Les Jipi

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Carmen SYLVA

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DANS le groupe du Bucegi s’élèvent comme deux dents gigantesques, tout près l’un de l’autre, les deux Jipi, et ils se regardent avec défi. Entre eux descend dans la plaine, en cascades poudroyantes, la Urlatoare, la hurlante, qui bondit en se frayant son lit vers Prahova. On dit que les Jipi ont été autrefois deux jumeaux qui s’aimaient tant que l’un ne pouvait rester sans l’autre, qu’aucun d’eux n’acceptait une bouchée de pain sans partager avec l’autre et que, lorsqu’on faisait une question à l’un, l’autre répondait pour lui. Quand l’un d’eux souffrait, l’autre pleurait et ne se laissait pas consoler. Ils étaient tous deux aussi beaux que le matin et le soir, aussi sveltes que des lances, aussi agiles que des flèches et aussi forts que de jeunes ours.

La mère qui les avait mis au monde les regardait avec joie et fierté et caressait leurs têtes bouclées en disant :

– Andrei et Mirea, mes beaux enfants, puissiez-vous acquérir une célébrité telle que les pierres parlent de vous !

Ils étaient de noble origine et, sur un haut plateau de rochers, au sommet duquel ils trônaient comme si toute la terre leur eût appartenu, ils possédaient un château ; souvent ils disaient en plaisantant qu’ils ne pouvaient à eux deux épouser qu’une seule femme, car ils ne pourraient certainement pas trouver deux femmes parfaitement semblables, et qu’alors il valait mieux pour eux renoncer complètement au mariage. Mais la mère n’entendait pas de cette oreille-là, car elle voulait bercer sur ses genoux des fils de ses fils et les endormir de ses chants.

Elle leur chantait souvent le soir de vieilles chansons, tandis qu’elle filait ; et les deux adolescents l’entouraient tendrement, Andrei à genoux à ses pieds, sur un coussin, Mirea accoudé sur la chaise de sa mère et respirant le parfum de ses cheveux qui brillaient en épaisses nattes brunes à travers le léger tissu de son voile blanc.

– Elle est encore bien jeune, notre mère ! disait Andrei.

– Oui, s’écriait Mirea, elle n’a pas encore le moindre cheveu blanc !

– Et pas de rides, ajoutait Andrei.

– Nous ne trouverons pas de femme qui te vaille ! disait Mirea ; et il baisait le voile qui couvrait la tête de sa mère.

– Tu les éclipses toutes ! disait en riant Andrei, et il baisait le petit doigt de la main qui justement filait le fil le plus merveilleusement fin.

– Mon père fut un homme heureux ! s’écriait Mirea.

– Et nous d’heureux enfants ! ajoutait Andrei.

La mère souriait malicieusement à ce charmant dialogue, et leur racontait des histoires de la grand-mère et des temps rudes dans lesquels celle-ci avait vécu ; elle leur parlait de son père qui était bien sévère et de son mari qui l’était encore davantage.

Les repas, qu’ils prenaient tous trois ensemble, étaient aussi gais que si la maison eût été pleine d’invités ; parfois, pourtant, ils avaient quelques convives ; ce jour-là, les enfants étaient plus silencieux, ainsi que l’exigeait l’honneur de la maison. Leur hospitalité était parfaite et, bien souvent, ils passaient la nuit par terre pour laisser aux étrangers leurs bons lits.

Pas un visiteur qui ne se sentit heureux dans la chère demeure que l’amour habitait.

