en plis harmonieux et l’enveloppait d’une grâce exquise. Selon la mode de son pays, son corsage était échancré en pointe et, en dépit de la pauvreté de la maison, une médaille d’or pendait au bout d’un ruban, sur sa gorge brunie. Ce raffinement témoignait – en eussé-je douté – de son amour inné de la vie et du culte qu’elle vouait à sa personne. Dans ses yeux, en outre, qui s’attachaient si fortement aux miens, il y avait des profondeurs de passion et de tristesse, des flammes de poésie et d’espoir, des ténèbres de désenchantement, et des pensées supraterrestres. L’enveloppe était ravissante ; mais l’âme se révélait bien supérieure au corps qu’elle habitait. Laisserais-je cette fleur incomparable s’étioler, invisible, au milieu de ces rudes montagnes ? Mépriserais-je le don magnifique que me faisaient les yeux dans leur éloquent silence ? Une âme était, ici, emmurée ; n’abattrais-je pas les murs de sa prison ?
Je fis litière de toutes les considérations extérieures. Eût-elle été la fille d’Hérode, je n’en aurais pas moins juré qu’elle serait mienne ! Le jour même, je pris la détermination, non sans un sentiment mêlé de traîtrise et de honte, de faire la conquête de son frère. Peut-être l’observai-je avec des yeux plus favorables, peut-être, aussi, la pensée de sa sœur m’aida-t-elle à mettre en lumière les meilleures qualités de cette intelligence disgraciée ? En tout cas, jamais il ne me parut plus aimable, et ce qu’il avait de comparable à Olalla m’inclina – encore qu’en me contrariant – à la plus extrême indulgence.
La troisième journée – morne désert d’heures – s’écoula sans résultat. Je n’aurais pas voulu laisser passer la moindre chance, et je m’attardai tout l’après-midi dans la cour, où, pour me donner contenance, je m’entretins plus longuement que d’habitude avec la señora. Dieu sait que ce fut avec cet intérêt plus sincère et plus tendre que je l’étudiai. Comme pour Felipe, je me sentais enclin à plus de tolérance et de chaleur à son égard ; non sans étonnement. Tandis que je lui parlais, il lui arrivait de s’abandonner à un petit somme. Elle se réveillait sans manifester le moindre embarras, et sa façon d’être ébranlait mes bonnes dispositions. En constatant combien peu elle apportait de changement à ses attitudes, tout abandonnée qu’elle était à la nonchalante jouissance du moment, je m’émerveillais de la profondeur de sa sensualité passive. Elle vivait par le corps, entièrement ; sa conscience s’était réfugiée, répandue dans ses membres, et s’y confinait avec volupté. En définitive, je ne pouvais m’accoutumer à ses yeux. Chaque fois qu’elle tournait de mon côté leurs globes magnifiques et insignifiants, largement ouverts à la clarté du jour, mais fermés à toute interrogation humaine – j’avais eu souvent l’occasion d’observer l’extraordinaire mobilité de ses pupilles, tour à tour dilatées et contractées, en l’espace d’une seconde –, je ne sais quelle impression m’envahissait ; je ne trouve aucun nom pour définir le mélange de désappointement, d’ennui, de dégoût, dont les sensations s’entrechoquaient le long de mes nerfs. J’abordai avec elle les sujets de conversation les plus variés, mais toujours en vain ; de guerre lasse, je soulevai la question de sa fille. Mais là encore, elle révéla l’indifférence la plus complète. Elle dit qu’elle était jolie ; c’était (comme chez les enfants) le plus grand éloge qu’elle pût faire ; mais sa pensée fut incapable de s’élever plus haut ; et quand j’observai qu’Olalla me semblait silencieuse, elle se contenta de me bâiller au nez, en déclarant que le mieux était de se taire, quand on n’avait rien à dire.
– Les gens parlent beaucoup, beaucoup trop, énonça-t-elle en fixant sur moi ses pupilles, soudain élargies.
Elle bâilla de nouveau, me montrant une bouche aussi vaine qu’un jouet. Cette fois, je compris l’allusion, et la laissant jouir tout à loisir de son repos, je montai dans ma chambre, où je m’assis contre la fenêtre ouverte. Je regardai les montagnes sans les voir, plongé dans des rêves splendides et profonds, écoutant en imagination le son d’une voix que je n’avais jamais entendue.
Je m’éveillai, le matin du cinquième jour qui suivit ma rencontre avec Olalla, empli d’une détermination si brillante qu’elle semblait un défi au destin. J’étais sûr de moi-même, léger de corps et d’âme, et déterminé à mettre incontinent mon amour à l’épreuve. Je ne le laisserais plus, désormais, enfermé dans les liens du silence, pareil à une chose muette, ne vivant que par les yeux, comme le sentiment chez la bête. Je l’animerais de la flamme de l’esprit et le ferais entrer dans le domaine réservé à la révélation complète de l’intimité humaine. Je songeais à cela avec une espérance sauvage, comme un voyageur partant pour l’Eldorado. C’en était fait : je ne tremblais plus de m’aventurer dans cette adorable région de son âme.
Cependant, quand je la rencontrai, la passion aveugle que j’avais éprouvée d’abord me submergea tout entier ; les mots se figèrent sur mes lèvres comme sur celles d’un enfant intimidé, et je m’avançai vers elle, trébuchant ainsi qu’un homme ivre au bord d’un précipice. Elle eut un mouvement de recul à mon approche ; mais ses yeux ne se détournèrent pas des miens et me leurrèrent d’une illusion. À la fin, quand je fus à portée d’elle, je m’arrêtai. Mais la parole continua de me manquer. Un pas de plus et je n’aurais eu le pouvoir que de la serrer silencieusement dans mes bras ; tout ce qui était sain en moi, tout ce qui n’avait pas encore été conquis s’insurgeait à la pensée d’une telle manifestation. Nous demeurâmes ainsi immobiles, face à face, toute vie concentrée dans nos regards, échangeant de véritables décharges électriques d’attraction, mais résistant, l’un et l’autre, à la puissance qui nous soulevait. Puis, sous l’empire d’un violent effort de volonté, non sans un sentiment d’amertume, je me détournai d’elle et regagnai ma chambre.
