Le hêtre sanguin

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Carmen SYLVA

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’EST un magnifique coin de terre que le parc de Nothhausen. Il est adossé à une colline, à l’abri du vent. La Wied serpente au pied des arbres géants et on peut la passer sur le plus ancien pont suspendu d’Europe, dit pont tremblant. Tout près fume, flambe et gronde la masse noire des anciens hauts fourneaux nommée le Rasselstein. Au-dessus s’étage, de l’autre côté de la Wied, Niederbiber, au penchant de la colline qui fut un castrum romanum. La tour de la vieille église date des Romains. Dans l’église repose le comte Hermann de Wied, archevêque de Cologne, qui fut un grand érudit, un ami de Luther et de Mélanchton, avec lesquels il fut en correspondance.

Entre Niederbiber et le Rasselstein est une petite fontaine, appelée Fontaine de Marie, et qui pour cette raison guérit les maladies et surtout les maux d’yeux. La petite fontaine ne tire pas toutefois son nom de la Mère de Dieu, mais de celui de la princesse de Wied. Mais qu’importe à la croyance populaire ? Les eaux n’en guérissent pas moins. La rivière s’en va au Rhin à travers des vergers et des vignes et d’innombrables villages ; et le parc s’étend silencieux, humide, ombreux, avec ses chants de rossignols, ses gras herbages et toutes sortes d’ombelles en fleurs, qui y poussent à une hauteur incroyable. Les fêtes des tireurs troublent seules quelquefois les rossignols et causent du dommage aux fleurs.

Où l’on est le mieux, c’est dans une petite clairière entourée de mélèzes, de chênes, de hêtres et de frênes, hauts comme le ciel : là se dresse élégant et solitaire un hêtre sanguin. Ses feuilles sont presque noires, et les rayons du soleil peuvent seuls leur donner des tons de pourpre. On dirait que les autres arbres se sont retirés loin de lui, par respect ou par répulsion, qui peut le dire ? C’est un arbre superbe et quand mon père disait : « Allons au hêtre sanguin ! » alors en nos cœurs montait une prière, comme si nous allions à l’église. Cette clairière a du reste aussi la forme d’un panthéon, et le hêtre sanguin y tient la place de l’autel du sacrifice. Peut-être sait-il pourquoi il est si rouge. Je l’ai entendu une fois bien distinctement causer d’une ancienne histoire, en répondant aux reproches des autres arbres, qui lui disaient qu’il était autrement que tous les autres, qu’il n’était pas un arbre naturel, mais un arbre étranger au pays.

Alors le hêtre secoua son feuillage sombre et commença ainsi :

Par une matinée merveilleuse de printemps vint un jeune voyageur qui remonta la Wied du Rhin jusqu’ici. En ce temps-là un pont de bois était jeté sur le ruisseau, aux eaux gonflées et sauvages. Le voyageur demeura longtemps sur le pont, occupé à regarder les ondes tourbillonnantes. Vêtu d’une jaquette de velours brun bordée de fourrure de renard bleu, il avait sur ses blonds cheveux une barrette verte à la plume retombante et au dos un luth. L’ombre des saules atteignait presque au beau jeune homme, appuyé légèrement au mince garde-fou, si mince qu’il semblait devoir céder à la moindre pression.

Quelque chose de brillant et de lumineux descendit alors le ruisseau. Le voyageur regarda de ses yeux de faucon et aperçut un radeau fait à la hâte de trois ou quatre souches d’arbres tout au plus, et dessus une magnifique jeune fille qui dirigeait son radeau à l’aide d’une longue perche et le poussait en avant avec une vertigineuse vitesse. Elle était vêtue de velours vert. La robe était relevée par des chaînes d’or auxquelles pendait un poignard richement orné de pierres précieuses. Dessous on voyait un vêtement de soie bleu clair. D’épaisses tresses brun foncé lui tombaient sur la nuque, à l’ombre du large chaperon bleu clair, aux crevés de satin pourpre. Ses sourcils foncés, très droits, se rejoignaient presque à la naissance d’un nez fin, également droit. Les yeux profondément enfoncés étaient bleus comme la fleur de la gentiane, et les lèvres hardiment arquées laissaient briller de temps à autre deux rangs de dents admirables.

Le long de la rive galopait un jeune cavalier sur un magnifique étalon noir. Il était vêtu de velours bleu foncé, et un manteau rouge flottait à ses épaules, où il était retenu par une riche chaîne. Il avait des bottes molles de cuir, avec de longs éperons à molettes, et les enfonçait dans les flancs de l’animal écumant, qui refusait de s’engager sur le pont.

La jeune fille fit entendre un rire court et cordial ; deux ou trois vibrations mélodieuses seulement, et regarda en arrière. À ce moment elle ne fit pas attention au tournant du ruisseau, et son radeau vint atterrir à la rive, juste sous le pont.

« Jutta ! cria d’en haut le voyageur en agitant sa barrette. Jutta ! c’est vous, mais qui suis-je ? »

La jeune fille regarda en haut : ses yeux semblèrent s’enfoncer encore plus sous leurs sourcils, et l’instant d’après elle s’écria :

« Henri ! Henri d’Osterding, certes, et pas un autre ! »

Le cavalier s’était enfin rendu maître de son cheval. Il alla tout droit au voyageur, tenant d’une main vigoureuse la bête piaffante et écumante, et tendant l’autre au jeune homme, qui venait de passer rapidement le pont.

« Mais moi, qui suis-je ? demanda le cavalier.

– Vous pourriez bien être l’aimable cousin de la belle Jutta, Almann de Sayn, le sauvage compagnon.

– C’est cela ! Et nous étions de nouveau en train de faire une de nos sauvages parties. Jutta a construit le radeau et parié qu’elle arriverait avant moi au Rhin, et tu vois, Henri, que j’ai par galanterie retenu mon cheval.