Un jour les deux frères étaient à la chasse et parcouraient les rochers les plus sauvages à la recherche d’un ours qui avait récemment fait de grands dégâts dans la contrée. Après mille peines, ils finirent par rencontrer le pied de la bête et bientôt un grognement caractéristique, ainsi que le bruit des pierres qui roulaient sous les pas du fauve, annoncèrent son approche. Mais au moment où Mirea voulut lancer son javelot, un autre trait vola d’un buisson voisin et atteignit l’animal au flanc ; en même temps retentit un éclat de rire argentin. L’ours se redressa, s’avança sur ses pattes de derrière vers le buisson en poussant de furieux grognements. Andrei vit le danger dans lequel se trouvait le hardi chasseur et s’élança pour lui porter secours ; Mirea, lui, ne bougeait pas et dit d’un ton bourru :

– Qu’il achève la chasse puisqu’il l’a commencée.

Mais Andrei s’écria :

– N’as-tu pas entendu, c’est un enfant ! et, ce disant, il marcha sur l’ours qui le devançait déjà et lui enfonça jusqu’au manche son couteau dans l’épaule. L’ours battit l’air un instant de ses pattes, puis tomba mort.

– Oh ! quel dommage ! s’écria la voix argentine, et du buisson sortit une merveilleuse jeune fille, en vêtement court, avec des sandales et un bonnet de fourrure blanche sous lequel apparaissaient des boucles brunes épaisses et folâtres. Elle avait des yeux verts avec des prunelles dorées et des sourcils hardiment arqués. De ses épaules tombait un manteau de poils de chèvre soyeux et blanc comme la neige ; dans la main, elle tenait un large couteau semblable à celui d’Andrei, avec lequel elle avait attendu l’ours de pied ferme.

– Quel dommage ! reprit-elle encore, ce n’est pas moi qui l’ai tué ! et des larmes lui vinrent aux yeux.

Andréi se tenait là tout honteux et regardait l’ours comme s’il eût voulu le faire revivre de nouveau par amour pour la belle fille. Elle poussa la bête de la pointe du pied sans savoir ce qu’elle faisait, uniquement pour cacher son dépit ; mais l’ours qui respirait encore se retourna de nouveau et se dressa de son côté. Au même moment, elle fut tirée en arrière :

– Folle enfant ! lui cria Mirea en la remettant sur ses pieds.

Étonnée, elle leva les yeux, car la voix qu’elle venait d’entendre était la même que celle du jeune homme qui était devant elle ; semblable aussi la figure, semblable à s’y méprendre. Bouche béante, comme un petit enfant, ses yeux allaient de l’un des frères à l’autre, jusqu’à ce que tous trois partissent d’un grand et interminable éclat de rire.

– Vous êtes donc doubles, dit la jeune fille, comme une noisette à deux amandes !

– Nous sommes en effet deux noisettes issues de la même coquille, dit Andréi, mais qui es-tu, toi, petite fée de la forêt ? Tu n’es pas, je pense, une sorcière déguisée, qui veut nous perdre ?

– Qui sait ? dit la jeune fille, je suis peut-être une sorcière, mon grand-père me l’a dit déjà, je ne suis chez lui que depuis huit jours et, pendant ces huit jours, il n’a pas ressenti une seule fois son mal d’estomac habituel.

– Nous devrions te traiter tout de suite comme une vilaine sorcière, dit Mirea, et te mener prisonnière à notre château, car tu as chassé sur nos terres sans permission.

– Nous avons aussi une méchante mère dans notre château, reprit Andrei.

– Vraiment ! s’écria la jeune fille, il faut que je la voie, je suis votre prisonnière !

Elle appela près d’elle un piqueur, lui donna quelques ordres pour son grand-père, lui recommanda de venir la chercher avec les chevaux et, par le sentier le plus escarpé, s’avança gaiement vers le château avec les deux frères.

Dame Roxana, la mère des deux jeunes gens, regardait par la fenêtre et cherchait à deviner quel pouvait être le jeune pâtre que ses fils ramenaient. Derrière eux, venait l’ours porté sur des branchages.

Lorsqu’ils arrivèrent près du château, dame Roxana, effrayée, s’écria : « Mais, mon Dieu, c’est une jeune fille ! Où l’ont-ils donc trouvée ? » Quelques instants encore, et des pas alertes et de jeunes voix résonnaient dans la cour d’abord, puis dans le vestibule, puis dans la salle.

