La pénitente
BALLADE.
Écoutez, femmes allemandes qui êtes dans votre fleur, une histoire des temps anciens, que moi-même je ne puis sans effroi confier à vos oreilles ; vous verrez en tremblant comment un terrible chevalier vengea la honte de sa couche.
Dans les vieux siècles de prud’homie, ou la chasteté était coutume, et quand une femme m’osait dévier de l’épaisseur d’un cheveu, un chevalier venant de loin (c’était le prince de Navarre qui l’envoyait à l’empereur) arriva dans la sainte terre d’Allemagne.
Or un soir, bien tard, que le torrent et le vent mugissaient ensemble, et que son destrier n’en pouvait plus, il se trouva près d’un château à créneaux, à travers lesquels sifflait la tempête, qui déchevelait en même temps les ormes de la cour. Là demeurait un chevalier allemand. Le preux Navarrois transporté d’aise pique son coursier vers le castel aux hautes tourelles.
Il frappe fort à la porte ; les dents lui claquent, il est raide de froid, car âpre était la gelée d’hiver. Bientôt paraissent de dignes serviteurs qui prennent le destrier par la bride, examinent l’écusson du noble étranger, puis le conduisent à la lueur des torches dans le château.
Cordialement, à la manière allemande, le châtelain marche au devant de lui. « Viens te reposer chez moi de ta rude course ; répare tes forces à ma table. Comme le givre brille dans ta barbe ainsi que dans tes cheveux ! Ta main est toute glacée. »
Au son des cors recourbés il mène l’homme morfondu, par un escalier tortueux, dans les salles pleines de bougies. Ses ancêtres se tenaient tous là, de bronze fondu, richement armés, innombrables, dans une chambre immense.
C’est en cet endroit qu’il fait préparer le repas, et déjà ils s’asseyent à table. Nos héros boivent frais, ils vident gobelets et larges verres selon l’usage des temps ; le vin du Rhin et de Tokai, d’Italie et de Bourgogne glissent dans le canal uni de leur gorge.
Mais au milieu de la joie une porte s’ouvre. Muette, d’un pas solennel et lent, s’avance une femme en vêtements noirs.
La terreur et le frisson saisirent le gentilhomme navarrois ; il était blême ; une coupe double roula de ses mains, et il doutait si la vie était dans cette femme, si elle allait planer, s’abîmer ou s’enlever comme un de ces spectres de la nuit qui veille aux heures effrayantes.
Cependant elle s’approche d’eux, se place à la table, mange deux bouchées de poisson et de pain, puis agite une sonnette ; aussitôt apparaissent, avec le visage trouble de la compassion, des valets pour servir leur dame ; elle fait signe à un d’eux ; il comprend son douloureux regard et va.
Et déjà il tient dans sa main gauche un crâne, le lave bien proprement, y verse de l’eau et va en silence le lui présenter. Hélas, elle laisse tomber ses yeux, voit l’eau reluire dans le crâne ; elle frissonne, boit d’un trait, pose l’horrible vase et se retire en chancelant.
« Je t’adjure, s’écrie en se levant le chevalier étranger, dis-moi ce qu’a fait cette femme ? Comment peux-tu la supplicier ainsi ? Comment peux-tu supporter la plainte muette de ses pleurs ! Elle est belle comme sont les anges et patiente comme un enfant.
« – Étranger, elle est belle ! Je bâtissais tout mon bonheur sur sa beauté ; je me désaltérais dans ses regards, lorsque tenant son doux luth, elle me regardait pieuse et aimante ! Ah ! tout mon cœur, sans le moindre doute, s’abandonnait à elle ; que j’étais un homme heureux !
« Ses beaux yeux mentaient ! Qui peut sonder un cœur de femme ! Son amour s’était envolé vers un jeune page que j’élevais au château. Longtemps elle m’a trompé ; l’amour et la fidélité de mon âme demeuraient toujours les mêmes.
« Une nuit, revenant, sans être attendu, de joyeuses victoires, Dieu ! que vit mon premier regard en la retrouvant après une longue absence ? Elle était dans ma couche avec l’adultère ! Le tâche se prit à ramper comme un serpent ; mon épée ne l’épargna point.
« Mais elle, elle tomba à mes pieds suppliante : “Seigneur, ayez pitié de moi, et faites-moi mourir ! Faites-moi expier mon crime ! Je veux baiser le fer qui va répandre mon sang et m’envoyer rejoindre l’homme à qui je me suis livrée.”
« À cet instant, je pensai malgré mon courroux, au sort de sa pauvre âme, et l’image de l’enfer jeta l’épouvante dans mon cœur ; cependant la vengeance veillait encor, et elle attisait le feu de ma colère ; je dis : Tu expieras mon opprobre.