– Non, c’est trop fort ! vantard ! » cria Jutta qui remontait d’un bond sur la rive, en ôtant ses longs gants de peau pour donner à Henri sa belle main à baiser.

Elle caressa l’étalon, le nomma Selim, son Selim : car le cheval était à elle, puisqu’elle avait gagné son pari.

« Pas du tout ! s’écria Almann, ce n’est pas du tout décidé ; vous étiez échouée !

– Parce que vous avez failli tomber.

– Mais je ne suis pas tombé.

– Et moi je me serais depuis longtemps remise à flot.

– Mais en tournant vous auriez perdu du temps.

– Et avec la vitesse des eaux je serais descendue si vite !

– Trop tard ! j’aurais eu de l’avance.

– Adieu, Selim ! dit Jutta en donnant un léger coup sur l’encolure de l’animal, ce sera pour une autre fois, Venez par ici, messeigneurs, dans le bois, nous nous reposerons.

– Je suis de nouveau trouble-fête, dit Henri, tandis qu’Almann descendait de cheval et attachait la bête.

– Pas du tout ! s’écria Jutta, ne savez-vous donc pas comment Almann et moi nous ne cessons jamais de nous quereller ? Je disais : « Jamais je ne serai ta femme ! » et alors il pleurait.

– Jamais ! je n’ai jamais pleuré ! Quelle idée ! Je disais : « Ah ! alors j’en prendrai une autre », et je sifflais un air, et là-dessus la petite Jutta devenait toute rouge de colère et me donnait un soufflet sonore.

– Ah ! ne le croyez pas, Henri, il se vante. Aurais-je donc ainsi abaissé ma main princière ?

– Oh ! oh ! suis-je donc votre homme lige ?

– Je ne voulais point parler de la joue, mais du soufflet même. Mais où avez-vous donc été, Henri, depuis que vous avez quitté le Rhin ?

– J’ai été partout.

– Chez les barbares aussi ?

– Presque.

– Allons, asseyez-vous là près du bord, sous l’ombrage, d’où nous verrons venir les chevaux, et racontez ; et puis vous viendrez avec nous au château de Wied, au château-neuf, que mon père préfère au château-vieux, celui de là-haut, où personne ne peut arriver. Nous habitons toujours en bas.

– Le comte Meffried est-il toujours aussi gai et bien portant ?

– Oh oui ! et mon frère Arnold veut aller en Terre Sainte, et mon frère Friedwart ne pense qu’à la chasse. Il n’y a que mon frète Gotthold qui lit le latin : il sera peut-être prêtre un jour, et il me faudra lui baiser la main, ce sera drôle.

– Et leur unique sœur est toujours le Benjamin de tout le monde ?

– Horriblement gâtée ! dit Almann en intervenant. Je t’assure, Henri, qu’elle est si généralement divinisée, que je me suis commandé des coussins dans toutes les chambres, afin de pouvoir sans douleur rester en adoration perpétuelle devant elle.

– Vous voyez, Henri, combien l’adoration !... Ah ! mon pauvre Selim !...

Mon Selim ! toujours mon Selim ! N’est-ce pas, Henri, qu’un pari est un pari ?

– Je recommencerais, dit le ménestrel, et cette fois je voudrais tenir la rame.

– Et me jeter à l’eau ? J’y renonce. Mais à présent racontez. »

Les trois jeunes gens s’assirent l’un près de l’autre, sous l’ombrage d’un énorme chêne, et Henri parla du Rhin et des Alpes, de la Thuringe et de la Bohême. Il laissa entendre qu’il avait fait de sérieuses conquêtes et que plus d’un soupir avait dans plus d’un castel accompagné son départ.

Jutta le menaça du doigt. Il avait une masse de fins cheveux blonds, qu’il rejetait d’un léger mouvement en arrière de son front, des yeux bleu clair si enfoncés que sous les clairs sourcils il y avait une ombre qui les faisait encore paraître plus lumineux et plus doux. Le nez était fin et mobile, les lèvres droites, ombrées d’une petite moustache claire ; le menton avait une fossette profonde. Plus d’une fois il s’arrêta charmé et prêta l’oreille aux roulades du rossignol ; deux ou trois fois même il fit vibrer son luth, comme s’il eût voulu accompagner le mignon chanteur.

Almann écoutait d’une oreille distraite. Ses petits yeux gris cherchaient les chevaux qu’il croyait entendre. Une légère barbe brune commençait à friser à son menton et à ses joues. Ses cheveux étaient bouclés, mais coupés plus court qu’on ne les portait d’ordinaire. Sa taille était haute et bien prise, mais cependant moins svelte et moins élancée que celle du trouvère, haut comme un cèdre.

« Écoute donc, Almann ! dit Jutta à plusieurs reprises.

– Mais j’écoute, j’écoute », répondit-il, le regard cherchant dans le lointain.

Il fut aussi le premier à apercevoir les chevaux.

« Allons, vite ! dit-il en se levant, sans cela il fera nuit avant que Henri arrive au château-neuf.

– Ah ! le château-neuf va se ranimer ! cria Jutta en bondissant sur les planches du pont de manière à le faire trembler.

– Mais, Jutta, es-tu folle ?

– Quoi donc ?

– Est-ce qu’il est nécessaire de prendre un bain ?

– Ce serait trop joli ! Quel événement ! Et l’on se disputerait pour me sauver, afin que le joyau n’allât pas au fond !... »

Henri monta le cheval frais amené pour Almann, Almann prit Selim, et Jutta s’élança sur un palefroi alezan doré, dont la robe faisait délicieusement ressortir son costume vert et qui, à l’appel de son nom de Thusnelda prononcé par sa maîtresse, lui obéissait comme un chien. Les trois charmants compagnons remontèrent au galop la vallée de la Wied, parée du feuillage printanier des hêtres. L’eau était couleur d’émeraude, et les truites, bondissant après les mouches qui volaient çà et là, la pointaient d’étincelles lumineuses et de petits flocons d’humide poussière.