Quelle force m’avait rendu muet ? Quelle force l’avait empêchée elle-même de s’exprimer ? Pourquoi s’était-elle écartée de moi avec la raideur d’un automate, tout en me dardant un si fascinant regard ? Éprouvait-elle de l’amour ? ou seulement un attrait bestial, incoercible et fatal, comparable à l’action exercée par l’aimant sur le fer ? Nous ne nous étions jamais parlé, nous n’étions l’un pour l’autre que des étrangers ; et cependant, une influence aussi puissante que l’étreinte de quelque géant nous unissait invinciblement. Pour moi, je frémissais d’impatience, avec la certitude qu’elle était digne de mon amour. J’avais vu ses livres, j’avais lu ses vers et par là même, j’avais pénétré le secret de son âme. Pour elle, je la sentais sur la réserve : elle ignorait tout de moi, seule ma personne physique plaidait en ma faveur. Elle était attirée vers moi, comme la pierre qui tombe obéit à la loi de la pesanteur. Les forces qui gouvernent le monde la poussaient dans mes bras, contre son gré ; et je me cabrais à l’idée de semblables noces, avec quelque chose d’un sentiment de jalousie contre moi-même. Ce n’était pas ainsi que je désirais d’être aimé. Mais bientôt, j’éprouvai une profonde pitié pour cette jeune fille. Je songeai à quel point avait dû être pénible à la recluse, à la sainte éducatrice de Felipe, à l’intellectuelle, soumise à des mortifications, de s’avouer impuissante à lutter contre la faiblesse qui l’envahissait en présence d’un homme avec qui elle n’avait jamais échangé un seul mot... Mais, avec la pitié, mille pensées tendres m’assaillirent ; je n’aspirai plus qu’à la consoler, à la rassurer. J’étais impatient de lui dire combien pleinement je partageais son amour ; à quel point son choix, quoique aveugle, était digne d’elle...
Le jour suivant, il fit un temps splendide ; d’infinies profondeurs de bleu formaient un dais au-dessus des montagnes. Le soleil rayonnait dans toute sa gloire, et le vent dans les arbres, les innombrables torrents dévalant des hauteurs emplissaient l’air de la musique la plus délicate et la plus obsédante. Cependant la tristesse m’accablait, Je soupirais de toute mon âme pour Olalla, comme un enfant languit de l’absence de sa mère. Je m’assis sur un roc, au bord des falaises basses qui bornent le plateau du côté du nord. De là, mes regards plongeaient dans une vallée boisée où courait une rivière, et qu’aucun pas ne foulait jamais. Je m’y aventurais en esprit ; il me semblait que j’habitais ce lieu discret où manquait la présence d’Olalla. Qu’il eût été délicieux de vivre une vie entière à son côté au milieu de cet air vif, dans ce paysage rude et adorable, d’abord avec un sentiment timide, puis exalté par une joie si ardente que, rien que d’y penser, je me sentais me hausser à la stature de Samson et en posséder la force...
Soudain, je me sentis averti de la présence d’Olalla. Elle sortait d’un bosquet de chênes-lièges, et se dirigea tout droit de mon côté. Je me dressai et attendis. Elle révélait dans sa démarche une telle puissance de vie, tant d’ardeur et de légèreté, que je fus émerveillé. Cependant, elle avançait sans hâte, avec calme. Son énergie, sa lenteur même la décelait ; je sentais qu’une force incomparable eût pu la faire courir, voler vers moi. Tandis qu’elle approchait, elle gardait les yeux baissés vers la terre, et quand elle se trouva tout près de moi, ce fut sans même me jeter un regard qu’elle m’adressa la parole. Au premier son de sa voix, je tressaillis. C’était cela que j’avais attendu, cette suprême épreuve de mon amour. Et miracle : son élocution était précise et claire, non bégayante et confuse comme celle de sa famille. Sa voix, quoique plus grave que ne l’est d’ordinaire celle de son sexe, avait des inflexions à la fois juvéniles et féminines. Son timbre était riche ; il avait des sonorités d’or de contralto, avec quelque chose de plus rauque, comme les nuances de cuivre qui se mêlaient au brun profond de sa chevelure. Sa voix faisait plus que de parler directement à mon cœur, elle me parlait d’elle. Et cependant, ce qu’elle me dit me replongea immédiatement dans le désespoir.
– Il faut que vous vous en alliez, ordonna-t-elle, aujourd’hui même.
Son exemple me délia de mon silence. Je me sentis comme soulagé du poids qui m’étouffait. Le charme était rompu. Je ne sais dans quels termes je répondis ; mais dressé devant elle sur le rocher, je donnai libre cours à ma passion, je lui criai que je ne vivais que de sa pensée, que mes rêves n’étaient remplis que de sa beauté, et que j’abandonnerais avec joie mon pays, ma langue, mes amis, pour vivre auprès d’elle. Puis, réussissant à me maîtriser par un puissant effort de volonté, je changeai de ton : je la rassurai, apaisai ses craintes. Je lui dis que j’avais deviné en elle une âme pieuse et héroïque avec laquelle j’étais digne de sympathiser, et dont je souhaitais de partager les aspirations, la lumière.
– La nature, lui dis-je, est la voix de Dieu. Il y a péril pour l’homme à lui désobéir. Si nous sommes silencieusement attirés l’un vers l’autre, par un miracle de l’amour, cette attraction est la preuve de l’accord divin de nos âmes. Nous devons avoir été créés l’un pour l’autre. Ce serait folle révolte de notre part, insistai-je, folle révolte contre Dieu que de ne pas obéir à cet instinct !
Elle secoua la tête :
– Vous vous en irez aujourd’hui, répéta-t-elle.
Puis, avec un geste et soudain, sur une note brève
– Non, pas aujourd’hui, demain ! s’écria-t-elle.
Mais, à cette preuve d’attendrissement, une force m’envahit aussi irrésistiblement que la marée. Je tendis les bras et l’appelai par son nom. Elle se jeta vers moi, s’attacha à moi. Les montagnes ébranlèrent leurs masses rocheuses autour de nous ; la terre trembla. Je ressentis un choc, pareil à un coup, qui m’aveugla, me causa le vertige. Mais au même moment, elle se rejeta en arrière, s’arracha avec violence à mon étreinte, et s’enfuit avec la rapidité d’une biche parmi les chênes-lièges.