« Mais point avec ta vie ! car, que gagnerais-je à te jeter en proie au diable ? Non : avec des larmes, des prières et des frissonnements tu t’efforceras d’atteindre le salut, si Dieu veut te pardonner ; mais jusqu’à la mort je te donnerai de l’affliction, de l’angoisse, des supplices.
« Alors je lui fis raser la tête ; je pris son or et ses diamants ; je la couvris d’un voile sans me laisser ébranler par ses larmes. Les peines qu’elle a à dévorer, tu peux les apprendre de sa bouche. Recueille tous tes esprits et suis-moi par cette porte ! »
Et il lui fait descendre un escalier long, raide, obscur. « Ah ! tu me conduis dans un tombeau », crie le chevalier, et il était interdit. « As-tu déjà peur avant d’entrer », répond le châtelain ? – « Mais écoute le léger son d’un luth ! Elle accompagne de cet accord son chant de pénitence.
« Halte ! nous sommes au seuil ! » Et le chevalier allemand ouvrit la serrure, dont le ressort céda en criant, et ils la virent dans sa cellule ! La clarté du jour lui faisait baisser les yeux, ses yeux desquels une source de larmes ruisselle, du fond de son cœur contrit, sur un psautier ouvert.
« Ah ! combien amer est son sort ! » crie l’hôte, et il recule. Le terrible chevalier le conduit à une armoire. Comme frappé de la foudre, l’étranger voit derrière un treillis (oh ! qui eût pu le croire ?) un squelette sans tête.
Lorsque le Navarrois eut repris ses sens, le châtelain lui dit : « Vois l’homme dont l’amour a séduit cette femme. D’abord il brûlait en silence pour elle ; ensuite, il lui découvrit sa flamme. Cet homme, qu’elle appela son fidèle amant, et qui, par un exécrable forfait, a déshonoré ma couche !
« Maintenant, sa plus dure souffrance est qu’elle doit, sans cesse, avoir auprès d’elle l’homme adultère, cause de tous ses maux. Ce regard autrefois l’enivrait de délices ; elle voudrait à présent le fuir ; mais il demeure là toujours devant elle ; et aux repas, son crâme lui sert de coupe. »
Avant de s’éloigner de la dame, l’étranger lui souhaite patience et rémission de sa faute ; le regard baissé, les lèvres pâles, elle répond : « Noble chevalier, mon crime ne peut s’exprimer avec des paroles ; ta servante souffre justement. »
Puis, d’une voix douce, elle dit aux chevaliers : « Bonne nuit. » Ils sortent de ce lieu de douleurs. L’image de si affreux supplices bouleverse l’âme du Navarrois : elle lui voile son chemin déjà sombre ; une sueur froide, froide comme la neige, coule de tout son corps.
Enfin il arrive à sa chambre. Agité par l’effroi et le chagrin, toute la nuit il veille ; une longue nuit d’hiver ! Hélas ! il a toujours devant lui la dame, telle qu’il l’a vue à la pâle lueur de sa lampe, jouant du luth, chantant et pleurant. Jamais il ne s’était vu une femme si infortunée et si belle !
Dès que l’aube rougit l’horizon, il s’apprête pour le départ, va trouver le chevalier allemand, le prend par la main et le conjure de la délivrer du martyre avant que la douleur ne l’ait tuée. Il dit, s’élance sur son cheval, et s’éloigne du château.
Les souffrances de la dame continuent avec les années. Durant des années ses larmes tombent, chaque jour, en brillant, dans l’amer breuvage. Morte à toutes les joies, privée de toute consolation, ne se nourrissant que de ses peines, elle chante son pieux chant de pénitence, chaque jour, aux accords de son luth.
Enfin, ses doux gémissements et sa douleur pleine d’humilité touchent le cœur de l’austère gentilhomme. Qui peut résister toujours aux sons d’une tendre plainte ? Les pleurs d’une femme qui souffre, muette et résignée, triompheraient même d’une âme de pierre.
Voilà qu’il a abandonné le serment terrible de lui faire endurer son châtiment tout le temps de sa vie, de lui faire expier son crime jusqu’à la mort. Il la reçoit de nouveau dans couche, vit heureux avec elle, engendre des fils forts et beaux, des filles belles comme leur mère...
Pour l’instruction de nos femmes, j’ai publié cette histoire, et l’ai mise en petites rimes. C’est aussi pour convertir les messieurs, qui séduisent le cœur des dames ; messieurs, dont le nombre tous les jours augmente. Hélas ! des milliers de crânes que nous voyons, devraient être sur les buffets !
Friedrich Leopold von STOLBERG.
Paru dans la Revue européenne en 1831.