Quelques jours plus tard Henri chevauchait du château-neuf vers Altwied. Il était en habits de fête, en velours violet avec des bas de soie blancs et des rubans jaunes sous les genoux. Il avait passé à son bras les rênes de son cheval et décroché sa mandoline, et il chantait dans l’air du printemps, que c’était plaisir à l’entendre.

Le chemin suit tous les détours de la Wied, au pied des collines. Souvent le vallon se resserre, si bien que des deux côtés les forêts de hêtres viennent se refléter dans l’eau. Les hêtres ont depuis ce temps-là bien des fois vieilli et rajeuni, et d’Altwied il ne subsiste plus que des restes. La Wied se recourbe si fort à cet endroit, que la ruine sur son rocher et le village à son pied sont sur un promontoire. Quand on vient d’en haut, on n’aperçoit d’abord que le château se mirant dans l’eau. Il doit avoir été très grand jadis, avec beaucoup de tours, d’angles et de poternes. On a dû dans ces derniers temps démolir plusieurs pans de murs, parce qu’ils menaçaient de tomber sur les toits des maisons. Mais, au jour dont nous parlons, les pennons flottaient aux créneaux ; dans la petite église d’en bas, où gît la comtesse Mechtildis, les cloches carillonnaient à toutes volées et appelaient les gens qui descendaient des hauteurs environnantes ou montaient du Rhin à cheval.

Aujourd’hui c’était la noce de la belle Jutta avec le très envié Almann de Sayn. Elle était dans sa chambre et regardait dans le miroir qu’une amie tenait devant elle. Elle avait une robe de velours blanc, retroussée par des chaînes de perles et une aumônière brodée de perles. Au-dessous on voyait un vêtement de brocart d’or. Ses cheveux retombaient, en quatre larges nattes tressées avec des perles, jusqu’aux chevilles, comme si le filet d’or et de pierreries qui couvrait sa tête n’avait pu les contenir. Un voile d’un tissu de soie aussi fin qu’une toile d’araignée, lamé d’or, venait d’être posé sur sa tête ; la fraîcheur de son teint en ressortait davantage, et plus foncés paraissaient ses cheveux sur sa gorge à la blancheur de neige.

« J’espère que tu seras heureuse, très heureuse, ma douce enfant ! » lui dit sa nourrice.

Jutta ouvrit tout grands ses yeux bleu foncé.

« Pourquoi ne le serais-je pas, Walnod ? dit-elle, je l’ai toujours été.

– Tu aimes aussi ton fiancé par-dessus tout ?

– Par-dessus tout ? Ce serait trop demander : par-dessus mon père et mes trois frères ? Non, Walnod, cela n’est pas possible. »

Walnod soupira et du coin de son tablier blanc sécha une larme, puis s’occupa vivement du fin chaperon qui enfermait le front et les oreilles et descendait jusqu’à la collerette, donnant aux yeux noirs vifs et aux mignonnes joues incarnates de la jeune fille un éclat particulier.

« Voilà que tu pleures de nouveau ! s’écria Jutta, tu m’as pourtant promis de ne pas pleurer aujourd’hui. Je ne pleure pas non plus, quoique je sois fiancée ; je ne puis même pas comprendre ce que les fiancées ont toujours à gémir, comme si un grand malheur menaçait leur jeune existence. Je trouve cela tout à fait amusant d’être fiancée. Je connais Almann depuis l’enfance, et j’ai toujours su que je serais sa femme ; cela doit être triste quand on est étranger l’un à l’autre ! »

Des exclamations joyeuses et des chants solennels accueillirent la fiancée lorsque, conduite par son père, elle franchit le seuil du château. Le comte Meffried portait un ample vêtement de dessus aux longues manches, de velours vert foncé, tout bordé de martre zibeline, et un vêtement de dessous gris de brochet, des bas de même couleur et des souliers verts. Son large chapeau était aussi garni de martre zibeline, et dessous brillaient des cheveux gris et une barbe grise. Le fin visage du père ressemblait tout à fait à celui de la fille : c’était le même nez, les mêmes sourcils rapprochés, les mêmes yeux bleus comme la gentiane ; le teint était bruni et hâlé par l’habitude de la chasse.

Le fiancé avait un justaucorps rouge, avec ceinture et fourreau d’épée magnifiques ; les trois frères de la fiancée, de beaux et robustes jeunes gens, distingués et gracieux, avaient pris au milieu d’eux Henri de Osterdingen, leur ami de jeunesse, et tous les quatre marchaient fièrement comme s’ils s’en allaient conquérir le monde. Les invités étaient innombrables, tous couverts de vêtements brillants et de joyaux précieux, de sorte qu’il semblait aux paysans accourus que c’était du ciel que descendait la noble compagnie par le raide chemin du château. Il faisait à l’église une chaleur étouffante, et la cérémonie fut longue, ce qui nuisit à la gravité des assistants. Mais quand le comte Meffried bénit de ses mains tremblantes son enfant, en lui disant : « Tu dois me faire honneur, par une vie sans tache, par une fière humilité, par une noble soumission ! », tous les yeux se voilèrent de pleurs et Jutta sentit un frémissement parcourir son corps, comme un frisson de peur, si elle avait connu la peur. En levant les yeux, elle vit Henri attacher sur elle un regard si ardent, qu’elle baissa de nouveau ses paupières.

Le repas fut riche et délicat, servi en grande pompe ; les vins étaient des meilleurs crus, et lorsque les jeunes époux furent en selle sur leurs chevaux caparaçonnés d’or, tous les jeunes gens montèrent à cheval pour leur faire la conduite jusqu’au château de Sayn. Ce fut une étincelante escorte, en ce jour joyeux de printemps.