Après avoir crié ma détresse à la montagne, je retournai vers la résidence, avec l’impression d’avoir des ailes. Elle m’avait chassé, et cependant, il m’avait suffi de l’appeler par son nom pour qu’elle revînt vers moi. Je ne voulais voir là qu’une de ces faiblesses propres aux jeunes filles, et dont la plus étrange de toutes n’était pas exempte. M’en aller, moi ? Non, Olalla ! – mon Olalla !
Un oiseau chanta à mon côté. C’était chose plutôt rare en cette saison, aussi je voulus y voir un heureux présage. Une fois encore la nature tout entière, des immuables et massives montagnes jusqu’à la feuille la plus légère, à la mouche presque imperceptible qui s’élance dans l’ombre du bocage, commença de s’animer devant moi et de revêtir les mille formes de la vie en s’épanouissant dans une joie intense. Le soleil frappait le haut des collines, avec la puissance du marteau sur l’enclume, et le roc vibrait. Sous la chaleur qui l’inondait, le sol exhalait d’enivrants aromes et les bois couvaient une lourde chaleur au milieu de l’embrasement général. Je sentais le frémissement du travail et du plaisir à courir à travers la terre. Quelque chose d’élémentaire, quelque chose de rude, de violent et de sauvage qui était dans l’amour que j’entendais chanter dans mon cœur, me donnait la clef des secrets de la nature. Il n’était pas jusqu’aux pierres, bruissant sous mes pieds, qui ne me parussent vivantes et amicales. Olalla ! Son contact avait activé, renouvelé en moi le sens de la vie ; il avait tendu mes nerfs pour les accorder au rythme primitif du monde, à cette exaltation de l’âme que les hommes s’ingénient à apaiser dans les rapports sociaux. Toutes les fureurs de la passion étaient en moi, déchaînées ; celles du sentiment ne l’étaient pas moins : je la haïssais, je l’adorais, j’avais pitié d’elle et je la révérais dans l’extase. Elle semblait le lien qui m’unissait, d’une part, aux dieux morts ; de l’autre, à notre Dieu pur et pitoyable. Je touchais par elle à quelque chose de brutal et de divin ; par elle, je me sentais relié à la fois à l’innocence édénique et aux forces les plus effrénées du monde.
Ainsi divagant, j’atteignis la cour de la résidence, et la vue de la señora me frappa comme une révélation. Elle était assise à sa place habituelle, toute abandonnée à l’indolence ; elle clignotait des yeux sous les rayons du soleil ; son être entier exprimait la jouissance végétative d’une créature, sans rapport avec l’humanité. À son aspect, une honte soudaine s’empara de moi qui anéantit mon ardeur. Je demeurai un instant immobile et d’une voix aussi affermie que pénible, je lui adressai deux ou trois mots. Elle me regarda avec une bienveillance impénétrable, et les quelques sous qu’elle articula vaguement, rompirent l’atmosphère de calme au milieu de laquelle elle somnolait. Pour la première fois, s’éveilla dans mon esprit un sentiment de respect pour cet être si totalement innocent et heureux, et je poursuivis mon chemin, non sans faire un retour sur moi-même et m’étonner du pouvoir d’émotion qui m’agitait.
Je trouvai sur ma table une feuille de papier de la même couleur jaune que celui que j’avais vu dans la chambre du nord, j’en reconnus l’écriture au crayon : l’écriture d’Olalla ! Je m’en saisis et le lus avec une soudaine appréhension :
« Si vous avez quelque bonté pour Olalla, si vous avez le moindre sentiment chevaleresque pour une créature forgée par le malheur, allez-vous-en d’ici, aujourd’hui même ; au nom de la pitié, au nom de l’honneur, au nom de Celui qui mourut pour nous, je vous supplie de partir. »
Je demeurai stupide, les yeux fixés sur ce papier. Quand je me ressaisis, ce fut pour éprouver un sentiment mêlé de découragement et d’horreur devant la vie. Le soleil s’éteignit sur les montagnes, et je me mis à trembler comme un homme saisi d’épouvante. Un vide se creusa en moi où il me sembla que s’anéantissait ma personnalité humaine. Ce n’était pas mon âme, ce n’était pas mon bonheur, c’était la vie elle-même qui était en jeu. « Il m’est impossible de la perdre », me dis-je, et je répétai : « Impossible ! »
Alors, comme dans un rêve, je m’approchai de la fenêtre, j’en tirai le panneau pour essayer de l’ouvrir, mais passai ma main à travers le carreau. Le sang jaillit de mon poignet ; avec un calme instantané, une parfaite maîtrise de moi, j’appuyai mon pouce sur cette source vive et me demandai ce qu’il fallait faire. Rien dans cette chambre vide qui pût m’être d’une utilité quelconque ; je compris que j’avais besoin de secours. L’idée surgit dans mon esprit qu’Olalla elle-même pouvait me venir en aide, et je descendis tenant toujours mon pouce sur ma blessure.
Nulle trace d’Olalla, ni de Felipe ; je marchai donc vers le réduit où la señora s’était maintenant réfugiée et se tenait assoupie tout près du feu, car la chaleur la plus intense ne l’effrayait pas.
– Pardonnez-moi, madame, dis-je, de vous déranger, mais il me faut recourir à votre assistance. !
Elle me regarda, à demi endormie, et me demanda de quoi il s’agissait. Mais, à peine avait-elle parlé qu’il me sembla qu’elle respirait profondément tandis que s’ouvraient ses narines. Elle sortit de sa torpeur pour s’éveiller d’un seul coup, tout entière, à la vie.
– Je me suis coupé, dis-je, et assez sérieusement : voyez !
Et je tendis mes deux mains d’où le sang dégouttait.