– Mère, s’écria Mirea, nous t’amenons un prisonnier, un chasseur qui nous a gâté notre chasse. Quelle doit être sa peine ?

Dame Roxana regarda la jeune fille avec une grande anxiété ; bien volontiers, elle l’eût renvoyée séance tenante, mais ce groupe offrait un coup d’œil si charmant, que dame Roxana sourit avec bonté et tendit sa main à la jeune fille qui la baisa respectueusement.

– Je crois, dit-elle, que la punition la plus dure que je puisse t’infliger serait de filer pendant quelques heures avec une vieille femme comme moi !

– Ah ! détrompez-vous, je file aussi fin qu’une fée, et le maniement du javelot n’a rien fait perdre à mes doigts de leur souplesse. Pour ce qui est de votre âge, sachez que j’ai actuellement, pour toute compagnie, mon vieux grand-père qui reste assis la journée entière dans son fauteuil et qui s’endort toujours lorsque je veux lui conter une histoire.

Ce disant, elle ôta son manteau et voulut le déposer, mais Andrei eut la courtoisie de l’en débarrasser. Dame Roxana lui ôta elle-même son bonnet de fourrure et écarta de son front brûlant ses cheveux bouclés et humides. Elle était encore bien plus belle ainsi, avec sa chevelure flottante qui encadrait sa tête comme une véritable crinière de lion ; la mère aussi bien que les fils la contemplaient avec admiration.

– Comment t’appelles-tu donc, chère enfant ? demanda alors dame Roxana.

– Je m’appelle Urlanda ; quel vilain nom, n’est-ce pas ? On voulait me donner le nom de Rolanda, mais j’étais si sauvage, je faisais tant de tapage, que c’est celui d’Urlanda qui m’est resté.

Elle dit cela d’une voix grave si comique que tous se mirent à rire.

– Mon grand-père demeure de l’autre côté de la montagne, ajouta-t-elle, et j’ai bien couru aujourd’hui.

– Eh bien, le repas qui nous attend ne t’en plaira que mieux.

Ils entrèrent dans la salle à manger qui était tout ornée de tapis d’Orient et où brillait une argenterie magnifique.

Les jeunes gens burent modérément du vin coupé d’eau ; les femmes ne burent que de l’eau.

La conversation suivait gracieusement son cours ; on se racontait des histoires de chasse à l’ours, toutes plus merveilleuses les unes que les autres ; à ce jeu, Rolanda n’était pas la dernière ; elle avait un talent particulier pour conter les choses les plus incroyables avec un sérieux aussi complet que si elle eût témoigné en justice. On riait beaucoup de ce qu’elle prenait toujours les deux frères l’un pour l’autre ; lorsque Andrei fit valoir à ses veux son titre de sauveur, Mirea s’empressa de faire observer que c’était lui qui l’avait préservée du dernier embrassement de l’ours.

– Il est très heureux, dit-elle en riant, que je vous doive la vie à tous deux, autrement, il me serait impossible de jamais reconnaître mon sauveur.

Après le repas, elle demanda quenouille et fuseau ; elle tenait à prouver que ce qu’elle avait affirmé au sujet de son adresse de fileuse n’était pas un conte de chasse à l’ours. Ce disant, elle lança aux deux frères un malicieux coup d’œil ; et vraiment le fil qui sortait de ses doigts ressemblait à celui d’une araignée ; il était si fin et si régulier qu’il fit l’admiration de dame Roxana.

– Je sais aussi très bien broder, dit la jeune fille, c’est ma mère qui me l’a appris ; elle brodait elle-même comme une fée et croyait dompter ma sauvagerie par ces charmants travaux ; mais j’avais toujours terminé plus vite qu’elle ne le pensait et avant qu’elle eût eu le temps d’y songer, j’étais de nouveau dehors aux écuries ou à la chasse.