On ne voulait pas dans les premiers jours troubler la solitude des deux époux au château de Sayn, mais ceux-ci vinrent eux-mêmes. Jutta n’y pouvait plus tenir : elle voulait revoir son père et ses frères. Elle avait le mal du pays comme s’ils eussent été séparés depuis un an. Du moins ce fut là le récit du mari, mais Jutta en rit de bon cœur ; elle raconta comme son château était beau, au-dessus d’un paysage tout paré de fleurs. Elle avoua qu’il était un peu silencieux sans ses frères. Elle glissa en secret à son frère le savant une chanson qu’elle avait faite et joliment écrite sur de petites feuilles de papier. À côté était la traduction latine : le frère la lut et hocha la tête, en disant que ce n’était pas là un travail soigné. Plus tard il la montra à son ami Henri. Celui-ci fit peu attention à la version latine, mais il songea, et songea encore, à la chanson allemande, et devint de plus en plus sérieux. La voici :

J’étais forte et libre comme le chevreuil ou le cerf ; mais où je suis maintenant, je n’ai plus l’amour joyeux de la vie.

La terre où s’est passé mon beau temps est grande et vaste ; mais la sévère destinée de la femme m’a chassée de mon doux nid.

Ô mes jeunes années, comme vous avez fui ! Je ne suis plus jeune fille. Hélas ! qu’êtes-vous devenues, heures passées !

J’étais si libre et si fière ! À présent je dois servir. Devant le soleil brûlant, le printemps a quitté la terre !

« Quel air avait-elle ? demanda enfin Henri.

– Oh ! très contente ! elle riait.

– Et elle t’a donné cela ?

– Oui, en disant qu’elle ne pourrait se tirer du latin.

– Elle n’a pas dit autre chose ?

– Oh si ! elle a beaucoup parlé du beau château silencieux.

– Et Almann ?

– Lui, il était comme toujours. Il avait en tête ses chevaux neufs et un faucon pour Jutta ; on a découvert de jeunes renards et que sais-je encore ? Tu sais qu’il ne m’intéresse pas beaucoup.

– Qu’a dit Jutta du faucon ?

– « Il m’a déjà mordu », a-t-elle dit et elle a ri.

– Et Almann ?

– « Tu as été maladroite, tu ne veux pas non plus écouter », a-t-il répondu.

– Et elle n’a rien dit ?

– Pas un mot : elle a ri.

– Et elle t’a donné cette poésie ?

– Oui, à la fin naturellement, quand personne ne la voyait ; elle est toujours si craintive quand il s’agit de ces choses-là ! moi seul, je connais son secret. Ne laisse pas voir que tu l’as lue.

– Moi ? certainement non ; tu peux en être sûr.

– Cette poésie n’est pas très gaie pour une jeune femme.

– Pas trop. »

Henri fredonna un air et ne dit plus rien.

« Qu’est-ce que tu fais de toute la journée, mon enfant, quand Almann est à la chasse ? demanda le comte Meffried en plongeant son regard dans les beaux yeux de sa fille.

– Moi ? dit-elle en devenant pourpre ; moi ? oh ! je surveille la maison, je vois ce que font les femmes, je brode et je lis des aventures.

– Trouves-tu le temps long ?

– Oh non ! seulement c’est un peu tranquille. Le ruisseau me manque ; tu sais que j’étais si habituée au ruisseau !

– Ah ! vraiment ! » dit le comte, et les rides de son front s’accentuèrent.

« Vive l’amour ! » s’écria un jour Friedwart.

Jutta releva un peu son fin petit nez.

« C’est une bêtise, l’amour, dit-elle tout bas, c’est bon dans les aventures.

– Comment ? une bêtise ! entends-tu, Gotthold : Jutta dit que l’amour est une bêtise, et tous les animaux aiment !

– La pensée est au-dessus de l’amour ! dit Gotthold.

– Naturellement, s’écria Jutta, bien au-dessus ! »

Friedwart se mit à siffler :

« En avez-vous fini avec tout votre fatras ? dit-il en ricanant. J’en sais plus à moi tout seul sur le bel univers de Dieu que vous deux ensemble. »

Almann entendit cette dernière phrase et cria :

« N’est-ce pas, nous autres chasseurs... ? Ah ! si je pouvais seulement amener Jutta à tirer de l’arbalète ! Mais non, elle aimerait mieux nourrir les bêtes et vivre de pain sec ; elle ne veut même pas pêcher, quoiqu’elle aime bien le saumon et les truites.

– Sais-tu, Jutta, dit Gotthold, nous allons faire comme les Indiens et nous ne toucherons plus à de la viande.

– Oh ! oh ! s’écria Almann, halte-là ! Jutta est à moi et mangera ce que je lui ordonnerai de manger. »

Une vive rougeur couvrit le joli visage de Jutta, puis elle eut un rire bref.

« Autrement, dit-elle, il me jetterait dans les oubliettes du château. »

Almann se hâta de répondre :

« Oui, et je ne puis me permettre de punir, fouetter, ni emprisonner personne, sans qu’elle soit hors d’elle.

– Nous connaissons cela, dit Friedwart en se mettant à siffler. Le père et les frères sont aussi comme cela. Surtout ne pas gronder, ne pas punir, ne pas dire un mot qu’on puisse prendre de travers ! Donner sa chemise et remercier encore les gens de ce qu’ils vous laissent la peau ! Nous sommes des tyrans et des sauvages, Almann !

– Il y a des choses pourtant où elle obéit mieux que je ne m’y attendais, reprit Almann ; je m’étais préparé à de fières cérémonies après votre adoration ; mais elle obéit très joliment, comme si elle avait idée de mon système d’éducation.

– Je t’ai souvent vu dresser des chevaux et des chiens, dit Jutta en riant, peut-être en ai-je pris note.