Ses grands yeux s’ouvrirent démesurément ; les pupilles s’en réduisirent à un point ; un voile sembla tomber de son visage qui devint expressif et resta, cependant, impénétrable. Comme je demeurais debout devant elle, étonné de sa transformation, elle se précipita vers moi, me prit la main, s’inclina dessus, et l’ayant approchée de sa bouche, la mordit jusqu’à l’os sans que j’eusse eu le temps de me rendre compte de ce qu’elle faisait. La douleur de la morsure, le jaillissement soudain du sang et la monstrueuse horreur de cet acte de sauvagerie opérèrent en moi une révolution telle que je la repoussai avec une furieuse violence. Mais elle revint à la charge à plusieurs reprises, avec acharnement, en poussant ces cris de bête que je reconnus et qui étaient ceux qui m’avaient tenu éveillé la nuit du grand vent. Sa force était celle de la folie ; la mienne déclinait rapidement avec le sang que je perdais ; mon esprit vacillait sous l’étrangeté répugnante de cet assaut. J’en avais été réduit à m’accoter au mur, quand Olalla fit irruption, se jeta entre nous, suivie de Felipe qui, d’un bond, terrassa sa mère et s’efforça de la maintenir sur le plancher.
Une sorte d’engourdissement, dû à la faiblesse, s’empara de moi : je voyais, j’entendais, mais j’étais incapable de mouvement. Le bruit de la lutte, qui se poursuivait par terre, parvint à mes oreilles ainsi que les hurlements suraigus de l’énergumène qui s’efforçait toujours de m’atteindre. Je sentis Olalla m’enfermer dans ses bras, ses cheveux s’épandre sur mon visage. Avec la force d’un homme, elle me monta jusqu’à ma chambre, moitié me traînant, moitié me portant, et m’étendit sur le lit. Je la vis ensuite courir à la porte qu’elle ferma à clef ; puis se tenir un instant immobile, attentive aux cris sauvages qui ébranlaient la résidence tout entière. Alors, aussi vive et légère que la pensée, elle revint vers moi, banda mon poignet, le pressa contre son sein, en se lamentant et en gémissant sur un ton pareil aux roucoulements de la colombe. Ce n’était pas des mots qui sortaient de sa bouche, mais des sons plus admirables que tout langage parlé, infiniment touchants, infiniment tendres. Une pensée, cependant, me traversa le cœur avec la violence d’un coup d’épée et, comme le ver dans la fleur, profana la sainteté de mon amour : oui, ces sons étaient magnifiques, et la tendresse humaine les inspirait ; mais leur beauté était-elle humaine ?
Je demeurai étendu toute la journée. Longtemps les cris de la femelle sans nom qui m’avait mordu, retentirent à travers la maison tandis qu’elle luttait avec son rejeton, m’emplissant d’un sentiment de dégoût et d’une tristesse désespérée. C’étaient les cris de mort de mon amour ; mon amour était assassiné. Je ne souffrais pas seulement de sa mort ; mais d’une offense personnelle. Et cependant, en dépit de mes pensées et de mes sensations, sa puissance continuait de me ravager avec la violence d’un torrent de douceur. La beauté, le contact d’Olalla ne cessaient d’attendrir mon âme. Cette explosion d’horreur, le doute qui en avait rejailli sur la señorita, ce courant bestial et sauvage qui, non seulement circulait à travers tous les actes des membres de sa famille, mais que je retrouvais jusqu’à la source même de notre amour, j’avais beau en être épouvanté, en éprouver la répugnance jusqu’à l’écœurement, ils ne pouvaient rien pour rompre mon enchantement.
Quand les hurlements eurent cessé, un grattement à la porte m’avertit de la présence de Felipe. La jeune fille alla lui ouvrir et lui dit quelques mots – j’ignore lesquels. À cet incident près, elle demeura au chevet de mon lit, tantôt agenouillée priant avec ferveur, tantôt assise, les yeux fixés sur les miens.
Ainsi, durant six heures, je pus m’absorber dans la contemplation de sa beauté et déchiffrer, silencieusement, l’histoire de sa vie sur son visage. Je vis sa piécette d’or se soulever à son souffle sur sa poitrine, ses yeux s’assombrir et s’éclairer sans parler d’autre langage que celui d’une insondable bonté ; j’admirai ses traits sans défaut et les lignes exemplaires de son corps qu’accentuaient les plis de sa robe. La nuit vint, enfin, et dans l’ombre croissante de la chambre, la forme d’Olalla s’évanouit progressivement ; mais, alors encore, le doux contact de sa main, unie aux miennes, ne cessa de poursuivre avec moi une silencieuse conversation. Boire ainsi, à longs traits, réduit à l’immobilité par sa faiblesse, le charme de la bien-aimée, n’est-ce pas rendre à la vie, l’amour le plus cruellement frappé de désillusion ? J’essayai de me raisonner, je fermai les yeux à l’horreur et je fus de nouveau résolu à accepter le pire. Qu’importait, puisque l’impérieux sentiment dont j’étais dominé survivait à tout, puisque les regards d’Olalla répondaient aux miens et puisque, maintenant comme avant, mon corps dolent aspirait à elle par toutes ses fibres. Tard dans la nuit, je sentis les forces renaître en moi. Je parlai.
– Olalla ! Oublions tout ; je ne demande rien ; je suis heureux ; je vous aime.
Elle s’agenouilla et se mit à prier ; avec respect, je la laissai accomplir son acte de dévotion. La lune commença de briller sur un même angle des vitres des trois fenêtres et répandit, dans la chambre, une clarté brumeuse au milieu de laquelle se détachait la silhouette indistincte de la jeune fille. S’étant relevée, elle se signa.
– C’est à moi de parler, dit-elle, et à vous d’écouter. Je sais, tandis que vous, vous devinez seulement... J’ai prié, j’ai tant prié... si vous saviez comme j’ai prié pour que vous partiez d’ici. Je vous en ai supplié, et sans doute, m’eussiez-vous accordé jusqu’à cela ; si ce n’est point, laissez-moi le croire.
– Je vous aime, répondis-je.