Maintenant, poursuivit-elle avec un léger soupir, on a vendu l’écurie ; il est, du reste, impossible d’aller à cheval dans ces misérables montagnes, c’est l’espace qui manque !.... Ah ! voilà les chevaux, s’écria-t-elle en bondissant de son siège. Il est temps de partir ; si je tardais, je n’arriverais pas à la maison avant la nuit et grand-père sait bien me gronder quand il le veut ; il a de si épais sourcils et tant de rides tout autour !

Elle vola vers Roxana, baisa ses mains, salua les deux frères de son bonnet de fourrure qu’elle enfonça ensuite sur les boucles de son front, sortit de la salle comme un tourbillon, et fut en selle en un clin d’œil comme un garçon.

Les frères avaient aussi commandé leurs chevaux pour accompagner leur jeune convive jusqu’aux confins de leur propriété, et tous trois riaient et, d’en bas, saluaient dame Roxana qui les regardait avec des yeux graves, mais le sourire aux lèvres. Elle avait, sans s’en rendre compte, une grande inquiétude au cœur ; volontiers elle eût rappelé ses deux fils.

Rolanda voulait galoper par montées et descentes ; on avait peine à l’en empêcher, on la fit céder pourtant en éveillant sa pitié pour les chevaux.

– Ça, des chevaux, dit-elle en soupirant, des chaises ambulantes tout au plus !

La nuit approchait, elle invita les deux jeunes gens à s’arrêter chez son grand-père. Le vieillard était assis près du poêle et caressait la barbe neigeuse qui lui tombait très bas sur la poitrine.

– Où était donc encore cette étourdie ? dit-il avec bonté.

– Dans une terrible captivité pour délit de chasse, répondit-elle, et voilà mes persécuteurs qui sont venus avec moi, pour voir si j’avais dit la vérité.

Le vieillard regarda avec intérêt les deux jeunes gens qui se tenaient devant lui dans une attitude respectueuse. Bientôt le repas du soir fut prêt et non moins gai que le repas de midi chez dame Roxana.

Aux premières lueurs du jour, Andrei et Mirea s’en retournèrent et ne furent pas peu surpris de recevoir au départ une pluie de fleurs volant d’une fenêtre. Leurs yeux se portèrent immédiatement de ce côté, mais la fenêtre se referma brusquement et ils ne virent personne.

Ce jour-là fut le commencement d’une longue série de visites, de réceptions, de chasses, de chevauchées et d’heures intimes passées en causeries.

Rolanda avait aussi ses heures tristes, pendant lesquelles elle était plus charmante encore ; alors elle causait des parents morts et racontait comment elle était restée ainsi toute seule sur terre ; elle prévoyait que le grand-père ne vivrait pas longtemps et qu’alors elle ne saurait plus où aller.

– Quelle injure tu nous fais ! s’écria Andrei, ne sommes-nous pas tes frères ? N’y a-t-il pas ici un foyer pour toi ?

– Notre mère ne t’aime-t-elle pas ? ajouta Mirea.

À ces mots, le cœur de dame Roxana se serra de nouveau anxieusement et cependant elle aimait infiniment cette sauvage enfant.

Peu de jours après cette conversation, les sabots d’un cheval résonnèrent furieusement dans la montagne, puis dans la cour du château ; c’était Rolanda, sans bonnet, les cheveux au vent. Pâle comme une morte, elle se précipita vers dôme Roxana :

– Je vous en prie, au nom de Dieu, gardez-moi chez vous ! Grand-père est mort, je lui ai fermé les yeux, je l’ai lavé et habillé, je l’ai couché dans son cercueil et dans la tombe ; je n’ai pas eu peur, mais des parents sont arrivés ; il en est venu une bande, ils se sont disputés et battus pour l’héritage, ils m’ont furieusement querellée parce que grand-père m’a donné quelque chose en héritage, et l’un d’eux, à la tête chauve, m’a demandée tout de suite en mariage ! Quelle horreur ! Alors j’ai eu peur ; le misérable ! Mais je lui ai dit que je m’appelais Urlanda et que j’étais si méchante que personne ne m’épousera jamais. Moi non plus, je ne veux pas de mari, je veux rester avec vous aussi longtemps que vous ne me chasserez pas !

