Les légendes des forges

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Benjamin SULTE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les légendes des Forges ! un monde d’anecdotes, de faits surnaturels, d’apparitions qui donnent souleur et que vous croirez si vous voulez.

 

*     *     *

 

Les Forges sont comme un village détaché des Trois-Rivières. On s’y rendait, il y a cinquante ans et plus, par une belle route ouverte à travers la forêt. Mon grand-père, allant un jour à la messe en ville, au mois de janvier, par un froid de loup, aperçut un homme en bras de chemise, la tête nue, qui se faisait la barbe en se mirant dans une « plaque » taillée à coups de hache sur le tronc d’un bouleau.

Cet évènement fit sensation, comme bien on pense. Les malins prétendirent que mon aïeul était un « histoirien fini », c’est-à-dire peu croyable.

Vers le même temps, toutefois, une famille des Forges, qui passait par le ruisseau de la Pinière, se trouva arrêtée là parce que le cheval ne pouvait plus marcher ; la voiture était devenue tellement lourde qu’elle demeurait comme fixée au sol. Après des efforts inouïs de poignets et d’épaules, quelqu’un eût l’idée heureuse de laisser tomber sur la route une poignée de gros sous, et le charme se trouva rompu. Vous voyez bien que mon grand-père ne s’était pas trompé.

 

*     *     *

 

Mais pourquoi les gros sous ?

Pour aider mademoiselle Poulin de Courval à continuer son procès en revendication de la propriété des Forges. Cette demoiselle a beau être morte depuis plus de cent ans, elle plaide toujours dans la tradition et ne cessera de plaider. C’est au ruisseau de la Pinière qu’elle a enfoui un coffre renfermant ses parchemins, et c’est dans la Vente-au-Diable qu’elle en a caché la clef. Une vente, c’est une clairière de la forêt où l’on cuit le charbon de bois destiné aux hauts fourneaux des Forges. Voyez comme tout cela s’accorde bien. Si mon grand-père n’avait pas tant aimé les sous, peut-être eut-il contribué de sa souscription à défrayer ce procès célèbre.

 

*     *     *

 

Il y avait un homme du nom d’Édouard Tassé que ces fantasmagories agaçaient. Il se révoltait chaque fois que le « beuglard » courait après lui.

Le beuglard, c’est, (c’était, car on ne l’entend plus de nos jours) une voix puissante : ah-ou-ah ! qui arrivait du fond des bois et pourchassait les passants sur le chemin des Forges.

Lorsque j’étais jeune et que je ramassais des framboises ou des bleuets sous les talles des grands pins, les hommes sérieux qui nous apercevaient de loin imitaient le ha-ou ! du beuglard, pour nous donner l’épouvante.

En ce temps-là, le gros marteau des forges retentissait encore, de dix secondes en dix secondes, à travers les branches de la forêt. Ah ! que nous avions peur, et que nous étions fiers de raconter cela au logis, pour effrayer les tout petits camarades !

Édouard Tassé, ayant un jour appris que mademoiselle Poulin, en mourant, avait voué les Forges au diable, parce que l’on ne voulait pas les lui rendre, se détermina à chasser monsieur Satanas. À partir de ce moment, il se mit à injurier ce personnage partout où il rencontrait des manifestations de sa présence. Tout le monde tremblait pour lui mais il se vantait de pouvoir cogner le nez au mauvais esprit.

 

*     *     *

 

Un soir, par un clair de lune, notre homme revenait des Trois-Rivières, avec un charretier peu au courant de la chronique des Forges. Tout-à-coup, la charrette s’immobilise et pas moyen de faire repartir le cheval. Tassé saute à terre et lance autour de lui mille provocations, dans un langage à faire friser les oreilles d’un éléphant. Une voix lui répond en ricanant. Tassé se fâche et entame un dialogue effroyable avec l’être invisible qui lui barre le chemin. Le charretier veut se sauver, mais ses jambes sont de plomb. Le beuglard remplit la forêt de son souffle lamentable ; Tassé tient bon et dit pis que pendre au roi des enfers. Enfin, le bruit cesse, le cheval se remet à marcher de lui-même et Tassé n’a qu’un mot pour tout expliquer : « Je l’ai envoyé au diable. »

Le charretier n’a jamais voulu retourner aux Forges.

 

*     *     *

 

Un dimanche matin, trois hommes étaient allés à la Vente-au-Diable chercher du charbon. C’était par paresse qu’ils n’y étaient pas allés la veille.

En revenant, ils aperçurent un individu qui conduisait un banneau de charbon pareil à les leurs et qui se dirigeait vers la cime du cap, où il y a un abîme de cent pieds coupé à pic. Cheval, voiture, conducteur, tout dégringola dans le vide – et nos travailleurs du dimanche comprirent la leçon.

 

*     *     *

 

Tassé veillait un soir en nombreuse compagnie. Un coup de vent survint, puis le beuglard passa par le milieu du village. Chacun était sur pied, plus mort que vif. Les portes et les fenêtres résonnaient comme des tambours sous les coups secs qui les frappaient. Tassé ôte son habit et sort en égrenant les plus gros jurons de son répertoire. Il y eut une bataille qui dura vingt minutes au milieu d’un vacarme étourdissant. Trois fois le diable accula son adversaire sur la porte de la maison et le cribla de coups de poings, mais les hommes se pressaient en dedans sur la porte et la maintenaient fermée. Enfin, le tapage s’étant apaisé, on ouvrit pour respirer l’air et prendre connaissance de l’état des choses. Lorsque Tassé rentra, il était couvert de sang, sa chemise en loques et la moitié de sa barbe arrachée.

– N’importe, dit-il, vous ne l’entendrez plus ; je lui ai cassé les deux cornes ; il n’y reviendra jamais car il m’a demandé pardon.

Qu’en pensez-vous ?

 

*     *     *

 

Édouard Tassé, contremaître aux Forges, était très aimé de ses hommes, à cause de sa vaillance, et de sa bonne humeur et de sa manière de conduire le travail. Son fils Louis est maintenant inspecteur d’écoles à Ottawa. Les deux fils de ce dernier, Damase et Emmanuel, résident aussi à Ottawa.

Aux Forges, Tassé passe pour un être merveilleux, puisqu’il a délivré le village des tracasseries incommodes de Mlle Poulin et de son chargé d’affaires. Sa mort a été édifiante, religieusement parlant. Voilà un garçon que les poètes chanteraient si nous avions encore des bardes à la longue chevelure, allant de château en château réciter leurs compositions la harpe à la main, s’asseyant à des festins royaux préparés par des châtelaines idéales et vidant les coupes d’or qui renferment la boisson des dieux.

Toutes les légendes de l’antiquité sortent de pareilles sources. Elles ont amusé l’enfance de la famille humaine. Je retrouve dans Homère, et jusque dans le Dante, des récits, des tableaux qui sont chez nous de tous les jours. Les écrivains incomparables, qui ont consacré ou plutôt coulé en bronze ces premiers jets de l’imagination des peuples, n’ont travaillé que pour se rendre immortels, ou du moins durables parmi nous et ils y sont parvenus. Le siècle actuel a d’autres instincts ; nous écrivons ces récits pour amuser les intimes, car il est agréable de recueillir ces « contes de la veillée » dont les héros sont si près de nous, et d’expliquer comment tant de pages étonnantes sont nées chez les vieux conteurs dont la charmante diction nous enthousiasme encore aujourd’hui.

 

 

 

Benjamin SULTE, 1890.

 

Paru dans Contes et légendes des Vieilles Forges,

Éditions du Bien Public, Trois-Rivières, 1954.

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net