– Et cependant, vous avez vécu dans le monde, dit-elle après une pause. Vous êtes un homme, et qui a de l’expérience et de la sagesse. Je ne suis qu’une enfant. Pardonnez-moi, si je parais vouloir vous donner des conseils, alors que je suis aussi ignorante que les arbres de la montagne ; mais ceux qui ont le plus appris n’ont fait qu’écumer la surface du savoir ; ils saisissent les lois, ils conçoivent la grandeur du dessein, mais l’horreur du fait vivant s’efface de leur esprit. C’est nous qui demeurons à la maison en compagnie du mal, qui nous souvenons ; nous sommes avertis et nous avons pitié. Allez-vous-en, allez-vous-en, maintenant, et ne m’oubliez pas. Ainsi je vivrai dans un coin chéri de votre mémoire, une vie qui sera autant la mienne que celle que je mène dans ce corps...
– Je vous aime, repris-je encore une fois, puis, étendant ma main malade, je pris la sienne que je portai à mes lèvres et que je baisai.
Elle ne manifesta aucune résistance, mais sourcilla un peu. Dans le regard qu’elle attacha sur moi nulle expression hostile, seulement de la tristesse et du désarroi. Semblant faire appel à toute sa résolution, elle attira ma main à elle et, s’inclinant légèrement en avant, l’appuya contre son cœur palpitant.
– Voyez ! s’écria-t-elle. Vous sentez la source même de ma vie. Ce cœur ne bat que pour vous, il est vôtre. Mais est-il aussi à moi ? Je puis vous l’offrir, en vérité, comme je pourrais vous donner cette pièce qui pend à mon cou, comme je pourrai casser une branche vivante à un arbre pour vous en faire don. Cependant, il ne m’appartient pas ! J’habite ou je crois que j’habite (si seulement j’existe) dans un lieu à part, comme un prisonnier impuissant ; je suis menée, assourdie par une foule que je réprouve. Cet organe, qui bat sous mes côtes, comme sous celle des animaux, a reconnu en vous son maître au premier contact, et il vous aime ! Mais mon âme, est-ce que mon âme... ? Je ne le crois pas ; je ne le sais pas ; j’ai peur de m’interroger. Cependant, quand vous m’avez parlé, vos paroles venaient de l’âme, j’en suis sûre. C’est avec votre âme que vous m’avez demandée ; c’est par l’âme seulement que vous prendriez possession de moi.
– Olalla, dis-je, l’âme et le corps ne font qu’un, et encore plus dans l’amour. L’âme approuve le choix du corps, elle l’aime. L’âme se lie à ce qui attache le corps. Corps et corps, âme et âme, s’unissent au signal de Dieu ; et ce que nous appelons inférieur –s’il y a quelque chose d’inférieur – n’est que le premier degré qui conduit au point suprême.
– Avez-vous vu les portraits de mes ancêtres dans la maison ? demanda la señorita. Avez-vous observé ma mère ou Felipe ? Vos yeux se sont-ils posés sur ce portrait qui est accroché au-dessus de votre lit ? Celle qui a posé pour lui est morte il y a bien des années, et elle a fait le mal dans sa vie. Mais, regardez-la, de nouveau : n’est-ce pas ma main, ligne pour ligne, ne sont-ce pas mes yeux et ma chevelure ? Qu’ai-je donc qui me soit propre et que suis-je, si la moindre forme de ce pauvre corps, qui vous plaît et à cause duquel vous avez follement rêvé que vous m’aimiez, si aucun des gestes que je puis faire, aucun des sons que je puis articuler, aucune expression de mes yeux, et ce que je dis, maintenant même, à celui que je chéris, ne m’appartient pas ? D’autres, qui sont mortes depuis bien longtemps, ont ensorcelé des hommes avec mes regards ; ces hommes ont entendu plaider la même voix qui retentit, en ce moment, à vos oreilles. Les mains des mortes sont dans ma poitrine ; ce sont elles qui m’animent, me poussent, me font agir ; je ne suis qu’un pantin qui leur obéit ; je ne fais que rendre la vie au mal qui dormait inoffensif dans la tombe, en réincarnant ses traits et ses attributs. Est-ce moi que vous aimez, ami ? ou est-ce la race dont je sors ? La jeune fille qui ne connaît pas la moindre portion d’elle-même et ne peut en répondre ? Ou le courant dont elle est le fruit passager ? La race existe ; elle est vieille, mais toujours jeune ; elle porte son éternelle destinée dans son sein ; sur elle, comme les vagues sur la mer, les individus succèdent aux individus, leurrés par une apparence de libre arbitre, mais ils ne sont rien.. Nous parlons de l’âme, mais l’âme est dans la race.
– Vous vous élevez contre la loi naturelle, répondis-je. Vous vous rebellez contre la voix de Dieu, contre cette voix qu’Il a faite si séduisante pour convaincre, si impérieuse pour commander. Écoutez-la ! avec quels accents elle se fait entendre à nous ! Votre main s’attache à la mienne, votre cœur bondit à mon toucher ; les éléments inconnus dont nous sommes composés s’élancent à leur rencontre au moindre regard que nous échangeons ; l’argile de la terre se souvient de sa vie indépendante et aspire à se joindre à nous ; nous sommes attirés l’un vers l’autre, comme les étoiles qui obéissent dans l’espace à la force de l’attraction, ou comme les marées à celle du flux et du reflux, par quelque chose de plus ancien et de plus puissant que nous-mêmes.
– Hélas, soupira-t-elle, que puis-je vous dire ? Huit cents ans plus tôt, mes aïeux régnaient sur ces provinces ; ils étaient sages, puissants, rusés, cruels ; ils appartenaient à l’élite du peuple espagnol ; leurs étendards menaient la guerre ; le roi les appelait ses cousins ; les humbles, quand la corde pendait pour eux, ou quand, de retour des champs, ils trouvaient leurs chaumières en cendres, maudissaient le nom de ces maîtres. Aujourd’hui, les choses ont changé. L’homme s’est élevé ; mais sorti de la brute, il peut y rentrer. Le vent de l’usure souffle sur son humanité et en fait se relâcher les cordes ; elles s’affaissent. Son esprit s’endort, ses passions s’éveillent par bouffées, capiteuses et folles, comme le vent sur les ruisseaux des montagnes. La beauté se transmet encore, mais non l’intelligence qui guide, ni le sentiment. La graine germe ; elle s’épanouit dans la chair ; la chair recouvre les os ; mais c’est chair et os de brutes dont l’esprit vaut celui des mouches. Je vous parle avec franchise ; mais vous avez été à même de vous rendre compte comme la roue a tourné pour ma race maudite. Je me cramponne, on dirait, à une petite saillie, au milieu de la pente désespérée, et je vois, à la fois en avant et en arrière, ensemble le terrain que nous avons perdu, et celui que nous sommes condamnés à perdre encore.