Dame Roxana eut toutes les peines du monde à comprendre ce flot de paroles et encore bien plus à faire pour calmer l’exaltation de la jeune fille. Elle l’attira sur son cœur, lissa ses boucles rebelles, la conduisit dans une petite chambre blanche qu’elle avait déjà souvent habitée et lui dit qu’elle serait là chez elle aussi longtemps qu’il y aurait un toit sur la maison.

Rolanda se jeta dans ses bras, baisa ses mains et promit de devenir à l’avenir douce, aussi douce qu’un grand lac tranquille. Dame Roxana sourit et lui assura que la douceur viendrait quand elle serait devenue femme.

– Mais je ne veux pas devenir femme, s’écria l’orpheline, je veux toujours rester fille et libre, libre comme un oiseau !

Dame Roxana étouffa un soupir et écouta la voix de ses fils qui rentraient et demandaient d’abord des nouvelles de Rolanda qu’ils avaient vue de loin arriver si impétueusement.

Un changement extraordinaire dans la manière d’être des frères se manifesta du jour où Rolanda fut installée chez eux. Ils l’avaient tout d’abord saluée comme leur petite sœur, mais cette expression avait fait naître immédiatement chez la jeune fille une grande timidité et un certain embarras. Ils sortaient bien plus souvent qu’auparavant, non plus ensemble, mais par des chemins séparés, et Rolanda restait beaucoup auprès de la mère ; elle était rêveuse et versait des larmes en cachette. Quand elle ne se croyait pas observée, son regard allait souvent d’un des frères à l’autre, comme si elle eût voulu découvrir quelque chose qui lui restait caché. Maintenant encore elle prenait un frère pour l’autre, mais elle n’en riait plus et regardait anxieusement leur mère. Dame Roxana voyait avec peine une sombre nuée s’amasser sur sa maison et se cachait encore bien plus que Rolanda pour pleurer, depuis le jour où chacun de ses fils lui avait fait séparément, au crépuscule, l’aveu de son grand, infini et indomptable amour, et que chacun d’eux avait ajouté :

– Crois-tu que mon frère l’aime aussi, il est si changé ! Et pour lequel de nous son cœur se déclarera-t-il ?

Dame Roxana brûla nombre de cierges à la petite église de Lespes ; elle espérait, par ce pénible pèlerinage, fléchir le ciel afin d’obtenir qu’un grand malheur n’éclatât pas sur elle.

Dans ces derniers temps, l’exaltation de Rolanda était devenue indescriptible ; car le même jour, Mirea et Andrei, à l’insu l’un de l’autre, lui avaient avoué chacun leur amour, et la pauvre fille interrogeait vainement son cœur : elle les aimait beaucoup trop pour rendre l’un d’eux malheureux ; pas plus que ses yeux, son cœur ne pouvait les distinguer l’un de l’autre et les séparer. Elle ne voulait rien dire à dame Roxana, pour ne pas lui faire de peine, et voyait bien pourtant les deux frères perdre peu à peu leur mutuelle affection et échanger même de dures paroles, ce qu’ils n’avaient jamais fait jusqu’alors.

Un jour enfin, dame Roxana appela près d’elle les trois jeunes gens et dit à ses fils :

– Trop longtemps déjà j’ai été témoin de la pénible lutte de vos cœurs. L’un de vous doit faire un dur sacrifice, pour que l’autre soit heureux.