– On peut dire que je m’y connais.

– Est-ce que tu traiteras aussi comme cela tes enfants ? demanda Gotthold.

– Naturellement ! »

Jutta devint écarlate, puis pâle, aussi pâle que son teint le permettait, et s’en alla sur la terrasse. Le cœur lui battait et ses yeux étaient fixes, comme si elle avait entrevu quelque chose d’horrible.

Gotthold vint la retrouver.

« Tu n’en as pas encore, lui dit-il, et il ne sait pas encore non plus ce qu’il fera quand il en aura. »

Pour la première fois Gotthold vit dans les traits de sa sœur le commentaire de sa chanson.

« As-tu encore écrit ? demanda-t-il.

– Ah ! une masse de rimes qui ne valent pas la peine que je te les montre.

– Quand j’irai te voir, montre-les-moi tout de même.

– J’ai presque tout déchiré et jeté par la fenêtre. »

Gotthold raconta tout l’entretien à son ami Henri. Il n’avait pas revu Jutta depuis son mariage. Il était très fier d’avoir pu l’éviter avec tant de soin, mais il n’y tint pas plus longtemps. Il fit seller son cheval et partit dès le matin, afin de ne pas avoir la grande chaleur. Il arriva aussi pour le déjeuner au château de Sayn, donna aux trabans son cheval fumant et entra, non sans émotion, dans la salle boisée aux vitraux de couleur. Une lumière chaude et dorée pénétrait dans la salle fraîche et se jouait dans les cheveux et sur la gorge de Jutta qu’enveloppait un fin tissu. Mais à l’entrée de Henri on eût dit qu’une lumière rouge frappait le visage de la jeune femme, tellement il parut tout en feu.

Almann alla au-devant de son hôte et le gronda de la manière la plus cordiale d’avoir tant tardé à venir.

« Il y a loin du château-neuf ici, dit Henri, et ma mauvaise étoile m’a toujours conduit à contretemps au château de Wied. Je me rends à Osterdingen, près de Kruft, là-bas, de l’autre côté du Rhin ; il faut que je me préoccupe un peu de l’héritage paternel.

– Tu pourras bien attendre une couple de jours, après avoir attendu tant d’années ! Viens, assieds-toi près de ma femme, à qui tu tiendras un peu compagnie. Il faut que j’aille faire une course dans la campagne. »

Henri voulut prétexter le manque de temps, car Jutta se taisait, mais Almann ne le lâcha pas avant qu’il eût promis de rester, et la conversation s’anima bientôt. Jutta devint plus causeuse, tout en laissant presque toujours la parole à son mari, qui donnait à Henri une foule de bons conseils pour la mise en valeur de ses terres. Enfin on entendit des piétinements de chevaux et Almann se hâta de sortir, accompagné jusqu’à la porte extérieure par Jutta et Henri. Ceux-ci revinrent tous deux lentement par la grande salle fraîche et sombre. Tous deux étaient silencieux et embarrassés.

Jutta songeait :

« Si seulement Gotthold ou Arnold était ici ! »

Henri se disait :

« Que ne suis-je plutôt resté au château-neuf ? »

Enfin Jutta dit :

« Dans mon boudoir il y a une mandoline ; ne voulez-vous pas l’essayer ?

– Oh ! très volontiers ! » répondit Heuri, comme délivré d’un fardeau.

Ils montèrent rapidement et entrèrent dans la chambre, où régnait une demi-obscurité. L’embrasure profonde des fenêtres offrait des sièges commodes. Henri vit un grand métier à broder et un livre ouvert ; mais nulle part de papiers, comme il l’avait espéré, nulle part de traces des tentatives littéraires de Jutta.

« Comme c’est joli ici, et comme cela sent bon ! dit Henri.

– C’est qu’aussi il y a des roses en foule ! » dit Jutta en lui tendant la mandoline.

Il voulait qu’elle chantât ; mais elle prétendit, en rougissant, qu’elle ne savait pas du tout chanter. Pourtant dans un coin sombre, derrière le grand poêle, il y avait une harpe. Il fit comme s’il n’avait rien vu, et accorda la mandoline.

« Elle a un beau son », dit-il.

Jutta s’était appuyée à la barre de la fenêtre, les mains croisées, et le regardait, tandis que, posant un genou sur le coussin d’une chaise basse, il rejetait ses cheveux en arrière et commençait à chanter :

J’allais sauvage et libre ; mais, puisqu’en la voyant, je me sens pris d’un ardent chagrin, je n’ai plus l’amour joyeux de la vie.

La terre où s’est passé mon beau temps est grande et vaste ; mais le dur destin du trouvère m’a chassé loin de mon doux nid.

Ô mes belles années d’espoir, désormais vous avez fui ! Je ne puis plus l’adorer... Où êtes-vous, heures trop tôt envolées ?

Je n’espère plus en mon rêve. Tu m’apparais trop tard, hélas ! toi que je voudrais servir. Banni, j’erre sur la terre.

Il avait vu aux premiers vers Jutta changer de couleur et les ailes de ses narines frémir. Aux derniers elle n’avait pas osé lever les yeux. À présent il se taisait et restait la tête baissée. Jutta garda aussi le silence, longtemps, bien longtemps. Enfin elle se tourna vers lui. Elle avait rapproché ses sourcils, et elle lui lança un regard glacé. Elle était debout devant lui, comme un ange de colère : il n’osait respirer.

« Vous avez fait mal, très mal », dit-elle enfin lentement.

Il baissa de nouveau la tête, comme un enfant grondé. Il ne pouvait pas comprendre ce qu’il avait fait, en présence de cette fierté de femme.