« Et moi – moi qui demeure isolée, dans la maison de la mort – transmettrai-je à mon tour, à mon corps défendant, le terrible flambeau ? Enchaînerai-je un nouvel esprit, aussi plein de répugnance que le mien, dans la demeure enchantée, battue par la tempête, où je souffre présentement ? Mettrai-je de nouveau à la voile cette nef humaine, et la chargerai-je de vie fraîche et de frais poison pour la lancer en défi, comme un brûlot incendiaire, à la face de la postérité ? Mais non ; j’en ai fait le serment ; cette race sera balayée de la terre. À cette heure, mon frère s’apprête ; il franchira bientôt la pierre du seuil ; et vous la franchirez avec lui pour vous effacer à jamais de ma vue. Pensez à moi, quelquefois, comme à quelqu’un que la vie instruisit durement, mais qui recueillit sa leçon avec courage. Pensez à moi, comme à une créature qui vous aime, en vérité, mais qui se haïssait si profondément, qu’elle rendit son amour même haïssable... Elle vous éloigne, mais elle n’aspirait qu’à vous garder pour toujours ; son plus cher espoir est de vous oublier, sa plus grande crainte d’être oubliée de vous...
Elle avait marché vers la porte, en parlant, sa riche voix résonnait plus doucement, de plus en plus loin. Elle sortit, sur les derniers mots qu’elle prononça, et je demeurai seul, étendu, dans la chambre emplie par le clair de lune. Ce que j’eusse fait, si ma faiblesse extrême ne m’avait tenu enchaîné, je l’ignore. Mais, dans l’état où j’étais, un grand et vain désespoir s’étendit sur moi.
Peu de temps s’était écoulé quand la grossière clarté d’une lanterne apparut dans le cadre de la porte. Felipe entra, me chargea sur ses épaules et me porta jusqu’à la grande grille de la résidence où la charrette attendait. Sous les rayons lunaires, le contour des montagnes se découpait avec une telle netteté qu’elles avaient l’air d’être en carton. Sur la surface luisante du plateau, parmi les arbres bas qui se balançaient ensemble et dont les feuilles scintillaient sous le vent, l’énorme cube de la résidence se détachait lourdement ; l’uniformité de sa masse n’était rompue que par les taches de lumière, qui brillaient faiblement aux trois fenêtres du nord, dominant la grille. Ces fenêtres étaient celles de l’appartement d’Olalla. Comme la charrette s’éloignait en brimbalant, j’attachai les yeux sur elles jusqu’au moment où la voiture s’enfonçant dans la vallée, je les perdis de vue pour toujours. Felipe marchait en silence à côté de la mule et, de temps en temps, l’encourageait d’une tape en jetant, en arrière, un regard sur moi. Bientôt, il se rapprocha tellement de la place où j’étais étendu, qu’il put mettre sa main sur ma tête. Il y avait tant de bonté dans ce geste, tant de simplicité, celles mêmes des êtres primitifs, que les larmes jaillirent de mes yeux, comme le sang d’une artère coupée.
– Felipe, dis-je, emmenez-moi où on ne me posera pas de questions.
Il ne répondit pas, mais fit faire demi-tour à sa mule, reprit une partie du chemin que nous avions fait, puis s’engageant sur une route, me conduisit au village de la montagne, qui était, comme nous disons en Écosse, le Kirkton 1 de ce district peu peuplé. Je n’ai gardé qu’un vague souvenir du jour qui se leva sur la plaine, de l’arrêt de la charrette, des bras qui m’aidèrent à descendre et de l’assoupissement qui me gagna avec toutes les apparences du sommeil.
Le lendemain et les jours qui suivirent, le vieux prêtre vint souvent s’asseoir à mon chevet avec sa tabatière et son livre d’heures. Quand j’eus recouvré mes forces, il me dit que j’étais sur la voie de la guérison et qu’il me faudrait songer, le plus vite possible, à mon départ. Là-dessus, sans s’expliquer davantage, il reprit une pincée de tabac et me jeta un regard oblique. Je ne feignis pas l’ignorance : je savais qu’il avait dû voir Olalla.
– Mon Père, dis-je. Vous savez que ce n’est pas une vaine curiosité qui me pousse à vous interroger. Qu’est-ce que c’est que cette famille ?
Il me répondit qu’elle était marquée par le malheur ; que les membres en étaient les derniers représentants d’une race à son déclin ; qu’ils étaient très pauvres ; et que leur éducation avait été très négligée.
– Pas celle de la señorita, dis-je. Grâce, sans doute, à vous, son instruction dépasse le niveau ordinaire de celle des femmes.
– Oui, répondit-il, elle est instruite ; mais l’éducation des autres membres de la famille a été très négligée.
– Celle de la mère ? demandai-je.
– Oui, celle de la mère, aussi, reprit le Père, en prisant de nouveau. Mais Felipe manifeste beaucoup de bonne volonté.
– La mère est très étrange ? questionnai-je.
Le prêtre opina :
– Oui, très étrange.
– Je crois, mon Père, que nous battons le buisson, dis-je. Vous devez en savoir plus, concernant mes affaires, que vous ne voulez le laisser paraître. Vous n’ignorez donc pas que ma curiosité est justifiée. Ne voulez-vous pas user de franchise avec moi ?
– Mon fils, dit le vieillard, je serai franc avec vous sur toutes les choses qui sont de ma compétence ; quant à celles que j’ignore, je n’ai pas besoin, pour être silencieux, de me faire mérite de ma discrétion. Je ne croiserai pas le fer avec vous, je comprends très bien ce que vous voulez dire. Que puis-je vous répondre, si ce n’est que nous sommes tous entre les mains de Dieu, et que Ses voies ne sont pas les nôtres ? J’ai même pris conseil de mes supérieurs, à l’église ; mais ils ont, eux aussi, observé le silence. C’est un très grand mystère.