– Oui, l’un de nous doit quitter cette terre ! dit sourdement Mirea.

– Au nom du ciel ! s’écria Rolanda, n’allez pas vous battre pour moi.

– Oh ! non, dit Andrei avec un mélancolique sourire, cela ne se peut pas, mais on peut partir seul.

– Ô enfants impies ! s’écria dame Roxana en levant les mains, ai-je donc mis au monde des êtres si faibles et les ai-je si mal élevés qu’aucun d’eux n’a la force de supporter la première douleur !..... Rolanda, d’ici à demain, tu as le temps de réfléchir ; jusqu’à demain nous ferons en sorte d’avoir du courage et de la force.

Ils se séparèrent.

Andrei cependant prit dans la forêt le chemin qui conduisait à Lespes, s’agenouilla dans la petite église des rochers et dit :

– Mon Dieu, tu connais mon cœur et mon courage ! accorde-moi de ne pas commettre de péché envers moi-même, envers ma mère, envers mon frère, envers la femme que j’aime ; mais si elle ne veut pas de moi, change-moi en pierre pour que je perde toute sensibilité !

Par un autre chemin, Mirea était aussi arrivé à l’église et avait fait la même prière. Ils se jetèrent un triste regard et rentrèrent, chacun de son côté, à la maison, chacun d’eux persuadé qu’il était seul à accomplir le sacrifice.

Le lendemain, dame Roxana apparut, pâle comme le voile qui couvrait les premiers fils argentés de ses cheveux.

Les deux jeunes gens semblaient aller à la mort, seule Rolanda entra avec une figure rayonnante.

Dans toute sa personne s’était accomplie une transfiguration qui la rendait surnaturellement belle ; elle semblait grandie d’une coudée et dit d’une douce et harmonieuse voix :

– Sortez avec moi, mes seuls aimés, c’est sous le ciel de Dieu que l’arrêt doit être prononcé.

Elle les devança, comme portée par le vent ; ses mains pourtant étaient transparentes ainsi que de la cire, et ses yeux, qu’elle levait vers le ciel, étaient pleins de larmes. Sur le bord d’un précipice vertigineux, elle s’arrêta et s’agenouilla devant daine Roxana :

– Bénis-moi, mère ! dit-elle.

Dame Roxana posa ses mains tremblantes sur sa belle tête bouclée.

– Et maintenant, dit Rolanda avec une voix limpide, maintenant, écoutez-moi. Je vous aime tant tous deux, je vous aime si infiniment, plus que moi-même, plus que ma vie, que je ne puis me donner à aucun de vous ; mais celui qui me tirera de l’abîme, celui-là sera mon mari !

Avant que l’un d’eux eût étendu la main, elle avait sauté comme un oiseau par dessus la crête du rocher, dans la profondeur incommensurable. Mais, ô miracle ! en tombant, elle se changea en une cascade écumante, poudroyant dans l’air comme un voile de fiancée. Les deux frères voulurent se précipiter à sa poursuite, mais en vain, car leurs pieds devinrent rochers ; leurs bras, rochers ; leurs cœurs, rochers, et ils demeurèrent ainsi dressés vers le ciel.

La malheureuse mère cependant ouvrit les bras, s’écriant :

– Je serai donc seule à mourir ! Ô Ciel ! n’as-tu pas de pitié ?

Et elle tomba sur la terre, les bras étendus, en embrassant ses enfants. Et là où elle était tombée, elle se changea en une mousse épaisse et molle, qui s’étendit toujours de plus en plus, et enveloppa à demi les rochers.

C’est ainsi qu’on les voit encore, et qu’on les verra toujours : la sauvage et blanche fiancée Urlatoare, les fils prêts au sacrifice, les Jipi, et leur tendre et inséparable mère !

 

 

 

Carmen SYLVA,

Contes du Pélech, 1884.

 

Traduit du roumain

par L. et F. Salles.

 

 

 

 

 

 

 

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