« Mon frère est un enfant, continua-t-elle, mais vous connaissez le monde et vous ne deviez pas agir ainsi ; vous me faites beaucoup de peine. »

Il aurait voulu tomber à ses pieds et lui demander pardon, mais cela justement il ne le pouvait pas. Il n’osait remuer : elle se taisait de nouveau, continuant à le regarder de ses yeux sévères. Il sentit que le chérubin qui défendait la porte du paradis était plus fort que lui. Il n’y avait qu’un moyen d’échapper au bannissement perpétuel.

« Je pensais, dit-il, que mon badinage vous ferait rire. Vous aimez tant à rire ! ce n’était qu’un jeu de mots.

– Il n’était pas de bon goût !

– Je vous demande pardon et oubli ! Je ne jouerai plus jamais ainsi avec les mots, de peur d’être mal compris.

– Et je ne ferai plus jamais de vers, de peur qu’on ne les comprenne mal. Qui donc a le droit d’interpréter mes paroles ?

– Vous allez voir comme je vais changer les miennes. »

Il attaqua une introduction bruyante et chanta sur le rythme plaisant d’une sorte de tarentelle :

Dites-moi d’être libre ; dites-le-moi, que je l’entende bien. Dites-moi de vivre sans lien, près de vous, sous votre loi.

La terre où se passa mon beau temps est grande et vaste ; la terre de mon doux nid, la terre où mes yeux d’enfant voyaient le ciel.

Ô mes années d’enfance, je ne puis vous reprendre. Vous m’avez fui si vite, emportées par la tempête !

La terre est sans rayons, sans ces doux rayons dont je rêvais. Oh ! je voudrais vous servir de loin, tant que je serai sur terre !

La tarentelle mollissait de plus en plus : elle devenait plaintive, et se changea en une langoureuse mélodie, pour se relever et finir largement comme un vieux chant d’église.

« Vous êtes très habile, dit-elle sérieusement, mais sa voix tremblait ; on voudrait apprendre auprès de vous.

– Auprès de moi ? répondit-il et la respiration lui manqua.

– Je suis encore si maladroite ! » dit-elle.

Elle tendit ses mains jointes vers le maître, avec un geste de naïf embarras.

Mon Dieu, qu’elle était charmante ! Et cette créature appartenait à ce... à ce... qui ne l’avait jamais aimée, qui ne lui avait pas encore appris ce que c’était que l’amour.

« Si j’osais vous enseigner le peu que je sais, j’en serais heureux ! dit-il d’un ton de vieux magister.

– Mais j’ai tellement honte !

– Pas cependant avec quelqu’un qui sait ! »

Il sut parler si sérieusement, comme un savant maître, qu’elle finit par ouvrir son bahut et en tira ses petits papiers. Il lui montra ses fautes à la façon d’un pédant en règle, et puis, attaquant les cordes, il lui chanta la mélodie telle qu’elle devait être et finit par l’amener à lui répéter celle qu’elle avait composée elle-même. Il lui apprit ensuite à la chanter.

Ses joues étaient brûlantes d’ardeur à l’étude : tout lui semblait devenir clair comme le soleil, et elle comprenait sans aucune peine ce que son frère n’avait jamais pu lui faire comprendre malgré toute sa science.

Lorsque Almann rentra, c’était déjà le soir. Il trouva sa femme plus belle que jamais d’un éclat qui la transfigurait. Pour la première fois depuis son mariage elle fut malicieuse et gaie.

« J’ai appris aujourd’hui, s’écria-t-elle joyeusement, autant et plus qu’en dix années. Personne ne m’avait dit tout cela, et c’était cependant si simple !

– Eh bien ! vois-tu, dit Almann, il te sera aussi facile d’apprendre l’économie rurale, quand tu voudras une fois t’en donner sérieusement la peine.

– Oh ! tu verras comme je me donnerai de la peine ; peut-être puis-je encore devenir bonne à quelque chose !

– Naturellement, pourvu que tu le veuilles bien ; j’ai toujours dit qu’avec leur système d’adoration ils t’avaient complètement gâtée, au lieu de t’élever convenablement, Je réparerai tout cela. »

Henri aurait voulu lui arracher les dents de la bouche, lui crever les yeux avec sa propre fourchette, l’étrangler : il dut vider au plus vite un hanap de vin pour ne pas étouffer.

Un jour vint après l’autre et Henri était toujours au château de Sayn. L’écolière faisait de merveilleux progrès, quoique son frère Gotthold ne voulût pas l’avouer, parce qu’il ne comprenait que les travaux latins et qu’elle en avait peu fait. Henri dut donc aussi rester pour aider dans l’étude du latin, et tous trois travaillaient ainsi de compagnie tandis que Friedwart chassait avec Almann.

Henri dut enfin partir pour Kruft, car l’automne approchait. Ce fut une sensation singulière pour Jutta de se retrouver seule au travail. Elle pria Almann de l’instruire, mais il trouva la chose bien trop fatigante, d’autant plus qu’on était en pleine chasse et qu’il fallait tuer chaque jour un cerf.

Arnold était parti, Friedsvart était aussi invisible qu’Almann, et Gotthold était souffrant. Le comte Meffried avait beaucoup à faire quand il ne chassait pas. Jutta resta donc seule. Elle faisait des vers, elle chantait, elle brodait et jouait de la harpe ; mais les journées étaient très longues, et les soirées ennuyeuses, parce qu’Almann ronflait dans son fauteuil an coin de la cheminée après avoir couru tout le jour. Elle restait assise en silence, lisant et songeant à l’amour dont on parlait tant, mais qu’elle ne pouvait comprendre.

« Les bêtes aiment aussi, songeait-elle, et on les tue au moment où elles sont le plus heureuses. Peut-être est-ce le bonheur de mourir ainsi !... Oh ! pourquoi l’amour est-il là ? On vit donc aussi sans amour. Walnod demandait si j’aimerais mieux Almann que mon père et mes frères. Quelle sottise ! pensais-je alors. Et cependant ce n’était pas une sotte question. On doit donc pouvoir aimer à en oublier soi-même et le monde entier. »

Un jour retentit le trot léger d’un cheval dans la montagne ; on frappa à la grande porte d’une façon bien connue : ce ne pouvait être que Henri.