– La señora est-elle folle ? demandai-je.
– Mon impression me dictera ma réponse, répliqua le Père. Elle ne l’est pas ; ou, du moins, elle ne l’était pas. Durant sa jeunesse – Dieu me pardonne – je crains d’avoir négligé cet agneau sauvage, elle était certainement saine d’esprit, et pourtant, quoiqu’il n’eût pas atteint à de telles hauteurs, le même courant que nous observons aujourd’hui était déjà visible ; il était déjà ainsi en son père, oui, et en d’autres avant lui. Peut-être ceci m’incline-t-il à ne pas lui attacher trop d’importance. Ces choses, cependant, s’accentuent non seulement dans les individus, mais dans la race.
Je répétai :
– Quand elle était jeune... et ma voix s’étant brisée, il me fallut faire un grand effort pour ajouter : était-elle pareille à Olalla ?
– À Dieu ne plaise ! s’exclama le Padre. À Dieu ne plaise que quelqu’un puisse parler si légèrement de ma pénitente favorite !
Là-dessus, je me dressai sur mon séant et ouvris mon cœur au vieil homme. Je lui dis notre amour et la décision qu’Olalla avait prise, je lui avouai l’horreur que j’avais éprouvée et le vagabondage de mon esprit, mis j’ajoutai, aussitôt, qu’il n’en était plus question maintenant. Avec quelque chose de plus qu’une soumission de pure forme, je fis appel à son jugement.
Il m’écouta, avec patience, sans manifester aucune surprise ; quand j’eus fini, il demeura quelques moments silencieux. Puis il s’exprima de la sorte :
– L’Église – puis s’interrompant pour s’excuser – j’oubliais, mon enfant, que vous n’êtes pas chrétien... L’Église, l’Église, même sur un point qui dépasse de si haut les problèmes habituels, ne saurait trancher de façon décisive. Mais, voulez-vous mon opinion ? La señorita, en l’occurrence, est le meilleur juge ; je m’en rapporterais à sa décision.
Sur ce, il prit congé de moi et, par la suite, espaça ses visites. En vérité, quand je fus capable de prendre quelque exercice, il sembla m’éviter et craindre ma société, non par antipathie, mais un peu à la façon dont le voyageur se détournait du Sphinx pour n’avoir pas à résoudre ses énigmes. Les villageois eux-mêmes s’écartaient de moi ; ils ne voulaient pas me servir de guide dans la montagne. Il me sembla même qu’ils me regardaient d’un mauvais œil ; les plus superstitieux d’entre eux se signaient à mon passage.
À quelques milles du village, dans la direction de l’ouest, il se creusait une brèche dans la sierra par où la vue plongeait directement sur la résidence, et dont je fis, bientôt, le but quotidien de mes promenades. Le sommet en était couronné par un petit bois et, juste à l’endroit où la route bordait celui-ci, un roc se dressait, surmonté d’un calvaire portant un Christ de grandeur naturelle et d’une expression à l’excès dramatique. De ce rocher, qui me servait d’observatoire, je contemplais chaque jour le plateau et la vieille demeure ancienne, et je pouvais voir Felipe, réduit aux dimensions d’une mouche, aller et venir dans le jardin. Parfois, le brouillard m’interceptait la vue, mais bientôt, le vent de la montagne le dissipait ; parfois la plaine somnolait à mes yeux sous le soleil immuable, ou elle s’effaçait entièrement sous le voile de la pluie. Ce poste éloigné, cette constante contemplation du lieu où ma vie avait subi un si singulier changement, convenait à l’indécision de mon humeur. Je passais là des journées entières à envisager les divers aspects de notre situation ; me laissant gagner par les suggestions de l’amour ou, au contraire, écoutant les conseils de la prudence, ou encore, balançant entre l’une et l’autre tendance.
Un jour que j’étais assis sur mon rocher, je vis s’engager sur la route un paysan plutôt décharné, enveloppé dans une grande houppelande. C’était un étranger et qui ne me connaissait sûrement pas, même de réputation, car, au lieu de prendre l’autre côté de la route, il s’avança pour venir s’asseoir près de moi. Nous ne tardâmes pas à engager la conversation. Il m’apprit, entre autres choses, qu’il avait été muletier, qu’en d’autres temps il avait beaucoup fréquenté ces montagnes et que, plus récemment, il avait suivi l’armée avec ses mules, et qu’ayant acquis une certaine aisance, il s’était retiré pour vivre avec sa famille.
– Connaissez-vous cette maison ? demandai-je enfin, en montrant du doigt la résidence, car toute conversation m’excédait, qui me distrayait de la pensée d’Olalla.
Il me regarda d’un air sombre et se signa.
– Que trop, répondit-il. C’est là qu’un de mes camarades s’est vendu à Satan – que la Vierge nous épargne la tentation ! – Lui, a payé le prix ; il se consume maintenant au milieu des flammes les plus ardentes de l’enfer.
La crainte me saisit et me rendit muet ; le bonhomme, cependant, continuait comme pour lui-même :
– Oui ! Ah ! oui, je la connais... J’ai franchi son seuil. Il y avait de la neige dans l’allée que le vent soulevait en tourbillon ; sûrement, la mort rôdait dans les montagnes, cette nuit-là, mais il y eut pire près du foyer. Je l’ai pris dans mes bras, señor, et l’ai ramené en le traînant jusqu’à la grille ; je l’ai supplié au nom de tout ce qu’il aimait et respectait au monde de venir avec moi ; je me suis agenouillé devant lui dans la neige, et il m’a semblé un moment qu’il hésitait. Mais, comme il allait peut-être m’écouter, elle apparut sur la galerie, elle l’a appelé par son nom, il s’est tourné vers elle qui se tenait debout, la lampe haute, un sourire de provocation sur les lèvres. J’invoquai Dieu à haute voix, j’enfermai mon camarade dans mes bras, mais il m’a repoussé violemment. Son choix était fait – Dieu nous aide ! Je prierais bien pour lui ; mais à quoi bon. Il y a des péchés que le pape lui-même ne pourrait pas remettre.
– Votre ami, demandai-je, qu’est-il devenu ?
– Ah !... Dieu seul le sait ! répondit le muletier. Si tout ce qu’on a dit est vrai, il aurait eu une fin digne de son péché, un péché qui fait se dresser les cheveux sur la tête.
– Quoi ! Il aurait été tué ?
– Bien sûr, qu’il a été tué. Mais comment ? De quelle manière ? Il s’agit de choses dont c’est un crime de parler, conclut le brave homme.
– Les gens de la maison... repris-je.
Le muletier m’interrompit avec un éclat sauvage :
– Les gens ? Quelles gens ? Il n’y a ni homme ni femme dans cette demeure de Satan ! Quoi ? Vous avez vécu ici pendant si longtemps, et vous ne savez pas ?...
Là-dessus, il approcha la bouche de mon oreille, et son chuchotement se fit si bas que je sentis sa crainte que les oiseaux de proie eux-mêmes de la montagne ne fussent frappés d’épouvante en l’entendant.
Ce qu’il me dit n’était pas vrai, et manquait, en outre, d’originalité. Il ne s’agissait là que de la réédition d’une légende, forgée de toutes pièces par l’ignorance et la superstition paysannes, aussi ancienne que l’humanité. Ce fut plutôt son application aux habitants de la résidence qui me frappa.
– Autrefois, dit le muletier, l’Église aurait enfumé ce nœud de basilics, mais le bras de l’Église n’a plus la même portée, aujourd’hui...
Son camarade, Miguel, n’avait pas été puni par la main des hommes, il avait été abandonné au jugement autrement plus terrible d’un Dieu offensé. Cela était mal, mais ne se reproduirait plus désormais. Le Padre ployait sous le poids des ans ; il avait été à demi ensorcelé lui-même ; mais les yeux de son troupeau étaient maintenant ouverts au danger qui les menaçait ; et un jour – avant longtemps – les flammes s’élèveraient de cette maison jusqu’au ciel.
En me quittant, il me laissa rempli d’horreur et de crainte. Quelle résolution prendre ? Devais-je avertir le Padre ou informer directement, de ce qui les menaçait, les hôtes de la résidence ? Ce fut le destin qui décida.
Comme j’étais encore hésitant, la forme d’une femme voilée, marchant vers moi, se dressa sur la route. Aucun voile ne pouvait induire en erreur ma vigilante mémoire ; à chacune de ses lignes, à chacun de ses mouvements, je reconnus Olalla, et me dissimulant derrière une saillie du rocher, je la laissai monter jusqu’au pied du calvaire. Alors je me découvris. Elle me reconnut, s’arrêta, mais ne dit mot. Je demeurai également silencieux, et nous restâmes pendant quelques instants à nous dévisager, l’un l’autre, avec une tristesse passionnée.
– Je vous croyais parti, dit-elle enfin. Partir, c’est tout ce que vous pouvez faire pour moi. Je ne vous ai jamais demandé autre chose. Et cependant, vous êtes toujours là. Mais ignorez-vous que chaque jour accroît le péril de mort, non seulement sur votre tête, mais sur les nôtres ? Une rumeur s’est répandue dans la montagne : on affirme que vous m’aimez et on ne le tolérera pas.
Je compris qu’elle était informée du danger qui la menaçait, et je m’en réjouis.
– Olalla, lui dis-je. Je suis prêt à partir aujourd’hui, à l’instant, mais point seul.
Elle fit un pas de côté et s’agenouilla devant la croix pour prier. Je demeurai immobile, cependant que mes yeux allaient et venaient de la jeune fille à l’objet de son adoration, de la forme vivante de la pénitente à l’image tragique et grossière, avec ses côtes saillantes et ses blessures peintes. Le silence n’était rompu que par le vol de grands oiseaux qui tournaient en cercle autour du sommet de la montagne, comme saisis de surprise ou frappés d’alarme. Olalla se leva de nouveau, se tourna vers moi, écarta son voile et, s’appuyant toujours d’une main sur le gibet du calvaire, me contempla avec une expression de tristesse répandue sur son visage pâle.
– J’ai posé la main sur la croix, déclara-t-elle. Le Padre m’a dit que vous n’êtes pas chrétien ; mais élevez vos yeux, comme s’ils étaient, un instant, les miens, vers la sainte face de l’Homme des Douleurs. Nous sommes tous ce qu’Il fut – les héritiers du péché ; nous devons tous supporter et expier une faute que nous n’avons pas commise ; il y en a nous et en moi-même, en vérité, une étincelle du divin. Comme Lui, il nous faut souffrir quelque temps jusqu’à ce que revienne le jour qui apporte la paix. Laissez-moi suivre mon chemin toute seule ; c’est ainsi que je serai le moins abandonnée à moi-même, car j’aurai pour ami Celui qui est l’ami de toutes les âmes en détresse ; c’est ainsi que je serai le plus heureuse, ayant dit adieu pour toujours au bonheur terrestre et accepté de plein gré ma part de misère.
Je regardai le visage du crucifié. Quoique je fusse étranger au culte des images et éprouvasse une certaine antipathie pour l’art d’un réalisme primitif, qui avait sculpté celle-ci, quelque chose du sentiment qu’elle exprimait se communiqua à mon intelligence. La face se pencha vers moi avec une expression de souffrance fixée par la mort ; mais l’auréole de gloire l’entourait et me rappelait que le sacrifice avait été volontaire. L’homme-Dieu se dressait là, comme il se dresse aux carrefours de tant de routes, – emblème de la plus triste des vérités, – prêchant en vain aux passants que le plaisir n’est pas une fin, mais un accident, que les plus magnanimes choisissent la douleur, que le mieux est de souffrir toutes choses, et d’agir bien.
Je me détournai et descendis, en silence, la route de la montagne. Quand, avant que les bois ne se refermassent sur mes pas, je jetai un suprême regard en arrière, Olalla n’avait pas bougé : elle s’appuyait toujours au gibet de la croix.
R.-L. STEVENSON.
(Traduction inédite de Luce Clarence).
Paru dans La Revue universelle
en juin 1939.