« Mon Dieu ! Henri ! » pensa Jutta, et son cœur battit rapidement, et sa respiration s’arrêta, et ses lèvres tremblèrent.

Elle sentit en cet instant avec une joie immense qu’elle ne pouvait plus se passer de Henri, que sans lui elle mourrait. Alors son pas résonna ; elle courut au vestibule ; puis elle alla à sa rencontre, calme et froide, comme il convenait à sa dignité de châtelaine ; et ce fut heureux, car pour un peu il ouvrait les bras afin de l’y recevoir.

Jutta eut le vertige : elle eut peur de sa joie. Elle eut peur de lui, comme s’il devait lire sa pensée sur ses lèvres muettes. Elle ne dormit pas un instant cette nuit-là. Elle se demandait sans cesse s’il l’avait devinée et ce qu’il en adviendrait. Il avait été si singulier, si distrait, qu’Almann s’était moqué de lui. Et Almann ! Almann était son mari, celui à qui elle appartenait de corps et d’âme, qui pouvait tout exiger d’elle, la juger, la punir, la tuer, auquel elle avait tout donné sans savoir ce qu’elle donnait. Oh ! pourquoi personne ne lui avait-il dit ce qu’on donne ? Pourquoi personne ne lui avait-il dit ce que c’est que l’amour ? On le lui avait caché avec soin pour être sûr de son obéissance. Et pourquoi Almann l’avait-il prise sans l’aimer ? Car il ne l’aimait pas ; elle le savait, depuis qu’elle avait lu dans les yeux de Henri. Mon Dieu ! mon Dieu ! si seulement il n’avait pas ces yeux et cette voix, ces fins cheveux et cette taille svelte ! Et s’il ne savait pas si bien faire des chansons ! Pourquoi aussi fallait-il qu’il vînt, lui, qu’elle avait tant désiré revoir, lui, le trouvère aimé à la voix d’or ? Elle savait aussi qu’il l’aimait ; elle n’avait voulu rien comprendre, ni rien savoir, lors du chant de la chanson ; mais il l’aimait à la folie, et bientôt il oublierait le monde entier pour elle... et elle ! Alors lui revinrent les paroles de son père :

« Une vie sans tache, une fière humilité, une noble soumission ! »

N’était-elle pas déjà souillée, elle qui pensait à un autre homme ?

Où étaient la noblesse et la fierté ? Où était la soumission au devoir ? Où était l’humilité qui ne réclame rien ? Tout cela s’en était allé. Dans son cœur était entré le péché, sur ses lèvres il n’y avait plus que mensonge et tromperie, si elle n’avouait pas tout à Almann. Mais avouer à Almann, c’était vouer Henri à la mort. Elle se tournait et se tordait dans son lit, torturée par le remords et l’angoisse.

Mais la plus horrible nuit a une fin. Le matin apporte la sagesse. Il lui sembla qu’elle pouvait encore sortir victorieuse de la lutte.

Almann s’éveilla de très méchante humeur. L’abbé de Rommersdorf avait annoncé sa visite et il fallait interrompre ses chasses. L’abbé était un homme sévère, un ascète et un apôtre, plein d’un zèle ardent, un brillant orateur qui avait en très peu de temps réformé les mœurs relâchées de son abbaye et qui songeait aussi à exercer son influence parmi les hauts seigneurs de la contrée.

Jutta fut bien aise de ne pas se trouver seule avec Henri. Celui-ci semblait n’avoir pas dormi non plus : il était pâle, avait les yeux fatigués et parlait à peine. Elle ne cessait de penser que la vie de ce jeune homme était entre ses mains, et elle en frémissait. Almann grondait sans arrêter, mais on ne lui répondait pas.

Jutta reçut son hôte en vêtements d’apparat, mais la pâleur aux joues. L’abbé le remarqua sur-le-champ et se promit d’aller au fond des choses. Il fut bientôt d’ailleurs tout à fait au courant de la situation. On était assis autour de la cheminée, Almann était sorti afin d’échapper aux pieux discours. Il avait donné ordre de venir le demander si l’on avait besoin de lui. Henri le suivit en prétextant qu’il avait quelque chose d’important à lui dire. À peine étaient-ils seuls, que l’abbé laissa reposer son regard de flamme sur Jutta, qui rougit et pâlit dans un même instant.

« N’auriez-vous rien à me dire, ma fille ? » dit-il enfin.

Jutta sentit son cœur se refroidir.

« Je lis du trouble et du doute dans vos traits et je pourrais dire que je sais ce qui vous inquiète. Le péché est à votre porte ; non, il est peut-être déjà dans votre chambre !

– La pensée est-elle déjà un péché ? laissa échapper Jutta.

– Oui, certainement ! La pensée est le péché. »

Jutta tomba sur ses genoux et se couvrit la figure de ses mains.

« Ô ma fille ! Quelle pénitence pourra purifier tes pensées, et qu’as-tu encore, si tu as perdu la pureté ! Rien, rien n’est plus à toi. Tu es moins que la servante qui remplit innocemment son devoir. Car tu as eu une plus haute éducation, et de plus grandes idées, et une plus ferme volonté. Et si tout cela est perdu, alors tout est perdu ! »

Cela lui causait une sorte de volupté, de traîner dans la poussière l’admirable femme de si fière race. Il fut sans pitié. L’occasion lui était donnée d’abaisser les orgueilleux, et il ne lui épargna rien.

Enfin des pas approchèrent. Jutta n’eut que le temps de se relever, de baiser la main du prêtre, et de s’éloigner avant qu’Almann entrât. L’abbé quitta presque aussitôt le manoir. Almann partit pour la forêt. Jutta ne reparut pas ; elle fit dire qu’elle n’était pas bien, et Henri annonça qu’il devait absolument aller au château-neuf et qu’il ne reviendrait que dans quelques jours. Il avait entendu les dernières paroles de l’abbé et voulait en attendre l’effet avant de se montrer de nouveau. Il espérait que les angoisses de Jutta l’amèneraient vers lui, attendu qu’il n’y avait que lui à qui elle pût s’adresser dans sa détresse. Il savait bien qu’elle ne pouvait plus être sans lui, comme il ne pouvait plus être sans elle. Il l’avait vue s’agenouiller, comme brisée sous la main de fer de l’abbé. Et il cherchait comment il pourrait la consoler, la relever et lui prouver que l’amour est un droit sacré et non un péché.

Jutta était étendue par terre et elle criait vers Dieu pour lui demander assistance. Non, elle ne pouvait supporter cette honte ; elle ne le pouvait pas ! Elle, la fille fière, libre et chaste, serait une femme perdue ! Il valait mieux, mille fois mieux mourir ! Elle pensa mourir cette nuit-là, tant sa souffrance était atroce !

Avant le lever du jour, Almann fut dehors. Jutta fit seller son cheval, refusa tout accompagnement et descendit rapidement la montagne, allant elle ne savait où. Il faisait un épais brouillard. Elle apercevait de temps en temps quelque ombre ; c’était la forme vague d’un arbre qui, ainsi qu’un spectre, étendait ses bras maigres vers elle, comme pour la prendre aux cheveux.

« Déshonorée ! sans honneur ! » Ces mots retentissaient à ses oreilles, résonnaient sous les pieds de son cheval.

Elle s’élançait en avant ; elle voulait aller an ruisseau sans savoir pourquoi, rien qu’au ruisseau.

Tout à coup elle fut aux bords de la Wied, mais elle était si basse qu’on pouvait la passer presque à pied sec. Ce lui fut une désillusion.

Elle la passa en deux bonds et reconnut Nothhausen, et les chênes et les pins à l’ombre desquels elle avait été si heureuse au printemps. Elle se jeta à bas de son cheval, en pleurant, et courut dans les feuilles dorées, toutes mouillées par le brouillard, qui couvraient le sol.

« Sans honneur ! sans honneur ! » murmurèrent les feuilles.

Elle tira le poignard de sa ceinture, entrouvrit sa chemisette au-dessus du corset et se plongea le fer profondément dans la poitrine.

Elle pensait en mourir sur-le-champ.

Mais elle dut regarder couler lentement son sang qui rougissait la lame et par-dessus sa robe tombait goutte à goutte dans les feuilles.

« Ah ! ne pas mourir ! ne pas mourir ! s’écria-t-elle ; je veux guérir de mon amour ! Je veux l’oublier ! Je suis la femme fidèle d’Almann ! Je ne l’ai pas trompé ! Mon pauvre, pauvre père ! Et Gotthold ! Gotthold en mourra de douleur ! Et ils me mépriseront ! Mais je ne suis pas mauvaise ; je voulais lutter ! Le vieil homme a été trop sévère ; j’avais de la force de volonté, plus qu’on ne pensait. Ah ! seulement ne pas mourir ! Mais comment pouvais-je vivre, sans fierté, sans pureté ? Ma vie devait être sans tache ! Coule, mon sang, coule, toi qui brûles follement ! »

Et avec une force surhumaine elle arracha le poignard de la blessure, et au bout de peu de minutes tout fut fini.

Almann et Friedwart étaient rentrés harassés de la chasse. Mais personne ne leur souhaita joyeusement la bienvenue. Ils apprirent avec une vive inquiétude que Jutta était sortie à cheval. Ils firent seller des chevaux frais et, sans boire ni manger, ils quittèrent la maison, cherchant lentement la piste dans le brouillard. Plus d’une fois ils crurent l’avoir perdue, mais ils la retrouvaient bientôt, et enfin, au crépuscule, ils arrivèrent à la Wied. Au milieu de l’eau se tenait le cheval de Jutta et il buvait.

Ils aperçurent alors sur l’autre rive les contours d’un corps étendu par terre. Ils s’élancèrent.

Là gisait froide et raide la jeune femme, les yeux encore brillants, encore bleu foncé, comme si elle n’avait pas cessé de vivre. Almann était comme fou de douleur. Il crut que Jutta avait été assassinée : le cheval en effet, en piétinant auprès de sa maîtresse qu’il flairait, avait enfoncé profondément son poignard dans le sol humide et l’avait fait disparaître.

On ne vit plus Henri. On apprit qu’il était parti. Il était allé en Styrie, où il avait sa seconde patrie, et de là en Thuringe, où il était si bien vu à la cour, et personne ne sut jamais la cause de la tristesse qui ne le quitta plus.

Pendant son récit, le hêtre était devenu de plus en plus sombre.

C’est pour cela, conclut-il, qu’il ne peut jamais pousser à cette place qu’un hêtre sanguin, et l’aïeul le raconte à son petit-fils, afin qu’il sache qu’il est si rouge parce que le sang innocent a coulé ici. Comme je plains les hommes ! Je ne puis pas les haïr ; quoiqu’ils soient nos ennemis mortels, je les plains !

Ainsi parla le hêtre sanguin de Nothhausen, et je m’en allai pensant à beaucoup de choses, et les gens s’étonnaient de mon silence. Mais je ne voyais plus le beau jour de mai, je voyais le brouillard d’octobre, et les feuilles mortes, et dans le ruisseau le cheval solitaire, veillant sur sa jeune maîtresse.

 

 

 

Carmen SYLVA, Nouvelles, 1886.

Traduit de l’allemand par Félix Salles.

 

 

 

 

 

 

 

 

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